Colloque de Royaumont
"Pour une approche scientifique de la psychosomatique".

Actes publiés dans le Bulletin de l'Ecole Lacanienne de Psychosomatique n°1

LE CORPS DANS L'ENSEIGNEMENT DE LACAN.
ETAT D'UNE RECHERCHE

L. de LA ROBERTIE

Il y a, me semble-t-il, un malentendu dans cette salle, car, si j'ai bien entendu, certains d'entre vous à la lecture du programme s'attendent à recevoir un exposé "magistral", c'est-à-dire un exposé qui fasse autorité, auquel ils puissent se référer sur "le corps dans l'enseignement de LACAN".
Mais il y a un sous titre : "Etat d'une recherche" qui n'a pas été marqué sur le programme. Cela veut dire : "voilà ce qui est fait ; voilà ce qui peut se faire" et "Est-ce que cela vous intéresse".
D'entrée de jeu, ce n'est pas en tant que "Maitre" que je me situe par rapport à vous, mais en tant que demandeur.....

Parler du corps à L'Ecole Lacanienne de Psychosomatique, c'est peut-être très osé, très risqué car c'est sans doute un sujet bien connu, une base du travail du psychosomaticien. Mais c'est aussi un lieu spécifique où on peut parler d'un tel sujet. On a su, dès le début du travail de FREUD, que l'Inconscient n'était pas sans rapport au corps ; c'est le déchiffrage des symptômes hystériques, le caractère traumatique de la sexualité qui amènent FREUD à poser l'Inconscient. Ailleurs, parler du corps est souvent considéré comme marginal.
C'est d'une démarche personnelle que je voudrais vous faire part. Il y eût un moment où je croyais savoir ce qu'était le corps ; maintenant je ne le sais plus, et je laisse tout savoir sur ce sujet en suspens. Je me suis interessé aux manifestations du corps, et j'ai cru qu'un analyste pouvait travailler aussi sur ce matériel corporel. Mais certains affrontements se sont produits et j'ai entendu certaines affirmations péremptoires, telles que "le corps, ce n'est pas psychanalytique", voire "le corps n'a pas de place en psychanalyse". J'ai entendu aussi des affirmations contradictoires, basées chacune sur des citations de LACAN, ainsi "le corps, c'est l'imaginaire", ou "le corps, c'est le réel", ou encore, "le corps, c'est...l'objet a".
Si vous prenez comme définition du corps toutes les citations de LACAN où il dit "le corps, c'est..." vous pourrez arriver à la conclusion que le corps c'est n'importe quoi. Ce qui m'a fait ressentir la nécessité de reprendre l'ensemble de la question, non pas en utilisant des citations, mais en reprenant l'ensemble des textes.

Ce qui justifie une telle position, c'est que LACAN a toujours eu une théorie du corps. Ainsi, dans Désir et Interprétation (séance 15 p. 14). "Si je vous dis que ce qui constitue notre rapport à l' Inconscient, c'est ceci par quoi notre Imaginaire, je veux dire notre rapport à notre propre corps - j'ignore, parait-il, l'existence du corps ; j'ai une théorie de l'analyse incorporelle, c'est ce qu'on découvre du moins à entendre le rayonnement de ce que j'articule ici à une certaine distance."
Je soulignerai aussi l'intérêt que manifestait LACAN lorsque quelqu'un lui parlait de certains travaux sur le corps.

Pour débuter un tel travail, il était nécessaire de définir un point de départ, même limité, voire arbitraire, mais qui ait l'avantage de l'évidence. Il a été décidé de choisir le mot corps ainsi que ses dérivés (corporel, corporéité,...) et ses composés (incorporel, incorporation,...) et de le repérer dans tous les textes de LACAN.
Actuellement, grâce au travail d'un petit groupe de quatre autres participants, nous avons repéré le mot "corps" dans la quasi-totalité des oeuvres écrites de LACAN, non seulement les Ecrits, mais l'ensemble des Séminaires publiés et non publiés et aussi des textes inédits.
Pour chaque texte, par exemple, pour chaque séminaire, nous avons une feuille de références comportant une ligne ou quelques lignes comportant le mot "corps" ; c'est l'entourage immédiat du mot "corps". Nous avons établi en plus une fiche pour chaque référence, ce qui précise un peu plus l'environnement du mot "corps".

J'insisterai moins sur l'importance du travail déjà réalisé que sur l'intérêt de parcourir, même rapidement, l'ensemble des écrits de LACAN. Ce qui apparait, c'est à la fois une multiplicité et une unité, multiplicité de sens, de rapprochements et en même temps une unité de recherche. Le "corps" est bien présent dans l'oeuvre de LACAN ; c'est manifeste non seulement parce qu'il le dit (reportez-vous à la citation tirée de Désir et son Interprétation) mais par ce qu'il fait : sa recherche sur le corps est constante, plus ou moins intense à certains moments ; le nombre des références le prouve.


