O. LESOURNE - psychanalyste
Investir notre propre corps, l'accepter comme nôtre, le reconnaître comme substrat de notre être psychique, un substrat qui pourtant nous échappe partiellement, telle est la condition impérative pour que nous puissions nous constituer en tant qu'être humain ; inversement un corps biologique humain ne peut fonctionner sainement que lié à un sujet psychique qui le veut, l'accepte et l'aime, comme une mère son enfant.
Si le corps biologique et le sujet psychique n'établissent pas entre eux de bons rapports, dans une étroite interdépendance, on assiste nécessairement à un cortège de troubles qui vont de l'extrême d'un corps, pour ainsi dire, sans appartenance, à celui d'un être psychique sans corps. Certaines graves maladies dites "psychosomatiques" peuvent être considérées comme le langage d'un corps qui parlerait au nom d'un possesseur incapable de le faire. De l'autre côté, l'enfant autiste est remarquablement indemne des maladies infantiles habituelles et ne semble même pas connaître la souffrance physique. Entre ces deux extrêmes, on connait les innombrables cas où la maladie somatique semble intervenir quand une expérience traumatisante n'a pu être reprise dans un acte de pensée et élaborée et, à l'inverse, ceux qu'une "cure par la parole" a guéri de maux purement physiques.
Dans tous les cas, il semble bien que corps et psychisme aient "rompu les relations diplomatiques". L'un dit quelque chose que l'autre ne veut pas savoir. Le corps parle tout haut dans son langage ce que le sujet n'a pu penser, rappelle à son porteur qu'il a à souffrir, message que ce dernier ne veut pas entendre.
Ce type de pathologie du rapport psyché-soma n'est pourtant pas le seul. Il existe toute une série de troubles où les mauvaises relations sont placées non plus sous le signe de l'ignorance mutuelle, mais sous celui du combat fratricide, où le sujet agresse sauvagement son corps qui le lui rend bien. Je pense, bien sûr au pathomime qui se blesse, se brûle, s'arrache la peau, mais aussi à l'anorexique qui se refuse la nourriture et s'inflige le martyre de la faim, au drogué qui s'impose l'horrible souffrance du manque, à l'alcoolique, l'onychophage, le trichotillomane etc...
Dans tous ces cas, le rapport corps-psychisme est tout à fait différent de ce qu'il est dans les maladies dites psychosomatiques : au lieu que le corps parle à la place du sujet, le sujet semble s'acharner sur son corps comme s'il était un interlocuteur privilégié, comme s'il pouvait seul lui communiquer un certain type de message ; ce message serait celui d'un certain vécu douloureux, seul mode de vécu d'où peut partir un trajet de symbolisation. On peut faire l'hypothèse que ces pathologies impliquent une tentative pour repartir aux origines de la vie psychique et réparer un traumatisme vécu au niveau du corps et qui n'a pu être symbolisé.
C'est en étudiant la problèmatique des grands fumeurs que me sont venues ces réflexions. Un des aspects les plus frappants du tabagisme est en effet la manière très particulière qu'il a d'être à la fois dans le symbolisme et dans le réel. Tout d'abord, chaque fois qu'un grand fumeur exécute avec sa cigarette un acte symbolique, il l'exécute en même temps avec son corps, "en vrai", ensuite parce que cette activité est susceptible de se vider presque entièrement de symbolisme alors qu'elle en était en quelque sorte saturée au départ, pour devenir une sorte d'automatisme, apparemment vide de sens. Ce sont ces deux points que je vais reprendre maintenant.
L'acte de fumer présente une polyvalence symbolique assez remarquable, de sorte qu'il permet à chacun de trouver à travers lui le moyen de rejouer les problèmes mal résolus de son enfance.
Fumer peut représenter la tétée et la cigarette le sein ; on aspire, on met en soi un produit chaud et parfumé qui fait du bien. De plus, la cigarette est "vivante" quand on la fume, mais inerte, comme "morte", en dehors de ces périodes, comme la mère qui cesse d'exister pour le tout petit quand elle ne pourvoit pas à ses besoins. Enfin, la cigarette est aimée quand elle est présente, haïe quand elle manque et en même temps qu'on l'aime et la consomme, on la détruit ( la tue ). Là encore, elle peut représenter parfaitement les fantasmes du nourrisson concernant sa mère, tels que les décrit Mélanie KLEIN.
