Dr. Jean-Michel THURIN
De plus en plus de personnes prennent conscience , à l'occasion des évenements de leur vie et de leurs conséquences sur leur santé, que leur corps ne fonctionne pas à côté d'eux-mêmes mais qu'il participe à leur vie affective et relationnelle . Une liaison consciente s'opère entre certains événements de leur vie et le déclenchement d'affections diverses . La demande d'une nouvelle approche de ces symptômes et maladies, se fait jour .
De son coté le médecin est désemparé ; il n'accepte plus le réflexe qui consiste à lier automatiquement symptôme et médication suivant le rite ancestral, mais souhaite une "approche" entière , globale . Son expérience journalière lui a permis de constater que l'on peut réellement mourir de chagrin, qu'un deuil, une perte d'emploi sont fréquemment suivis du déclenchement d'une maladie, que la présence d'un germe ne peut expliquer à elle seule le déclenchement d'une infection . Ce même praticien a souvent remarqué par ailleurs qu' un trouble fonctionnel, une affection bénigne peuvent se transformer en une authentique affection organique.
Les psychanalystes eux-mêmes ne peuvent plus limiter leur pratique et leur savoir au strict domaine de "l'âme" . Ils sont de plus en plus confrontés à la demande de personnes chez lesquelles les difficultés à être sont accompagnées d'une inscription corporelle. Ils constatent par ailleurs qu'au cours des cures analytiques les maladies physiques de leurs patients s'estompent . Il devient possible et nécessaire d'appréhender plus précisément ces phénomènes et d'en améliorer la théorisation .
Enfin, ce n'est plus " l'homme en soi", immobile et permanent qui devient l'enjeu du savoir mais les particularités de son évolution, ses discontinuités, ses crises, ses catastrophes . Nous ne voulons plus seulement étudier ce qui demeure, mais aussi ce qui se transforme et quelles en sont les conditions.
Tous ces éléments sont les signes d'un tournant dans l'approche de l'humain, les fondements nouveaux d'une science de la vie chez l'homme qui ne dissocie plus arbitrairement psyché et soma, nature et culture, qui prenne en compte le désir et la jouissance, qui constitue une approche synthétique de l'être humain .
Cette science de la vie, cette science du corps trouvera une de ses composantes essentielles dans la psychanalyse . Inversement, c'est sans doute dans ce champ que la psychanalyse réalisera véritablement sa vocation de science participant à la science .
Comment peut-on concevoir cette participation ?
Le travail de FREUD, tel qu'il se renouvelle chez les psychanalystes dans leur pratique quotidienne, a été, à partir des faits, des symptômes ; de reconstituer le mouvement historique qui les avait produits, de substituer à une approche descriptive, une approche causale . Cette approche constitue donc le renversement de celle de C. BERNARD qui écrivait dans l'introduction à la médecine expérimentale (II,1) " Le physiologiste et le médecin ne doivent pas s'imaginer qu'ils ont à rechercher la cause de la vie ou l'essence des maladies".
L' approche causale nous est permise, faut-il le rappeler, par le discours des patients . La parole exprime la mémoire des moments clefs , de leurs enchainements et de leurs liaisons et ouvre la possibilité d'une réactualisation des questions non formulées qui ont constitué les assises structurales de la maladie. C'est ainsi que certaines stéréotypies de langage , oublis et illogismes, certaines affirmations, modifications du débit de la parole attirent l'attention du praticien dès le premier entretien sur la véritable histoire pour laquelle le patient vient consulter et que le récit a souvent pour fonction d'occulter. Cette approche n'est possible que parcequ'existe le désir de savoir qui est tout autant la condition de la science que la marque de l'inconscient.
Certains développent actuellement avec insistance l'idée que cette pratique ne nous garantit en rien d'une pure spéculation ( cf JP. CHANGEUX ). C'est laisser de côté les éléments suivants :
- Au-delà de la singularité des histoires, il est possible de repérer des traits communs, des similitudes , des structures qui semblent exercer un déterminisme , une fonction d'attracteur sur l'apparition et le déroulement des évènements de la vie. Dans le domaine de la psychosomatique, le manque, la perte et leur impossible représentation en produisent l'exemple le plus typique.
- d'autre part, le praticien opère un va et vient continuel entre ce qui est de l'ordre de la spéculation, de la modélisation, de la théorie et ce qu'il constate à partir du concret de la cure et qui vient confirmer ou infirmer ce qu'il a conçu. Ainsi comme le soulignent PRIGOGINE ET STENGERS, "On ne fait pas dire tout ce qu'on veut à la nature, et, c'est parce que la science n'est pas un monologue, parce que " l'objet" interrogé ne manque pas de moyens pour démentir l'hypothèse la plus plausible ou la plus séduisante, bref, parce que le jeu est risqué, qu'il est source d'émotions rares et intenses (1)".
- Enfin, il ne faut pas perdre de vue que FREUD, tout au long de son oeuvre, a pratiqué le doute et la remise en questions, a confronté ses modèles aux connaissances scientifiques de l'époque en biologie, en neurologie, en physique ........affirmant clairement son désaccord avec celles-ci quand ses propres conceptions s'éloignaient des connaissances de son époque (ainsi par exemple sur le problème de l'hérédité des caractères acquis). On est loin de l'image que certains aujourd'hui voudraient donner de FREUD : une sorte de délirant paranoïaque, construisant dans un bureau coupé du monde, avec quelques disciples aveugles, une nouvelle religion .
