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B I O L O G I E J A L O N S

LES MÉMOIRES TRAUMATIQUES DE RACHEL YEHUDA

Renaud de Beaurepaire
 
Il peut nous arriver, à un moment que l'on n'attend pas, dans un lieu que l'on n'attend pas, d'être submergé par une sorte d'éblouissement. C'est ce qui est arrivé à certains d'entre nous, un petit matin ensommeillé de jet-lag, le lundi 19 mai 1997, à San Diego, où se tenait le congrès annuel de l'American Psychiatric Association, quand Rachel Yehuda a fait sa communication sur le thème de la biologie des PTSD (Post Traumatic Stress Disorder, mal traduit en français par État de Stress Post-Traumatique, mal traduit parce qu'il ne s'agit pas d'un état mais d'un trait permanent).
"We have the tools" répète inlassablement R Yehuda, "nous avons les outils". Les outils ? Ils se résument à trois dosages : dosage du cortisol, dosage des récepteurs aux corticoïdes et dosage du CRF. A partir de là, une des histoires les plus fascinantes de la neurobiologie contemporaine. L'histoire commence avec Selye, qui avait proposé en 1939 son modèle de stress. Le modèle est simple : le stress augmente la sécrétion de corticoïdes, et un animal subissant des stress intenses meurt rapidement, peut-être du fait de la libération trop intense de corticoïdes. Presque soixante ans plus tard, le modèle reste le même, mais on a mis en évidence la plupart des étapes intermédiaires entre le stress et la mort : le stress augmente la sécrétion de noradrénaline et de sérotonine dans le cerveau, ces neurotransmetteurs vont activer la sécrétion de CRF dans le noyau paraventriculaire de l'hypothalamus, le CRF stimule la libération d'ACTH par l'hypophyse, l'ACTH stimule la sécrétion de corticoïdes par la surrénale, les corticoïdes vont avoir un effet de feed-back sur les récepteurs aux corticoïdes dans le cerveau. Un excès de corticoïdes est toxique pour le cerveau, un excès de corticoïdes est délétère pour tout l'organisme ; la mort est liée aux effets délétères, directs ou indirects des corticoïdes. Là dessus se greffent les découvertes faites chez les déprimés : les déprimés sont chroniquement hypercortisolés, ils ont un CRF augmenté, des récepteurs aux corticoïdes désensibilisés dans le cerveau ; la dépression survient quand un individu ne peut plus faire face au stress, la dépression est un état de désespoir, face à des stress contre lesquels l'individu a renoncé à lutter.
Non, dit Rachel Yehuda, quand les stress sont vraiment terribles, ce n'est pas ce qui se passe. Ce nouvel épisode de la biologie du stress a commencé en 1986 quand Mason et coll. ont montré que le cortisol n'est pas élevé, mais au contraire abaissé, dans les PTSD. R Yehuda a reproduit les observations de Mason. Et elle a observé que ce n'est pas seulement le cortisol qui est bas dans les PTSD, mais que c'est le tout l'axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien (l'axe corticotrope), qui a un fonctionnement inhabituel. Un fonctionnement à l'opposé de ce que l'on observe dans la dépression, et dans le stress selon la conception de Selye.
 

L'AXE CORTICOTROPE DES PTSD

Les anomalies de l'axe corticotrope dans le PTSD sont les suivantes : la cortisolémie est diminuée, le nombre et la sensibilité des récepteurs aux corticoïdes sont augmentés, le CRF est augmenté. Ces anomalies ont un certain nombre de conséquences. Reprenons les une par une.
 

1) La diminution de la cortisolémie

. Elle a été mise en évidence de plusieurs manières. Études de la cortisolémie et de la cortisolurie des 24 heures, qui sont toutes les deux diminuées (Mason et coll. 1986, Yehuda et coll. 1991a), et pratique du test à la dexaméthasone (Yehuda et coll. 1993, 1995a). Les résultats du test à la dexaméthasone sont particulièrement étonnants, avec une baisse du cortisol plasmatique après dexaméthasone nettement plus importante que chez les contrôles, ce qui a conduit R Yehuda à penser que le feed-back hypothalamique est renforcé, ce qui voudrait dire que les récepteurs aux corticoïdes de l'hypothalamus sont hypersensibles chez les malades souffrant de PTSD.
 

