Colloque de Royaumont
"Pour une approche scientifique de la psychosomatique".

Actes publiés dans le Bulletin de l'Ecole Lacanienne de Psychosomatique n°1

PREMIERS GESTES, PREMIERES PAROLES

A. VAN DER STRATEN - Linguiste

Cette communication est une tentative pour essayer de cerner les tous premiers contacts entre le bébé et ses parents dans les premières minutes qui ont suivi sa naissance. Il est le résultat de l'analyse d'un film vidéo* tourné dans la salle d'accouchement d'une maternité** de la région parisienne. Ce travail s'inscrit dans une recherche plus vaste sur la génèse du langage verbal. Dans celle-ci, il est apparu nécessaire d'essayer de faire le point sur l'état de la communication chez le bébé humain losqu'il vient au monde.

En effet, si le langage verbal apparait généralement chez l'enfant entre 18 et 24 mois, l'apparition des premiers mots et des premières phrases peut être considérée à la fois comme le point de départ d'une ère nouvelle pour l'enfant, ce qui est l'optique de la linguistique classique, mais également comme le point d'arrivée d'une longue phase de maturation et de mise en place progressive des différents constituants de la communication verbale, ce qui est mon optique ici. En conséquence, j'ai donc cherché à savoir quels éléments de la communication étaient déjà présents dès la naissance, et sous quelle forme.


* "MARION, une naissance comme tant d'autres...." Film vidéo U - matic, 25 min. ; production C.A.V., PARIS V . Diffusion : A. VAN DER STRATEN, UA 1O31 CNRS, UER de linguistique PARIS V, 12, rue Cujas 75OO5 PARIS

** Clinique des Vallées, rue des Vallées CHATENAY

D'un point de vue théorique, cette recherche reprend à son compte un certain nombre d'idées concernant la communication et le bébé. Tout d'abord celle qu'"on ne peut pas ne pas communiquer" (WATZLAWICK 1972), ) a laquelle j' ajouterai : mais il y a des niveaux et des formes de communications différentes.

Ensuite, la communication est vue, ici, comme un circuit entre des partenaires (FRANCOIS 1984), en ce sens qu'elle n'est, ni du côté de l'adulte, ni du côté de l'enfant, mais dans l'inter-relation entre les deux. Dans cette interaction, l'adulte comme le bébé ont chacun un rôle actif. L'adulte, par son comportement, crée un contexte favorable ou non à l'instauration de certains aspects de la communication, et le bébé, malgré son immaturité physiologique, a la compétence d'agir sur ses parents et sur sa mère en particulier. Les nombreux travaux des dix dernières années concernant les performances précoces des nourrissons dont on trouvera un bon résumé dans LEBOVICI(1983) ou, plus succinct, dans COSNIER(1984) - ont bien mis en évidence, pour le monde scientifique, cet aspect partenaire actif du bébé, dont les mères avaient probablement déjà depuis longtemps une connaissance intuitive....S'il est important d'insister sur les compétences sensorielles du nouveau-né, c'est parce qu'elles constituent également et en même temps ses compétences communicatives. Enfin, si le langage verbal se caractérise par son aspect audio-oral, lorsque deux êtres humains communiquent par la parole, le seul canal vocal n'est pas en jeu, mais également l'ensemble de leur corps, leurs attitudes, leurs regards, leurs gestes.... L'importance de la communication non-verbale a été mise en évidence, dans les relations entre adultes (COSNIER, 1982 ; FREY, 1984) et dans les relations entre enfants (MONTAGNER, 198O) ; elle est à fortiori déterminante dans les relations avec ceux qui ne parlent pas ou pas encore, c'est-à-dire ceux dont elle est l'unique mode de communication. En effet, nos attitudes, nos gestes, nos regards, l'expression de notre visage, transmettent aux autres nos états internes, nos dispositions, nos intentions. Il y a là tout un système d'informations, même si ces informations ne sont pas produites intentionnellement, à partir duquel autrui pourra à la fois supposer une ou plusieurs conduites de notre part, et également, en retour, organiser la sienne propre (BOWLBY, 1978).
Dans ce travail, je voudrais donc essayer de montrer quelles sont les différentes attitudes du nouveau né qui génèrent une communication, avec quel partenaire, père ou mère, et comment, c'est à dire par quels gestes ou par quelles paroles ils y répondent chacun.

Cet article se présente comme une monographie, puisqu'il est le résultat de l'observation d'un seul cas. Il ne prétend donc pas avoir valeur de vérité universelle, mais il espère pouvoir dire au moins quelque chose sur un aspect de la communication humaine. Marion, le nouveau-né filmé, est un être unique, qui a sa singularité propre ; c'est aussi un être humain qui a des caractéristiques communes avec tous les autres bébés de l'espèce humaine et, à ce titre, elle nous a montré, avec ses parents, au moins un aspect possible de la communication. A nous de voir dans quelle mesure il est généralisable.
Marion est un premier enfant, elle est née "normalement" (pas de forceps, pas d'épisiotomie..). Elle est le premier accouchement venu lorsque nous sommes arrivés à la maternité pour filmer une naissance. C'est un bébé "normal" de parents "normaux". La maternité où est née Marion est une maternité "douce" en ce sens qu'elle pratique la naissance sans violence (pas de rupture immédiate du cordon, bébé déposé sur le ventre de la mère, bain, mais surtout atmosphère détendue et calme où le corps médical est présent et rassurant, mais peu interventionniste).
Le film monté est d'une durée de 25 minutes, pour lequel on a tourné, pratiquement en continu, 4O minutes de rush. C'est un document d'observation sans commentaire en voix-off, où l'on voit évoluer les protagonistes avec beaucoup de naturel, manifestement plongés dans l'événement qu'ils vivent, sans se préoccuper de la caméra.
L'ensemble du film retrace les premiers moments vécus par Marion et ses parents lorsqu'elle arrive au monde. Le premier plan du film commence lorsque le sommet de la tête de Marion apparaît, et le dernier plan se termine sur Marion habillée, reposant sur la poitrine de sa mère. On voit donc, au cours de ces 3O minutes : l'expulsion, le bébé déposé sur le ventre de sa mère, le bain, les soins, l'habillage, le bébé habillé à nouveau sur sa mère, et une tentative brève de mise au sein.

