Colloque de Royaumont

"Pour une approche scientifique de la psychosomatique".

Actes publiés dans le Bulletin de l'Ecole Lacanienne de Psychosomatique n°1


THEORIES ET MODELES : QUELQUES POINTS DE VUE

Alain MARUANI . Physicien


Je voudrais d'abord remercier le Comité Organisateur du Colloque, et Jean-Michel THURIN en particulier, de l'honneur plutôt intimidant qu'ils m'ont fait en me conviant à cette tribune. Il s'agit pour moi d'énoncer quelques unes des interrogations d'un physicien praticien particulier devant un certain nombre de questions générales où la physique est concernée, l'idée étant que la physique n'est pas nécessairement la seule concernée par ces interrogations ; deux exemples en ont déjà été fournis dans des exposés antérieurs par les questions : comment le prévisible peut-il se déduire de l'imprévisible, comment s'organisent les frontières d'un système . Je m'efforcerai de parler d'abord des approches morphologiques et des approches microscopiques des systèmes non pas pour montrer comment elles s'opposent mais pour montrer comment elles s'éclairent l'une l'autre puis je dirai quelques mots sur un certain nombre de résultats sur la théorie de la complexité ; cette théorie s'intéresse en particulier aux systèmes qui ne peuvent pas se dire avec les équations .
L'interdisciplinarité sous laquelle se place cette rencontre implique différents niveaux d'intégration de l'activité scientifique . Par exemple, pour la physique bien sûr, à la sortie du monde très violent des particules fondamentales, les atomes dont les propriétés physiques déroutent le sens commun et la description par le langage ordinaire, me contraignent à une réflexion minutieuse sur la réalité . Les molécules vues comme des systèmes atomiques spécifiques ont des propriétés chimiques caractéristiques ; les cellules, vues comme des assemblages de molécules posent les questions de la biologie ; plusieurs cellules, en interaction, peuvent constituer un organisme dont l'étude met à l'épreuve la sagacité des chercheurs en physiologie . L'être humain est le siège du fonctionnement, peut être interconnecté, de plusieurs organismes et il a aussi une activité repérable sous la rubrique de "psychologique" et, comme il n'est pas bon que l'homme soit seul, il est généralement en société . Le lieu d'enchevêtrement de ces niveaux, entre lesquels circule une multiplicité de sens, pose des problèmes fondamentaux liés d'abord à leur existence objective . Ce que nous décrivons n'est il pas en fait déterminé par nos techniques ou nos reconstitutions mentales, le vocabulaire de la chimie est il adapté à l'étude de l'anatomie ? Et sinon comment parler de ce pourquoi nous n'avons pas encore de langage adéquat ? A un niveau plus radical qu'est ce qu'une explication physique, quel est le statut de causalité , quel est le lien entre mesure et mathématique , quelle est la valeur d'une phénoménologie, quel est le sens d'un concept ?
En tant que physicien, je sais qu'il existe des problèmes à traiter et j'essaie de les déplacer, ce qu'avec mon langage j'appelle : résoudre . Les questions dont je traite m'apparaissent incomparablement plus simples que celles de la vie quotidienne . Par exemple, il s'agira de décrire les tribulations d'un électron dans un paysage atomique au repos, analogue au sel de cuisine (fig. 1), alors que les problèmes du jour ne me semblent pas décorrélés de celui de l'amateur d'art que je vous présente maintenant (fig. 2). Une dame regarde par sa fenêtre le toit qui recouvre un galerie de peinture. Entrons dans cette galerie et marchons dans l'allée de gauche ; nous rencontrons un visiteur que nous ne dérangerons pas plus avant et nous voyons un jeune amateur d'art et la manière même dont nous le voyons implique que les dimensions de sa tète sont disproportionnées par rapport à celles de sa main . Le jeune homme observe la projection à deux dimensions d'un monde que nous savons être à trois dimensions . La gravure comprend d'abord un bateau puis de l'eau puis le quai et les maisons .