2) Augmentation du nombre et de la sensibilité des récepteurs aux corticoïdes.

Ces augmentations ont été retrouvées sur les lymphocytes des patients (Yehuda 1991, 1995b). Mais les résultats du test à la dexaméthasone font penser qu'il existe aussi une hypersensibilité des récepteurs aux corticoïdes dans l'hypothalamus. C'est en effet la façon la plus simple d'expliquer les baisses très importantes de cortisol après dexaméthasone, et il est aussi logique que les récepteurs auxcorticoïdes augmentent dans le cerveau du fait d'un défaut de stimulation par des corticoïdes circulants peu abondants.
 

3) L'augmentation du CRF.

Elle est retrouvée dans le liquide céphalo-rachidien (Bremner et coll. 1997). C'est évidemment un paradoxe : si le CRF augmente, on devrait s'attendre à ce qu'il augmente la stimulation de l'axe corticotrope, et donc augmente l'ACTH et le cortisol, ce qui n'est pas le cas. Il existe donc une dissociation entre la stimulation hypothalamique et l'activité corticotrope. A cela, on peut trouver deux explications. Il se pourrait que l'augmentation de CRF ait pour origine le CRF non hypothalamique (il existe de fortes concentrations en CRF ailleurs que dans l'hypothalamus, par exemple dans l'amygdale ou le cortex frontal), ou bien il pourrait s'agir de CRF hypothalamique, mais il faut alors expliquer comment un CRF hypothalamique élevé est compatible avec une faible activation de l'axe corticotrope. R Yehuda semble penser que les deux explications sont bonnes. Un CRF hypothalamique élevé est compatible avec un cortisol bas dans le sens du rétrocontrôle, c'est-à-dire que quand l'hypothalamus est informé que la cortisolémie est basse, il synthétise du CRF pour activer l'axe corticotrope. Ce qui est difficile à comprendre chez les malades souffrant de PTSD, c'est pourquoi le CRF n'active plus normalement l'axe corticotrope. Tout se passe comme si dans le PTSD le système avait trouvé son propre équilibre, différent de l'équilibre physiologique, avec un CRF hypothalamique élevé et un cortisol plasmatique bas. R Yehuda pense que l'on pourrait expliquer cela par une sorte de dysharmonie du feed-back dans différentes régions du cerveau chez les PTSD. Le feed-back serait plus fort dans certaines régions (hypersuppression dans l'éminence médiane ou l'hypophyse) et plus faible dans d'autres (suppression faible dans le noyau paraventriculaire). Et R Yehuda se demande si ce ne pourrait pas être le traumatisme lui-même qui serait capable d'aller modifier de façon sélective et définitive le fonctionnement de certaines populations de récepteurs aux corticoïdes dans le cerveau.
 

4) Les conséquences de ces anomalies.

Ces anomalies biologiques ont des conséquences fonctionnelles. En fait, si l'axe corticotrope est apparemment hypoactif dans le PTSD, il n'en reste pas moins réactif, et il serait même hyperréactif. Les récepteurs aux corticoïdes sont hyperréactifs, c'est clairement démontré au niveau des lymphocytes et par le test à la dexaméthasone. R Yehuda pense que l'hyperréactivité est le fait des récepteurs aux corticoïdes de l'hypophyse, et, en terme d'efficacité, l'axe corticotrope ne serait pas hypofonctionnel, mais au contraire hyperfonctionnel. Elle montre cela en utilisant le test à la métapyrone : après administration périphérique de métapyrone (qui bloque la synthèse de cortisol) l'ACTH augmente 2 à 4 fois plus chez les patients que chez des contrôles normaux, ce qui démontre que dans le PTSD il n'y a pas d'anomalie de fonctionnement de la surrénale ni de l'hypophyse, mais seulement une hypersensibilité des récepteurs aux corticoïdes dans l'hypophyse, et rien d'autre. "It is a definitive test", dit-elle. Elle dit qu'il ne faut plus penser en termes de cortisol haut ou bas, mais en termes de sensibilité haute ou basse des récepteurs aux corticoïdes dans la région de l'hypophyse, qui conditionne les sensibilités hautes ou basses de l'axe corticotrope. Dans le PTSD, l'axe corticotrope est hypersensible, dans la dépression et les stress chroniques, il est désensibilisé.
 

