Olivier Douville, Alain Maruani, Monique Thurin, Jean-Michel Thurin
QUESTION : Est-ce qu'il y a une mémoire de frayage différente chez chaque individu et à partir de quand peut-on parler de cette mémoire de frayage ?
Jean-Michel THURIN : Je n'ai présenté jusqu'ici que partiellement la question de la mémoire . Nous allons y revenir au cours de chacun des exposés.
La mémoire d'empreinte est une mémoire individuelle. C'est-à-dire que chez FREUD, il n'est pas du tout question d'archétypes jungiens ou de choses de cet ordre. La mémoire se construit au für et à mesure des expériences. Mais nous verrons ensuite comment ces traces sont réorganisées par les mots. Et ici intervient naturellement la culture du groupe. Mais restons en déjà à la mémoire d'empreinte. Changeux part d'un système de neurones qui existent et qui sont prêts, suivant le même principe que celui de Freud, à se structurer selon un certain nombre de frayages; mais pour lui, lorsque ceux-ci sont constitués, ils sont définitifs. Eventuellement, ils pourront s'amoindrir avant de disparaître s'ils ne sont pas utilisés, mais il n'est pas question de réorganisation. Tout se passe du côté de la perte, pas du gain possible une fois que "la période critique" est achevée. La période critique est un moment qui dure quelques semaines et durant lequel certaines cellules et frayages de l'appareil neuronal sont sensibles à certaines formes de stimuli . Ceci a été mis en évidence en particulier par Hübel et Wiesel, à propos de la vision chez le chat
FREUD implique également l'évènement dans la constitution des frayages mais examine aussi la façon dont ils peuvent se défaire - ou devenir inefficaces - autrement que par usure; il y a là quelque chose d'essentiel. Comment cette restructuration pourra-t-elle se produire ? D'abord, pour des raisons de non-stimulation. C'est-à-dire que si vous prenez quelqu'un qui a vécu une certaine expérience S, qui correspond à une certaine quantité, celle-ci traverse le système j et va aller se "balader" et laisser une première empreinte. Quelque chose s'est structuré à partir des frayages tracés par la quantité. Cette voie sera confirmée et renforcée si des expériences analogues se produisent; elle disparaîtra dans le cas inverse(9).
Mais nous verrons ultérieurement que les neurones y peuvent, en jouant sur l'investissement quantitatif, influer sur cette voie toute tracée et dévier le flux . Nous sommes ramenés au cas précédent de disparition par non usage.
Enfin, il existera une troisième possibilité lorsque ces traces seront réorganisées par les associations d'empreintes et les images verbales, ce sera de transformer cette voie linéaire en voies complexes
Chez FREUD par conséquent :
1/ la mémoire est individuelle mais dépend de la culture.
2/ La mémoire est acquise
3) La mémoire est reconfigurable
QUESTION : Est-ce que le texte laisse à comprendre qu'une fois qu'un neurone fonctionne "à la j", il restera j jusqu'au restant de ses jours ou bien la répartition du nombre total de neurones entre j, y et w est-elle fluctuante selon ce qui arrive, selon ce qui se passe, selon l'histoire, etc...?
Jean-Michel THURIN : La fonctionnalisation reste stable dans la majorité des cas. Pour une raison très simple, c'est que vous continuez à recevoir des perceptions. Ces perceptions vont donc agir sur les neurones qui sont en première ligne; ceux-ci seront traversés par des quantités importantes et leurs barrières de contact deviendront complètement perméables. Ceux qui sont derrière, en deuxième ligne - les neurones y - ne reçoivent que des quantités très restreintes.
Imaginons maintenant que quelqu'un qui soit voyant devienne aveugle. Dans le système freudien, rien n'empêche que l'ensemble des neurones j qui recevait tout ce qui arrivait de l'oeil puisse être réutilisé par y et devienne circuit de mémoire.
FREUD prend position par rapport aux théories biologiques qui inscrivent l'ensemble des déterminations dans la transmission héréditaire. On peut imaginer avec Darwin, que l'évolution de l'homme ait été permise parce qu'à un certain moment, il y a eu différenciation "accidentelle" entre neurones de la mémoire et neurones de la perception; cet évènement aurait ainsi sélectionné certains animaux humains par rapport aux autres et la séparation neuronale serait restée en l'état, transmise génétiquement.