Il existe un matériel important à l'état brut. Pour exploiter ce matériel existant, il y a maintenant à déterminer une méthodologie adaptée. Le principal souci doit être de laisser apparaitre la pensée de LACAN, en dehors de tout présupposé ; ce qui suppose de ne pas faire des textes de LACAN des fétiches qui ne renverraient qu'à nous-mêmes.

Lorsque l'on veut aborder l'enseignement de LACAN sur un sujet donné (par exemple le corps), la difficulté qui apparaît tout de suite, c'est que cet enseignement ne se trouve pas dans un écrit déterminé, mais éparpillé le plus souvent dans l'ensemble. Le titre est souvent trompeur. On pourrait croire trouver son enseignement sur l'identification dans le séminaire qui porte cet intitulé, mais en réalité plus qu'il ne traite de l'identification, il traite plutôt des prolégomènes à l'identification, et c'est ainsi qu'il parlera beaucoup du corps ; c'est même le séminaire où il en parle le plus. Cette constatation oblige à relire tous les écrits en fonction d'une idée : "le corps", et cette lecture doit se faire dans l'ordre chronologique d'élaboration ; c'est ainsi que nous pourrons voir comment LACAN a appréhendé "le corps" et a donné une place au corps dans la psychanalyse.
Il ne suffit pas de relire les textes de LACAN, mais il est nécessaire de se donner un outil de recherche, c'est-à-dire une grille de recherche. Cette grille doit être à la fois souple pour s'adapter aux différents écrits et en même temps suffisamment précise pour permettre une unité de travail.

Par exemple, pour chaque séminaire, on pourrait :

1/ déterminer le circuit de pensée par lequel LACAN est passé pour clarifier le sujet qu'il propose. Exemple : pour aborder l'identification, LACAN introduit la topologie ; il est utile de déterminer pourquoi il utilise la topologie et quelle influence la topologie a sur sa façon de concevoir et d'exprimer "le corps". La question pouvant se poser dans ce cas : est-ce que c'est la recherche de LACAN sur le corps qui l'amène à trouver dans la topologie un mode d'expression plus adéquat pour parler du corps, ou est-ce sa recherche sur l'identification qui le conduit à la topologie et en même temps lui fournit un mode d'expression plus adéquat sur le corps ? Question à résoudre, s'il y a lieu.

2/ déterminer les thèmes abordés et, parmi ces thèmes, quels sont les thèmes reliés au "thème du corps". Par exemple, dans le Séminaire sur l'Identification, le thème du corps est relié au "trait unaire" et à "l'angoisse".

3/ déterminer ainsi les mots-clefs ou corrélats, c'est-à-dire les mots qui rentrent "dans le champ du corps" et les mots qui ont un rapport avec le "champ du corps". Par exemple, les mots affect - jouissance - phallus et les mots organes ... regard - voix rentrent sans doute dans le "champ du corps" ; et les mots tels que signifiant - effet de signifiant, ainsi que autre - objet "a" ont un rapport avec le "champ du corps".

4/ Rédiger ensuite un résumé de la position de LACAN par rapport "au champ du corps". Les diverses références ne peuvent être considérées isolément, mais elles prennent sens dans la mouvance, dans le flux et le reflux d'une pensée qui cherche à s'exprimer au plus près.

Une remarque s'impose : nous serions tentés de penser qu'il est possible d'arriver à énoncer des positions claires que LACAN aurait prises par rapport au corps ou même à bien d'autres sujets, mais comment cette recherche pour cerner l'Inconscient pourrait-elle être claire, sans faille, sans ratage ? ... L'Inconscient ne peut devenir conscient ; cette évidence n'est-elle pas parfois obnubilée dans la démarche concrète ? N'attendons-nous pas de trouver chez LACAN des idées claires, des positions fermes, alors qu'il ne peut que nous "pointer" une direction "l'Inconscient est par là", semble-t-il nous dire, mais c'est à nous de continuer le chemin.
D'ailleurs, LACAN nous le dit lui-même : " A ceux qui me disent : Est-ce que vous ne pourriez-pas nous dire vraiment les choses, nous faire comprendre ce qui se passe chez un névrosé et chez un pervers, et en quoi c'est différent, sans passer par vos petits tours et autres détours ? " Je répondrai que c'est pourtant indispensable ... mais toute la confiance que vous me faites repose sur ceci, c'est que vous me faites le crédit d'avoir fait quelques efforts pour ne pas prendre le premier chemin venu et pour en avoir éliminé un certain nombre" (Identification, séance XIX p. 3). Peut-on mieux définir le rôle du Maître et la place du disciple ?

