A travers l'Esquisse ...

Première approche du modèle freudien du psychisme

Olivier Douville, Alain Maruani, Monique Thurin, Jean-Michel Thurin


DISCUSSION, animée par Alain MARUANI


Alain MARUANI : Je propose que le débat sur ces deux interventions commence et que par la suite qu'il se porte sur tout ce qui a été dit cet après-midi.

Tu nous a dit, Olivier, qu'il y a dans l'Esquisse deux concepts structuraux majeurs : le refoulement et l'après-coup. Est-ce qu'ils sont mentionnés spécifiquement comme ça ?

Olivier DOUVILLE : Oui, ils sont mentionnés spécifiquement, quand Freud parle de production processus primaires posthumes. Dans la conclusion du paragraphe 2, il dit :

.".. par là se trouve confirmée l'importance d'une des conditions nécessaires que nous a fait connaître notre expèrience clinique à savoir que la date tardive de la puberté rend possible la production de processus primaires posthumes."

Quand au refoulement, il en donne une démonstration assez mécanique à la page361 :

"Tout permet d'admettre que le refoulement dénote au point de vue quantitatif un retrait de quantité, et la somme des deux, c'est-à-dire l'obsession plus le refoulement est égale à la normale."

La question de FREUD c'est : "Comment le déclenchement du déplaisir peut-il être causé par le souvenir?

Jean-Michel THURIN : Il y a un point sur lequel j'aurais aimé revenir. Il s'agit de ce que FREUD appelle "la valeur sympathique des évènements". C'est intéressant pour la psychosomatique. Il explique ceci : Quand une perception se présente à vous, elle se met en rapport avec une image mnémonique associée à l'expérience de votre propre corps. C'est de ce rapport que nait l'activité de jugement. En ce qui concerne les images verbales, il n'y a qu'une différence quantitative entre une simple activation évoquante et l'action motrice. D'autre part, lorsque quelqu'un vous parle de sa souffrance vous pouvez arriver par ce mécanisme de jugement (qui fait donc référence à des expériences vécues du corps propre), à souffrir. Il y a là une objectivation de ce que des "images de la sensation" peuvent être à la fois stimulées par le langage et par le corps. Mais dans cette optique, où s'arrête au juste le système psychique? Est-ce que les voies de conduction, les cellules corporelles sensitives en font encore partie? Et dès lors, à quel niveau va s'interrompre la stimulation?
Car celui qui parle en pensant articule. Pourquoi ne pourrait-on pas concevoir une "articulation organique", par exemple de l'estomac ou une "sensibilisation organique", par exemple du sein ...
Il y a là, me semble-t-il, un modèle d'explication du mimétisme, si fréquemment rencontré au tout début de certaines affections psychosomatiques, par le fait que ce qui se produit chez l'autre se référencie à son expérience à soi et est susceptible, si l'investissement est important, de déclencher des mécanismes réels au niveau du corps de la personne.
Entre le fait de penser et le fait de parler, il y a quelque chose d'ordre quantitatif. En fait, les mêmes neurones sont investis. Quand vous pensez... là, je pense, je repère ma pensée en fonction des mêmes repères verbaux que quand je parle.
Vous avez peut-être vu à la télévision le match à Roland GARROS de NOAH. A un moment où il est en difficulté et NOAH se met à être complètement dans les "vaps"; il parle tout seul. On voit qu'il pense profondément et que, par moments, quelques paroles sortent de sa bouche. Cela a intrigué. Comme cela se passait dans le champ de la télévision mais pas dans le champ du micro, les journalistes ont fait venir des sourds. Ils leur ont dit : "Vous allez regarder ce qu'il y a sur ses lèvres et vous allez reconstituer ce que Noah dit à ce moment là." Les dix sourds interrogés ont tous traduit la même chose.
Ce qui m'a paru interessant, et on retrouve ce qu'a dit Monique, c'est qu'il manquait des mots. Il n'y avait que certains mots qui sortaient. La chaîne était discontinue.
On retrouve ainsi très exactement le modèle freudien; c'est-à-dire que certains chainons de la pensée peuvent être insuffisamment investis pour être émis verbalement et qu'ils laissent des blancs dans la chaîne dans laquelle ils s'insèrent; d'autre part, il est possible, à partir des mots prononcés, de reconstituer les maillons intermédiaires. Ca, c'est exactement le premier modèle de l'interprétation des rêves tel qu'il est décrit dans l'Esquisse; il permet de comprendre, ce peut paraître suspect pour quelqu'un qui n'est pas au fait de la psychanalyse, la possiblilité de rétablir la continuité de sens d'éléments disjoints. J'ajoute que, dans ce cas, on dispose de tout le contexte du discours du patient, ce qui n'était pas le cas de ceux qui ont essayé de reconstituer la chaîne idéique de Noah.
On peut se demander à quel moment l'information est perdue ? A partir de combien de chaînons manquants le message devient-il incompréhensible? Mais n'y a-t-il pas une fonction qui fait apparaître préférentiellement l'essentiel?
Alain MARUANI : En ce qui concerne la quantité maximale de coup de ciseaux que peut subir un message sans altération de la quantité d'informations, ce problème a été formalisé et a reçu une réponse précise et correcte. On sait exactement quoi faire, comment faire, pour ne rien perdre. C'est ce qui permet d'avoir un téléphone qui marche raisonnablement bien. Lorsqu'on parle au téléphone, une très grande partie de ce qu'on dit est jetée à la poubelle.