L'analyse des observations filmées s'est faite de la manière suivante : le but de l'analyse étant de mettre en évidence le comportement de chacun des partenaires ainsi que leurs interrelations, on a examiné : - qui fait quoi, - qui dit quoi, - à qui, - quand, et - comment. Ceci amène donc à noter le comportement gestuel du bébé, de la mère et du père, le comportement verbal de la mère et du père, la situation globale et le moment particulier dans lesquels se déroule un échange.
Au niveau du déroulement du temps, on a fait un double découpage. D'une part, on a distingué quatre grands moments, au cours de ces 3O minutes, en fonction de l'action globale qui était effectuée par l'ensemble des personnages, moments caractérisés par un consensus implicite sur ce qui était à faire, et sur quel rôle y avait chacun. J'ai donné l'étiquetage suivant à ces quatre moments : - la venue au monde, - le bain, - les soins, - les retrouvailles. D'autre part, à l'intérieur de chacun de ces moments (qui durent plusieurs minutes chacun), j'ai fait un découpage en unités plus petites (plusieurs secondes), dites séquences, qui peuvent être plus ou moins longues selon le nombre d'interventions des participants. Chaque séquence se caractérise par le nombre de participants (ici, 2 ou 3), la personne des participants (le bébé, le père, la mère) et le nombre d'interventions de chaque participant. Ceci amène donc à noter le QUAND de chaque intervention - après ou avant qui ou quoi -, et le COMMENT de chaque intervention - quel geste, quelle attitude, quelles paroles. A ce niveau, l'analyse porte donc à la fois sur les modalités sensorielles, les attitudes et les postures de chacun, ainsi que sur l'aspect syntaxique, lexical et pragmatique du discours des parents.

I. LES DIFFERENTS MOMENTS

1. La venue au monde (4 minutes)
Le début de ce moment correspond à la fin de l'accouchement et aux premiers contacts entre le bébé et sa mère d'abord, entre le bébé et son père ensuite. L'accoucheur dégage la tête, puis les bras du bébé. Le buste apparaît, la mère tend les bras vers son enfant, le prend sous les aisselles et, avec le soutien de l'accoucheur, elle le dépose sur son propre ventre.
Après les manipulations de la mise au monde, Marion semble quelque peu en état de choc, allongée mollement sans bouger sur le ventre de sa mère. Ensuite, elle s'éveille progressivement, s'agite un peu, fait des grimaces, ouvre les yeux, les referme et pleure. Se succèdent alors des phases d'agitation légère, de pleurs plus ou moins forts, de calme et de détente, d'ouverture et de fermeture des yeux.
Au cours de ce premier moment, c'est la mère qui a le rôle central par rapport au bébé, c'est elle qui est active. Le père, lui, est davantage spectateur. C'est la mère qui tend les bras vers Marion, la prend, la dépose avec l'accoucheur sur son propre ventre. C'est elle la première qui s'adresse à son bébé, lui parle, lui dit des mots tendres : "mon bébé ... mon enfant ... ma p'tite puce ...". Tous ses gestes sont orientés vers Marion, son regard est en permanence tourné vers elle, ses mains largement ouvertes enlacent ou caressent doucement tout son corps, son dos, sa tête. Enfin, par leur position ventre contre ventre, elle lui donne un support permanent dans un contact corporel maximal.
Dans les quelques échanges avec le père, c'est également la mère qui prend l'initiative : un ou deux coups d'oeil furtifs et complices vers lui, un sourire, une question sur le sexe du bébé, auxquels le père répond avec beaucoup de tendresse.
Lors de ces premières minutes, l'attitude du père évolue. Au début, il regarde, silencieux, les dernières manipulations de l'accouchement, puis son bébé étendu sur le ventre de sa femme. Lorsque Marion commence à s'éveiller et qu'elle ouvre les yeux, le père, lui aussi, entre en contact direct avec elle. Il se penche, approche son visage du sien, l'appelle doucement par son prénom. Puis, progressivement, il la touche, lui masse fréquemment le dos du bout de ses doigts arrondis, et surtout il lui parle de plus en plus. Comme la mère, son regard est en permanence orienté vers Marion, ses gestes et ses paroles aussi.