La psychanalyse n'est pas une religion . Elle n'est pas construite sur des dogmes, dont la science imposerait la "révision" au fûr et à mesure de ses progrès,elle est construction d'un savoir sur l'être humain, à partir des avatars de son fonctionnement. Car le psychanalyste ne peut se contenter d'assister médusé au "miracle" de la transformation de ses analysants par une technique dont l'outil est la parole . Il se trouve engagé à toujours tenter de mieux le comprendre et l'expliquer à partir des modèles dont il dispose ou qu'il crée !
La psychanalyse n'est pas une pratique initiatique, plus ou moins transmise par l'imbibition" ou "l'initiation" qu'aurait provoqué chez le psychanalyste sa propre analyse ; elle n'opère pas à partir de vérités premières, de concepts ou de topiques plus ou moins parachutés que l'on plaquerait pour expliquer que "c'est ainsi que votre fille est muette ".
La psychanalyse implique un double dialogue, celui entre l'analysant et l'analyste mais aussi celui entre l'analyste et le champ culturel et social.
La particularité de la psychanalyse en tant que science est donc, à partir d'une pratique du langage de concevoir un savoir nouveau sur l'homme , d'extraire certaines lois et particularités de son fonctionnement et que cet acte soit transformateur. Mais cette démarche, ne peut trouver sa véritable dimension qu'en introduisant un échange constant avec d'autres sciences qui apportent la spécificité de leurs points de vue et de leur méthode.
Si de ces approches diverses du réel émergent des observations et des conceptions semblables, on peut concevoir qu'il y a là l'expression d'une certaine vérité.
Ainsi, en ce qui concerne plus particulièrement la psychosomatique, deux modèles freudiens, celui du travail d'élaboration psychique, et de l'antagonisme pulsion de mort / pulsion de vie, nous semblent aujourd'hui bénéficier des travaux de physiciens et de neurophysiologistes sur : l'épigénèse et l'autostructuration, l'auto-organisation à partir du bruit, la théorie de la régulation des systèmes, la distinction sur le plan énergétique des systèmes ouverts et fermés. On sait par ailleurs l'apport considérable de la linguistique pour la psychanalyse. D'autres modèles freudiens seront sans doute étayés et précisés par une meilleur connaissance de l'espace temps chez l'humain.
Pour nous, donc, le psychanalyste est un chercheur, qui trouve dans le langage de ses patients le reflet sans doute le plus pertinent du réel de leur fonctionnement et il est dommage qu'il puisse donner parfois le sentiment d'un certain isolement alors que sa vocation est de découvrir dans l'humain, souvent avec une certaine avance, les grandes questions qui se posent à la science.
La critique est la deuxième façon pour la psychanalyse de participer à la science . En effet certaines conceptions dites "scientifiques" placées "au péril de la psychanalyse" laissent apparaître rapidement leurs points faibles, leur naïveté , voire leur incohérence . Il en est ainsi de toute approche fixiste de l'humain et à un moindre niveau des approches réductionnistes . ( Pour en donner deux exemples, comment les farouches adeptes d'une nature humaine dictée par la structure biologique animale et les instincts peuvent-ils expliquer la transformation par la psychanalyse, ou plus simplement par les circonstances de la vie, d'une personne dont l'environnement aurait déjà révélé les modules héréditaires; ou encore comment celui qui voit dans les déréglements physico-chimiques l'origine des symptômes expliquera-t'il que la parole les transforme instantanément au point d'en modifier l'effet, effet qui a pu durer très longtemps sans variation majeure .)
Par ailleurs, le psychanalyste rencontre quotidiennement dans le langage de ses patients, les expressions des obstacles épistémologiques et leur origine . Soyez attentifs, par exemple aux multiples métaphores mécaniques ou animales que nous employons en permanence et vous concevrez à quels obstacles se heurte une approche scientifique du corps.
Ainsi peut s'opérer entre la psychanalyse et d'autres sciences un mouvement dialectique entre hypothèses et vérifications, un deuxième "dialogue expérimental" (2) ouvrant de nouvelles perspectives à la connaissance de l'homme, sujet de la science.
C'est dans cette optique que nous allons formuler dans le domaine de la psychosomatique un certain nombre d'hypothèses et de questions dont la caractéristique commune est d'être issues de notre pratique .
Notre propos sera de montrer que la maladie psychosomatique se constitue à partir de deux facteurs essentiels :
- l'interruption du processus de structuration symbolique, qui associe dialectiquement le sujet et les objets.
Chez l'humain, le développement ne peut être dissocié de la fonction symbolique qui détermine la possibilité d'une extériorisation des objets et des autres en tant qu'objets naturels et leur intériorisation sous forme de signes et de mémoire . Ainsi se trouve réalisée une restructuration des évènements et des personnes dans le temps et dans l'espace, dont l'organisation va définir à chaque instant la position du sujet .
Ce processus qui n'est au départ chez l'humain qu'une possibilité devient secondairement une nécessité et participe alors à la dynamique de l'évolution . C'est dans l'opposition conflictuelle entre perception concrète et élaboration symbolique que se constitue un des éléments déterminants de la dynamique, cet "élan vital" qui n'a rien d'individuel ou d'automatique . Cette perception n'est pas du simple registre de la sensibilité. Elle inclut la mémoire des moments contradictoires de souffrance et d'apaisement à partir des divers espaces de déploiement d'un corps dont les limites tégumentaires constituent un carrefour essentiel .
La symbolisation étend la communication, l'échange avec de nouvelles structures, ouvre de nouvelles formes de rapport avec les autres et le cosmos , crée de nouvelles catégories d'espace et de temps . Cette transformation définit une nouvelle organisation évolutive, un nouvel espace biologique qui définit de nouvelles modalités de fonctionnement .