5) Pour mettre en évidence d'une autre manière l'hypersensibilité de l'axe corticotrope dans le PTSD

, R Yehuda a analysé les rythmes circadiens de cortisol. Elle a montré que si les niveaux moyens de cortisol sont bas chez les malades de PTSD, les pics physiologiques de cortisol sont aussi élevés que chez les contrôles, c'est-à-dire que l'amplitude des pics de cortisol est nettement plus élevée chez les patients car ils partent d'un niveau plus bas. Cela fait dire à R Yehuda que l'axe corticotrope est beaucoup plus efficace, ou a un bien meilleur rendement, chez les sujets présentant un PTSD. Pour elle le système corticotrope y est de meilleure qualité, bien plus sensible à l'environnement, bien mieux préparé pour répondre au stress, avec un rapport signal/bruit optimal. Et elle associe la qualité de la pulsatilité ultradienne du cortisol à la qualité générale de fonctionnement circadien de l'axe corticotrope. En d'autres termes, elle pense que les pics de cortisol, moins fréquents et de bonne qualité chez les PTSD, sont bien préférables à des pics trop fréquents, et partant d'un niveau trop élevé, comme on en voit dans les stress chroniques et dans la dépression. La pulsatilité de l'axe corticotrope, lente et de grande amplitude, est, comme la pulsatilité lente et efficace du cœur d'un coureur de fond, parfaitement adaptée aux périodes des rythmes circadiens et, à long terme, pour faire face aux stress environnementaux.
 

