Dr. Claude LE VOT-IFRAH
I - REPERES EPISTEMOLOGIQUES
" La physique quantique porte non pas sur la réalité, mais sur la connaissance que nous en avons ."
SVEN ORTOLI et J.P. PHARABOD (Le cantique des Quantiques p. 83)
" Quand on adhère à un paradigme, en accepter un autre est une expérience qui ne peut être imposée de force."
T. KUHN ( La structure des révolutions scientifiques P. 2O9)
Deux citations qui illustrent mes réflexions sur les rapports entre idéologie et théorie psychosomatique, tandis qu'apparaîtra en filigrane dans ce champ de recherche la psychanalyse comme axe paradigmatique.
J'étayerai mon propos par un support clinique : la rencontre avec des patients alcooliques. Je commencerai par faire état de mes propres axiomes. Je considère que :
1°) Tout être humain est et "être somatique" et "être psychique" : Il y a co-émergence entre "^psyché" et "soma" comme entre "culture" et "esprit humain" tels que définis par G. DEVEREUX ( E G E ch. 15 et 16 1972).
Ceci implique qu'il me semble dépourvu de sens, dans le champ de la clinique psychosomatique, de s'interroger sur l'antériorité et/ou la prévalence de l'un ou l'autre terme ainsi que de tenter une démonstration du passage de l'un à l'autre par un raisonnement logique causaliste. Une tentative de ce type serait du même ordre que les débats des physiciens sur la nature ondulatoire et/ou corpusculaire de la matière. La solution fut apportée par Niels BOHR (84) démontrant que ces deux eventualités sont des représentations "complémentaires" (HEISENBERG) d'une seule réalité. Il me semble profitable, pour élaborer un corpus théorique pragmatique, d'utiliser une référence du même ordre.
2°) Tout être humain a un fonctionnement psychique :
Le processus de ce fonctionnement est universel et la psychanalyse, telle qu'élaborée par FREUD, est la théorie la plus pertinente pour en rendre compte. De plus, toute situation prenant comme référence l'étude des phénomènes psychiques ne peut qu'être " complémentariste" au sens HEISENBERGIEN du terme . Toute situation de ce type et en particulier les situations cliniques, centre de notre propos, implique que le clinicien ne peut en aucun cas ne pas interférer dans la situation (G. D. 1969). Il est aussi à remarquer que le compte rendu de cette observation est intégralement à référencier à l'observateur. Dans ce sens, rendre compte d'une observation clinique est un acte entièrement inclus dans le champ transférentiel et contre transférentiel (G. D. 198O). Il me semble, par là même, parfaitement illusoire de penser rapporter autre chose que des faits que j'appellerais de seconde génération quels que soient les artifices techniques que l'on puisse mettre en oeuvre. J'évoquerai à ce propos une analogie physique.
S. ORTOLI nous rappelle : " entre deux observations, la fonction d'onde qui décrit le quanton obéit rigoureusement à l'équation de SCHRÖDINGER. Mais lors de l'observation, cette équation cesse brutalement d'être valable et la fonction d'onde se réduit à l'une des possibilités qu'elle décrit. Une fois l'observation faite, la fonction d'onde évolue à partir de cet "état réduit" en obéissant de nouveau à l'équation de SHRÖDINGER, ce qui fait apparaître en général de nouvelles possibilités * , et cela jusqu'à la prochaine observation" (op cit. P 46)
Rendre compte d'une pratique ne serait-ce pas travailler sur "la fonction d'onde évoluant à partir de cet état réduit" ? Reste à imaginer ce que pourrait être en clinique " notre équation de SCHRÖDINGER". Je suggèrerai, à titre d'hypothèse, qu'il serait interressant d'approfondir l'analogie entre "équation de SCHRÖDINGER" et théorie psychanalytique d'une part et "état réduit" et interprétation d'autre part. Ce préambule énonce les repères de mon épistémologie personnelle utiles à cet exposé. Je tenterai dans la deuxième partie de décrire très schématiquement comment se développe pour moi la notion de psychosomatique et d'idéologie.