Les conséquences de l'interruption du processus dialectique de symbolisation sont un repli, une stagnation, une disjonction .
Le fonctionnement devient répétitif, circulaire à partir de certains de ses éléments . Il y a utilisation de diverses possibilités de suppléance ( à la fois réelles et imaginaires ). Ceci est repérable tout autant dans la façon dont le sujet, à son insu , organise sa vie et ses comportements, que dans les particularités de son langage qui expriment comme autant de phrases vides et rapportées, ce qui n'a pu être symbolisé. Comportements et spécificités du langage verbal constituent alors la cartographie positive des failles structurales de la personne . S'ils pouvaient être référés à une génétique de la symbolisation, ils constitueraient une mémoire externe de ses altérations fonctionnelles décodable par le praticien . Mais nous ne sommes qu'aux prémisses de cette pratique.
Cette disjonction se produit lorsqu'un événement, à potentialité constituante, n'est pas élaborable psychiquement . Ainsi l'étude de la physiopathologie d'une affection devrait être indissociable de l'étude analytique de la symbolisation chez la personne qui en est atteinte, et des causes de son échec qui peuvent être de différents ordres.
- Le deuxième facteur est le passage du fonctionnement humain d'un système ouvert, à celui d'un système fermé ; Dans ce cas, les échanges ne se produisent plus qu'entre le corps et lui-même , par l'intermédiaire de la mémoire. Certaines parties du corps sont alors en quelque sorte disjointes, externes par rapport à un organisme qui se trouve limité à la surface des téguments . De façon conjointe, s'opère un réinvestissement de certaines parties du corps comme source mnésique de l'évènement insymbolisable (ce qui constitue une sorte de retour temporel, de régrédience) et le recours quasi exclusif aux "courts-circuits" phylogénétiques qui s'organisent en conditionnements .
D'élément de communication participant du système humain dans ses dimensions spatiales et historiques, l'individu vient s'immobiliser dans un fonctionnement organisé sur le modèle de la boucle et du réflexe , dont l'attracteur semble être, alors, la satisfaction de sensibilités réelles et ontogénétiquement primitives .
Nous allons reprendre ces divers éléments plus en détail et tenter, tout d'abord, d'exposer notre conception de la physiologie et de la logique du vivant chez l'humain.
J'ajouterai, ce qui complique encore les choses, que les éléments de ce systèmes existent pour lui en trois dimensions, réelle, imaginaire et symbolique . Ces dimensions sont indissociables du facteur temps .
Spécifions qu'il faudrait considérer selon nous plusieurs temps en échelle et en direction : A coté du temps linéaire qui repère l'organisme dans sa totalité de la naissance à la mort, il faudrait considérer des temps locaux qui ne sont pas forcément identiques au temps des processsus généraux . Ainsi le temps de la cellule n'est pas forcément celui de l'organisme, ni celui du relationnel ou du social . Le temps du psychisme est généralement un temps de construction, inversé par rapport à celui de la dégradation du vieillissement . Ce temps de la dégradation n'est, lui même, pas linéaire comme le montre les réactions organiques à certaines émotions .
Ces dimensions ne sont pas là "d'emblée" pour l'individu ; elles se constituent suivant un processus où s'intriquent le programme génétique qui définit les possibilités matérielles de transformation , la reconnaissance des formes, leur mise en rapports indissociable des relations humaines . Ainsi s'opère un dépassement de ce pré-programme pour tout ce qui sera directement ou indirectement soumis au psychisme. La notion même de mémoire et d'associations induit que le psychisme ne peut être réduit au "système nerveux central".
Chez l'homme, la base concrète du biologique est évolutive. Pour le psychosomaticien il est impossible de rechercher isolément la cause de la pathologie d'un organe ou d'une fonction sans les rapporter à l'histoire et à l'organisation générale qui crée des propriétés nouvelles par rapport à l'addition de celles de ses éléments isolés .
Mais il serait également totalement inadéquat et erroné de limiter cette organisation à la stricte individualité.
En effet, pour nous, cette définition de l'homme se trouve associée aux fonctions qui conditionnent son existence : la fonction sexuelle, la fonction symbolique, la fonction imaginaire, qui s'articulent dans la fonction sociale ; et ces trois fonctions, dans leur réalisation, leur but et souvent leur origine impliquent relations et interactions avec le monde naturel et avec autrui.
L'homme n'existe que comme partie dépendante et participante. La limitation de son fonctionnement à celle d'un organisme tel qu'il apparait sur les planches d'anatomie n'est qu'un vestige de la conception archaîque anthropocentrique où l'âme vient coiffer le corps .
L'homme fonctionne, comme un système ouvert, en interaction avec son environnement . Cette ouverture n'est pas une donnée stable mais se modifie au cours de l'évolution.
Elle participe alors à la gestion de l'économie du système, s'inscrit dans les structures qui l'organisent, intervient dans le processus du vieillissement, est une donnée essentielle des rapports de prévalence qui s'établissent entre les divers registre de sensibilité et donc du fonctionnement global de l'organisme.
Dans ce système ouvert, en relation d'échange nécessaire à tous les niveaux avec d'autres systèmes , certains éléments sont quasiment fermés ou plus exactement très protégés : c'est notamment le cas du génotype . Une "amétabolisation" symbolique de la désaggrégation des rapports réels fondamentaux qui repèrent l'existence d'un individu peut-elle agir à ce niveau?
C'est la question que pose l'anamnèse de nombreux cancers . Autrement dit , les circuits d'information externe/interne s'interrompent-ils à la porte du génome ?
D'autres éléments, ouverts, restent relativement stables , d'autres encore se modifient plus ou moins rapidement et continuellement.