2. Le bain (7 minutes)
Le bain commence par une courte phase (3O secondes), liée aux manipulations du bébé pour l'installer dans le bain et à l'ajustement des gestes du père pour l'y soutenir. L'infirmière et le médecin interviennent ici brièvement pour aider le père. Cette phase d'ajustement du début est suivie par une longue période qui va jusqu'à la fin du bain. Au cours de celle-ci, seuls varient quelques détails : la mère, au début, regarde, immobile, son bébé dans le bain ; ensuite, elle étendra le bras et posera la main sur le rebord de la baignoire, laissant tantôt tremper ses doigts dans l'eau, tantôt arrivant à effleurer les pieds de Marion. Le père a une attitude relativement stable, après les premiers gestes d'ajustement du début : il tient son bébé d'une seule main ouverte, soutenant de façon assurée et détendue la tête, les épaules et le dos de Marion. Il la regarde sans cesse, continue à lui parler beaucoup et, de sa main libre, tantôt l'arrose doucement, tantôt lui frotte les bras ou les jambes, tantôt lui caresse le ventre, le visage ou les mains. Marion, elle, est toujours paisible et détendue, avec en alternance des moments d'immobilité quasi-totale et des moments de mouvements légers et lents des bras ou des jambes, de la bouche, d'ouverture et de fermeture des yeux. La lenteur, la détente, la répétitivité dans le détail seulement caractérisent donc l'ensemble de ce moment.
Au cours du bain, le père comme la mère parlent beaucoup à Marion, et également de Marion, entre eux. Le temps occupé par la parole est très important par rapport au temps total, les périodes de silence prolongé sont rares. Des phrases courtes, ponctuées par des temps de pause longs, prononcées d'une voix à la fois douce et aigüe, se succèdent sur un rythme régulier et lent. Les paroles alternées du père et de la mère enveloppent ainsi leur bébé, dans une sorte de bercement vocal.
A la différence du moment de la venue au monde, lors du bain, les rôles du père et de la mère se sont inversés par rapport au bébé. Maintenant, c'est le père qui a le contact physique proche, puisque c'est lui qui tient, soutient, manipule le bébé dans le bain, et c'est la mère à qui la situation impose d'avoir un contact à distance, puisqu'elle ne peut plus toucher son bébé, mais seulement le regarder. Toutefois, dans le contact tactile de chacun des parents dans ces deux situations différentes, ce ne sont pas les mêmes parties du corps de chacun qui entrent en jeu. Avec la mère, il y avait un contact permanent par la peau, le ventre de la mère soutenant l'ensemble du corps et du visage du bébé ; avec le père, c'est seulement la main et l'avant-bras qui servent de support, et seules la tête et les épaules du bébé sont soutenues. Avec la mère, le face-à-face des partenaires était un face-à-face de contact ; avec le père, c'est un face-à-face à distance. Du point de vue du regard, ces postures relatives entraînent aussi des modalités différentes : la possibilité d'un contact visuel permanent entre le bébé et le père, alors qu'allongé sur la mère, il était impossible pour les partenaires de se regarder mutuellement. Par contre, lorsque le bébé est dans le bain, la mère comme le père peuvent avoir un contact visuel identique avec lui, mais la modalité visuelle est maintenant la seule qui soit possible pour la mère et la modalité tactile est ici réservée au seul père.

3. Les soins (6 minutes)
Lors des soins, ce n'est ni la mère, ni le père qui ont le rôle actif vis-à-vis du bébé, puisque ceux-ci sont dispensés par une infirmière. La mère, étendue sur la table d'accouchement, est tenue à plusieurs mètres de distance de la table sur laquelle l'infirmière manipule son bébé. Elle suit du regard les gestes de l'infirmière et parle peu. Le père, lui, pouvant se déplacer, reste toujours proche de Marion, et participe parfois à certaines manipulations : ainsi il l'essuie quand elle sort du bain, sinon il reste à ses côtés, la regarde, lui prend la main et lui parle beaucoup. Les différents soins qu'aura Marion avant de revenir, habillée, sur le ventre de sa mère, sont successivement : l'essuyage, le nettoyage de l'ombilic, des yeux, des voies respiratoires ; elle est aussi mesurée, pesée puis habillée.


4. les retrouvailles (4 minutes)

Ce dernier moment du film est celui où la mère, le père et le bébé se retrouvent réunis sans avoir aucune tâche particulière à réaliser, sinon celle d'être ensemble. La mère est toujours allongée sur la table d'accouchement. Marion, maintenant habillée, est revenue sur le ventre de sa mère, et le père est debout à leurs côtés. Le père et la mère continuent à parler beaucoup à Marion, mais également entre eux. Le père se penche fréquemment vers le visage de Marion lorsqu'il s'adresse à elle, lui touche parfois la main ou le bras ; la mère a les yeux orientés le plus souvent vers Marion et les mains largement ouvertes sur son dos et sa tête qu'elle caresse fréquemment. Marion est très calme et garde le plus souvent les yeux grands ouverts. A un moment donné, elle semble un peu plus agitée, se tortille, ouvre la bouche, se suce la main : le père suggère alors qu'on la mette au sein. La mère demande l'aide de l'infirmière, celle-ci prend Marion et également le sein de la mère qu'elle présente à l'enfant. Il s'ensuit un bref épisode où l'infirmière, par ses gestes, essaie de faire téter Marion, mais sans succès. La mère comme le père interviennent alors pour qu'on ne prolonge pas la manoeuvre, et Marion revient à nouveau à sa place, sur le ventre de sa mère. C'est à nouveau la quiétude d'être ensemble, à trois, mère, père et nouveau-né, et le plaisir détendu de pouvoir échanger paroles douces et caresses.