Pour FREUD, ce n'est pas comme cela que ça se passe; la différenciation s'effectue après la conception.
QUESTION : Vous avez parlé de la notion d'onde qui serait le mode de propagation des quantités auquel sont sensibles les neurones w. Je ne sais pas si on peut généraliser et dire que les neurones j et y détectent les informations locales alors que les neurones w détectent des informations plus globales qui pourraient être imagées par la notion de température, de champ électrique ou d'autres choses de cet ordre....
Jean-Michel THURIN : C'est juste. Le système w appréhende en fait des écarts et permet de vérifier la nature réelle des objets qui sont à l'origine d'une perception.
MARUANI : Je n'ai pas personnellement de réponses claires là dessus. Qu'est-ce que c'est qu'un neurone w ou de manière beaucoup plus générale quelle est la nature de l'interaction entre une qualité et une quantité?
Cependant, quelque chose m'est très familier là dedans et qui concerne la physique, la réalité des choses ou la réalité extérieure.
Ce que dit la physique, c'est que le monde qui nous entoure est constitué d'objets dont on ne peut pas dire à priori si ce sont des particules, des billes, des quantités ou des ondes, des périodes, des qualités... Il n'est pas sûr que ma formulation ici soit très heureuse. Vous direz, selon la configuration de votre expérience: "J'ai une vie ou j'ai une onde".
Je suis tenté de dire que les neurones j détectent la partie "bille" et les neurones w la partie "onde" du même objet en réalité.
Alain GRUMBACH : Le fonctionnement temporel des neurones w est-il aussi différent?
Jean-Michel THURIN : Pour FREUD, les neurones w fonctionnent synchroniquement à l'évènement. C'est une condition indispensable pour définir les qualités qui sont extrémement fugaces et variables. On ne peut pas concevoir la conscience comme quelque chose qui aurait un temps durable. D'autre part, l'idée de période inclut celle de rythme. A cet égard, la qualité des images verbales sera qualifiée par Freud de "monotone" (396), se différenciant ainsi des qualités sensorielles.
Alain GRUMBACH : On peut imaginer quand même des qualités qui ne soient pas relatives à l'instant, mais qui reposent sur une durée plus longue?
Jean-Michel THURIN : Oui, mais ce sera l'intégration des répétitions de qualités. Ou alors, il s'agira de quelque chose de très différent, d'une certaine expérience psychique. Vous voulez parler de la jouissance, du bien-être, de la satisfaction?
QUESTION : Je suis toujours un peu étonné qu'on fasse une distinction entre des quantités externes et des quantités internes. Est-ce que cette différence est importante parce qu'on suppose que les quantités d'origine interne ne peuvent pas être filtrées. Est-ce que c'est cela la différence ?
Jean-Michel THURIN : Il y a deux différences qui sont les suivantes :
Une différence d'ordre quantitatif. Les quantités externes sont réputées être beaucoup plus importantes que les quantités internes. FREUD pense que les quantités internes sont grossièrement du même ordre que celles qui circulent entre les neurones y c'est-à-dire d'ordre inter-cellulaire.
Nous avons vu qu'il y a un double mécanisme de réduction des quantités extérieures en j, qui ne fonctionne que dans un certain intervalle au delà duquel se produit la douleur: d'une part, au niveau des terminaisons nerveuses d'entrée, d'autre part, à la sortie, ce qui a pour effet de complexifier le système y.
Plus on va avoir d'événements, plus le système psychique va se développer ou tout au moins, faire fonctionner un ensemble plus large d'éléments. Dans un deuxième temps, on va voir qu'on peut encore améliorer le système en aménageant dans cette complexité des "raccourcis : ce sera une des fonctions des rerprésentants de mots. Il y aura là un exemple où le quantitatif et le symbolique s'associent dans les mécanismes de la vie.