Antoine BESSE : Dans la clinique psychosomatique, je voudrais dire une chose sur les somatisations qui précédent une crise de parole décisive pour la cure si on sait supporter la douleur éprouvée côté psychanalyste; il y a souvent des maux de tête de l'analysant, des moments extrêmement douloureux qui sont transmis à l'analyste s'il n'est pas trop endurci, s'il est capable d'éprouver suffisamment et de se servir de ses éprouvés pour aider la prise de parole de l'autre. Il y a ce que FREUD a dit aussi sur le matériel qui vient à l'analyste en cours de séance analytique. Il arrive que l'analyste soit sujet à certaines associations. Il y a quelques personnes qui ont le génie de s'en servir. Certains ne s'en servent pas trop. C'est encore des choses très délicates. Est-ce que cela fait partie de votre travail dans la psychosomatique de travailler sur ce qui n'est pas les éprouvé, tout ce qui vise à un forclos, toute douleur dans une vision trop anesthésiante comme le fait la société ou la médecine? Et de se servir de ces régulations très fines pour que le travail continue et pour faire apparaître un évènement? En général c'est un évènement extrêmement difficile à dire comme une séduction dans l'enfance, ou l'arrivée de la nubilité dans un contexte sans parole, interdisant sans interdire avec des mots toute une sexualité.

Jean-Michel THURIN : Cela pose bien la question. On a donc une double inscription, une inscription sous forme de perception et de sensation élementaires organisées dans un complexe et une inscription linguistique (double). Comme l'a souligné Olivier tout à l'heure, nous nous soucions, dans cette Ecole, non seulement de ce qui a été refoulé mais également de ce qui n'existerait pas ou plus. C'est une question que pose en permanence la clinique de la psychose et de la psychosomatique mais que l'on peut retrouver, à mon avis, bien au delà de ce champ.
Gérard BLES faisait remarquer très justement, il y a quelques temps à une soirée "Psychiatries" que chacun s'accorde aujourd'hui, (de façon plus ou moins licite d'ailleurs selon moi), à considérer qu'il y a chez les psychotiques "forclusion du nom du père" et il ajoutait : "Qu'est-ce qu'on en fait de cela?" Comment réintroduit-on ce qui est fondamentalement absent? Chez les psychosomatiques, ils semblerait que la relation à l'Autre se soit fixée au niveau de cette première impression de la trace marquée comme ça, des sensations, des perceptions, des impressions, etc... et qu'elle n'ait jamais pu se constituer en une seconde inscription linguistique.
Allons plus loin. Quand le psychanalyste perçoit ou croit percevoir à partir de tout un environnement signifiant et linguistique un trou, n'est-ce pas à lui de prononcer les mots qui sont absents de l'organisation psychique de la personne de façon à ce que puisse se constituer ce qui faisait béance, une faille où se développent les processus primaires? Personnellement ma réponse serait positive en ne négligeant pas que les conditions qui rendent l'accrochage possible du signifiant sont sans doute très précises. Je pense qu'il y a là une articulation clinique tout à fait essentielle: pouvoir en quelque sorte (re)constituer quelque chose qui faisait défaut, ce qui impliquait pour une partie du système un autre mode d'organisation et de fonctionnement
Mais il faut également considérer une autre hypothèse: celle d'un déséquilibrage au profit de la représentation de chose, soit par régression, soit par fixation pulsionnelle à l'autre.

Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que ce qui reste en deçà du désir et ce qui n'est pas créé à un deuxième niveau continue à fonctionner à un niveau primaire. Les associations, au lieu de se produire dans les associations symboliques vont se faire par la chaîne des processus primaires, la simultanéité, les associations corporelles. L'activité relationnelle du corps fonctionne en autarcie.
Il faut également se sortir de l'idée de niveaux d'organisatisation globaux. On peut rencontrer chez un même humain une grande partie du système qui fonctionne à un certain niveau et une autre qui fonctionne à un autre niveau mais avec des effets corporels extrêmement graves.

Olivier DOUVILLE : Le problème technique c'est celui de l'interprétation qui est un mot qui veut tout dire et ne rien dire. L'interprétation comme levée du refoulement ou l'interprétation comme greffe imaginaire... C'est très important de reprendre ce que j'ai voulu pointer à savoir que l'interprétation qui levait le refoulement permettait aussi de défusionner des objets de la pulsion. Cette possibilité de défusionner des objets de la pulsion pour le psychotique cela pose un autre problème que celui d'une scène de séduction, une scène originaire, qui serait refoulée dans la névrose.
Lorsqu'il y a un phénomène d'empathie, c'est justement parce que l'autre, sa douleur ne peut pas exister dans son corps comme quelque chose qui irait creuser une zone érogène. C'est au thérapeute finalement d'héberger cette absence de localisation de zone érogène. On a à faire à des émergences de sujets. De plus en plus, peut-être parce que le tissus social ne recèle plus suffisamment d'imaginaire partagé, l'on entend, dans la pratique de la thérapie ou dans la recherche clinique, les points de cet activation du refoulement et des points d'échec de la symbolisation de la subjectivation. Cela ne veut pas dire forcément psychose. Cela nous permet d'entendre autrement les névrosés et les sujets présentant des troubles ou des moments psychosomatiques.


Dernière mise à jour : lundi 6 octobre 2003
Dr Jean-Michel Thurin