L'AXE CORTICOTROPE AU DELÀ DU PTSD

Si l'on a bien compris, ce serait donc plutôt un avantage, sur le plan biologique, de souffrir d'un PTSD, on serait mieux préparé au stress, on aurait, en lieu et place de l'axe corticotrope, le cœur d'un champion. La réalité est évidemment moins sereine. Le PTSD est une maladie, une souffrance, et il faut le resituer dans son contexte et dans son histoire pour comprendre que ce fonctionnement apparemment mieux adapté, n'est qu'un élément dans le tableau pathologique général que présentent ceux qui sont les survivants d'événements épouvantables. Il faut comprendre comment ces anomalies se sont développées avec le temps, car le PTSD n'est pas un état transitoire, c'est l'empreinte indélébile d'un événement traumatique. Le but des recherches, c'est donc de reconstruire cette empreinte en la suivant à la trace, comme l'archéologie d'un cataclysme. C'est ce à quoi se sont attachés plusieurs groupes de chercheurs, dont R Yehuda.
Certains auteurs ont étudié le fonctionnement de l'axe corticotrope dans les heures, jours et mois qui ont suivi un viol ou un accident de la route. Malgré le fait qu'il existe toujours une hétérogénéité très marquée, selon les individus, dans le fonctionnement de l'axe corticotrope après ces événements, ces études ont donné des résultats assez clairs. McFarlane et coll. ont dosé le cortisol dans le sang de personnes accidentées, aux urgences, c'est-à-dire dans les heures qui ont suivi l'accident, puis les sujets ont été étudiés 6 mois et 18 mois plus tard. Sur les 39 sujets inclus dans l'étude, 7 avaient développé un PTSD à 6 mois, 7 une dépression, et les autres n'avaient aucun trouble. Au moment de l'accident, ceux qui ont développé un PTSD avaient les taux de cortisol les plus bas, et ceux qui se sont déprimés les taux les plus hauts. Donc les taux de cortisol au moment de l'accident sont prédictifs du diagnostic futur. Griffin et coll. ont étudié des victimes de viols 2 semaines et 3 mois après un viol. Les victimes qui avaient une hypersuppression du cortisol par la dexaméthasone 2 semaines après le viol avaient tendance à être plus symptomatiques à 3 mois. Les victimes qui étaient restées symptomatiques à 2 semaines, mais ne présentaient plus de symptômes à 3 mois, avaient soit un test à la dexaméthasone normal, soit une non suppression au test à 2 semaines. On ne peut donc en conclure que des taux bas de cortisol au décours d'un accident permettent de prédire le diagnostic futur.
Mais les choses se compliquées quand on a mis en évidence que des taux bas de cortisol au moment d'un événement traumatique sont aussi corrélés à une expérience antérieure de trauma. Ainsi Resnick et coll. ont étudié la cortisolémie de 37 femmes victimes d'un viol dans les deux jours qui ont suivi le viol, et ils ont observé comme précédemment que plus le cortisol était bas, plus les victimes étaient susceptibles de développer un PTSD, mais ils ont aussi retrouvé, en étudiant les antécédents, que les cortisolémies étaient d'autant plus basses que les femmes avaient déjà été victimes antérieurement de viols. Donc il est très vraisemblable que ce soit un traumatisme antérieur qui soit à l'origine des cortisolémie basses observées après un événement traumatique à l'âge adulte. Le ou les traumatismes antérieurs ont pu se produire pendant l'enfance, façonner à ce moment là l'activité de l'axe corticotrope, et structurer les réponses à l'âge adulte de telle sorte que la personne traumatisée dans l'enfance aura un cortisol bas au moment du traumatisme à l'âge adulte, aura peut-être même un axe corticotrope qui fonctionnera bizarrement mieux que celui des autres, mais le prix à payer sera que lorsque le traumatisme se répétera à l'âge adulte, la personne développera un PTSD. La question revient au point de départ : comment s'est façonné ce fonctionnement particulier de l'axe corticotrope ? D'un autre côté, doit-on nécessairement avoir subi des traumatismes dans l'enfance pour développer un PTSD à l'âge adulte ? Il y a des personnes qui vont à la guerre où ils vivent des événements épouvantables, ou qui ont été internées dans des camps de concentration, et ne développent pas de PTSD. Personne ne sait dire pourquoi aujourd'hui. En termes biologiques, la question qui se pose est celle de l'existence, et de la nature biologique, d'un premier événement qui aurait façonné définitivement l'axe corticotrope. Y a-t-il eu un traumatisme inaugural, à une période critique de la maturation du système nerveux (dans la petite enfance), qui a produit une augmentation massive de cortisol, et cette augmentation massive initiale de cortisol aurait définitivement déréglé le système, dans le sens d'un hypocortisolisme chronique, avec une hypersensibilité permanente de certains groupes de récepteurs aux corticoïdes dans le cerveau. Cette hypothèse est séduisante, mais R Yehuda ne semble pas trop y croire.
Néanmoins, à défaut d'avoir des démonstrations convaincantes chez l'homme, R Yehuda a rappelé qu'il existe des modèles animaux de prédisposition à des anomalies de fonctionnement de l'axe corticotrope qui ressemblent à ceux qui existent dans les PTSD. On a déjà eu l'occasion de présenter certains de ces modèles (voir Dépression N° 2). Il s'agit de modèles de "handling" de rats nouveau-nés, ou de stress maternels prénataux, qui produisent une diminution de la sécrétion de cortisol à l'âge adulte, avec une augmentation de la suppression au test à la dexaméthasone.
 

