Colloque de Royaumont

"Pour une approche scientifique de la psychosomatique".

Actes publiés dans le Bulletin de l'Ecole Lacanienne de Psychosomatique n°1


L'HOMME, L'ANIMAL ET L'OUTIL



Alain ORIOL - philosophe


" La raison , a écrit DESCARTES, est la seule chose qui nous rend homme et nous distingue des bêtes". Et PASCAL, de renchérir que "toute la dignité de l'homme consiste en la pensée". Nous savons tous, en effet, que de toutes les créatures, l'homme est le seul à posséder le redoutable privilège d'une pensée qui nous permet, comme le dit encore DESCARTES, de nous "rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature". Mais nous savons tous également que l'homme n'a jamais manqué d'être fasciné par l'animal, cet animal en qui il se demande, s'il doit ou non se reconnaître.

Il arrive, certes, à l'homme de se comparer à l'animal dans un propos flatteur et même de le prendre comme emblème. On sera ainsi fort comme un taureau, altier comme un aigle ou industrieux comme l'abeille. BAUDELAIRE fera de l'albatros l'image du poète, MACHIAVEL recommandera au Prince de s'inspirer du lion, du renard, et certaines petites annonces n'hésitent pas à prétendre recruter de jeunes loups. Mais, la comparaison avec l'animal est, tout de même, le plus souvent désobligeante pour celui qui en est l'objet. On sera ainsi vaniteux comme un paon, bête comme une oie, ou sale comme un porc. On dénoncera les requins de la finance, ou les hyènes impérialistes et si l'on peutêtre doux comme un agneau, cet agneau, en grandissant deviendra le stupide mouton de Panurge.
L'homme est t-il un animal ? A cette question telle qu'elle est formulée, nous ne pouvons évidemment pas répondre par oui ou non, car une telle réponse laisserait trop de questions en suspens.
Comment ne pas remarquer qu'ARISTOTE nous dit tantôt "l'homme et les animaux" et tantôt "l'homme et les autres animaux", comme s'il voulait nous suggérer que l'homme peut être vu par deux regards différents, tout aussi légitimes l'un que l'autre.
Nous avons beaucoup appris depuis ARISTOTE et notre science, oeuvre de cette raison qui n'appartient qu'à l'homme, a fait des progrès considérables. Ainsi, nous avons par exemple, au 18ème siècle, élaboré le concept de mammifère. Comment alors ne pas inclure l'homme dans cette classe puisque, tout comme la baleine ou la gazelle, il est vivipare, porte des poils et allaite ses petits ? Certes. Mais s'il est vrai que, d'un certain point de vue, l'homme est un animal comme les autres, il est également vrai que, d'un autre point de vue, cet animal - "animal politique", nous dit ARISTOTE - est essentiellement différent de tous les autres.
Nous nous permettrons de rappeler également que l'ambivalence du langage d'ARISTOTE se retrouve telle quelle dans la compréhension du concept d'anthropologie, puisque ce même mot peut désigner tout aussi bien une étude zoologique de l'humanité, comme c'est le cas dans les facultés des sciences, qu'une étude de toute son activité mentale, comme c'est le cas dans les facultés de lettres et sciences humaines.
On le voit, notre question reste toujours posée et nous sommes toujours en quête de ce critère objectif, matériel, indiscutable, qui nous permettrait de séparer radicalement l'homme de l'animal. On nous a beaucoup parlé de langage ou des structures sociales et les arguments invoqués sont extrèmement convaincants, mais - hélas ! - si nous nous interessons à l'homme d'avant l'écriture, et même longtemps avant, nous ne pouvons plus avoir à notre disposition que des choses concrètes, susceptibles de résister à l'usure du temps et de pouvoir un jour être exposées dans une vitrine. C'est pourquoi nous nous proposons de réflechir sur l'outil.
Et d'abord, qu'est-ce qu'un outil ? L'Encyclopédie Universalis nous apprendra que le Ourdou est une langue parlée au Pakistan, elle nous apprendra beaucoup de choses sur l'ouvrier et la classe ouvrière, mais elle ignore superbement le mot "outil". Bien sûr, le philosophe ne se découragera pas pour si peu et il s'empressera de consulter le célèbre Vocabulaire de LALANDE, mais ce sera pour constater qu'après "oubli", on passe à la lettre P, le mot "outil" n'ayant pas été jugé digne de figurer dans la langue philosophique. Nous croyons pouvoir soupçonner qu'il ne s'agit pas là d'un simple "oubli", mais c'est un autre problème. Le Littré et le grand Robert, quant à eux, définissent l'outil comme un objet fabriqué, utilisé par certains corps de métier. Cette définition nous parait, évidemment, trop étroitement spécialisée pour convenir à notre propos. Le philosophe HEIDEGGER nous proposera de définir l'outil comme "tout ce dont on peut se servir". Cette définition recouvre un usage effectif de la langue qui, pour ses besoins, a souvent recours à des sens larges, figurés ou métaphoriques. Mais elle est, cette fois, beaucoup trop vaste par rapport au problème que nous nous posons, fût-ce pour cette seule raison qu'on peut toujours se servir de son corps et que l'animal a toujours un corps. Il nous semble en effet qu'une définition correcte de l'outil devra toujours rappeler qu'il s'agit d'un objet extérieur au corps et que cet objet permet d'accomplir une action que le corps, à lui seul, ne peut pas faire ou ne pourrait faire qu'au prix d'efforts qu'il cherche à s'épargner. Ainsi le marteau et la scie sont des outils puisqu'ils sont extérieurs au corps et qu'à main-nue nous devons renoncer à tout espoir d'enfoncer un clou ou de scier une planche. En remontant beaucoup plus loin dans le temps, nous reconnaitrons incontestablement les pierres taillées comme des outils, car ces objets répondent eux aussi à notre définition. Mais une difficulté se présente immédiatement, c'est que, jusqu'à présent, tous nos exemples sont des objets fabriqués par l'homme. Qu'en est-il donc de la pierre brute que j'utilise, telle quelle, pour casser des noix si j'ai perdu ou oublié mon casse noix ? Et si je me sers d'une grosse pierre et d'une branche tombée d'un arbre pour improviser un levier, s'agit-il ou non d'un outil ? Avec cette question de la fabrication, nous sommes sans doute arrivés à ce carrefour où nous pourrions bien nous séparer.