II - PSYCHOSOMATIQUE ET IDEOLOGIE
"L'idéologie est une pensée chargée d'affectivité où chacun des éléments corrompt l'autre"
J; HONNEROT ( Sociologie du communisme in : E.U . T 9 p. 761)
"Une théorie peut être vérifiée par l'expériencE mais il n'existe aucun chemin qui mène de l'expérience
à la création d'une théorie" A. EINSTEIN ( cité par J. CHARON in "L'esprit cet inconnu")
La médecine psychosomatique n'a jamais nié l'existence de la psyché du corps atteint. N'attribue-t-on pas à LAENNEC d'avoir décrit la tuberculose comme la maladie des passions tristes ?
La psychiatrie, en tant que branche de la médecine, s'est différenciée et s'est spécifiée de cette articulation. N'est psychiatrique que ce qui n'est pas somatique (au sens lésionnel) mais ce qui est parlé en d'autres termes (C . LE VOT IFRAH 1975).
Classiquement le dysfonctionnement organique possède une expression d'autant plus facilement identifiable qu'il est stéréotypé et dépourvu de fantaisie sinon de métaphores.
Pour mémoire, pensons à la chappe de plomb, la poitrine dans un étau, la douleur en coup de poignard, le sel qui grésille dans la poêle, expressions imagées que tous ceux qui ont appris la médecine dans notre culture connaissent.
Ces métaphores sont culturellement déterminées par la langue et donc par la conception culturelle "psyché-soma" de chaque patient et de chaque médecin. Le dysfonctionnement organique parle donc le corps cadavre, le corps anatomique que les ressortissants d'un même groupe culturel partagent (G.D. 1970). Ceci est d'ailleurs un des paradigmes implicites de l'apprentissage de la médecine clinique.
"Le paradigme représente l'ensemble des croyances, des valeurs reconnues et des techniques qui sont communes aux membres d'un groupe choisi." T. KUHN (1983 p.238).
Le psychique parle le corps vécu, le corps individuel, le corps fantasmatisé et c'est dans le décalage entre ce qui est familier et en même temps étranger que le clinicien change de terrain. Bien sûr, le praticien corroborera son impression par des examens quantifiables et mesurables qui conforteront son jugement: mais est-ce si utile au stade diagnostic ? N'est-ce pas une illusion du même ordre que celle de tenter d'introduire dans la situation clinique psychothérapique des instruments divers objectivant l'expérience ?
Le champ de la psychosomatique émerge historiquement de ces deux positions extrêmes et sera donc, selon les prémices des différents auteurs, entaché plus ou moins de l'une ou de l'autre . Par là-même, le terme lui-même sera unitaire ou disjonctif : psychosomatique écrit en un seul mot, psycho-somatique, somato-psychique voire somatopsychique. Ces différences orthographiques sont vraisemblablement sous-tendues par des divergences autant idéologiques que théoriques. Cette assertion mériterait une réflexion et une recherche approfondie.
Un élément supplémentaire peut nous apporter quelque éclairage. Ne pourrait-on dire : est psychosomatique toute atteinte organique essentielle et/ou toute symptomatologie dont l'étiologie est étroitement liée à la condition humaine et bien souvent étroitement liée à la notion de conscience et de raison. En ce sens l'exemple de l'alcoolisme et des malades alcooliques est caricatural tant dans le développement historique du cadre nosographique, législatif que thérapeutique (C LE VOT IFRAH 1981). Ces catégorisations répondent point par point à la définition de l'idéologie d'ALTHUSSER : "une idéologie est un système (possédant sa logique et sa rigueur) propre de repésentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d'une existence et d'un rôle historique au sein d'une société donnée. Sans entrer dans le problème des rapports d'une science à son passé (idéologique) disons que l'idéologie comme système de représentation se distingue de la science en ce que la fonction pratico-sociale l'emporte en elle sur la fonction théorique (ou fonction de connaissance)" ALTHUSSER ("Pour Marx" in E.U. T9 p.767).
Elles correspondent, par contre , fort peu aux propos de K. POPPER au sujet des théories : "Je conçois les théories scientifiques comme autant d'inventions humaines comme des filets créés par nous et destinés à capturer le monde (...) Une théorie n'est pas seulement un instrument. Ce que nous cherchons c'est la vérité: nous testons nos théories afin d'éliminer celles qui ne sont pas vraies (...) Ce sont des filets rationnels créés par nous, et elles ne doivent pas être confondues avec une représentation complète de tous les aspects du monde réel, pas même si elles semblent donner d'excellentes approximations de la réalité". (L'Univers irrésolu: plaidoyer pour l'indéterminisme p.36 1984).