LA QUESTION DE LA TRANSMISSION DE LA VIE PSYCHIQUE

Il semblerait donc bien que le terrain du PTSD précède le PTSD lui-même. Pour le prouver, une seule façon de faire : suivre des personnes dont on pense qu'elles pourraient être susceptibles de développer un PTSD à l'occasion d'un traumatisme. R Yehuda a cité un certain nombre d'études préliminaires qui se sont attaquées à cette question (résultats non publiés de R Pitman, de J Davidson, et de R Yehuda elle-même). R Pitman a montré que, chez des jumeaux identiques (vétérans de la guerre du Viêt-Nam, où plusieurs milliers de jumeaux identiques avaient été envoyés), ceux qui n'avaient pas été exposés à un événement traumatique ont plus fréquemment que dans la population générale un axe corticotrope hypoactif et hypersensible comme chez les PTSD. Et J Davidson a observé une beaucoup plus grande fréquence de PTSD chez les personnes parentes au premier degré de survivants à un traumatisme grave.
Puis R Yehuda a présenté les données qu'elle a recueilli elle-même chez les enfants de personnes qui ont survécu à l'Holocauste. Ces enfants, aujourd'hui adultes, étaient nés après la guerre, et n'avaient donc rien connu des camps en dehors de ce qu'on leur en a dit. Elle a découvert, et on peut dire que c'est une découverte extraordinaire, que la fréquence des PTSD chez ces enfants des survivants des camps est beaucoup plus importante (trois fois plus) que dans la population générale. Or ces descendants n'ont pas plus été exposés à des événements traumatiques que la population normale. Ils ont dans l'ensemble des cortisolémies significativement plus basses que la population générale, et encore plus basses s'ils ont un PTSD. R Yehuda a étudié leur rythme circadien de cortisol, et elle a observé qu'il est identique à celui des PTSD que l'on a vu précédemment (augmentation du rapport signal/bruit, grande amplitude des pics, coefficient optimal d'efficacité). Pour R Yehuda, la présence d'un PTSD, ou seulement d'un axe corticotrope au fonctionnement particulier, chez ces personnes, est directement, sinon uniquement, liée aux antécédents de traumatisme psychique chez les parents. Il y a un fonctionnement de l'axe corticotrope, et une vulnérabilité au PTSD, qui ont été transmis en l'absence de tout événement traumatique chez les enfants, cet événement n'existant que dans la mémoire de leurs parents. Mais alors comment s'est fait la transmission ? Parce qu'il faut être clair, il s'agit bien de la transmission psychique d'un dysfonctionnement organique (l'axe corticotrope). Jusqu'à présent l'étude de la transmission psychique entre générations appartenait aux psychanalystes. Il est intéressant de noter que certains psychanalystes insistent sur le fait que la transmission est un acte, c'est-à-dire est du registre de la motricité et du faire, comme s'il était nécessaire d'imprimer non un contenu, mais une procédure, dans le psychisme de l'enfant, "une transmission ne se fonde pas sur un contenu, mais avant tout sur l'acte de transmettre", écrit P Legendre (dans le cas de l'Holocauste, on lira avec intérêt l'article d'H Levine, 1982). Le contenu ne peut pas se transmettre parce qu'il est inexprimable, alors comment, autrement que par des procédures, transmettre le corps étranger indicible du trauma ?
Sans que l'on puisse affirmer que cela a quelque chose à voir avec les procédures dont il a été question, il faut signaler quelques particularités comportementales qui caractériseraient les survivants de l'Holocauste. On leur décrit deux attitudes, parfois appréhendées comme des symptômes, qui sont l'hyperarousal (hyperéveil) et l'emotional numbing (que l'on peut diversement traduire par paralysie, figeage, froideur, ou encore glaçage des émotions). L'hyperarousal se traduit par des symptômes tels que des réactions de sursaut, des troubles du sommeil, une irritabilité, des colères et des difficultés de concentration. L'emotional numbing est un véritable syndrome d'évitement de tout ce qui se rapporte au trauma, cela peut conduire à des conduites d'allure phobique, à un détachement, à une restriction des affects et à un repli sur soi. R Yehuda a aussi mentionné les particularités de l'environnement des personnes souffrant d'un PTSD, environnement qu'elle a qualifié "d'impitoyable", fait d'irritabilité, de nervosité, de stress permanents, qui, a-t-elle dit, peuvent "kindler" le PTSD. On peut donc se demander si un tel environnement est capable de modeler l'axe corticotrope d'un enfant et le rendre pour toujours vulnérable au PTSD.
Maintenant on peut aussi imaginer, à l'inverse, que la transmission de la vie psychique n'a rien à faire ici. Que ceux qui ont survécu dans les camps, ont survécu justement parce qu'ils avaient depuis toujours un fonctionnement de leur axe corticotrope mieux adapté pour faire face aux stress, et qu'ils étaient moins portés à adopter une attitude de désespoir, ce qui leur aurait permis de survivre. Auquel cas le fonctionnement de l'axe corticotrope que l'on voit chez les personnes prédisposées au PTSD et chez leurs enfants serait un trait génétique. Mais cela est en contradiction avec les expériences chez l'animal dont il a été question précédemment, qui montrent à quel point l'axe corticotrope est malléable dans la petite enfance. Quoi qu'il en soit, "the children suck the black milk of trauma" dit R Yehuda, citant un poète dont je n'ai pas compris le nom, "les enfants tètent le lait noir du trauma".
 