Dans "l'évolution créatrice", BERGSON définit l'intelligence comme "la faculté de fabriquer des objets artificiels". Nous retenons pour l'instant qu'il s'agit bien de "fabriquer des objets artificiels", mais nous nous proposerons de revenir sur "l'intelligence".
En tous cas, dans le métier qui est le sien, le préhistorien n'a pas le choix, sur le site d'occupation qu'il fouille méticuleusement, seul le silex taillé retiendra son attention parce que, seul, il témoigne incontestablement de l'homme. Mais, tout de même, si cet homme était droitier, le silex taillé a d'abord été un rognon brut qu'il tenait dans la main gauche et auquel il a donné cette forme, aujourd'hui exposée dans nos musées, grâce à une autre pierre brute et restée brute qu'il tenait dans la main droite et dont il ne pouvait pas savoir qu'elle ne retiendrait jamais l'attention de personne. Encore une fois, le préhistorien n'a pas le choix car, en tant que scientifique, il a des devoirs de rigueur, mais nous avons le droit de rappeler que pour fabriquer quelque chose on se sert d'autre chose et qu'on peut aussi se servir d'un objet non fabriqué, comme, par exemple, la gaule que j'utilise pour faire tomber les fruits d'un arbre.
Mais alors si nous décidons de ne pas retenir la fabrication dans la définition de l'outil, il nous faudra bien admettre que l'animal utilise des outils et nous aurons perdu ce critère que nous cherchions et croyions avoir trouvé. Il ne manque pas en effet d'observations attestant de l'utilisation par l'animal d'un objet naturel quelconque extérieur au corps et permettant d'amplifier l'action du corps.
On peut tout de même répondre à cela qu'il s'agit de cas particuliers étroitement spécifiques et spécialisés contrastant singulièrement avec la diversité et la prodigieuse inventivité des techniques de l'homme. D'autre part, si l'on élimine tous les comportements instinctifs inscrits dans le patrimoine génétique, on se rassurera facilement en rappelant que les observations les plus convaincantes portent sur les grands singes, c'est-à-dire les animaux les plus proches de nous. Mais l'argument essentiel nous parait être ailleurs. L'animal est, certes, parfois capable de résoudre un problème insoluble autrement en utilisant un objet que la nature met à sa disposition. Mais une lecture attentive des ouvrages spécialisés mettra en évidence une règle que de rares exceptions ne démentiront pas, c'est que l'animal a impérativement besoin que le problème et sa solution lui soient donnés en même temps dans le même champ perceptif global. Autrement dit le singe ne se servira pas d'une branche mais de cette branche que voici. Pour l'homme, au contraire, il n'est pas nécessaire que l'objet qui sera utilisé soit immédiatement donné comme objet concret. Cet objet est toujours d'abord un objet de pensée ; ensuite, on ira le chercher et on le trouvera peut-être ou alors on le produira artificiellement.
L'outil serait donc bien un objet fabriqué, mais il faut bien s'entendre sur le sens du mot "fabriqué" et nous proposons de retenir l'idée que cette fabrication est d'abord et essentiellement une fabrication conceptuelle, ensuite elle sera s'il y a lieu, une exécution technique. L'homme s'est séparé radicalement et définitivement de l'animal qu'il continue pourtant d'être, d'une certaine façon le jour où cet organe nommé cerveau s'est livré à une activité qu'il n'avait jusqu'alors encore jamais accomplie. Quand une créature grognant et velue a arraché quelques grossiers éclats à un galet pour le rendre plus performant, le geste technique était sans doute rudimentaire, mais ce geste témoignait d'une démarche nouvelle et follement audacieuse. Quelque chose commençait. L'homme était là. Il n'avait plus qu'à attendre rien qu'un peu pour aller marcher sur cette lune qu'il commençait de regarder autrement.
Nous voici donc revenus à notre Point de départ, à cette raison dans laquelle DESCARTES nous propose de voir ce qui distingue l'homme des bêtes, à cette pensée dont PASCAL nous dit qu'elle est toute notre dignité, à cette intelligence dont nous parle BERGSON, à MARX qui écrit que "la différence entre l'abeille la plus experte et le plus mauvais architecte, c'est que l'architecte a d'abord construit la maison dans sa tête".
Nous conclurons cette intervention en citant HEGEL qui définit l'outil comme une "ruse de la raison" et ajoute "qu'un instrument inventé par l'homme est plus haut qu'une chose de la nature, car il est une production de l'esprit".


Dernière mise à jour : dimanche 5 octobre 2003
Dr Jean-Michel Thurin