Dans un tel contexte, il peut sembler provocateur de prendre comme support clinique "les malades alcooliques". Ce thème, outre qu'il fait partie intégrante de mon activité, a l'avantage de la complexité et par là-même nous oblige à un travail continu sur les points abordés précédemment. En effet, chacun se trouve confronté dans une relation avec de tels patients à ce qui le situe à la limite du cadre théorique et pratique où il évolue, en réveillant ce qu'il en est de notre participation idéologique personnelle.
Le généraliste est débusqué par l'arrosage persistant d'une cirrhose ou d'une polynévrite, le psychiatre est médusé par la banalité des délires de jalousie et des troubles de la mémoire, non satisfait par l'effet pseudo-explicatif de la biologie. Le psychanalyste s'ennuie et/ou s'irrite des passages à l'acte répétitifs et anhistoriques (SHENTOUB et DE MIJOLLA).
Du registre psycho-somatique l'alcoolisme ? Sûrement: chaque définition de ce champ peut lui convenir. Il suffit pour s'en convaincre de lire les articles de l'E.M.C. consacrés aux deux sujets. Parler de psychosomatique devient alors un truisme grossier qui ne fait que rajouter à la prise en masse du phénomène.
L'intérêt de ce type de problème réside, à mon sens, dans l'abondante pauvreté avec laquelle les textes expédient la complexité de tels personnages tant dans la description clinique, la mise en forme sémiologique et nosographique, les tentatives de théorisation dynamique (C.LE VOT IFRAH 1981). Avec eux ils ne manquent rien: du somatique à profusion, du biologique en veux-tu en voilà, du psychique inutilisable et/ou dénié, du sociologique engluant les catégorisations descriptives (pour ne pas dire diagnostiques), du génétique qui tel Prothèe resurgit au cours des générations (cf. "La naissance de la psychiatrie infantile"). Est-ce bien raisonnable me direz-vous de commencer par si chaotique ? Je partage avec G. DEVEREUX l'idée que "Le meilleur-et peut-être l'unique-moyen d'atteindre une simplicité conforme aux faits est d'attaquer de front les choses les plus compliquées en usant de l'expédient extrêmement pratique qui consiste à traiter la difficulté en elle-même comme une donnée fondamentale qu'il faut non pas éluder mais exploiter au maximum non pour l'expliquer elle-même mais pour y chercher une explication des données apparemment plus simple". (G.D. 1980).
III - DE LA THEORIE A L'ELABORATION DU CONTRE TRANSFERT
"Chaque corps de référence (système de coordonnées) a son temps propre : une indication de temps n'a de sens que si l'on indique le corps de référence auquel elle se rapporte" A. EINSTEIN (1979 p. 35)
"Une théorie du comportement incapable d'expliquer aussi le propre du comportement de l'observateur dans le cadre de la théorie - ce dont est capable la psychanalyse - est segmentaire, contradictoire, et auto-abolisante." G. DEVEREUX (198O p. 41)
L'alcoolique qui arrive en milieu hospitalier n'a aucune demande. Il souhaite s'arrêter de boire car il en a besoin pour son entourage, pour son travail ou pour ne plus boire. Ce qui ne va pas en lui, c'est l'alcool, ce qui ne va pas autour de lui, c'est l'alcool : l'alcool est la cause et conséquence de tous ses maux. Apprendre qu'il est malade alcoolique le soulage : ou bien il n'y croit pas, il ne voit pas en quoi c'est une maladie, ou bien il y croit de trop et pense que la suppression de cet alcoolisme va venir de l'extérieur par le traitement. En tout cas, il n'est pas dedans. Il est poussé ou entraîné tant à boire qu'à s'arrêter de boire. Le partage n'est pas possible, l'entre-deux est exclu même et surtout s'il est habituellement et constamment entre deux vins. S'il rentre et qu'il se sent dedans il ne souffre pas de son sevrage sur un mode médical (Delerium Tremens par exemple). S'il n'est pas dedans, il tremble et décompense. L'entre-deux c'est la pièce rapportée, la pièce manquante, le trait d'union entre le monde et lui, qui lui fait gravement défaut et auquel se substitue l'alcool. Il boit entre son travail et son retour à la maison, il boit pendant les week-end,s elle boit seule chez elle entre le départ du mari et son retour. Il boit pendant les pauses, il rechute pendant les vacances. L'entre-deux c'est ce goulot, ce chenal indispensable à connaître pour ne pas se fracasser sur les rochers et qu'il faut emprunter au bon moment, à la bonne heure, en suivant les vents et les marées. C'est le goulot entre la terre et la mer. L'entre-deux c'est ce moment de dentelle, ornement superflu et futile ou modalité délicate pour allonger un vêtement trop court. L'entre-deux c'est aussi le troisième, l'enfant qui vient en coin dans la relation homme-femme, qui vient marquer le changement de statut femme-mère, homme-père. L'enfant est entre les parents et les place entre deux générations. L'entre-deux c'est la peau mais aussi tous les orifices : c'est la sphère digestive, c'est la sphère auditive, c'est la sphère visuelle, c'est la sphère olfactive, c'est la sphère respiratoire, c'est la sphère génitale.