LA BIOLOGIE DES PTSD AU DELÀ DE L'AXE CORTICOTROPE

Cliniquement, les principales manifestations du PTSD sont des troubles de la mémoire. La mémoire est distordue dans les 2 sens, excessive par des pensées intrusives, des cauchemars et des flash-back dissociatifs, insuffisante par des amnésies qui touchent parfois sélectivement l'événement traumatique, mais qui peuvent s'étendre à d'autres périodes de l'existence, et dont on peut rapprocher des troubles importants de l'attention et de la concentration qui s'opposent aux processus de mise en mémoire.
Les aspects neuropsychologiques de ces troubles de la mémoire ont été étudiés sur des tests. Au test de Stroop, les malades souffrant de PTSD font des interférences entre les mots qui ont une connotation menaçante et ont fréquemment ce que l'on appelle des intrusions (voir par exemple Cassiday et coll.). On a aussi mis en évidence des biais dans les réponses qui mettent en jeu la mémoire implicite (à des mots neutres, les sujets associent inconsciemment des mots qui ont un lien avec leur trauma, voir par exemple Zeitlin et McNally). Pour R Yehuda, cela signifie au minimum que les représentations mentales du matériel traumatique ont un statut particulier dans le PTSD, et cela concerne aussi bien leur mémoire consciente que leur inconscient.
Mais au-delà de ces distorsions, il est possible que ce soient tous les processus mnésiques, même les plus neutres vis-à-vis du trauma, qui soient perturbés, autrement dit que les patients souffrent globalement d'un affaiblissement de leur mémoire, c'est-à-dire souffrent aussi de troubles de la mémoire explicite (ou déclarative), comme si le traumatisme avait créé de réelles lésions organiques. Cela a été montré chez certains prisonniers de guerre, et combattants du Viêt-Nam, mais non confirmé dans d'autres groupes de PTSD. Des auteurs, comme Bremner, affirment que ces sujets souffrent de véritables lésions organiques dans certains régions de leur cerveau. La première étude sur ce sujet date de plusieurs dizaines d'années (le PTSD n'était pas bien défini à cette époque), c'est celle d'une équipe danoise qui avait montré que les survivants des camps de concentration ont des atrophies cérébrales à la pneumoencéphalographie (cité par Thygesen et coll., 1970). Plus récemment, il a été montré que des vétérans du Viêt-Nam souffrant de PTSD ont un volume de l'hippocampe droit diminué de 8 % avec des troubles de la mémoire explicite (Bremner et coll. 1995). Dans une autre étude, non encore publiée, Bremner et coll. rapportent que le volume de l'hippocampe, mais à gauche cette fois-ci, est diminué de 12 % chez des malades qui avaient des antécédents d'abus sexuels dans l'enfance. En général, ces auteurs considèrent que c'est un excès de corticoïdes qui a produit les lésions de l'hippocampe (notons que R Yehuda n'est pas exactement de cet avis, elle pense que les lésions toxiques du cortisol ne seraient pas le fait d'un hypercortisolisme, mais de l'hypersensibilité des récepteurs). Et ils considèrent aussi que les expériences de dissociation vécues au cours du PTSD sont similaires à celles que l'on observe dans les épilepsies temporales, sachant que la stimulation de l'hippocampe chez ces malades produit diverses formes d'hallucinations, ou de sensations, qui ne sont pas sans rappeler ce que l'on observe dans le PTSD. Dans le cas du PTSD, un indice contextuel (répétition de l'événement traumatique) pourrait réactiver de façon incontrôlée ces traces mnésiques, comme des pans de mémoire implicite. Peut-être que cette réactivation serait le fait d'une libération brève et brutale de corticoïdes sur des récepteurs hippocampiques hypersensibles.