@ Sont stables par exemple, en dehors de la période de leur constitution, de leur entrée en fonction ou de catastrophes somatiques, les grandes fonctions vitales classiques et l'organisation biologique. Cette stabilité apparente ne se retrouve en fait qu'en référence à des cycles qui repèrent la continuité.
@ Est instable, par exemple, le psychisme qui s'élabore et se transforme en fonction de l'expérience et de son fonctionnement propre . Ce processus de complexification et d'auto-organisation progressive offre à l'humain des possibilités d'adaptation nouvelles et diversifiées . Il transforme à partir de sa propre modification les propriétés mêmes des éléments auxquels il est susceptible d'être soumis . Cette acquisition crée aussi de nouvelles dépendances.
Comment s'organise et se maintient l'apparente stabilité d'un sytème en évolution dont certains des éléments varient ? Pourquoi certains événements peuvent ils être insurmontables et entrainer sa dégradation partielle ou totale, alors que dans d'autres conditions ils en seront une expérience constituante ? . La survenue de ces événements est elle aléatoire ou est elle l'expression d'une nécessité ? Pourquoi chez l'humain les aggressions symboliques ont-elles souvent plus de conséquences que les aggressions "naturelles" ? L'atteinte d'un élément, organe ou fonction, plutot qu'un autre peut elle être attribuée à la simple intervention du hasard ou a t-elle une fonction ou une logique repérable? Sur quels critères se jouent la réversibilité ou l'irréversibilité d'une affection ? Quelle action , l'observateur peut-il avoir sur cette évolution ? Existe t'il un déterminisme "historique" que l'observateur pourrait repérer ? Est-il modifiable par l'intervention humaine? Pourquoi considère t-on généralement que la santé constiute une meilleure adaptation que la maladie ? N'y a-t-il pas là idéalisation d'un choix social lié aux conditions historiques de production ?
Ce sont là quelques unes des questions de la psychosomatique auxquelles nous voudrions apporter quelques éléments de rélexion .
Un éclairage particulier peut leur être donné si l'on considère la vie chez l'humain , non pas comme un état donné, ni même comme un équilibre mais comme l'effet d'un mouvement entre systèmes où se conjuguent perte, appropriation, ordre et désordre, transformation et complexification.
On pourrait dire, ainsi, que la logique du vivant est excentrée par rapport à ses supports organiques et que cette excentration variera au cours de l'histoire individuelle et sociale. De même que l'éllipse est définie par deux centres, les mouvements de l'homme vivant ne peuvent se définir que par deux centres indissociablement en relation l'un avec l'autre ; l'un qui définierait sa biologie génétique, l'autre qui définierait sa "biologie culturelle et sociale". Le terme biologie rendrait alors compte de cet espace variable défini à chaque instant autour de ces deux centres, espace qui définit l'être.
La fonction qui organise la relation entre ces deux pôles de la vie est la symbolisation.
On peut s'étonner que lorsque l'on aborde les grandes fonctions vitale, on cite volontiers les fonctions respiratoire, rénale ... digestive qui participent à nos échanges avec le milieu naturel et que l'on oublie la fonction symbolique qui y intervient de façon essentielle .
C'est ce que nous allons maintenant développer.
La symbolisation représente chez l'humain, avec le désir, la condition majeure de sa survie et de son adaptation.
En effet, la capacité extrèmement variée de l'humain de s'adapter aux conditions naturelles et de survivre ne peut être réduite à une collection d'instincts, ou aux mutations génétiques dont à la "faveur" d'un cataclysme ou d'un accident nucléaire, il est susceptible d'être l'objet. Cette capacité n'est pas, non plus, assimilable aux réactions métaboliques que déclenche le "stress" et qui, pour utiles qu'elles puissent être ne sont que très limitées.
Cette capacité est à situer, pour l'essentiel, dans la possibilité qu'a l'homme d'élaborer abstraitement les objets et leurs connexions relationnelles, de leur substituer des rapports et, par là même, de constituer des équivalences, de modifier l'action des choses, de multiplier les réponses possibles .
En créant chez lui de nouvelles possibilités d'échange, elle modifie son espace-temps, multiplie ses capacités de création et de transformation, elle constitue une condition essentielle de sa liberté. Elle lui permet une certaine émancipation du réel.
C'est également de la symbolisation que dépend en définitive le maintien et l'évolution des ressources culturelles et matérielles qui constituent notre deuxième patrimoine héréditaire .
La symbolisation est le processus de transformation du réel en symboles ; les symboles ne constituent pas la simple nomination de l'objet, sa traduction en signe, mais la place qu'il occupe pour le sujet. Le symbole définit donc un rapport. La symbolisation permet la construction du langage qui ouvre à l'homme de nouveaux espaces de développement et qui, à chaque instant, inscrit sa situation temporo-spatiale, exprime son histoire et ses rapports sociaux .
Elle constitue l'infrastructure de la parole dont il faudrait considérer les effets matériels d'échange et de régulation sur l'organisme . Le verbe est matière agissante .
Mais la clinique nous rappelle, par ailleurs, que la modification brutale du rapport symbolique que l'homme entretient avec les autres (son travail, ses rapports affectifs ... sa dignité) ou avec certains objets, peut entrainer des troubles graves, parfois mortels, de ses fonctions naturelles.
Ainsi en-est il lorsque quelqu'un perd celui ou celle qui constituait le référentiel de son existence, son emploi, son pays.
