Pierre THUILLIER
Pour qui s'interesse au fonctionnement des connaissances, le cas de la psychosomatique est un riche sujet de réflexion ; et d'autant plus riche qu'il ne concerne pas seulement la théorie, la spéculation ; mais la pratique, à savoir l'exercice même de la médecine. Sur l'aimable invitation des Docteurs PACAUD et THURIN, je suis prêt à me risquer dans ce domaine, taut au moins à dire sommairement comment je vois la situation de la psychosomatique dans notre culture. Mais que ce soit bien clair : je ne suis ni un scientifique ni un médecin et n'étant pas biologistenon plus, je ne suis pas un expert du corps ; n'étant aucunement psychologue je ne sais rien de sérieux sur l'âme .. Je m'occupe seulement d'histoire et de philosophie des sciences ; je voudrais que les limites de mes remarques soient d'emblée bien soulignées.
Pour commencer : qu'est que la "psychosomatique" ? Plus brutalement : s'agit il d'une "science" ?. On pourrait facilement croire que la réponse est positive ; et définir la psychosomatique comme la discipline qui s'occupe des multiples interactions susceptibles de se produire entre le psychique et le somatique. Si l'on voulait être prudent, on pourrait ajouter que cette science n'est pas encore très développée et n'a pas une place bien reconnue dans les institutions d'enseignement et de recherche. Mais le premier fait culturel qu'on peut constater, c'est que la "psychosomatique" n'a pas d'existence officielle en tant que telle. Bien sûr (et vous êtes bien placés pour le savoir dans l'Ecole Lacanienne de psychosomatique, il arrive que l'on utilise cette expression dans certains textes. Mais à la limite, c'est une faute de langage ! Car les puristes feraient remarquer que les dictionnaires (autant qu'on puisse voir ) se contentent de mentionner l'adjectif "psychosomatique". Le substantif n'est pas signalé ; et, à plus forte raison, il n'est jamais indiqué que la psychosomatique est une science. Cela même, en soi, mérite de retenir l'attention. La culture dominante reconnait implicitement, par l'intermédiaire des dictionnaires, qu'il y a des faits psychosomatiques (c 'est à dire des faits qui "concernent à la fois le corps et l'esprit (voir le Petit Larousse, 1981, par exemple). Mais il n'y a pas à proprement parler de science psychosomatique.
Qu'est ce donc que la psychosomatique ? En fait, dans la langue officielle, les deux expressions qui sont évoquées sont celles-ci : "médecine psychosomatique" et "trouble psychosomatique". Si l'on fouille un peu, on se rend vite compte que cette sorte de médecine est en général considérée comme "marginale". En fait, il faudrait plutôt la classer dans les "médecines parallèles" que dans la médecine légalement reconnue ; et de là à penser que les recherches en psychosomatique ne peuvent être menées que par des marginaux, par des amateurs, par des gens "pas sérieux", il n'y a qu'un pas. L'anatomie, la physiologie, l'histologie, la biochimie, ça c'est solide ! la psychosomatique, elle , relève de la spéculation plus ou moins fantaisiste: elle n'est pas "garantie" par l'existence de chaires magistrales épistémologiquement et juridiquement validées.
Si l'on veut présenter la situation en termes plus galants, on dira que les institutions psychosomatiques sont de type philosophique. Voici comment un Dictionnaire de la langue philosophique (P Foulquié, PUF, 1962) s'exprime : il s'agit d'une "conception médicale qui tient particulièrement compte de l'action du moral sur le physique". On peut voir là un bon reflet du sentiment général. .Prendre au sérieux la psychosomatique, c'est manifester un choix philosophique ; c'est se rallier à une certaine conception de l'homme c'est adopter l'opinion que le "composé humain" (si je puis dire....) doit être étudié selon des méthodes autres que les méthodes analytiques. Nous en arrivons ainsi à un point crucial, à cette notion d'analyse à laquelle l'occident attache un si grand prix.
Permettez moi d'insister lourdement là-dessus : étymologiquement, comme le prouve n'importe quel dictionnaire grec, analyser veut dire "défaire", "dissoudre", "détruire". Le mot d'ordre selon lequel il faut analyser, encore analyser, toujours analyser, ce mot d'ordre est une invitation à décomposer et à détruire. Pour le progrès des connaissances, il faut admettre que les procédures analytiques peuvent être utiles. C'est très largement grâce à elles que s'est constituée la "science moderne", que ce soit en physique, en chimie ou en biologie. Mais enfin, c'est l'expression d'une philosophie de la destruction. On se heurte donc à ce problème : la science après avoir décomposé ses objets en pièces détachées, ne devrait- elle pas ensuite les recomposer ? Mieux encore, est-il sûr que l'analyse elle même, sous les formes actuellement pratiquées, ne contribue pas à rendre incompréhensibles certains aspects essentiels des objets qu'on prétend étudier ? Nous sommes au coeur d'un débat philosophique (épistémologique) qui concerne directement la psychosomatique.