Privilégier des troubles de la mémoire implicite (ou non déclarative) dans les PTSD, c'est s'intéresser aux systèmes de mémoire implicite, qui sont différents de ceux de la mémoire explicite, et s'intéresser à cette forme de clivage qui existerait entre les deux formes de mémoire. Encore que cette séparation entre deux formes de mémoire soit peut-être insuffisante pour comprendre les dissociations des PTSD, ce qui a conduit certains auteurs à faire intervenir d'autres formes de mémoire (par exemple le "self-memory system" de M Elin). Les expériences traumatiques, dans le PTSD, seraient imprimées dans le cerveau sous forme de blocs émotionnels qui ne peuvent pas être transcrits en discours (encapsulation), c'est-à-dire ne peuvent transiter par un niveau symbolique qui leur permette d'être synthétisés dans une forme narrative personnelle. La trace de l'événement traumatique continue à vivre comme un corps étranger. Les recherches actuelles cherchent à combler ce fossé entre d'une part ces lésions de l'hippocampe (mais dont on est toujours même pas sûr qu'elles sont bien constantes, bien localisées, et qu'elles ont un lien étiologique avec le trauma) et d'autre part cette hypothèse qui voit dans le PTSD un clivage entre des traces émotionnelles étrangères intraduisibles et la normalité représentée par la capacité à adopter des formes narratives personnelles adaptées au contexte. Le fossé est évidemment profond, mais on connaît un certain nombre de systèmes et de mécanismes qui pourraient être impliqués.
Ces systèmes sont ceux qui interviennent en général dans les processus de mise en mémoire d'un événement, et plus tard, dans les mécanismes qui permettent de retrouver et d'activer ces événements, ainsi que l'étude des effets du stress sur ces différents processus l'a démontré. On connaît ainsi le rôle de nombreux neurotransmetteurs et peptides (noradrénaline, ACTH, vasopressine) qui interviennent dans la mémorisation des événements, et le rôle de l'hippocampe pour retrouver et activer les traces mnésiques à distance de leur mise en mémoire. Le stress perturbe la mise en mémoire en libérant des excès de neurotransmetteurs et de peptides dans des structures telles que l'amygdale et l'hippocampe, et des anomalies structurales ou fonctionnelles (hypersensibilité des récepteurs aux corticoïdes par exemple) dans l'hippocampe, perturbent les mécanismes de réactivation des traces mnésiques. À coté de ces mécanismes de mémorisation/remémoration, on fait aussi intervenir dans le PTSD des troubles des mécanismes d'extinction et des mécanismes de sensibilisation des traces mnésiques. L'extinction est un mécanisme simple par lequel le cortex bloque l'activité de l'amygdale, et par là "éteint" la mémoire émotionnelle, puisque l'activation de l'amygdale semble indispensable à l'activation de la mémoire émotionnelle (LeDoux). Les patients présentant un PTSD souffriraient alors d'un défaut d'inhibition corticale de l'amygdale dans certaines circonstances de peur conditionnée par des stimuli liés au traumatisme. La sensibilisation est un mécanisme par lequel l'intensité des réponses augmente avec la répétition d'une stimulation ou d'un événement, par exemple la répétition d'un stress va produire des réponses de plus en plus
explosives, avec en particulier une libération de plus en plus intense de noradrénaline dans l'hippocampe (Abercrombie et coll.). On pense que cela pourrait aggraver les distorsions dans le rappel des mémoires traumatiques. Ce mécanisme de sensibilisation pourrait aussi expliquer comment des stress de l'enfance font le terrain des PTSD à l'âge adulte. Dans l'ensemble, les études sur le PTSD accordent beaucoup d'importance à la noradrénaline, et en particulier au locus coeruleus (origine d'une importante projection noradrénergique) qui serait hyperréactif au stress. Cette hypothèse à donné lieu à de nombreuses explorations du système noradrénergique dans le PTSD (sur lesquels nous ne reviendrons pas, pour en savoir plus voir Grillon et coll. qui proposent une revue très complète des aspects biologiques des PTSD).
 