On peut donc concevoir que le mouvement allant du naturel au symbolique puisse se renverser, aller du symbolique au naturel lorsque l'excentration sociale du sujet se trouve remise en cause . L'hypothése peut également être posée que la constitution progressive de l'ordre symbolique pour chaque individu puisse participer à une réorganisation de son "naturel biologique " , la modifier par rapport à son organisation initiale .
Comment peut on concevoir cette réorganisation ? Nous allons sur ce point formuler quelques hypothèses, construites autour des relations entre ordre, désordre, aléatoire et nécessité.
Nous avons situé la symbolisation comme la fonction qui permet au psychisme de s'auto-construire à partir des stimulations sensorielles, des échanges relationnels et de ses propres acquis ; l'inconscient en révèle ses failles, et les moments fondamentaux . Il nous faut alors résoudre un paradoxe apparent : d'une part, l'homme est en permanence soumis à un certain nombre d'excitations , d'informations , de perceptions qui surgissent dans un ordre très divers et qui constituent donc un certain désordre, et pourtant, au delà de la singularité de leurs histoires, les individus ont une évolution et un fonctionnement très semblables dans une structure sociale donnée . Si l'on renonce à l'idée du "tout génétique" , qui ne tient pas scientifiquement(3) , pour expliquer cette similitude, on est conduit à une recherche sur les lois internes qui peuvent conduire, à partir de la diversité des expériences à l'établissement d'une morphologie commune, à considérer qu'il n'existe qu'un nombre restreint de "solutions" structurales pour résoudre un problème fonctionnel donné, et que celles-ci se retrouveront tant au plan du psychisme qu'à celui même de la physiologie des structures nerveuses qui en sont le support .
Mais on est également amené à considérer que ces évènements ne sont pas la simple expression de l'aléatoire mais qu'ils trouvent leur origine, leur existence dans les nécessités mèmes du système . C'est reposer ici la question du "choix" des perceptions tel qu'il s'exprime par exemple dans le livre relu qui ne révèle plus le même contenu, dans le désintéret pour certaines qualités ou objets qui exerçaient autrefois une attraction aujourd'hui incompréhensible, dans la totale "inactivité" de certains évènements hier "stressants" . Ceci est très net chez l'enfant chez lequel on voit les objets ou les personnages s'animer suivant les symboles qu'il élabore, des situations imaginaires et réelles qu'il tente de dépasser .
On pourrait ainsi concevoir que la relation au monde , et en particulier au corps, est directement associée à la logique de l'évolution, que l'ontogénèse, sans fin déterminée chez l'humain, est une extension spécifiquement humaine de l'embryogénèse.
C'est ici, selon nous, qu'il faut placer le transfert, qualité que prennent les objets pour permettre la poursuite du processus de symbolisation, inscription de la nécésssité d'une médiation externe. Ainsi pourrait se concevoir pour la symbolisation un mécanisme assez semblable à celui de la pulsion freudienne : la création d'une nouvelle structure crée le besoin d'un objet stimulant ; la rencontre de cet objet permet la fermeture provisoire de la boucle sur une structure légérement différente de la précédente ..... et ainsi de suite.. s'il le rencontre et qu'il est reconnu dans sa signification.
Il faut ensuite concevoir que la symbolisation soit au niveau même des régulations naturelles , une gestion économique de la réparation des déséquilibres que provoque toute irruption du réel , qu'elle soit interne ou externe. Autrement dit, la possibilité humaine d'une complexification engendrée par l'évènement interviendrait dans le sens d'un anabolisme et non d'un catabolisme . Et nous pouvons dès à présent ranger cette condition parmi les contraintes auxquelles est soumise l'évolution, voire la persistance du système .
Pour l'expliquer , nous pouvons avancer l'hypothèse suivante : la symbolisation est une construction de complexité croissante qui est soumise à une logique . Le langage constitue la structure et l'histoire de cette logique . (Une des questions qui peut être posée est de savoir si cette logique du langage n'est pas elle-même une nécessité pour l'évolution de l'état du système et soumise aux lois de la régulation.)
On peut se demander si on ne retrouve pas là une application des recherches menées par les physiciens sur "les principes de complexité et d'organisation par le bruit" qui montrent comment les organisations se constituent en coopération avec le désordre ( Von FOERSTER )
Ainsi la structure des rapports humains et la langue qui en est à la fois la matière et la forme organisatrice auraient, outre leur fonction de communication, un rôle quasiment biologique; elles permettraient, au prix d'une complexification plus importante que chez l'animal, par la constitution d'un ordre, une plus grande stabilité des mécanismes de la vie .
La constitution de ces structure par la fonction symbolique, utilisant le désordre pour constituer de l'ordre pourrait être un des éléments déterminants de la vie chez l'humain .
Quelles sont les conditions auxquelles est soumise cette fonction si fondamentale pour la vie, comment peut on la décrire ? C'est ce que nous voudrions tenter de faire maintenant .
La symbolisation est un processus qui se reproduit chez chaque individu et qui ne peut se dérouler isolément ; ce processus exige la participation de l'environnement humain, ce qui pose de façon autre la question du terrain et de l'hérédité . Mais ce processus n'est pas assimilable à un simple "contact", une simple "immersion" de la personne avec l'entourage . Il implique entre eux un mouvement dialectique.
Quelle est l'origine de ce mouvement qui conditionne la vie ?
Il faut selon nous la rechercher , non pas dans un principe extérieur (le fameux élan vital, fut-il inclus dans le génôme sous la forme d'un programme ), non pas tant dans les sollicitations externes "extra-ordinaires" auxquelles ce système est soumis (comme dans le cas par exemple de l'émotion) mais essentiellement dans la nature même du système ouvert où se constituent la contradiction et le conflit , le manque et le désir, à partir de sa transformation. (Nous en avons donné un exemple dans l'argument du colloque avec la vision ).