En résumé, tout se passe comme si l'Occident avait coupé l'homme en deux le "psychique" d'un coté, le "somatique" de l'autre, comme si le succès même de cette "analyse" avait fait oublier que l'homme avait aussi un fonctionnement global. Les cellules, les gênes, les neurones, tout cela est bel et bien. Mais suffit-il de démontrer l'homme comme un réveil-matin (ainsi que le veut la philosophie mécaniste qui domine l'Occident pour comprendre le fonctionnement concret et global de ce même homme ? Il semble que la réponse affirmative ne s'impose pas. Malgré les évidents succès de la philosophie mécaniste et analytique, on a souvent l'impression que notre science est impuissante et pauvre dès qu'elle doit affronter certaines questions fondamentales concernant la vie humaine réelle (et concernant évidemment la médecine, au sens le plus large du mot). En m'exprimant ainsi, je ne veux absolument pas plaider pour je ne sais quelle vision "mystique" de l'homme ; je ne songe aucunement à réhabiliter telle ou telle doctrine plus ou moins idéaliste et plus ou moins confuse. Mais il est légitime de s'interroger sur les limites des procédures analytiques (ce qui conduit à une réflexion proprement épistémologique) ; et également sur la conception de l'homme qui accompagne et prétend justifier ces procédures (ce qui conduit à un débat culturel, à une réflexion sur ce que signifie dans la vie quotidienne le succès d'un certain "mécanisme vulgaire".
Nombreux, en fait, sont ceux qui ont ressenti et exprimé à leur façon un sentiment de méfiance à l'égard de ces schémas où l'étude du corps est totalement coupée de toute étude sur l'homme réel, considéré comme un tout. L"écologie" elle - même, d'une certaine manière, peut servir de référence. Peut être d'ailleurs vaut-il mieux parler de "l'écologisme", c'est à dire d'une philosophie qui récuse l'impérialisme des méthodes analytiques. L'une de ses idées majeures est en tout cas claire: pour des raisons à la fois pratiques et théoriques, il importe de considérer les êtres vivants dans leur contexte, dans leurs intéractions réciproques dans leurs équilibres globaux. Une certaine analogie est sensible avec la tâche de la psychosomatique : l'objectif (me semble t-il) est de restaurer une vision plus unitaire, de rendre possible non seulement une "synthèse" des savoirs existants (physiologie, génétique, biologie moléculaire, etc.) ... mais une saisie plus directe (et spécifique) de certains phénomènes majeurs. Culturellement, le projet même de parler de l'homme sans le découper en tranche est riche de sens et de conséquences. Pour s'en tenir à la médecine, il est clair que les bénéfices pourraient être immenses.
Le plus fort, c'est que tout le monde (ou presque) le sait.... Je veux dire par là que les pires représentants de la philosophie mécaniste savent que le "corps" et l'"âme" sont étroitement associés ! Qui ne connait des médecins ayant l'art de traiter leur patient de façon intelligente, en considérant leur manière de vivre, leurs préoccupations professionnelles et leur vie affective, leurs ambitions et leurs déceptions, leurs espèrances et leurs frustrations, leurs joies et leurs peines ? Admettre que ces médecins là sont meilleurs que les médecins uniquement obsédés par les examens radiologiques, les analyses de laboratoire et les thérapeutiques chimiques ou chirurgicales, c'est déjà admettre que la psychosomatique " a raison", au moins dans le principe.... Autrement dit, il y a des arguments à la fois simples et puissants qui sont plus ou moins clairement perçus par une foule de contemporains, qu'ils soient profanes ou "savants" ; et ce, même dans une société comme la nôtre où triomphent les sciences analytiques et mécanistes.
Pourtant, dès qu'on parle du statut "scientifique" de la psychosomatique aux représentants des sciences bien reconnues (biologistes moléculaires, généticiens, pharmacologistes et autres), on peut s'attendre à des ricanements plus ou moins condescendants : "Bof ! la psychosomatique n' a pas de méthode lui permettant de travailler sérieusement ; elle dispose seulement de faits qui ne sont pas toujours très probants, et que, de toute façon, elle est incapable d'expliquer avec précision". Personnellement, je trouve ces propos souvent fort suspects. D'abord, comme vous le savez mieux que moi, parce que de nombreuses observations sont bien établies et ne pourraient être contestées que grâce à des contre-expertises précises. Ce n'est pas par de simples doutes à priori qu'on peut écarter des "faits" de ce genre : les enfants qui "refusent" de grandir lorqu'ils se trouvent dans un milieu auxquel ils s'adaptent très mal, les maris qui guérissent de leur asthme lors du décès de leur épouse, les cancers qui "repartent" de plus belle après un traumatisme affectif, etc... Ces somatisations peuvent toujours être discutées, je pense, par ceux qui veulent à tout prix des "causes organiques", des explications "moléculaires". Mais il semble impossible, raisonnablement de les rejeter en bloc. Mieux encore, la médecine officielle sait très bien que la psychosomatique est déjà installée chez elle ! Il suffit de mentionner l'effet placébo, dont la réalité et l'efficacité sont amplement confirmées. On pourrait aussi parler du rôle du "moral" du malade dans le processus de guérison et de divers autres phénomènes. Mais, surtout devant vous, c'est inutile. Le vrai problème, en l'occurence, est ailleurs. Si maints scientifiques manquent de tendresse à l'égard de la psychosomatique, c'est sûrement pour d'autres raisons.