La deuxième différence essentielle entre quantité d'ordre externe et quantité d'ordre interne, c'est que quand vous fermez les yeux, les stimulations sont interrompues. C'est ce qui se produit au cours du sommeil et le rend possible. Par contre, si vous avez faim, cela va continuer à agir. Les manifestations des quantités internes ne peuvent être interrompues que grâce à une décharge qui nécessite généralement un acte spécifique impliquant généralement "le monde extérieur"(10).
QUESTION : Dans ce sens là, les w, les ondes dont on parlait tout à l'heure sont des quantités internes d'un deuxième degré ?
Jean-Michel THURIN : Elles le sont par la valeur quantitative très faible du flux qu'elles transmettent, mais il ne faut pas oublier que si les neurones w sont excités par des quantités externes, ils sont également sensibles au niveau de tension générale du système y, ce qui entraine une autre conscience, celle du plaisir-déplaisir. Nous verrons qu'ils sont également sensibles aux décharges des images verbales, ce qui implique la conscience de la pensée. En principe, les quantités issues du corps, ne sont pas directement suffisantes pour stimuler w. On n'a pas conscience, sauf dans la douleur, de son corps. Mais n'est-ce pas également une question d'équilibre, car durant le sommeil, il semblerait que certaines informations issues du corps puissent être perçues? Il y a des rêves qui imagent le début d'une affection organique dont le sujet n'a ressenti jusque là aucune manifestation(11).
Norbert BACRIE: Tu as, à un moment, parlé de neurones w et de plaisir-déplaisir. Est-ce qu'il faut situer les neurones w comme des terminaisons, les derniers neurones avant la perception ? ... avant le cérébral ?
Jean-Michel THURIN : Non. Pour FREUD, ils sont les neurones de la perception subjective, les plus évolués au niveau cérébral. C'est-à-dire ceux où se passent les qualités, les qualités sensorielles: distinction du jaune ou du blanc, de l'aigü et du grave, etc...d'une part et d'autre part plaisir et déplaisir. Mais il n'y a pas pour autant de hiérarchie entre les systèmes : si on n'avait pas de mémoire, il n'y aurait pas de système de référence et la perception du réel n'aurait aucun effet ; si on n'avait pas un système de réception qui en même temps protège le système, ce ne serait pas possible non plus.
En gros, le système neuronique, dont la fonction première était la décharge, va ensuite utiliser une certaine quantité à des activités plus élaborées, étape secondaire qui le conduira à apprendre, c'est-à-dire à mémoriser les éléments impliqués dans une action, y compris ses conséquences. Même les échecs vont participer à ce progrès, puisqu'ils vont élargir le champ des relations du sujet à l'autre et que par ailleurs l'expérience des erreurs est mémorisée.
Antoine BESSE : Je voudrais revenir sur le débat actuel sur l'inné et l'acquis qui porte sur les acquisitions des nourrissons. Actuellement, il y a une ouverture qui est faite par certains neurophysiologistes vers le travail de FREUD sur l'Esquisse. Je pense à Marc JEANNEROT qui, dans son livre paru il y a deux ans, traite de l'Esquisse avec beaucoup d'ouverture. Il cite des travaux qui donneraient comme génétiquement programmé à la naissance tout ce que l'enfant va acquérir. L'enfant procèderait par une hypothèse, la confirmerait et il semblerait que dès lors un mécanisme soit acquis. Cela, c'est le scientifique qui parle.
Tu as dit tout à l'heure que la mémoire est individuelle et acquise. Donc, l'idée ce serait que dans l'esquisse, le psychisme reste un chantier où tout est reconfigurable. La psychanalyse a son propre savoir, un certain savoir scientifique. Comment comptes-tu faire pour intégrer une chose que les scientifiques n'admettent pas, voilà ma question, comment se placer contre ces scientifiques là? Comment , en particulier, placer cet élément fondamental que va être, dès le départ, l'élément relationnel? La mémoire, telle que c'est présenté là, c'est aussi le processus qui permet à l'être de s'autonomiser et de penser, puisque c'est une théorie de l'appareil psychique. Au tout début, il semblerait que les scientifiques aient perçus des choses de l'inné, puisque ce serait génétiquement déjà là pour programmation mais cela nécessite une relation qui ne soit pas complètement confuse pour que l'enfant valide sa perception et puisse s'en servir. Il faut quand même qu'il y ait quelqu'un ; il y a dès le début un aspect relationnel. Pour moi, je vous remercie de cet exposé, car cela permet une lecture dans les mois qui vont venir d'un texte que j'ai toujours trouvé redoutable, surtout quand on le lit tout seul. Il reste vraiment mal traduit aussi.