CONCLUSION : PTSD ET DÉPRESSION

Et la dépression ? PTSD, dépression, stress chroniques, troubles du comportement alimentaire, toutes ces pathologies font partie d'un même spectre de maladies, dont on met en évidence, progressivement, sur différents plans biologiques, des éléments communs et des disparités. Trois registres s'entrecroisent : neurotransmetteurs, hormones, structures cérébrales, ou, plus précisément, sérotonine, corticoïdes, et des réseaux complexes entre l'hypothalamus, le système limbique, et peut-être certaines régions du thalamus et du cortex. Laissons de côté, pour le moment, les structures cérébrales, et gardons la sérotonine et les corticoïdes. Sur le plan de l'axe corticotrope, le PTSD apparaît comme l'inverse de la dépression (et des états de stress chroniques, avec leur modélisation chez l'animal, le learned helplessness). Concernant la sérotonine, il est intéressant de souligner que les sujets atteints de PTSD sont insensibles aux antidépresseurs. Si l'on considère, ce qui est tout à fait légitime, que les antidépresseurs ont un intérêt dans les pathologies où existe un manque de sérotonine, on en conclut qu'il n'y a pas de problème de sérotonine dans le PTSD. On souligne aussi l'absence de symptôme somatique dans le PTSD, alors que la dépression est marquée par des symptômes somatiques, probablement liés, de façon directe ou indirecte au manque de sérotonine, qui sont la triade anorexie, insomnie, ralentissement. Entre PTSD et dépression, on peut situer les troubles du comportement alimentaire, où le déficit sérotoninergique est probable, mais où le statut de l'axe corticotrope est variable, parfois hypoactif. Des auteurs ont ainsi récemment fait un lien entre l'importance de ce que l'on appelle les symptômes inverses de la dépression (c'est-à-dire hyperphagie et hypersomnie au lieu de l'habituelle anorexie et insomnie) et un cortisol bas, avec une hypersensibilité de l'axe corticotrope à une stimulation sérotoninergique (Levitan et coll.). Cela devrait conduire, au-delà des classifications habituelles, à proposer des ensembles syndromiques différenciés selon le statut endocrinien (cortisol haut ou bas) ou sérotoninergique (réponse ou non aux antidépresseurs), pour proposer de nouvelles classifications fondées sur des données biologiques. Les systèmes sérotoninergique et corticotrope sont des systèmes au développement plastique, modulables par l'environnement, et qui interagissent entre eux. De ce point de vue, PTSD et dépression apparaissent donc aux deux pôles d'un spectre de maladies, pour lesquelles il existe peut-être toujours des hypothèses génétiques, mais pour lesquelles les hypothèses développementales (cerveau, neurotransmetteurs et systèmes hormonaux façonnés par l'environnement) trouvent de plus en plus d'arguments. D'un autre côté, l'opposition entre PTSD et dépression a aussi ses limites, dans le sens où, d'une part, la comorbidité PTSD et dépression est fréquente, et, d'autre part, qu'il s'agisse d'hypersensibilité ou de désensibilisation des récepteurs aux corticoïdes, il existe dans les deux cas une vulnérabilité au feed-back des corticoïdes dans le cerveau. En réalité, dans le spectre de maladies que l'on a proposé, il y a une place pour les dépressions sans hypercortisolisme, qui sont loin d'être exceptionnelles, qu'elles soient, ou non, associées à un PTSD.
 

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DÉPRESSION N°10 Janvier/Février 1998

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