II. LES DIFFERENTS PARTENAIRES

Tout au long de ces 3O premières minutes qui ont suivi la naissance de Marion, le père comme la mère ont tous deux une attitude relativement stable, quels que soient les différents moments : les contraintes particulières liées à la situation et imposant des rôles différents par rapport au bébé n'entraînent pas de modifications dans le comportement de chacun des parents à l'égard de leur bébé. Le père et la mère ont également chacun des attitudes et un discours très différents, à la fois sur le plan des modalités sensorielles mises en jeu et sur le plan du langage verbal, que ce soit au niveau du contenu communiqué ou au niveau de la structure syntaxico-lexicale de leurs phrases. Il est très frappant de voir que les tous premiers gestes et les tous premiers mots du père comme ceux de la mère constituent déjà comme un résumé de leurs modes préférentiels de relation à Marion. En effet, sur le plan de l'intervention elle-même par rapport au bébé : c'est la mère qui intervient d'abord, et le père ensuite (après 1 minute) ; il y a comme déjà là un ordre d'importance dans la présence de chacun par rapport à l'enfant. Pour ce qui est des gestes : la mère tend les bras, prend son bébé à pleines mains, le dépose sur son ventre, le caresse ; le père, lui, se penche vers Marion, incline la tête, la regarde, sourit. On voit donc la prédominance des sens de contact (peau et toucher) chez la mère, et la prédominance des sens à distance (vue) chez le père. On pourrait faire l'hypothèse qu'il y a déjà ici, comme corollaire de cela, un clivage entre les modalités sensorielles chez l'enfant : surtout de contact vis-à-vis de la mère, conctact corporel et odeur : sentir la mère ; surtout à distance vis-à-vis du père : regarder et écouter le père. Enfin, sur le plan du langage verbal, les premiers mots de la mère sont : "oh mon bébé ... mon p'tit enfant ... ma p'tite puce ...", ceux du père sont : "oh ! t'as ouvert les yeux". On voit donc que, tant au niveau du contenu qu'au niveau de la structure des phrases, il y a là des discours très différents.
Je propose d'analyser maintenant, un peu plus en détail, ces différents comportements de la mère, du père et également les différentes attitudes du bébé.

1. La mère

Un accouchement est un moment fort dans la vie d'une femme, chargé à la fois d'angoisse, de souffrances physiques, d'espoir, de délivrance ... et tout cela apparaît dans le comportement de la mère de Marion. Au moment où son bébé vient au monde, la mère s'inquiète de sa taille, "il est tout petit !...", puis de son sexe, "qu'est-ce que c'est ?... j'vois pas...". La réponse du père : "c'est une fille... t'as perdu", et le bref regard échangé entre eux à ce moment-là ; sa réponse à elle sous forme de "c'est une fi-fille" laisse entrevoir que la mère doit maintenant s'ajuster au bébé qui est là : le bébé réel n'est forcément pas le bébé imaginé jusque là. Les gestes de rapprochement, les caresses de la mère à son bébé et les multiples mots tendres qu'elle lui adresse après cet échange concernant le sexe de l'enfant, témoignent que l'ajustement de la mère par rapport au sexe attendu de son bébé se fait apparemment sans trop de problèmes.
Après la tension nerveuse de l'accouchement, après la douleur qui traverse le corps, l'arrivée du bébé correspond aussi, pour la mère, à la fin de la souffrance. C'est un peu comme l'oasis après la traversée du désert, c'est le bonheur, l'épuisement, et la décharge émotionnelle qui les accompagne. C'est tout d'abord une mère heureuse et souriante qui étreint son bébé étendu sur elle, encore relié à son corps par le cordon non coupé ; c'est ensuite une mère, le corps secoué par les sanglots, les yeux fixés sur cet enfant qui est maintenant coupé d'elle-même et qu'elle voit, détendu et serein, flotter doucement dans l'eau du bain. Dire que la mère est en état de choc après l'accouchement ne semble pas excessif, du moins dans le sens où elle dans une période de sensibilité suraigüe. A cet égard, il semble donc légitime de penser que c'est également une période privilégiée pour établir des liens avec le bébé.
Les gestes et les paroles de la mère au cours de cette première demi-heure après l'accouchement témoignent bien de cet état émotionnel et de ses dispositions internes. Quand Marion est sur elle, elle cherche le contact physique maximum avec elle, elle la caresse de ses mains largement ouvertes, elle la tient enserrée dans ses bras, lui caresse doucement la tête de ses baisers, de sa joue, de son menton. Lorsque Marion est éloignée d'elle, pour le bain ou les soins, elle a le regard fixé sur elle, et se plaint de cette distance : "elle est loin de moi...". Le discours de la mère, tout comme ses gestes, a des caractéristiques spécifiques bien différentes de celles du discours du père. Tout d'abord, une des caractéristiques fondamentales du discours de la mère est l'identité et la répétitivité du mode sur lequel elle s'adresse à son bébé tout au long de ces premiers moments, quels que soient et la situation et le comportement de Marion : il s'agit d'un mode permanent et non sujet à des variations liées à un contexte extérieur.