Le tableau est distordu et si le jeune homme portait son regard un peu plus loin, il pourrait se voir lui mème comme faisant partie de l'image . Or il ne le fait pas ; est-ce qu'il ne le veut pas ou est-ce qu'il ne le peut pas ? On serait tenté de faire intervenir ici la théorie de la complexité . Je propose de ne pas se laisser séduire par les sournoiseries de la métaphore et je reviens donc à mon électron. Mon jeu consistera en fait à mettre en relation l'étude d'un certain nombre d'équations et le comportement du système matériel ; je prétendrai comprendre les choses lorsque je serai en mesure d'affirmer des propositions sur les mécanismes essentiels, c'est à dire d'échafauder une représentation du réel observable . Je prétendrai aussi comprendre les choses lorsque je serai en mesure d'énoncer une loi et de me targuer ainsi du pouvoir prédictif à partir d'un certain nombre de principes formels. En aucun cas cependant, je ne serai en mesure d'exhiber une procédure qui valide structurellement une théorie puisque ce ne sont pas les axiomes qui sont testés mais leurs conséquences ; une hypothèse, au mieux, est satisfaisante . En d'autres termes : les principes relèvent ils de la stricte activité rationnelle ou de l'induction à partir de la constatation de la régularité des phénomènes et dans ce dernier cas la statistique serait-elle autre chose que le fait de payer tribut à l'ignorance ? Nous abordons ici le problème important du lien entre la théorie et l'expérience et le problème quelquefois explosif entre les théoriciens et les expérimentateurs . Il est clair qu'un effet général de l'abstraction est qu'elle ne peut s'adresser à la très grande variété des faits ; il est clair aussi qu'une mesure donnée ne concerne qu'une situation très particulière et quasiment unique. Les fossés ou les murailles entre les deux peuvent être plutôt difficiles à franchir. Cela dit, l'exigence permanente d'une correspondance clairement formulée entre les concepts, par exemple l'électron, et le donné sur lequel se fonde une science rencontre en permanence le conflit entre les certitudes de la raison et les incertitudes de la mesure. L'abus de langage que je viens de perpétrer sur le mot certitude n'est ici que trop évident et c'est une tentation récurrente que d'opérer des glissements de sens entre les approximations du langage courant et la rigueur du langage mathématique . Les activités interdisciplinaires se heurtent aux deux difficultés que je viens de mentionner .
D' abord, en l'état des choses, elles ne peuvent, me semble-t-il que concerner des problèmes fondamentaux ; ensuite elles sont immédiatement confrontées à la nécessité d'un formalisme précis et général . Un exemple classique de cette situation est donné par la théorie de l'information élaborée par SHANNON et dont il sera parlé plus en détail demain par ADOUL. En tant que théorie formelle , elle a pu être applicable à la biochimie moléculaire dont le discours est silloné de mots tels que codage, message , transmission, information . Par exemple, et je parle ici sous votre contrôle : l'entrée sera la séquence des quatre nucléotides de l'ADN, la sortie la séquence des 2O acides aminés d'une protéine, et il y a ici lecture d'un message écrit dans un alphabet de 4 lettres et transcrit dans un alphabet de 2O lettres. La difficulté est ici la localisation, je reprends le mot utilisé au début de l'exposé, la localisation du programme génétique, puisque la lecture du message exige l'activité d'enzymes produits par cette production ; c'est cette remarque qui a conduit ATLAN à construire son modèle d'ordre ou d'auto-organisation par le bruit où le jeu des situations possibles , on appelle cela attracteurs , mot qui a déjà été prononcé par THURIN tout à l'heure, le jeu des attracteurs n'est pas déterminé antérieurement et extérieurement au paysage, mais ce jeu d'attracteurs ne s'engendre que dans le mouvement où il s'actualise . L'observateur joue ici un rôle essentiel.