Ceci évoque la pathologie somatique de l'alcoolique :
. angiome stellaire,
. varicosité,
. circulation collatérale,
. aspect en grenouille : animal entre terre et eau,
. névrite optique,
. cancer du larynx,
. varice oesophagienne,
. cirrhose,
mais aussi fréquemment la pathologie du conjoint : frigidité, impuissance, grossesse à répétition.
L'entre-deux c'est le pas à franchir qui n'est plus possible quand l'alcoolique est atteint de polynévrite ; c'est la mémoire qui permet de se savoir hier et demain dans une continuité que perdent les patients atteints du syndrome de Korsakoff.
L'entre-deux c'est l'aire des phénomènes transitionnels de WINNICOTT (1971, 72, 75, 76). Après la cure, ce sera l'Espéral ou son équivalent mis en coin entre l'alcoolique et l'alcool comme un garde-fou, un interdit, un gendarme mais aussi un appui, un ami qui protège, un ange gardien, un double de la volonté personnelle, un gardien des mauvaises fréquentations. L'hospitalisation et son cortège d'examens, de traitements, ne réussira son but que si elle est un entre-deux qui relie un passé à un futur en rétablissant la continuité du patient, un premier point de repère pour un entre-deux possible. Les groupes d'anciens buveurs s'appuient sur cette continuité en faisant de l'ivrogne un alcoolique, en faisant d'un buveur un abstinent, en s'efforçant de rendre unitaire, soudé le couple alcoolique-alcool, l'alcool étant toujours à l'intérieur de l'alcoolique. (WINNICOTT 1975)
L'entre-deux, dans un cadre hospitalier peut être une réunion de synthèse comme celle qui s'était constituée au cours d'un travail de psychiatre attaché dans un service d'alcoologie (LE VOT-IFRAH 1981). Il s'agit alors d'un entre-deux pour les soignants, d'un temps de travail entre les idéologies personnelles et la théorie, à savoir l'élaboration des positions contre-transferentielles (CD 1980)
La synthèse regroupait en une réunion les internes, les externes, l'assistante sociale, la visiteuse sociale, la surveillante, les infirmières, les aides-soignantes. Elle permettait de parler ensemble des malades actuellement hospitalisés, de ce que l'on en pensait, des problèmes qu'ils posent, des traitements qui semblaient utiles, des perspectives d'avenir. Cette réunion était un temps privilégié qui permettait la mise en cadre du travail clinique.
A ce moment se posait la question de savoir qui je devais rencontrer, pourquoi cela paraissait nécessaire, et à qui ?
Lors de mon arrivée dans le service, seuls étaient évoqués les patients posant des problèmes psychiatriques ou plutôt psychologiques.