Raisons qui peuvent s'exprimer à travers des considérations sur la méthodologie (ou plutôt sur l'absence de méthodologie psychosomatique) ; mais qui risquent d'être fréquemment de nature philosophique. Car, une fois qu'on a admis l'existence de "faits" à expliquer, c'est l'enthousiasme épistémique qui s'avère le plus nécessaire... Les méthodes, il y a de bonnes raisons de croire qu'on les trouvera si on a vraiment envie de les trouver ; et seulement si on a envie de les trouver. Le jour où la "science", au lieu de se complaire dans le mécanisme biochimique, se décidera concrètement à élargir son champ de vision, elle aura une chance de progresser vers une psychosomatique scientifique. Du moins peut-on le penser sans pour autant se faire traiter d'illuminé. Chaque savoir, si on regarde bien, s'est constitué à partir de présupposés philosophiques ; et une "philosophie de la maladie" un peu moins simplette aurait assurément des services à rendre.
Comme il faut aller vite, je dirai simplement que le désir de trouver des "causes matérielles" à chaque maladie n'est pas aussi convaincant que le disent les partisans du mécanisme. Dans vos textes relatifs à la psychosomatique, j'ai pour ma part été très sensible à tout ce qui concerne, de près ou de loin, la notion d'équilibre. Un être bien portant, c'est un être "adapté" à sa situation, un être qui jouit de sa vie, du contact avec les autres et avec le monde qui l'entoure. L"équilibre", c'est cela, cette sorte d'harmonie, cette sorte de plénitude dynamique (et non pas un équilibre statique, un état inerte, évidemment). Dans cette perspective la maladie n'a pas pour "cause première" un dérèglement physiologique. Il faudrait plutôt dire l'inverse c'est le dérèglement qui est second, et qui exprime le déséquilibre du sujet. Si le sujet vit bien, ("est bien dans sa peau"...), il n'est pas malade. S'il vit mal, il est en permanence dans le stress et le conflit, s'il est bléssé ou frustré par ce qui l'entoure, il devient malade. A la limite on peut penser qu'il "inventera" sa maladie. Il me semble qu'en posant la question de cete façon (excusez moi si je trahis vos idées), vous mettez le doigt sur quelque chose qui n'est pas nouveau du tout et qui est nettement présent dans la définition même de la santé formulée par l'O.M.S. Mais quelque chose que notre société scientifique et technique tend perpétuellement à oublier.
Il va de soi que cette conception n'implique pas le rejet pur et simple de la biochimie... Que les somatisations mettent en jeu des mécanismes physico-chimiques, moléculaires, cellulaires, etc. Il ne s'agit pas de le nier ; ce serait inapte (et les médecins, que vous êtes, en sont convaincus). En certains cas, il est facile également d'admettre que des causes "physiques" immédiates (radiations, microbes, lésions diverses, empoisonnements, etc.) .... perturbent les organismes. Mais le point essentiel est qu'on ne peut pas réduire l'étude de la maladie à l'étude de ses "causes physico-chimiques ; et qu'on ne peut pas faire de la médecine, ni même de la biologie humaine, en négligeant la notion de sujet. Il faut d'abord comprendre que la vie est une aventure vécue par un sujet ; et que le but de la médecine est de permettre aux hommes de vivre cette aventure en sujets heureux. A partir de là la nécessité de la psychosomatique devient une quasi-évidence ! car le sujet humain est un tout ; il vit à la fois comme psyché et comme corps ; et ce sont les mécanistes (ceux de l'esprit aussi bien que ceux du corps) qui apparaissent comme des praticiens aberrants, maladroits et déraisonnables... Fascinés par les succès des sciences analytiques, prisonniers de leurs spécialisations, ils se révèlent incapables de prendre en charge tous les aspects de la vie des hommes.