QUESTION : Moi, j'aurais envie de dire que c'est une mémoire brute parce qu'on ne peut pas parler de la mémoire sans parler de mémoire affective, de mémoire de savoir-faire, etc....
Jean-Michel THURIN : Nous sommes encore là dans le début du mécano. Effectivement, vous allez découvrir d'autres mémoires. Ne restez pas avec l'idée unique de cette mémoire brute formée des traces qui ont été laissées par un certain nombre d'impressions. Pour le moment, c'est posé comme cela. Il y a des engrammes qui ont été créés par un certain nombre d'impressions et qui sont le résultat d'une certaine configuration neuronale. Mais lorsque la pensée va être introduite, nous allons voir que ces complexes de traces vont être réorganisés par des "images verbales". Ce qui ne veut pas dire que cette première impression soit supprimée. Bien au contraire, elle sera suceptible de réapparaître dans certaines régressions structurales.
QUESTION : Je voudrais savoir si FREUD n'a pas été influencé par les théories physiques de l'époque ? Est-ce que cela ne l'a pas influencé dans sa description des neurones?
Alain MARUANI - Précisémment parlant, je ne le crois pas. Les difficultés liées à cette dualité n'avaient pas encore été révélées. Dans le même temps, FREUD était placé dans la sphère d'attraction de HELMHOLTZ qui était un médecin, un physiologiste ayant "mal tourné" puisqu'il a fini physicien, mais beaucoup de concepts, d'idées, de formulations de FREUD me semblent être une importation directe de ce qu'il pouvait observer... L'exemple le meilleur auquel je puisse penser en ce moment est dans l'introduction à l'Esquisse. Il part d'un modèle général qui doit se conformer, écrit-il, "aux lois générales du mouvement." Ça, c'est une formulation de physicien.
Jean-Michel THURIN - Voici la formulation exacte de Freud : "Dans cette esquisse nous avons cherché à faire rentrer la psychologie dans le cadre des sciences naturelles c'est-à-dire à représenter les processus psychiques comme "l'état quantitativement déterminé de particules matérielles distinguables." Ceci afin de les rendre évidents et incontestables. Les particules en question sont des neurones."
Alain MARUANI - "Toute théorie psychologique doit obéir aux exigences des sciences naturelles. Ici comme ailleurs, les lois générales du mouvement doivent s'appliquer."
Louis de La ROBERTIE - Il y a été forcé et contraint. S'il voulait se faire entendre par le milieu viennois, il fallait bien qu'il fasse cela. Il ne pouvait pas faire autrement. Si on se reporte aux lettres de cette époque là... il y a cette obligation qu'il avait que l'on puisse dire : "C'est sérieux". Il s'adressait à qui ? Aux médecins !
Il ne faut oublier que cela, c'est en 1895; mais on ne le retrouve pas en 1914 et 1937. Cela a été autre chose. Finalement LACAN a été amené à faire la même chose. Le problème tu l'as bien évoqué au départ, c'est que quand un physicien ou un scientifique parle et qu'il se trouve en face d'un analyste, il se trouve dans deux domaines différents. Comment le dialogue peut-il être soit facile et même possible ? Ce qu'il faut bien voir, c'est que petit à petit FREUD aussi bien que LACAN ont été obligés de prendre les choses au niveau de leur époque pour se faire entendre mais le problème pour eux a été d'assumer cela à un niveau analytique, c'est-à-dire à un autre niveau.
C'est ce que j'ai essayé de montrer dans le travail que j'ai fait sur le corps. Quand par exemple LACAN a t-il été amené à prendre un certain nombre de choses qui sont au niveau du corps et du corps médical pour l'assumer au niveau analytique? Ce n'est pas des en-soi, c'est pour montrer qu'il y a quelque chose qui est fondement. C'est important, mais l'essentiel de leur travail n'a pas été de s'arrêter là. Cela a été d'aller plus loin ! C'est cela qui est intéressant, c'est de voir que finalement quand on fait quelque chose, on est obligé d'être à un premier niveau, là où on en est soi-même, mais pour aller ailleurs. Ce qui me frappe beaucoup c'est justement que le chemin suivi par FREUD de I895 à I937 et le chemin suivi par LACAN 1958 à 198O, ce sont des chemins identiques.