Ce mode majeur est celui des mots tendres adressés à Marion : "mon bébé ... ma puce... ma p'tite puce... ma chérie... mon bébé chou... etc." Ces paroles ont les caractéristiques suivantes : être prononcées avec une voix douce, parfois même chuchotée ; être répétées souvent avec une variation, par exemple : "mon bébé... ma puce..." ; être des mots-phrases et non des phrases complètes ; comporter toujours le possessif "mon" ou "ma" ; enfin, sur le plan du contenu, d'exprimer la tendresse et l'émotivité de la mère par le choix de mots "bébé",, "puce", chérie" qui désignent cet être qui est sien, qui est "mon", "ma", et qui, en quelque sorte, fait encore partie d'elle-même. Les paroles adressées à Marion qui n'ont pas cette forme-ci sont d'une part très rares, d'autre part n'arrivent que relativement tardivement, comme si un temps de récupération avait été nécessaire à la mère ; enfin, elles sont prononcées dans des contextes déterminés, comme si elles étaient liées à une situation extérieure particulière. Il s'agit d'une part de l'usage du prénom "Marion", prononcé seulement trois fois par la mère, toujours avec une intonation d'appel, et toujours quand celle-ci est loin d'elle. La première fois où la mère dit "Marion", c'est à la fin du bain et c'est parce que le père lui dit : "appelle-la...". D'autre part, il s'agit des phrases complètes prononcées par la mère, phrases où apparait un "tu" en position sujet :"t'es bien, là ?...", "t'es sage, ma chérie...". Il y en a quatre en tout, et toutes les quatre prononcées à la fin, lorsque Marion est revenue, habitée, sur la poitrine de sa mère.
La mère s'adresse également très souvent à son mari ; elle fait ici des phrases complètes, pose des questions, fait des commentaires. Son discours des marques spécifiques d'adresse au père, la hauteur de sa voix est celle qu'elle utilise habituellement, et son regard se tourne un instant vers son mari. C'est par exemple : "c'est quoi ? ... j'vois pas...", essayant de voir le sexe de son bébé, "fais attention, chéri, sa tête elle tourne", lors du bain, ou encore "elle te regarde !..." ou "tu crois qu'elle a déjà faim ?...". Sur le plan du contenu, lorsque la mère s'adresse à son mari, il s'agit le plus souvent d'exprimer une inquiétude concernant son bébé. Enfin, une caractéristique très particulière du discours de la mère est manifestée par la coexistence, dans un même discours, d'éléments qui sont généralement dissociés dans des discours différents lorsqu'on s'adresse à des personnes différentes, à savoir les éléments concernant le contenu des phrases, leur structure syntaxique, l'intonation et l'orientation du regard. La mère fait énormément de phrases de ce type : "elle a l'air bien...", "elle dit rien...", "elle est toute belle...", "elle tira la langue...", prononcées d'une voix tendre et douce, comme lorsqu'elle s'adresse à Marion, avec le regard tournée vers elle, comme lorsqu'elle lui parle. Par la structure syntaxique - phrases complètes -, le choix des termes - "elle" en position de sujet, représentant l'objet du discours -, le contenu des propos - les attitudes de l'enfant -, la mère semble s'adresser au père, mais par son regard et le ton de sa voix, elle semble s'adresser à Marion. Dans ce type de propos, la mère est comme bi-orientée en permanence et simultanément à la fois vers son bébé et vers son mari.
En résumé, on retiendra donc les éléments suivants comme étant les modes préférentiels par lesquels s'élabore la communication du côté de la mère :
- contact tactile maximum (permanent en tant que contact ventro-ventral, et très fréquent sous forme de caresses) ;
- contact visuel permanent du côté de la mère, mais pas sous la forme de possibilité d'échanges de regards mutuels: la mère regarde l'enfant, même si l'enfant ne la regarde pas ;
- contenu des propos : soit dissociés en fonction des interlocuteurs lorsqu'elle s'adresse directement à eux - à son bébé, la mère dit sa tendresse, à son mari, elle dit son inquiétude - ; soit rassemblés par une bi-orientation vers le père et vers le bébé lorsqu'elle dit son émerveillement face aux attitudes et aux expresssions de son bébé ;
- à l'égard du bébé : appellations tendres et variées, mais jamais par le prénom, celui-ci réservé à la seule fonction d'appel, très peu de "tu", sujet de phrases complètes.
On va voir maintenant que, pratiquement, toutes ces caractéristiques sont absentes du comportement du père qui, par contre, en possèdent d'autres que la mère, qu'elle ne possède pas. Il va donc s'installer, d'emblée, pour le bébé, tout un jeu au niveau et de la spécificité des modalités de la communication avec chacun de ses parents, et de leur complémentarité, tant sur le plan des modalités sensorielles que sur celui des modalités du discours.