Le langage naturel de ce que l'on appellait auparavant et ailleurs la philosophie naturelle est la mathématique ( Fig. 3 . Cette figure parle des mathématiques ; cela pour satisfaire les tenants de l'une et l'autre des formulations) . Elle apparaît souvent comme une syntaxe, l'intelligibilité exigeant une sémantique. On peut se demander si la signification des mots ( Fig. 4) est indépendante des structures syntaxiques ; on peut aussi bien discuter des propriétés locales ou globales des systèmes, du degré de finesse avec lequel, la réalité est découpée . Les systèmes macroscopiques que nous observons usuellement sont constitués d'un nombre très élevé de particules ; c'est un nombre qui comporte plus d'une vingtaine de chiffres . Nous reconnaissons un ordre dans certains systèmes et nous lui donnons des attributs tels que symétrie, périodicité . Je ne discuterai pas de savoir si cet ordre est dans les choses ou si nous le mettons de force : COPERNIC et Bertrand RUSSEL ont eu là dessus des opinions différentes.
La physique statistique classique, celle du 19° siècle, a permis de traduire en nombre la quantité de désordre des systèmes et BOLTZMAN a lié ce nombre à un jeu de probabilités associées à ce système . Ici, la probabilité est le concept dont on habille notre impossibilité calculatoire pour les grands systèmes, concept dont on voit immédiatement l'efficacité opératoire du fait qu'une connaissance individuelle de chacun des individus et des atomes nous serait certainement inintelligible . Ce statut subjectif du hasard ne contredit pas nécessairement une vision totalement déterministe des mécanismes . Un grand débat cependant traverse le monde de la physique sur les frontières du déterminisme strict . Une thèse soutenue par PRIGOGINE et ses élèves de l'Ecole de Bruxelles pose que le diagramme de bifurcations d'un système, (je ne définis pas pour le moment le mot bifurcation, contentons nous du sens intuitif que nous lui donnons), le jeu de bifurcations d'un système n'est pas indépendant des fluctuations dont la population étudiée est le siège ; c'est ici faire jouer au hasard un rôle nouveau tout à fait positif et imposé par le mode d'intelligibilité du réel .
C'est assigner une limite subjective à ce que l'on a à connaître d'un système ; je précise ici, mais je n'y reviendrai vraisemblablement pas, que le mot subjectif ne conviendrait pas en mécanique quantique qui est une discipline qui a engendré ses propres limites objectives . Au voisinage d'une transition, et il suffira ici d'une représentation intuitive des phénomènes, les fluctuations des états d'un système atteignent les mêmes ordres de grandeur que les valeurs moyennes et participent donc de l'objet à décrire ; c'est dire donc que les lois physiques désignent elles-mêmes les points critiques où elles perdent leur légitimité et la fluctuation amplifiée fait aboutir à une nouvelle situation régulière . Le déterminisme strict est ainsi éraflé ; en compensation de cette éraflure, il y a échaffaudage d'une théorie microscopique de l'irréversibilité , un regard sur la possibilité de la matière de se structurer et pour PRIGOGINE .... un prix Nobel .
Je fais une incidente en signifiant qu'il existe des formalismes du hasard : un exemple tout à fait élémentaire à ce sujet ....... prenez le nombre "PI" qui a une infinité de décimales, aucune régularité n'a pu être trouvé et pourtant "PI" n'est pas un nombre quelquonque, c'est un nombre que l'on calcule et pour lequel il existe doncdes règles de calcul parfaitement déterminées . Réciproquement, il est possible d'exhiber des systèmes simples parfaitement déterministes et qui peuvent conduire à des comportements chaotiques , j'en exhiberai peut être un tout à l'heure . Cest à dire, traduit en langage ordinaire , que ces systèmes ont des comportements d'une instabilité telle que la connaissance de leur passé ne renseigne en rien sur la prévision de leur futur ; il y en aura des exemples tout à l'heure .
Je vais aborder dans les quelques minutes qui nous restent la question du décidable et de l'ordinateur . Il existe des représentations des mécanismes physiques ou des mécanismes en général qui mettent en jeu ce que l'on appelle des automates cellulaires. Les automates cellulaires sont un ensemble d'objets qui peuvent prendre un certain nombre d'états, par exemple deux états 0 et 1, allumé ou éteint , et qui sont soumis à des règles de calcul, des règles de transformation ; à partir d'une situation donnée, ils évoluent à la mesure des règles de calcul qu'on leur a données . Les automates cellulaires qui sont capables de calcul peuvent simuler le comportement de n'importe quel ordinateur et puisque tout processus physique peut être représenté par une séquence de calcul , ces automates peuvent simuler tout système physique . Par exemple : s'il y avait un algorythme qui pouvait déterminer le comportement de ces automates plus vite que les automates eux-mêmes, l'algorythme permettrait d'accélérer toute dynamique et cette contradiction logique implique que l'on ne puisse trouver de court-circuit général qui puisse prédire l'évolution de tout ou partie . La possibilité de questions indécidables dans les modèles mathématiques ou les systèmes physiques peut se voir comme une manifestation du théorème de GÖDEL sur l'indécidabilité en mathématiques. Ce théorème affirme qu'il existe des propositions , dans le langage de l'arithmétique, par exemple, dont on ne peut affirmer le faux ou la véracité en un nombre fini d'étapes; pratiquement il y a plusieurs cas où le plus petit nombre, ayant telle ou telle propriété, est extrêmement grand et souvent ce nombre se trouve en testant successivement le jeu des nombres entiers . Les irréductibilités dont je viens de parler assurent des limites fondamentales au champ des théories physiques ; au-delà d'une certaine abstraction et je répète que les recherches interdisciplinaires doivent se limiter pour le moment à un niveau d'abstraction plutôt élevé, au delà d'une certaine abstraction on ne peut obtenir de résultat que par simulation directe ; en-deçà, le degré de difficulté dépend des objets mis en jeu dans la simulation et l'étude morphologique s'impose.
De la même manière qu'une instruction unique dans les langages de haut niveau des ordinateurs correspond à plusieurs inscriptions dans un langage plus élémentaire, de la même manière, chaque étape d'une équation différentielle qui régit l'aspect macroscopique d'un système rend compte d'un très grand nombre de processus moléculaires possibles . En rendant possible l'étude des phénomènes d'une complexité antérieurement inabordable, l'introduction de l'ordinateur a rendu envisageables de nouvelles inflexions en science. Les lois scientifiques sont vues comme des algorythmes étudiés en tant que tels sur des ordinateurs , de nouveaux aspects des phénomènes naturels sont accessibles où les mécanismes physiques sont mis en correspondance avec le mode de fonctionnement même des ordinateurs . Cette correspondance déborde largement le cadre traditionnel de la physique .
S'agit-il là d'un nouveau paradigme ? Peut-être bien mais il s'agit là d'une autre histoire ..............



Dernière mise à jour : dimanche 5 octobre 2003
Dr Jean-Michel Thurin