Il est possible de dessiner dès maintenant quelques jalons, au moins provisoires, qui peuvent avoir un intérêt ici, même si ceux-ci doivent être approfondis ultérieurement.

Il y a eu une évolution dans la pensée de LACAN ; cela fait apparaître le côté de recherche et de mouvance de cette pensée.
Une première période se situerait avant le discours de Rome (1953). Sa pensée pourrait se résumer ainsi : pour faire un corps, il faut un organisme vivant et une image. L'unité du corps est attribuée à l'unité de l'image. C'est dans le miroir que le sujet appréhende l'unité de sa forme. Pour l'organisme, ce qui serait premier c'est le morcellement, et l'image viendrait délivrer l'organisme de son morcellement. Cette période est dominée par le stade du miroir (1949) : un corps est un organisme unifié par l'image.
Une deuxième période commencerait à partir du discours de Rome (1953) avec Fonction et Champ de la Parole et du langage. LACAN introduit les mécanismes signifiants à titre de principe de déchiffrement des formations de l'Inconscient ... Le discours s'introduit dans l'organisme par le signifiant. Ce texte, publié dans Saleat 2/3 p. 60-62 Radiophonie, caractérise bien la position lacanienne : "Le corps du symbolique, corps incorporel, qui en s'incorporant vous donne un corps".
C'est dire que le premier corps, c'est le langage et c'est le langage qui donne corps. Un corps n'est un fait que d'être dit ; il est un, le nôtre, parce que vous le dites. Lorsque l'homme dit "j'ai un corps", corps est un attribut et non l'être même ; comme sujet, l'homme peut se passer de son corps ; ce qui revient à dire que comme sujet du signifiant l'homme est disjoint de son corps.
Une troisième période se situe autour du Séminaire sur l'Identification (1962-1963). L'introduction de la topologie amène LACAN à un autre mode de parler du corps, non plus sur le mode de l'étendue, de la surface, à la manière de DESCARTES, mais selon le mode du voisinage, de la topologie, en utilisant en particulier le cross-cap. Ce qui est certain, c'est que c'est le Séminaire sur l'identification qui comporte le plus grand nombre de références au corps.

Il y a à distinguer une quatrième période avec les années 70, c'est l'époque du Séminaire ENCORE (1972-73) ainsi que l'interview donné par LACAN à la Télévision (1973) qui marque une position très nette sur le corps. Il dit ainsi :
"L'Inconscient ça parle, ce qui le fait dépendre du langage, dont on ne sait que peu ... Le Sujet de L'Inconscient ne touche à l'âme que par le corps, d'y introduire la pensée ... L'homme ne pense pas avec mon âme ; il pense de ce qu'une structure, celle du langage ... découpe son corps, et qui n'a rien à voir avec l'anatomie. Témoin l'hystérique..." Télévision p.16

Je voudrais terminer par quelques mots sur la question de la jouissance, qui est une question importante.
LACAN affirme que le signifiant (inconscient) affecte le corps et plus précisément la jouissance du corps (Silicet n° 5 - p. 8) "Le savoir inconscient affecte le corps de l'être qui ne se fait être que de paroles, c'est-à-dire de morceler sa jouissance, mais il dit aussi "pour jouir il faut un corps" (Encore p. 26), ce qui a l'air de s'opposer à : "la jouissance est hors corps" et "le corps est le désert de la jouissance" (Silicet 1 - p. 58).
Ces quelques textes montrent combien, sur une question aussi importante que la jouissance, il est nécessaire d'opérer un déchiffrage pour savoir la place que LACAN donne au corps.

S'il est certain que pour LACAN le corps existe, il parle et ne ment pas, qu'il a une place importante dans sa théorie analytique, nous sommes loin de cerner d'une façon satisfaisante cette place et son rôle. Nous sommes en droit d'espérer qu'un travail approfondi nous apporte quelque éclairage.
Mais ce qui est certain, c'est que le "corps analytique" n'est pas le corps biologique ou médical, et qu'une telle étude ne résoudra pas les questions du psychosomaticien, qui est affronté à l'actualisation et du corps médical et du corps analytique.
Il est de savoir pourquoi et comment cette étude ou plutôt cette recherche de ce que dit LACAN au sujet du corps peut vous interesser comme psychosomaticien et comment vous pouvez investir cette recherche.

C'est ainsi que je reviens à mon propos initial ; ce n'est pas en tant que Maître, en faisant un exposé qui puisse vous donner une référence, et qui serait ainsi fermeture, mais en tant que demandeur ... de vos idées, de votre travail et qui est ainsi ouverture ...



Dernière mise à jour : dimanche 5 octobre 2003
Dr Jean-Michel Thurin