Poser les conditions de ce dynamisme, c'est connaître implicitement celles de sa suspension que nous avons située comme la première condition du déclenchement d'un trouble psychosomatique.
Nous avons montré précédemment que nous faisions de la symbolisation une nécessité vitale, à la fois pour le développement de l'humain et pour le maintien des équilibres qui assurent la vie .
Par ailleurs nous avons montré que si la source de ce processus etait variable, le langage et les outils matériels, qui donneront ,leur capacité fonctionnelle aux symboles, étaient au départ extérieurs au sujet, contenus dans ce qu'il est convenu de nommer l'hérédité sociale .
Tout ce que nous avons avancé a tenté de montrer que la symbolisation ne peut être réduite à une simple intellectualisation , linéaire et individuelle, mais qu'elle trouve sa source même dans sa fonction proprement humaine qui est l'échange , où alternent appropriation et désappropriation, dans divers registres ( du réel, de l'imaginaire et du symbolique ) .
C'est cet échange qui permet en outre que persiste et s'enrichisse l'hérédité sociale.
Il en résulte logiquement que la notion de terrain ne peut plus être abordée sous l'angle de la simple individualité car peut-on concevoir un échange sans réciprocité, voir sans partenaire ?
Ce processus exige en effet qu'à chacun de ces moments se produise une sorte d'accord entre la contradiction du sujet que lui impose la faille entre le possible et ce qui est, sa demande et la réponse d'un tiers susceptible d'apporter sa part à la relation dont va s'extraire le symbole ; ce symbole qui constituera la matrice à partir de laquelle se construiront les relations ultérieures . Cette relation n'est donc pas un simple transfert d'information, mais une véritable création.
Nous voulons montrer par là que la question du "terrain" utilisée en psychosomatique devrait retrouver sa dimension de lieu de rencontre, d'échange et laisser de côté ses métaphores psychiatriques ou pseudo-psychanalytiques, actualisations de la théorie des constitutions qui n'a pas d'autre sens, que d'être une métaphore de la stagnation, chez l'humain . Que d'autre part, il n'est pas possible de l'assimiler à une structure individuelle fixée que le thérapeute aurait pour mission d'étayer, d'utiliser ou de consolider au mieux . Ou bien , nous devons poser clairement la question de la part que prend le "thérapeute" dans cette stagnation.
La véritable question est de tenter de cerner comment se détermine cet échange, quelles en sont les règles, quel en est l'espace de déploiement ( ce que la théorie de l'information nomme le biotope ), comment il peut se réinstaurer lorsqu'il est interrompu . C'est de l'élucidation de cette question que dépend pour la médecine le passage de l'art à la science.
En effet considérer l'environnement comme le réservoir passif du trésor social qui dispenserait ses richesses par simple contact au moment où l'exigence s'en ferait sentir constitue les reliquats d'une illusion qui fait de chaque être le centre de l'univers.
Cette conception placerait l'évolution individuelle sous la dépendance ( plus ou moins bien cernée ) de l'aléatoire.
Ne faut il pas plutôt concevoir que ce que nous appréhendons comme etant notre extérieur ait un rôle plus actif dans cet échange, qu'il participe au déséquilibre qui en constitue le moteur, qu'il puisse le conditionner et qu'il ait donc ainsi un rôle essentiel dans la constitution et la résolution du manque et du besoin ?
Il en est ainsi du mot qui bouleverse, de l'image qui évoque, de la date qui rappelle l'histoire.
Il faudrait également reposer la question de l'origine du besoin et considérer si , comme le propose L. SEVE (4), celui ci ne se constitue pas pour une large part de l'extérieur et non à partir d'un prétendu "besoin animal" interne . Ceci avait été pressenti par FREUD, qui situait dans les contacts , dans ce cas réels, de la mère, l'origine de l'érogénéité du corps, ouverture au champ pulsionnel, mais également aux spécificités de nos perceptions et donc de nos relations au monde. Ainsi l'érogénéité est liée à la fonctionnalité des parties du corps.
Peut on concevoir que cet échange actif participe lui-même , de façon fondamentale aux mécanismes de la vie, qu'il en soit la condition? C'est l'hypothèse que nous développons reprenant la voie que proposait FREUD dans son texte "Au delà du principe de plaisir" (5) où il développe les notions de pulsion de mort et de pulsion de vie . Pour nous en offrir le modèle, il se réfère aux expériences de biologistes démontrant que, dans un milieu fermé , les premiers éléments de matière vivante meurent, alors qu'une intervention extérieure sous la forme de stimulations diverses (irritations, secousses, élévations de température, remplacement du milieu ambiant ) créent les conditions de leur immortalité . Le deuxième degré de sa démonstration est de montrer que ces interventions externes pourraient bien se constituer à partir des éléments mêmes d'un système . Ainsi FREUD voyait dans le couple union-séparation des protistes "le prototype de ce qui doit être considéré comme l'effet probable de l'union sexuelle" . En effet posant la question : " Par quel moyen la fusion de deux cellules peu différentes l'une de l'autre produirait elle une pareille rénovation de la vie " , il répond : "Cette rénovation s'effectue à la faveur de nouvelles quantités d'excitations " .