J'ai pris l'habitude de parler de tous les patients car je me suis aperçue assez promptement que les questions posées n'étaient pas tant question du patient, que question des soignants et que la réunion était l'occasion d'un travail collectif sur ce que les patients provoquent en nous. Parler de tous les patients, étudier l'ananmèse recueillie, permettait d'évoquer certain type de pathologie ou de problèmatique, en quelque sorte de faire de la sémiologie prédictive. Cette idée est née de la mise en application du travail antérieur qu'a constitué ma thèse (LE VOT IFRAH 1977). En effet, l'histoire du patient telle qu'elle est rapportée au cours de ces réunions constitue un portrait impressionniste, composite produit de la rencontre du dire du patient, de la façon dont il est perçu par la ou les personnes qui lui ont parlé et la relation complexe que cela suppose.
C'est un cliché médical pris, filtré par l'alcool, la compréhension de l'alcoolisme, la recherche de facteurs déclenchants, aggravants, de facteurs de risques, c'est le reflet du masque qu'"a choisit" cet alcoolique là pour se montrer sous l'éclairage qui convient le mieux à sa situation. Ce qui est déterminant dans ce portrait, c'est ce qui manque, ce qui n'est pas dit ou encore ce qui est dissonnant : banalité apparente de l'existence s'opposant à la sévérité de l'état ou au contraire, excès d'évènements graves alors que la présentation tant somatique que psychiatrique est à la limite de la normale ; enfin, non demande de soins au premier abord contrastant avec les démarches faites impliquant le désir profond d'arriver dans un tel service, voir même dans ce service là.
De ce fait, le dossier clinique et son exposition en réunion forment un ensemble transférentiel particulièrement riche si l'on accepte de le traiter comme un comportement qui :
(...)" comprend les réponses spécifiques du patient à l'existence du thérapeute ainsi qu'au cadre matériel et formel de l'analyse..." (GD 198O p. 423).
Ceci me permet de formuler des hypothèses sur la dynamique du sujet dont on parle en tenant compte autant de son dire que de ses actes, de son état somatique, par un mouvement de confrontation permanente entre la forme et le fond (MARION MILNER 7O) ou encore entre le contenu et la relation (WATZLAWICH ET ALL 1972).
Le premier dossier ainsi établi a une orientation tantôt sociologique, tantôt psychologique, tantôt tourné sur les antécédents familiaux de la famille d'origine, tantôt sur les évènements de la famille que le patient a constitué, ce que j'avais retrouvé en consultant dans l'après coup, les dossiers des suicidants (LE VOT IFRAH 1977). La discontinuité dans le vécu des patients se concrétise par l'orientation générale des dossiers recueillis selon la procédure classique en médecine. Il faut rajouter un autre versant : le dossier peut-être essentiellement somatique, selon l'état dans lequel arrive le patient. Le travail de la synthèse consiste à interroger ces éléments en fonction du portrait robot, portrait né de nos associations collectives, construit à partir des similitudes avec des patients déjà vus, avec ce que l'on suppose être conforme ou non à un individu standard de même âge, de même milieu, de même sexe, de même culture, conforme donc, aux paradigmes de chacun mais aussi aux positions idéologiques de chacun des participants (cf. 1ère partie de l'exposé).
Il s'agit alors d'interroger aussi systématiquement que possible les "chichés psychologiques" que ce patient fait surgir en nous et de tenter de faire ressortir en quoi il y adhère et en quoi il s'en démarque. Il s'agit alors d'évaluer ce qu'il en est pour lui de sa façon de vivre tel ou tel évènement. Autrement dit, il s'agit de repérer ce qui, dans l'histoire du patient, nous semble un stress et en quoi son récit peut nous permettre d'évaluer l'état de ses défenses à ce moment et donc la probabilité d'un traumatisme (GD 1968). Concrètement, je m'éfforce de raconter la vie des patients en termes dynamiques, en reconstituant un puzzle où j'engage un certain nombre de pièces manquantes. Bien évidemment, ces pièces m'appartiennent ou appartriennent à certains membres de l'équipe. C'est le contraire d'une position de neutralité bienveillante. C'est un point essentiel qui ne doit jamais être perdu de vue mais qui permet dans l'après coup, un contact spécifique avec le patient. En effet, les entretiens succédant à cette synthèse permettent souvent aux participants de modifier efficacement leur attitude. Ils ne sont plus dans une position d'attente, il leur est possible de poser des questions sans crainte de paraître indiscrets, ou d'essuyer un refus de réponse, la question étant vécue par celui qui la pose comme violant la vie privée du patient. Ce type d'angoisse est particulièrement vif quand il s'agit d'explorer la vie sexuelle des patients. En parler en synthèse, se poser la question en fonction du récit recueilli, replace ce matériel dans le cadre et permet à l'observateur d'utiliser de façon positive ses défenses professionnelles (GD 1980 ch VII). L'exploration au lit du patient se présente alors comme une préoccupation pour la totalité du sujet, ce qui favorise une relation positive. Il n'est donc pas étonnant de constater qu'à la suite de ce travail un patient évoque explicitement et spontanément des difficultés dont l'hypothèse avait été soulevée lors de la réunion.