Mais en décrivant le symbolisme de la cigarette en rapport avec l'oralité, on voit combien le symbole est à peine déplacé ; contrairement à des activités telles que la lecture qui ont symboliquement largement à voir avec l'oralité (dévorer un livre), l'activité tabagique est à proprement parler dans le réel et met en jeu le corps. Ce sont les lèvres qui tirent sur la cigarette et la fumée pénètre bien le corps.
De même que la cigarette re-présente la mère-sein, objet partiel, elle représente la mère qui porte, soutient et à laquelle on s'agrippe. Elle est considérée par tous comme un soutien moral, elle "désénerve", elle aide à passer les moments difficiles, donne une contenance en public, tient compagnie quand on est seul, etc... etc... On s'y raccroche, on s'y amarre comme à une bouée. Mais ce sont bien les mains qui tiennent la cigarette et il y a, à l'évidence, quelque chose de physique dans cet agrippement, au point que, dans les situations où fumer est interdit, il n'est pas rare que le fumeur manipule dans sa poche son paquet de cigarettes. D'ailleurs, ce qui manque le plus aux anciens fumeurs, c'est le geste ; du moins, c'est ce que tous disent.
Fumer peut reproduire également tous les mouvements psychiques et les affects de la phase anale. Il y a de l'agressivité à mettre le feu et à détruire un objet, fut-il fait pour cela ; il y en a à exhiber son anxiété comme son auto-érotisme, à le donner à voir à autrui. Exhaler de la fumée évoque les flatulences comme déposer des mégots, des résidus sales et malodorants représente la défécation. Ne parlons pas de la maîtrise anale que constitue la tenue en main et la manipulation d'un brandon incandescent à quelques centimètres du visage. Mais pendant que l'acte de fumer représente tout cela, c'est aussi et en même temps une activité vraiment sale et vraiment agressive pour autrui puisqu'elle pollue vraiment l'atmosphère, qu'elle salit vraiment les lieux où elle est pratiquée.
Que la cigarette soit un symbole phallique, c'est l'évidence, parce qu'elle évoque l'organe masculin et qu'elle a été longtemps réservée aux hommes mais aussi et surtout parce qu'elle représente la puissance du feu, l'arme absolue, le bâton de pouvoir. Toutes ces significations sont d'une grande importance, surtout à l'adolescence comme on le verra dans un instant. Cela n'empêche pas la cigarette d'être un vrai danger, une vraie arme de puissance, dans la mesure où elle porte le feu.
Ces exemples ne sont que rapides et schématiques mais ils montrent bien la proximité du réel et du symbolique dans l'acte de fumer et combien le corps et le psychisme sont conjointement à l'oeuvre dans cette activité. Ceci explique sans doute que le fumeur puisse répéter avec la cigarette de façon très véridique à la fois des expériences et des fantasmes de son enfance. Si bien qu'en écoutant les fumeurs décrire leur vécu tabagique, il faudrait parfois changer peu de mots pour entendre celui que l'on prête à un petit enfant . Ainsi :
"Ca n'apporte que des désagréments si ce n'est l'envie de fumer. Bon, bien, ça apporte un agrément parce que c'est un besoin, mais c'est une drogue. En fait, s'il n'y avait pas le besoin, ça n'apporte que des désagréments, c'est sale, ça met des cendriers sales partout, ça brûle les vêtements,ça donne une atmosphère irrespirable... C'est vraiment une sale drogue."
Il n'est question que d'odeurs, de saletés, de l'agressivité incluse dans le fait de fumer, dont la seule justification est décrite comme la satisfaction d'un besoin impératif. Il semble bien que cette fumeuse décrive ici un apprentissage de la propreté qui ne s'est pas très bien passé et où la mère n'accueillait pas les produits de son enfant comme des cadeaux de valeur. La même personne ne dit-elle pas un peu plus tard, et elle le répète à plusieurs reprises :
"On vous dit, vous n'avez qu'à vous arrêter de fumer, mais on ne vous aide pas... il faudrait trouver une chose qui vous aide au moins un peu, pas qui vous supprime totalement l'envie... Qu'ils vous aident un peu, au lieu de toujours vous terroriser..."
On pourrait multiplier les exemples pour démontrer combien l'expérience tabagique se rapproche parfois de manière étonnante de vécus infantiles.