J.M THURIN - J'ajouterai à cela quelques remarques :
1/ Est-ce que FREUD a simplement reconfiguré sa théorie par "stratégie", de façon à la faire passer sans vraiment être fondamentalement convaincu du modèle matériel qu'il proposait et de la justification de l'exigence scientifique "classique" qu'il s'imposait ? Ou bien a-t-il tenté de jeter un pont entre deux discours différents parce qu'il considérait qu'ils décrivaient des réalités différentes qui se référaient cependant à un même réel?
Sur cette question, il y a certainement des points de vue partagés. Mais je doute que quelqu'un qui a passé sa vie à faire avancer la question de la vérité et du savoir ait pu constituer son discours comme un mensonge social et mener sa recherche en la dissociant complètement des autres avancées scientifiques(12). Pourquoi d'ailleurs l'aurait-il fait, puisqu'il avait su poser autrement son approche? Aurait-il du craindre d'être dupe d'un certain discours scientifique qui avait fait chez lui la preuve de ses limites? Et puis, Freud était matérialiste et de façon générale, le matérialiste est ouvert aux connaissances qui l'entourent ; il ne croit pas à la "révélation".
D'autre part, il y a une continuité de la pensée freudienne qui s'affirme tout au long de ses écrits et qui a été relevée par tous ceux qui se sont penchés sur cette question, y compris Lacan. Par exemple, vous pourrez retrouver le principe d'inertie dans le début de "Pulsions et destin des pulsions" (1915, c'est à dire vingt ans plus tard), dans des termes presque identiques à sa présentation dans l'Esquisse. Bien sûr, dans ce texte, Freud va plus loin; mais comme je l'ai dit, son élaboration reste fidèle à un fond stable.
Je ne vois d'ailleurs pas bien pourquoi la psychanalyse, dont la pratique a toujours été associée à la recherche, devrait se dissocier fondamentalement des autres savoirs . Faudrait-il considérer que "l'analytique" exclue qu'il puisse y avoir articulation ? S'agirait-il d'un champ irréductiblement séparé des autres savoirs. Ne s'agit-il pas plutôt d'un ensemble théorique qui est largement en avance sur ce qui l'entoure? Lacan disait 15 ans; il était optimiste. En ce qui concerne l'Esquisse, il faudrait parler d'un siècle.
2) Nous travaillons sur la psychosomatique. A moins de donner à cette question un contenu tout à fait abstrait, du genre "le psychosomatique, c'est la question du nombre", formule dérivée de l'assertion lacanienne "Tout abord du réel est tissé par le nombre", je ne vois pas comment nous pourrions éviter de nous poser la question des passages . Le psychique, nous le savons depuis Freud et Lacan, s'articule comme du symbolique. Mais c'est aussi le rapport aux images et si l'évènement est difficilement saisissable, il n'est pas "immatériel". Ce n'est pas jusqu'à présent de cette façon que l'on présente l'estomac et le sein, c'est à dire rapporté à ses connexions sur le plan de la satisfaction et à son rôle dans l'histoire relationnelle du sujet. Et pourtant, il s'établit bien un rapport entre le symbolique, l'imaginaire et ces organes puisque nous constatons que des maladies se déclenchent, qui ne sont pas simplement déterminées par un processus physico-chimique ou génétique isolés, ou plus simplement qu'une jolie femme nous met en appétit. Une maladie c'est quelque chose de réel, de durable. Ce n'est pas une pure production psychique au sens où celle ci pourrait se transformer immédiatement sous l'effet d'une stimulation ou d'une levée d'un refoulement par une interprêtation. Ce n'est pas un mauvais rêve. Les temps du psychisme et du corps ne sont pas synchrones. Et nous sommes bien obligés de nous poser la question de savoir comment des ordres à priori si différents peuvent se conjoindre dans la survenue d'un "phénomène psychosomatique". Même si le psychanalyste travaille, dans le quotidien, avec une conception du corps que Louis nous fera connaître au mois d'Octobre, qui est quelque chose de tout à fait original, et ne se superpose heureusement pas à ce que le discours médical "ancien" définit comme étant le corps, il n'est pas sans savoir que le corps dont il entend certaines manifestations est aussi, en particulier pour pour le chirurgien, un corps anatomique. A quel moment s'arrête sa compétence et à quel moment aurait-il aussi son mot à dire? Car le psychanalyste en sait finalement pas mal sur la façon dont va se dérouler une opération, sur ce qui va en déterminer le succès ou l'échec. Cette dimension inconsciente est actuellement largement méconnue; est-ce une raison pour méconnaître la dimension anatomique du corps, que le corps peut être découpé par des mots mais aussi par le bistouri? Finalement, notre question ne serait-elle pas de reconnaître dans quels espaces un problème organique se pose et que ce soit à partir de là que soient considérées l'action et les limites de la compétence de chacun?