Deux courts exemples illustreront ce phénomène :
* Mr. L. la quarantaine, sans problème somatique, psychiatrique ou sociologique . Le patient se présente de lui-même pour une cure de désintoxication, les motivations de l'hospitalisation sont conventionnelles. Il parle peu, sa vie est sans histoire, il est marié, a deux enfants séparés par un long intervalle de temps. Il est ressenti comme fuyant, pauvre et la question de son "niveau intellectuel" est posée. Cependant, lorsqu'il évoque sa paternité, une formulation étonne l'externe, car il se définit comme à "moitié père". L'association de cette formule surprenante et le grand laps de temps entre les deux naissances me font poser la question de l'utilisation de moyens contraceptifs par lui ou sa femme, et de la qualité de sa vie sexuelle. Ces éléments n'ont pas été recherchés car ils semblaient "trop personnels" et donc "indiscrets". Un entretien ultérieur avec le patient révèle que ce couple pratique depuis toujours le coït interrompu, que les deux enfants sont des "accidents".
La possibilité qui lui est offerte, dit-il pour la première fois, de déprivatiser dans un cadre médical sa vie sexuelle, lui permet d'évoquer de façon plus globale la discordance entre la banalité et l'apparente normalité de sa vie et son insastisfaction affective profonde. Spontanément, il ne lui était pas possible d'évoquer ce type de difficulté car il craignait de passer pour fou ou obsédé sexuel. En effet, de par son origine socio-culturelle Mr. L. n'avait jamais été encouragé à tenir compte de ses besoins psychologiques profonds . Il se conforme donc à l'image sociale : "j'ai tout pour être heureux". Ce qui aggrave sa culpabilité vis à vis de son alcoolisme.
* Mr. C. 63 ans est suivi depuis quatre ans pour un diabète insulino-dépendant. Il est hospitalisé pour la première fois car il passe par des phases d'anorexie pendant lesquelles il poursuit son traitement insulinique. Mr. C. a une bonne connaissance de la maladie diabétique et des risques d'hypoglycémie entrainés par son comportement. Ceci inquiète son médecin traitant qui demande que je le rencontre.
Mr. C. a occupé de hautes fonctions administratives tant en France qu'à l'étranger. Il est connu pour son activité artistique. Il a été déporté pendant la seconde guerre mondiale, a cotoyé les personnages politiques les plus hauts placés jusqu'en 1970, et tient actuellement un discours désabusé et pessimiste sur le monde tant culturel, qu'idéologique qui nous entoure.
Deux éléments manquent au portrait fait par le médecin traitant dont la grande compétence a été prise au dépourvu par la séductivité et la richesse de la personnalité de Mr. C.
1) Existe-t-il un alcoolisme mondain ce que laisse supposer la présentation physique du patient que j'ai aperçu dans les couloirs ?
2) Le diabète évoluant depuis plusieurs années chez un homme de la soixantaine, existe-t-il une impuissance sexuelle ?
Je n'ai pas la possibilité d'explorer ces deux éléments lors du premier entretien. En effet, Mr. C. est fuyant séducteur, mondain. Il tente d'exploiter les sujets les plus divers qui me ferait sortir de mon rôle professionnel en "m'âppatant" par la longue liste de ses connaissances illustres et de ses souvenirs inédits de personnalités célèbres. Cette tentative de séduction par personne interposée ainsi que son discours très conformiste du type "la France n'est plus ce qu'elle était" m'évoque une détresse personnelle masquée et une perception dévalorisée de son propre personnage (1)
Mr. C. est venu au rendez-vous pour faire plaisir à son médecin traitant mais se défend très habilement de toute implication personnelle dans cette entrevue.