2. Le père

Il faut d'abord noter un fait concernant le père, c'est qu'il est là. La présence du père à l'accouchement, en France aujourd'hui, est un fait qui, tout en étant banal, n'en est pas pour autant systématique. D'autre part, étant présent, le père de Marion est aussi actif, il a au moins le rôle que lui laisse avoir la maternité : donner le bain. Dans ce cadre général s'instaurent des relations au bébé et à la mère qui sont fonction de son état de père, évidemment aussi de sa personnalité propre.
Sur le plan du comportement gestuel et des modalités sensorielles, ce qui caractérise le père, c'est d'être là, devant, en face, à côté de son bébé. Une certaine distance physique les sépare d'emblée et les pose en face-à-face comme deux êtres distincts. Et c'est dans cette distance que s'instaurent les contacts, entre le père et le bébé, sous la forme préférentielle du contact visuel et de la voix. Tout au long de ces premiers moments, le père, sans cesse, regarde, se penche, incline la tête vers son bébé et lui parle. Le mode tactile est beaucoup moins fréquent et lorsque des contacts corporels se produisent, il s'agit soit de contacts de maintien comme dans le bain, soit de contacts épisodiques et brefs du bout des doigts sur le corps du bébé, plutôt comme massage sur le dos, par exemple au début, au moment de la venue au monde, ou comme effleurement sur la main ou sur la joue ensuite.
Dans cette forme préférentielle de contact du père à son enfant qu'est le mode visuel, il faut noter que le père, non seulement regarde son bébé, mais également qu'il s'oriente de façon spécifique par rapport à lui, en rapprochant son visage du sien, de telle sorte qu'il soit, lui aussi, dans le champ d'un regard possible du bébé. Le père regarde et se donne à être vu. De même, dans les propos du père, hormis l'intonation plus douce et le timbre plus élevé de la voix, marque de l'adresse du discours à un bébé, tout se passe comme s'il s'adressait à quelqu'un supposé pouvoir comprendre ses paroles et y répondre verbalement. Les premières paroles du père à son bébé sont : "oh... t'as ouvert les yeux...", c'est-à-dire une phrase complète, adressée au bébé, avec un "tu" en position sujet. Marion est donc d'emblée sujet des phrases de son père. Une autre caractéristique du discours du père est l'usage très fréquent de son prénom ; il est l'équivalent des appellations tendres chez la mère, que lui n'utilise guère, car il se plaît à répéter souvent et tendrement "Marion... Marion...".
Une dernière caractéristique du discours du père est sa variété, et ceci sur tous les plans :
- ainsi, sur le plan de la structure, il y a des mots-phrases comme "Marion... Marion... " ou "chatouilleuse !...", et également des phrases complètes, avec sujet-verbe-complément, comme "t'as ouvert les yeux !...", celles-ci constituant la majorité des structures de ses phrases ;
- sur le plan du type de phrases :; il y a des interrogatives, "t'as sommeil ?", ça va comme ça ?" ; des déclaratives, "t'as de l'eau dans les yeux, hein..." ; des exclamatives, "quelle voix !" ou "ben ton père a gagné!... ;
- sur le plan du contenu, le père, par ses propos, commente la présence de Marion, "ça y est... t'es arrivée..." ; qualifie les parties de son corps, "t'as de beaux yeux, tu sais..." ; traduit verbalement ce que fait Marion, "tu ouvres les yeux... "ou ce qu'elle est supposée faire, "tu regardes, hein !..." ; invoque des causes à ses comportements, "t'as d'la lumière, hein ?..." ; lui demande ses intentions, "qu'est-ce que tu veux ?..." ; lui annonce ce qu'il va faire, "on va te laver... ton premier petit bain..." ; lui parle de lui : "qui c'est ce monsieur-là ?..." ou de sa mère, "t'entends ta maman ?..." ;
- sur le plan des catégories grammaticales et lexicales :
il utilise le prénom "Marion", des pronoms : le personnel "tu", le plus souvent, mais également le "on" générique, comme dans "on est bien là-dedans...", le "elle" évidemment, quand il s'adresse à sa femme, et quelquefois des noms tendres, mais dans une phrase comme : "ça va mon coeur ?".
On notera, enfin, que le père s'adresse peu à la mère ; c'est généralement la mère qui prend l'initiative d'un échange verbal avec son mari, mais à chaque fois que celle-ci le fait, le père lui répond toujours de façon douce et réconfortante.
En résumé, on retiendra donc les caractéristiques suivantes concernant les modes préférentiels de la communication du côté du père :
- contact visuel,
- contact verbal, caractérisé par :
. l'utilisation du prénom et du "tu",
. la variété des propos, à la fois sur le plan du contenu et sur celui de la structure lexico-syntaxique.
On retiendra également deux aspects communs aux attitudes du père et de la mère. Le premier concerne lavoix : le débit est plus lent, le timbre plus élevé et l'intensité plus faible que dans le discours habituel. Ce fait n'est pas propre aux parents de Marion, mais concerne généralement n'importe quelle personne s'adressant à n'importe quel bébé. Le deuxième aspect commun au père et à la mère est une caractéristique plus typiquement parentale, à savoir les yeux tournés en permanence vers leur enfant. Après avoir analysé le comportement du père et celui de la mère, je voudrais maintenant examiner ce qui se passe du côté du bébé, du point de vue de la communication.

3. Le bébé

D'une façon générale, on assiste, au cours de cette première demi-heure, à une évolution progressive du comportement de Marion qui va dans le sens d'une gradation de la qualité de son éveil et de sa participation aux échanges avec son environnement. Lors des premiers instants de sa venue au monde, pendant une minute environ, elle se laisse aller, comme inerte, lorsqu'elle est déposée sur le ventre de sa mère ; ensuite, elle s'éveille progressivement, s'agite, ouvre les yeux, pousse ses premiers cris. Lors du bain, elle est très calme et détendue, bouge peu et lentement les bras ou les jambes, ouvre tantôt les yeux, et tantôt les garde fermés. Pendant les soins, elle a les yeux ouverts, se laisse faire gentiment, sauf quand les manipulations deviennent trop violentes (allongement forcé pour la mesurer et tuyau enfoncé dans les fosses nasales et dans l'oesophage). Lorsqu'elle revient, habillée, sur le ventre de sa mère, elle est calme et éveillée, elle garde les yeux longtemps ouverts, les jambes et les bras allongés sur le corps de sa mère de façon détendue. Elle esquisse plusieurs mouvements de relèvement des sourcils et de la tête tandis que ses parents lui parlent ; enfin, elle s'affirme comme sujet ayant une volonté propre en refusant le sein et les intentions que les autres avaient sur elle concernant la tétée.