Cette comparaison de FREUD peut nous permettre de préciser notre conception sur les différences fondamentales qui existent entre l'organisation humaine et l'organisation animale et sur les conséquences thérapeutiques que cela entraîne . En effet on voit ici que si les conditions de la vie sont constituées à partir d'éléments communs, la rencontre, la stimulation et l'échange, ces conditions ont chez l'homme la possibilité de se différencier et de s'auto-générer .Si nous nous cognons aux autres, si nous ressentons des excitations diverses, nous avons d'autres possibilités que le contact direct, nous avons des possibilités de diversification extrêmement étendues . Par ailleurs, nul besoin chez l'humain d'un expérimentateur qui change régulièrement l'eau de notre bocal - tout au moins dans les cas normaux . Le processus même de notre évolution et de notre organisation sociale , nous permettent de nouveaux échanges, de nouvelles découvertes . Il faut également considérer que l'humain travaille dans trois dimensions, le réel, l'imaginaire et le symbolique qui multiplient les espace-temps d'échange. Ainsi, par exemple, 0. MANNONI décrivait il récemment le couple identification-désidentification et chacun a pu percevoir comment une identification de compensation, sans alternative symbolique, peut dans certains cas faire retour dans le réel, je pense ici aux multiples cas où un membre de la famille devient porteur de la manifestation organique d'un autre, faute de pouvoir avec lui un autre rapport.
Nous proposons donc d'aborder la pathologie psychosomatique comme une pathologie de l'échange, une pathologie de l'incompréhensible et de l'indicible, qui traduit le passage d'un système ouvert à un système que caractérisent ses fermetures.
Le "choix" de l'organe est alors lié à la relation symbolique dont il a été le support constituant. C'est en ce sens que nous avons situé cette pathologie organique comme un "retour aux sources", avec participation du corps à la construction du symbolique, c'est à dire à la constitution des rapports sociaux.
J'ajouterai que l'on devrait être, en particulier, attentif au fait qu' à côté des cas où le système se ferme dans des conditions familiales déterminées, , relevant du "psy", il existe également des cas où le système est artificiellement fermé par l'un des partenaires .
Peut-on en effet imaginer ce qui se déroule lorsqu'un des partenaires n'a pas ou plus "besoin" de l'autre, ne se prête plus au jeu de la complémentarité circulaire entre ce qui est et n'est pas, ce que l'un possède et que l'autre ne possède pas ? Est il toujours possible d'aller proposer ses services et sa quête ailleurs ?
Cela sera possible si le système est ouvert, or les conditions de cette ouverture du système sont multiples et peuvent échapper totalement à une personne, voire être confisquées par une autre ou un groupe . C'est ce que nous rencontrons régulièrement dans notre pratique .
Parfois la situation impossible semble servir d'étayage à une question fondamentale du sujet : a quoi je sers, suis-je aimé ? et dans ce cas la non formulation de cette question conduit à la fermeture du système. Mais parfois également, c'est le "milieu extérieur" qui clot artificiellement le système ne laissant à l'individu que le pseudo choix de sa négation matérielle ou de sa négation symbolique.
Nous retrouvons par exemple fréquemment dans ce qui paraît être à l'origine de la longue période de troubles qui a finalement trouvé son expression maximale dans la maladie psychique ou physique , une fermeture de l'expression ou de l'imaginaire durant l'enfance . Je pense notamment à certains deuils ou séparations du premier âge qui se heurtent à l'informulable et à l'irreprésentable, parce que le milieu en a d'une certaine façon inconsciemment ainsi dicté la règle. Soit que le silence soit de rigueur, soit que l'interprétation-réponse soit surdéterminée et ne laisse aucune possibilité de mobilité , de négation, de transformation.
Il existe également des cas où une parole d'autorité, où l'idéologie créant un espace imaginaire, bloque toute élaboration normale des rapports, toute découverte de l'autre, tout échange et toute possibilité d'évolution . Dans ces cas, le mot ne crée pas la chose ou le rapport, il lui interdit d'être. (Divers exemples nous en seront donnés chez le jeune enfant ).
Il existe encore des cas où la transformation de l'être ne débouchant sur aucune possibilité de production de réalisation, trouve là sa butée et conditionne l'entrée dans la dépression et la maladie.
Comment dans ces cas se fait l'interprétation de ce qui se passe ? On pourrait résumer cet état par le passage d'un réseau de signifiants authentifiant l'existence du sujet à celui, inverse, de sa négation .
Il nous semble qu'il y alors passage d'un registre de communication à un autre avec fermeture progressive du système sur le couple d'objets qui en a été le dernier support de représentation et l'espace de son questionnement . Celui-ci n'est plus dialectisable dans le rapport à l'autre et le jeu réciproque des diverses réalités, mais soumis au verdict, à la sentence de celui qui est paré du statut de la Vérité . Le médecin occupe une place particulière qui lui permet la réouverture du système.
Ceci nous conduit à exposer nos hypothèses sur le processus qui constitue le support de l'apparition de désordres psychosomatiques :
Il y aurait trois temps : d'abord, celui de l'expérience où le rapport et l'échange permettent l'appropriation, l'incorporation de la mémoire sociale et l'expression par le sujet au cours du processus qui le constitue.
Le deuxième temps serait celui où, ce processus étant interrompu, se constitue une première cassure . L'environnement joue alors un rôle de substitution et d'étayage, mais les échanges naturels et symboliques se trouvent limités . Nous sommes alors dans le registre du par-être et du parlêtre. L'expérience phylogénétique transmise par l'hérédité culturelle et sociale comble les lacunes de l'expérience individuelle. Il se constitue un décrochage entre le temps individuel et le temps des mutations externes. Ce temps est toujours exprimé dans les premiers entretiens par les redondances, les symptômes, parfois les rêves.
Le troisième temps est celui où cet espace de substitution s'effondre . L'individu est alors réduit pour son adaptation aux quelques résidus instinctuels encore présents chez l'homme, son économie est soumise aux lois d'un système fermé . Suivant que cette régression se fait de façon partielle ou généralisée elle déterminera soit une faille systémique, soit même sa destruction.