A partir de cette observation, j'ai été amenée à supposer qu'une des fonctions centrales du tabagisme était de retourner aux expériences fondatrices, de repartir du corps, en quelque sorte pour refaire un trajet nécessaire qui a été "sauté", ou pour accomplir une tâche restée "en souffrance", c'est à dire pour symboliser des expériences qui n'ont pas été vraiment élaborées et dont la trace mnésique, toujours là, fait naitre une anxiété permanente.
Cependant, si c'est la fonction, ou plutôt l'espoir inconscient, qu'entretient tout grand fumeur, ce n'est pas pour cela qu'il se met à fumer. Au départ, la cigarette se situe uniquement dans le registre symbolique ; à la fin, elle est presqu'entièrement désymbolisée. L'analyse du trajet de symbolisation ou de désymbolisation que suit le grand fumeur montre qu'on est fondé à voir dans le tabagisme une tentative réussie ou échouée pour opérer une symbolisation
Au départ, la cigarette n'est que symbole, symbole de "haut niveau", selon les termes de J. LAPLANCHE, symbole transindividuel et valable universellement. Pour tous les jeunes, c'est le symbole phallique par excellence; elle représente pour tous les jeunes débutants l'attribut adulte, c'est-à-dire la sexualité dans son accomplissement ou encore la maîtrise du feu (du feu de l'excitation ou du désir incontrôlé). On peut dire que tout jeune qui se met à fumer reproduit d'une manière étonnamment ressemblante l'histoire de Prométhée qui vola à Zeus le feu du ciel, comme le jeune s'empare de la cigarette avant l'âge et secrétement. La punition de Prométhée pour son crime fut un enchaînement (à un rocher) comme l'est en définitive celle du fumeur (qui devient l'esclave de la cigarette); il y a aussi dans l'histoire grecque la notion de quelque chose de dévoré et qui repousse indéfiniment (le foie de Prométhée) à rapprocher de la cigarette qui, à peine fumée (dévorée), est de nouveau présente sous forme d'une autre cigarette identique à la précédente.
La ressemblance entre les deux histoires est frappante ; mais quand le jeune réédite l'histoire du créateur de la civilisation, il fait, en même temps, une expérience purement corporelle et traumatisante : les premières cigarettes sont presque toujours désagréables. Partis pour la gloire, pour triompher du père et s'emparer de sa puissance, les apprentis fumeurs redécouvrent leur corps, dans une expérience nouvelle qu'ils n'avaient pas cherchée. On peut faire l'hypothèse que les traumas des premières cigarettes entrent en écho, alors, avec les traces mnésiques des premiers traumas liés à l'oralité et restées en souffrance et aussi que c'est cet ancrage sur le corps qui va donner lieu au tabagisme. En effet, le travail de symbolisation commence toujours par une expérience corporelle douloureuse liée au manque. Les premiers traumas liés à la cigarette réveilleraient le souvenir de souffrances très anciennes, insuffisamment symbolisées et dont les traces mnésiques seraient restées accrochés au corps. Les premières expériences tabagiques déclencheraient le désir de reprendre cette tâche pour maîtriser, via la cigarette, la souffrance ancienne en l'élaborant. Et d'ailleurs, l'apprentissage de la cigarette est décrit par les jeunes comme une chose pénible, douloureuse mais nécessaire, du moins pour ceux qui sont mus par la compulsion de fumer (car la plupart de ceux qui font un premier essai ne poursuivent pas, trouvant cette expérience désagréable). Ainsi dans les premiers temps de la cigarette, il y aura rencontre, à travers elle, pour un individu donné, d'un symbolisme transindividuel très puissant et d'une expérience au contraire tout à fait individuelle mais incompréhensible, informulable, non symbolisée et très désagréable. Devenir ensuite un vrai fumeur peut être vu comme une tentative pour faire de la cigarette un symbole individuel, une habitude qui représente à la fois les désirs et les défenses, un symptôme. Tout ce qui dans la vie du fumeur n'a pu s'organiser en conflit névrotique va se jouer dans et par cet "acting" qu'est l'habitude de fumer, grâce justement au fait qu'elle s'ancre dans le corps. Il est remarquable de constater combien chaque grand fumeur a une vue tout à fait personnelle de la cigarette, combien chacun est différent de l'autre, alors que les jeunes tiennent des discours, au contraire, tout à fait homogènes.