(1) De façon complémentaire, ce discours peut-être considéré comme une tentative d'appréhender ce qu'il en est de mon identité (T. NATHAN 1977 - 1978)
Interrogé sur ces deux possibilités qui permettraient de mieux totaliser la symptomatologie de Mr. C. et de se rendre compte de l'importance du vécu dépressif présenté de façon idéologique (T. NATHAN 1977) le médecin traitant ne peut répondre.
Revu quelques temps plus tard à ma demande ; Mr. C. commence l'entretien en évoquant l'importance de la dévalorisation narcissique entrainée par l'apparition concommittante du diabète et de l'impuissance, ainsi que l'augmentation de sa consommation d'alcool, confirmée par une élévation des gamma GT. Ceci permet d'aborder son comportement anorectique comme un acte à double signification jeu avec la mort mais aussi appel thérapeutique. La dissonnance entre ses capacités intellectuelles reconnues et son comportement irrationnel face à son diabète lui laissait une chance de pouvoir être entendu sur un autre plan.
La synthèse joue donc, le rôle de communication sur le contre transfert et par là même le modifie. Le rôle de cette synthèse peut être analysé en terme analogue à ce que G. DEVEREUX énonce de la fonction associative des fantasmes de l'analyste.
"Chaque fois qu'un patient fait une remarque apparement irrationnelle ou inappropriée, la pensée logique de l'analyste en perçoit seulement l'irrationalité formelle. Cependant, presque au même instant, l'analyste lui même a une réaction affective brève et/ou il lui vient momentanément un bref fantasme irrationnel qui lui est propre (-).
La pensée logique de l'analyste analyse alors son propre fantasme en le traitant comme une réponse (= "association") à l'énoncé irrationnel du patient. C'est donc, en un sens l'analyse de sa propre (1) perturbation (fantasme) que l'analyste communique ensuite au patient en la représentant comme l'analyse du fantasme du patient (1) p. 422,423 G.D. 198O.
Cet essai de personnification du patient, permet aux soigants une disponibilité différente, modifie leur façon de la percevoir en tant qu'entité distincte et vivante, elle met en jeu les possibilités d'empathie en reveillant en nous l'écho de la souffrance potentielle du patient considéré d'abord comme être humain total. Cette technique suppose l'acceptation de la personnalité des participants à l'équipe soignante sans aucune prétention à les modifier ou à les obliger à une remise en cause personnelle. Elle doit au contraire, tenir compte des limites de chacun, permettre leurs expressions.
L'essentiel de ce travail consiste à mobiliser et favoriser l'utilisation dynamique des défenses professionnelles des différents participants.
Je concluerai cet exposé en souligant que la fonction d'un tel groupe de travail, est de permettre à chacun d'exposer sa façon personnelle (donc idiosyncrasique mais aussi idéologique) de se constituer et d'utiliser ses "défenses professionnelles". Les résonnances et les mobilisations de "ces défenses" aux dires et comportements de chaque patient est un outil supplémentaire de comprehension de celui-ci (T. NATHAN 1977).
L'analyse de ces mouvements permet d'aborder les problèmes de la globalité psychosomatique des patients alcooliques dont nous pouvons alors déchiffrer la symptomatologie et le comportement social comme nous le ferions d'un délire et/ou d'un rêve.
BIBLIOGRAPHIE
ALTHUSSER " Pour Marx " in Idéologie EU T9
CHARON " L'esprit, cet inconnu "
DEVEREUX G. " La nature du stress "
p 103 Revue de médecine psychosomatique . T8 . PRIVAT 1966
DEVEREUX G. " Essais d'Ethnopsychiatrie générale" Gallimard 1970
DEVEREUX G. " Ethnopsychanalyse complémentariste" Flammarion 1972
DEVEREUX G. " De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement " Flammarion 1980
EINSTEIN " La relativité PBP 1979
HEISENBERG " La nature dans la physique contemporaine " Idées Gallimard 1962
HERNAUS E. " L'alcool, maladie singulière" Mercure de France Paris 1979
Dernière mise à jour : dimanche 5 octobre 2003
Dr Jean-Michel Thurin