Sans cesse sous le regard de ses parents, le moindre des gestes du bébé se trouve être relevé par sa mère ou par son père. Celui-ci se trouve donc être, par ses modifications comportementales et ses attitudes, à l'origine d'un échange avec le père ou la mère. Je me suis dès lors demandée quels étaient, dans le continuum des attitudes de Marion, les éléments qui étaient relevés par ses parents et comment y réagissait chacun d'eux.
Les gestes ou les attitudes de Marion, générateurs d'un échange avec l'un de ses parents, soit qu'ils aient entraîné une réponse verbale seule, soit qu'ils aient entraîné une réponse gestuelle et verbale , sont les suivants : mouvements ou comportements liés aux yeux, à la bouche, aux pieds, aux bras et aux mains, à la tête, à l'attitude générale de calme et de détente du corps. Les deux comportements les plus marquants, c'est-à-dire ceux qui sont massivement relevés par les parents, sont les mouvements liés aux yeux et l'attitude de calme et de détente de l'ensemble du corps. Le père et la mère ont chacun relevé tous les types de gestes, mais leurs réactions varient selon le type de geste ou d'attitude de Marion.
Les réactions des parents en ce qui concerne les comportements liés aux yeux sont très différentes. En nombre d'abord, le père les relève sûrement deux fois plus que la mère. Toujours verbales, les réactions des parents aux gestes des yeux diffèrent par leur contenu et la structure des phrases. La mère donne des appellations tendres à son bébé, "ma puce... mon bébé", etc., ou qualifie son état global, et non ses yeux, par des propos bi-orientés comme par exemple "qu'elle est belle !...". Le père, lui, a des phrases complètes et variées ; il qualifie ses yeux, "t'as de beaux yeux...", décrit ses gestes, "ouv' les yeux, va...", invoque des causes à ses mouvements, "ça t'aveugle, hein ?, exprime une curiosité supposée concernant son regard, "qui c'est ce monsieur-là ?...", lui prête des intentions, "qu'est-ce qu'il y a ?.
Les réactions de parents en ce qui concerne les comportements liés à la voix sont également différentes. Tous deux réagissent aux premiers cris de Marion, par des gestes de caresses et par des paroles, mais la nature de leurs gestes et celle de leurs paroles sont très différentes. La mère caresse doucement le dos de Marion, de ses deux mains largement ouvertes, et garde son registre verbal de "mon bébé... ma puce...". Le père a plutôt, du bout de ses doigts arrondis, des gestes de massage le long de la colonne vertébrale du nouveau-né, et le visage proche du sien lui dit des "Marion... Marion...", et des "oui... oui... oui..." d'une voix calme et couvrante. C'est la courbe mélodique de la voix du père qui semble surtout calmer les pleurs de Marion.
Aux attitudes et aux mouvements de Marion, liés à des manipulations sur elle, le père et la mère ont également des réactions différentes. Lorsque Marion est manipulée sans heurts, sa mère a des propos qualifiant son état global, "elle est jolie...", ou des appellations tendres, "ma chérie... ma puce...". Lorsque les manipulations entraînent des mouvements brusques de Marion, en particulier de la tête, la mère a un discours exprimant ses inquiétudes, "elle va boire la tasse...", "attention...". Le père, au contraire, par ses paroles, soit prévient Marion des gestes qu'il va avoir, "on va te laver...", soit interroge sa fille sur les résultats de ses ajustements, "ça va Marion?", soit commente d'un ton rassurant les mouvements brusques de Marion entraînés par des manipulations, "mais... t'as eu peur...", "t'inquiète pas va !...".
Les réactions des parents à l'attitude de calme et de détente de Marion sont ici identiques. Le père comme la mère ont le même type de réponse : appellations tendres, qualification globale de son état, "elle est bien...", "elle est calme...", "elle est toute rose...", "elle dit rien...", "elle est toute belle...", et surtout une attitude d'immobilité, de regard fixé sur leur bébé, de sourire et de silence prolongés.
Les propos suscités par les mouvements des pieds, des bras, des mains, de la bouche et de la langue de Marion, sont de même nature chez les deux parents : ils consistent à nommer la partie du corps du bébé, "ses petits pieds...", "ses petits petons...", à la qualifier, "t'as de jolis petits doigts...", "jolie petite langue...", ou à décrire le geste de Marion, "elle tire la langue...", elle sort les pieds...".
Les comportements du bébé sont donc générateurs de communication verbale ou non-verbale chez les parents. Toutefois, selon le nombre d'interventions du père ou de la mère pour un même geste du bébé, selon le lien qui existe entre la réponse du père et celle de la mère et selon la réponse, en retour, du bébé, on assiste à des séquences d'échanges de différents types.

Je voudrais maintenant présenter les principaux types d'échanges observés lors de ces 3O premières minutes.