Je donnerai de ce processus tres brièvement deux exemples : le premier se situe dans le cadre de la prévention :
Une femme a fait pendant plusieurs années une tachycardie à 160 et une colite grave. Ces troubles ont spontanément disparu avec la rencontre d'un homme qu'elle aime. Elle aborde au cours d'un entretien une phobie de l'abandon qui s'exprime dans son comportement. Elle fait d'autre part de façon répétitive le même rêve : " son mari l'abandonne pour une autre et quelle que soit l'expression de son désespoir, il reste insensible, comme s'il n'avait personne devant lui . Elle le tape violemment ".
Il est aisé pour le praticien d'interroger cette femme sur les circonstances de la naissance d'un frère ou d'une soeur après elle. Il s'avère en effet qu'un frère est né après elle et qu'il est mort à une époque impossible à situer et toujours oubliée, d'une affection cardiaque congénitale.
Nous pensons que cette femme, confrontée à la perte de ce qui constitue ses suppléances, est exposée au risque d'une décompensation psychosomatique. Une partie essentielle de son histoire lui est extérieure et s'exprime par ses connexions symboliques , imaginaires et réelles.
Le deuxième cas est celui d'une femme ayant fait successivement à la quarantaine un asthme, un ulcère du bulbe, un nodule du sein droit bénin, puis un nodule du sein gauche malin et qui vient consulter pour une dépression assez intense .
Les évènements ayant précédé ces diverses maladies sont : le départ de son mari, celui de ses enfants, la perte de son emploi.
Mais la vie relationnelle a véritablement commencé à lui échapper à la mort de sa mère quand elle avait 9 ans . Je la cite :
" Il y a eu une première cassure. La vie s'est arrêtée, c'est une sensation très forte; j'ai perdu ma mère , mes jouets, ma maison. Jamais plus je ne me suis attachée, je tirais plus de plaisir de mes pensées personnelles . Il y a eu une cassure . J'ai fait à cette époque une congestion pulmonaire".
Quand sa grand mère, qui l'avait recueillie, meurt, elle se marie et vit chez sa belle mère.
Quand son mari part, il y avait les enfants qu'il fallait à tout prix élever et nourrir. Après je n'avais plus de raison de vivre.
" Mon opération du sein a marqué pour moi une nouvelle vie. Il s'est produit une véritable coupure "
Nous avons tenté de montrer qu'aucune approche sérieuse des conditions de la vie chez l'humain et de sa régulation ne peut être conçue si l'on ne réseve pas à la fonction symbolique qui réfère l'individu, l'ouvre au langage et à sa production comme humain, une place fondamentale.
La symbolisation n'est pas chez l'homme une simple addition, assimilable au langage ou à la pensée, qui lui donnerait par rapport à l'animal une qualité supplémentaire. Cette acquisition qui se reproduit chez chaque individu transforme son rapport au monde, modifie les conditions de son organisation et nous avons tenté de montrer que cela incluait sa biologie naturelle.
Cette fonction ne peut être que dans la mesure où le système humain reste un système ouvert, dans ses trois dimensions réelle, imaginaire et symbolique .
La maladie psychosomatique est donc, suivant notre hypothèse, essentiellement l'histoire de la transformation d'un système ouvert, dissipatif, où s'élabore et fonctionne la symbolisation, à un système clôturé ou fermé, dont les ressources internes ou les échanges limités au naturel ne peuvent qu'un temps retarder la dégradation et la mort.
Dans l'ouverture de ce système, le langage et la parole tiennent une place essentielle . Non pas comme un accessoire métaphysique, mais à partir des inscriptions fonctionnelles et de la nouvelle organisation de la matière biologique qu'ils induisent.
Notre fonction de praticiens n'est-t-elle pas celle d'une ouverture qui permette que se réengage le processus de la vie ?
1 - PRIGOGINE
§ STENGERS La nouvelle alliance NRF 1983
2 - A. JACQUARD Inventer l'homm Complexe 1984
3 - L. SEVE Marxisme et théorie de la personnalité
Editions sociales 1981
4 - S. FREUD Essais de psychanalyse Payot 1968
et également :
F. .ALEXANDER La médecine psychosomatique PBP
H. ATLAN Entre le cristal et la fumée Le Seuil
B. BETTELHEIM Le coeur conscient
le livre de poche
J-P. CHANGEUX L'homme neuronal Fayard
F. ENGELS Ludwig Feuerbach Editions sociales
Dialectique de la nature "
S. FREUD L'interprétation des rêves PUF
G. GRODDECK Ca et Moi NRF
Le livre du ça NRF
La maladie, l'art et le symbole NRF
F. JACOB La logique du vivant Tel Galimard
KREMER-MARIETTI La symbolicité
J. LACAN Ecrits et séminaires Le seuil
C. LE GUEN Pratique de la psychanalyse PUF
C. LEVI STRAUSS Anthropologie structurale Plon
K. LORENTZ Le comportement animal et humain
Points - Seuil
P. MARTY Les mouvements individuels de vie et de mort
Payot
E. MORIN L'unité de l'homme Points - Seuil
POLITZER Principes élémentaires de philosophie
Editions sociales
J. RUFFIE De la biologie à la culture Flammarion
R. THOM Paraboles et catastrophes Flammarion
P. THUILLIER Darwin § Co Complexe
H. WALLON De l'acte à la pensée Flammarion
Les origines du caractère chez l'enfant PUF
Dernière mise à jour : dimanche 5 octobre 2003
Dr Jean-Michel Thurin