Pour éviter tout malantendu, je répéterai que la conception psychosomatique ne fera pas disparaitre le besoin d'explications en termes de molécules. Que les défenses immunitaires et leur fonctionnement puissent et doivent être décrits en recourant au langage des immunologistes d'aujourd'hui, tenons le pour acquis. L'essentiel toutefois, serait de savoir pourquoi ces défenses semblent tributaires des variations concernant "l'équilibre" global du sujet. Pour le moment, les recherches de la psychosomatique ne semblent pas capables de dire en détail comment s'opère cette interaction ; et le travail est donc à faire. Mais ce serait déjà beaucoup si la "dignité scientifique" de cet objectif était pleinement reconnue ; et, plus généralement si, était également reconnue, la nécessité de faire une place dans l'enseignement médical à ces sortes de préoccupations.
En effet (je terminerai là dessus), il semble que toute notre culture et tout le fonctionnement de notre science et de notre médecine fassent obstacle à un véritable développement de la psychosomatique. Spontanément, dans notre société industrielle riches en gadgets mécaniques, chimiques et electroniques, la confiance va aux spécialistes des "sciences dures" : à ceux qui manient des microscopes perfectionnés, parlent de microns, de nucléotides et de chromatographie. Spontanément aussi, le système médical fait une place de plus en plus grande aux examens spécialisés, à la pharmaco-chimie etc ... C'est tout un contexte social et professionnel qui, par sa nature même, tend à exclure, plus ou moins brutalement la problèmatique des psychosomaticiens. Façon de dire que toute réflexion sur cette discipline exige qu'on se penche sur diverses questions qui, apparemment n'ont rien à voir avec l'épistémologie et la recherche... Sinon, on risque de croire que les difficultés sont seulement techniques, théoriques, méthodologiques. Ce qui n'est certainement pas le cas. En fait, les enjeux sont également socio-culturels. Toute une conception de ce qu'est l'homme est en cause ; et c'est seulement avec une juste conception qu'il deviendra possible de mobiliser les forces nécessaires pour construire une authentique science psychosomatique. Mais est-il possible, dans l'état actuel, que notre société prenne la ferme décision de constituer une telle science (et accepte de modifier ses pratiques en conséquence )?.
Les transformations qui s'opéreraient dans la médecine seraient en effet importantes . Naturellement, les ressources déjà acquises auraient toujours une utilité. Qu'il s'agisse des méthodes d'examen ou des médicaments, il serait bon de rester capables de faire face à toute éventualité.; mais l'état d'esprit général changerait : le but principal serait d'aider le consultant à retrouver un mode de vie adéquat, dans lequel l'état de "malade" n'aurait pas sa place. Le premier souci ne serait donc pas de faire disparaitre aussi vite que possible tous les symptômes. Dans les cas d'urgence, oui... Mais la vraie fonction de la médecine ne serait pas de systématiquement prescrire médicaments et interventions; bien plutôt, conformément à une vieille tradition un peu trop oubliée, le succès consisterait à restaurer un équilibre global menacé. Le dialogue actif et "global" qui s'établirait avec le malade dépasserait de beaucoup les limites des thérapeutiques qui prédominent encore. Dans le contexte d'aujourd'hui, ces changements de visées et de méthodes apparaîtraient, sans doute, comme "révolutionnaires".
Sur le plan de la recherche, les présupposés théoriques s'assoupliraient. A l'heure actuelle, on a parfois l'impression que le progrès consiste surtout à détruire une à une les maladies. Eradiquons, éradiquons ; et finalement, à coups d'antibiotiques et autres vaccins, il n'y aura plus de maladies ! il ne serait pas impossible que cette philosophie bio-médicale soit d'une grande naïveté. Car il est certainement efficcace, dans une large mesure, de lutter contre le microbe A, le virus B etc... Localement, si l'on peut dire, cette tactique permet des victoires parfois spectaculaires. Mais il est difficile de croire que les problèmes de fond relatifs à la santé humaine, pourront être résolus exclusivement de cette manière. Dans la perspective de la psychosomatique, mieux vaut supposer que c'est l'état global du sujet qui compte. Une fois de plus, si ce sujet n'arrive à bien assumer sa situation d'homme, il sera "malade". Autrement dit, son déséquilibre et son insatisfaction trouveront le moyen de s'exprimer à travers une "maladie" ou une autre. Ou bien il se produira une perturbation de son système physiologique, ou bien il se "laissera" envahir par un agent microbien ou autre. La naïveté dont je parlais se résumerait ainsi : il est un peu trop simple d'imaginer qu'on peut supprimer les maladies tout en conservant des situations pratiques (sociales, professionnelles, affectives, etc....) dans lesquelles se débattent des sujets humains... La vraie médication, à long terme c'est de constituer un milieu où les gens n'aient plus besoin d'être "malades". Pour en arriver là, la psychosomatique serait sans doute aussi utile que la chimie de macro molécule mais je dois cesser de rêver et vous laisser travailler.
Dernière mise à jour : dimanche 5 octobre 2003
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