On ne peut pas faire comme si ce problème là n'était pas posé. Ne serait-ce que parce que des gens travaillent avec nous comme analysants et ont besoin que nos interventions se réfèrent à quelque chose de précis. Dans l'instant de la cure, nous n'avons pas vraiment besoin des neurones de l'Esquisse pour travailler. Encore que ce modèle et les petits schémas ouvrent bien des possibilités. Mais dans la durée, que deviendrait une psychanalyse qui se placerait dans une position de rejet vis à vis de la science contemporaine ? Quelles seraient les personnes qui viendraient nous consulter et quel type de pratique attendraient-elles de nous. La psychanalyse n'existe comme telle que parce qu'elle se dissocie fondamentalement des approches suggestives. D'autre part, nous avons pu constater ces dernières années à quelle bêtise théorique pouvait conduire une théorisation cantonnée dans le référentiel linguistique ou lacanoïde. Cette dimension de "garde fous" qu'implique la relation aux autres savoirs, pour lesquels la dimension expérimentale est à la fois possible et strictement formalisée, est indispensable.
3) J'ajouterai que nous sommes actuellement dans une situation particulière. Il se passe la chose suivante : d'un côté, FREUD a modélisé son système neuronal comme une combinatoire d'unités élémentaires, une jonction entre action quantitative et organisation symbolique, une articulation entre synchronie et mémoire; d'un autre côté, un siècle plus tard, des neuro-physiologues, des spécialistes de l'IA travaillent sur un modèle analogue. Ceci n'empêche pas que dans le même temps, on puisse déclarer que la psychanalyse est hors de la science ou même qu'elle est une fiction ni que les psychanalystes, dans leur majorité, rejettent avec une sainte horreur, tout rapprochement avec la science "officielle". Bien sür, pour ce qui concerne la pratique quotidienne, nous n'avons pas immédiatement besoin d'aller voir du côté des chaines de neurones - sauf pour nous rassurer dirait Lacan . Le pur symbolique, les chaines signifiantes sont largement suffisantes pour qu'une action véritable ait lieu. Mais nous sommes aussi concernés, dans notre action, par le statut qui est réservé à la psychanalyse par le champ social. Il ne faut pas oublier que l'acte analytique se fonde initialement d'un transfert qui implique le savoir. Il ne faut pas trop jouer sur l'imaginaire qui l'accompagne. Même si ce savoir n'est que supposé dans son absolu, il est nécessaire qu'il se soutienne, qu'il se nourrisse à certains moments du réel.
Au niveau de notre Ecole, pourquoi ne pas faire le pari de suivre Freud dans l'insensé de sa tentative: si après tout la structure signifiante était véritablement matérialisée dans la structure neuronale, sous son aspect le plus simple : une trace, un neurone, ce serait quand même amusant. Si jamais cette articulation à différents niveaux entre traces élémentaires, images et mots se retrouvait dans la matérialité de l'appareil psychique, nous aurions en quelque sorte là le modèle du corps psychosomatique.
Dernière mise à jour : lundi 6 octobre 2003
Dr Jean-Michel Thurin