La cigarette est si apte à représenter les diverses problématiques infantiles qu'elle va vite devenir le lieu d'un conflit aigu chez le grand fumeur : tous sont malheureux de l'être, ne peuvent accepter cet esclavage, voudraient réduire leur consommation ou s'arrêter et n'y parviennent pas. (On peut même prendre le fait de ne pas avoir de prise sur son habitude comme critère d'appartenance à la catégorie des grands fumeurs). Pourtant, derrière toutes les significations individuelles du tabagisme, une signification générale se profile toujours : le grand fumeur cherche à réexpérimenter des vécus corporels de manque, mais de manière à les maîtriser entièrement, c'est à dire à créer et le besoin et le manque et le moyen d'y remédier. Ne parle t-on pas de l'envie de fumer comme d'une faim? Ce serait l'auto-création d'un manque mi-physique, mi-symbolique qui serait visé. A partir de là, plusieurs issues sont possibles.
La première est l'arrêt du tabagisme, celui-ci en étant arrivé à représenter symboliquement l'impossibilité d'accepter le manque ; renoncer à fumer, dans ce cas, signifie donc accepter le manque et c'est tout un travail de deuil qui se fait à travers l'arret, deuil de toute-puissance mégalomaniaque, reconnaissance de la castration symbolique. Certains anciens grands fumeurs donnent en effet l'impression d'avoir accompli un long chemin psychique inconscient à travers leur tabagisme et leur arrêt du tabac.
D'autres cessent de fumer, moins parce qu'ils acceptent cette auto-castration symbolique que parce qu'ils se soumettent à un décret surmoïque : ils s'arrêtent parce que "c'est mal" de trop fumer. Ceux là, comme des enfants, obéissent malgré eux à un ordre qui les brime et qu'ils ne comprennent pas, conservent l'envie de fumer à nouveau ; contrairement aux premiers, ils ne peuvent pas retoucher à une cigarette de peur de basculer et de retomber dans ce qu'ils considèrent comme "leur vice".
Un troisième groupe parvient à se réduire, c'est à dire à faire triompher dans leur habitude la pulsion de vie (le plaisir, l'auto-érotisme), sur la pulsion de mort (l'auto-destruction, la toute puissance mégalomaniaque). La problèmatique du manque qui sous-tendait leur excès antérieur a pu être refoulée sans être élaborée.
Une dernière solution peut être la "désymbolisation", toutes les couches signifiantes superposées, incluses dans l'acte de fumer disparaissent progressivement. On ne s'aide pas de la cigarette pour affronter telle ou telle situation signifiante, le travail, le rapport à autrui, l'attente, etc....; on est "avec cigarette" et, en même temps, la cigarette devient un mode d'être purement corporel, physique. Cela devient une pure habitude mécanique, un tic, comme disent beaucoup. Elle fait partie du corps sujet, elle n'est plus conflictuelle au niveau conscient et le fumeur affirme qu'il fume en raison d'un "besoin venu du corps". Le manque est dénié, annulé : on a toujours la cigarette sur soi, avec soi, dans la bouche. Tout se passe alors comme si la cigarette devenait un fétiche, c'est-à-dire une représentation du pénis féminin, puisqu'en définitive, c'est autour de ce fantasme que s'organise la dénégation du manque. En fumant, le grand fumeur met en scène ce fantasme, l'agit. Au lieu d'accepter le manque en le métaphorisant, il le refuse en inscrivant ce qui en signifie l'annulation dans le réel.
En définitive, on aperçoit à partir des différents trajets que suivent les grands fumeurs, comment le pôle physique et le pôle psychique du sujet humain jouent chacun leur rôle et comment l'acceptation du manque passe par la symbolisation. A l'inverse, les solutions qui dénient le conflit psychique et se rabattent sur une mise-en scène corporelle du fantasme de non-manque sont des impasses en ce qu'elles témoignent du triomphe de la pulsion de mort sur la pulsion de vie. On peut même se demander si les grands fumeurs qui ont choisi ce qu'on pourrait appeler la solution fétichiste ne sont pas les plus menacés par le cancer, non seulement parce que ce sont les plus grands fumeurs, mais surtout parce qu'ils ont fermé la porte à l'élaboration psychique, en désymbolisant, en déconflictualisant, en "dénévrotisant" leur habitude tabagique. C'est une hypothèse qu'il serait intéressant de vérifier.
Dernière mise à jour : dimanche 5 octobre 2003
Dr Jean-Michel Thurin