III. LES DIFFERENTS ECHANGES

Les différents types d'échanges varient en fonction du nombre de partenaires y participant (2 ou 3), de leur personne (la mère, le père, le bébé), du type de modalité sensorielle et du type de discours utilisé, ainsi que par le nombre d'interventions de chacun des partenaires. Ainsi, les échanges avec le père sont, comme on l'a vu, à prédominance audio-orale, ils sont fréquents et intermittents ; ceux avec la mère sont à prédominance tactile, et ont un caractère continu. Les échanges entraînés par les mouvements liés aux yeux du bébé sont courts, binaires (mouvement du bébé-réaction du parent) et verbaux, ceux entraînés par les pleurs sont plus longs et surtout non-verbaux, c'est-à-dire tactiles et intonatifs. Sans vouloir entrer dans la description exhaustive de l'ensemble des types d'échanges présents dans ces premiers instants - ce qui dépasserait le cadre de cet article -, un certain nombre de faits marquants peuvent être relevés en ce qui concerne les échanges.
Tout d'abord, on assiste à une évolution du type d'échange au cours de cette première demi-heure. Lors des trois premiers moments, la plupart des séquences d'interaction sont des séquences courtes faites d'un seul échange entre seulement deux partenaires, mère-bébé ou père-bébé, avec seulement une intervention de chacun. Les échanges à deux partenaires père-mère qui ne sont pas liés à un quelconque comportement du bébé n'existent pas. Une séquence-type de ce genre d'échange mère-bébé ou père-bébé est par exemple : Marion ouvre les yeux, le père dit "t'as ouvert les yeux", ou Marion fait des mouvements de langue, la mère dit "elle tire la langue". Ainsi, la plupart des séquences d'interaction sont constituées de ce type d'échanges courts où le père et la mère interviennent alternativement à propos d'un geste du bébé.
Parfois cependant, à partir d'un même geste de Marion, le père, puis la mère interviennent successivement, chacun avec des propos différents, mais sur un même thème. En général, il s'agit du geste du bébé qui a initié la séquence, ainsi par exemple :
. Marion ouvre les yeux
. le père : "ouv' les yeux va..."
. la mère : "qu'elle est belle..."
. le père : "elle ouv' les yeux, puis elle les r'ferme..."
. la mère : "ma puce..."
Il s'agit là d'une séquence où chaque partenaire intervient plusieurs fois. Elles est constituée par un dialogue en parallèle où le père et la mère commentent alternativement un même fait, tel geste du bébé, sans répondre aux propos de l'autre.
Des séquences impliquant les trois partenaires et où il existe un lien plus marqué entre les propos du père et de la mère sont peu fréquentes lors des trois premiers moments. J'en ai relevées de deux types, l'un où les propos du père sont une paraphrase de ceux de la mère, par exemple :
. Marion bouge les pieds
. la mère : "oh... ses petits pieds..."
. le père : "ses petits petons...",
et l'autre où les propos du père sont une réponse aux propos de la mère, ainsi par exemple :
. Marion ouvre les yeux
. la mère : "regarde comme elle est belle..."
. le père : "c'est la plus belle..."
ou encore :
. Marion a un mouvement brusque de tête lors du bain
. le père : "mais elle va boire la tasse..."
. le père : "mais c'est pas grave..."
Lors du dernier moment, celui des retrouvailles, où Marion revient habillée sur le ventre de sa mère, c'est ce dernier type d'échanges qui devient plus fréquent. Les séquences sont maintenant beaucoup plus longues, chacun intervient plusieurs fois et s'adresse également aux deux autres. On assiste même à une séquence qui a une durée d'une minute, où l'on voit le père et la mère parler successivement et de façon alternée au bébé, mais également entre eux. Mais ce qui est tout à fait spécifique de ce dialogue final, c'est l'attitude de Marion qui, non seulement, génère des échanges avec ses parents et entre eux, mais qui, en retour, semble répondre à leurs propos. Ainsi, lorsque sa mère lui parle, elle fait des mouvements d'ouverture des yeux, elle relève les sourcils, et essaye de relever la tête. Par contre, quand la mère parle au père, et donc que le ton de sa voix change, Marion baisse les yeux, les sourcils, la tête. De même, lorsque son père s'adresse à elle, on observe les mêmes mouvements d'ouverture des yeux et de relèvement des sourcils et de la tête. Un dépouillement détaillé de cette séquence d'une minute a permis de voir qu'il y avait une synchronisation entre la variation intonative des propos des parents et les mouvements d'ouverture des yeux, de relèvement et d'abaissement des sourcils et de la tête du bébé. Cette synchronisation du bébé aux caractères de la voix des parents est exprimée de façon intuitive et très claire par la mère de Marion lors de ce dialogue, lorsqu'elle dit à son mari : "t'as vu comme elle m'écoute".

CONCLUSION CONCERNANT LA COMMUNICATION

C'est sur le mot de la mère de Marion et sur les premières paroles du père adressées à son bébé que je conclurai cet article, en disant qu'un des constituants les plus fondamentaux de toute communication est présent dès la naissance : la place de sujet communicant. En effet, d'emblée le bébé a pour ses parents ce statut d'émetteur et de récepteur d'informations. La place de sujet, de "locuteur potentiel", est d'abord donnée par l'autre ; l'enfant pourra la prendre ensuite. L'interprétation des gestes et des attitudes du bébé par les parents, en termes d'intention ("qu'est-ce que tu veux") est ce premier pas nécessaire qui permet d'élaborer progressivement un circuit de communication, où l'enfant deviendra capable ensuite d'exprimer par des moyens plus clairs ses intentions effectives.
La communication a, chez le nouveau né, une forme minimale ; elle n'en est pas pour autant absence de communication ou interaction fortuite. Ce niveau minimal est celui d'une communication non-intentionnelle de la part de l'émetteur qu'est le bébé, mais d'une communication reçue par quelqu'un, par le récepteur que sont ici sa mère ou son père. Celui d'une communication fondée non pas sur des signes vocaux que sont les mots de la langue, mais sur les signaux que sont les attitudes et les gestes du corps du bébé. Celui d'une communication basée sur l'expressivité, où ce qui est dit concerne, non pas les choses du monde extérieur, mais les états, le mal-être ou le bien-être de notre moi propre. Cette forme minimale de communication présente dès la naissance, dure toute la vie. Première et primitive, elle est celle à partir de laquelle pourront s'élaborer ensuite d'autres formes de communication.


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RESUME

Cet article essaie de cerner les toutes premières formes de communication entre un nouveau-né, sa mère et son père lors des 3O premières minutes qui ont suivi immédiatement sa naissance. Il résulte de l'analyse d'un film vidéo tourné dans la salle d'accouchement d'une maternité de la région parisienne ; on y voit la fin de l'accouchement, le bain, les premiers soins, les premiers contacts avec la mère et le père.

L'article essaie de mettre en évidence les différents comportements du nouveau-né générateurs d'échanges verbaux ou gestuels avec ses parents. Il montre quelles sont les attitudes et les modifications comportementales du bébé relevées par la mère, celles relevées par le père, et quelles sont les différentes réactions verbales ou gestuelles de chacun des parents. Il essaie de décrire les modes préférentiels et spécifique de communication mère-bébé et père-bébé, en montrant leur différence et leur complémentarité.

Il suggère l'idée qu'une forme première et primitive de la communication se trouve déjà présente chez l'enfant dès la naissance, forme à partir de laquelle se construiront ensuite, progressivement, des formes plus complexes de communication, amenant ainsi l'enfant sur les chemins du langage verbal.


Dernière mise à jour : dimanche 5 octobre 2003
Dr Jean-Michel Thurin