Olivier Douville, Alain Maruani, Monique Thurin, Jean-Michel Thurin
Jean-Michel THURIN : Nous allons maintenant aborder des choses un peu plus complexes que j'ai déjà commencé à aborder : d'une part, l'être humain ne vit pas et ne se forme pas tout seul ; d'autre part, il y a des "structures élémentaires" qui se constituent au cours des expérences, qui vont rester permanentes et fonctionner comme "matrices". Tout cela va nous conduire à la question du rêve. Il y a déjà une base de la théorie freudienne du rêve dans l'Esquisse.
Dans ce schéma (19), j'ai schématisé les quantités qui viennent de l'intérieur du corps et qui montent petit à petit dans ce que FREUD appelle : LES VOIES DE CONDUCTION pour gagner la partie nucléaire de y (y N) ; l'autre partie de y est le palium qui est plutôt en relation avec les neurones de la perception.
Schéma 19 .
FREUD tente de concevoir un mécanisme qui puisse rendre compte de l'effet de seuil: les mouvements quantitatifs à l'intérieur du corps sont continuels mais le déclenchement des actes du corps ne se produit qu'à certains moments particuliers. Le corps vit, des processus s'y déroulent en permanence et pourtant il y a un moment où apparaît la faim. Pour expliquer cela, Freud imagine un phénomène de seuil. De petites quantités s'écoulent et remplissent des voies de conduction "disposées en série" les unes après les autres. Quand ces voies de conduction sont complètement remplies, il y a passage dans le noyau y qui est envahi, la sensation apparaît, il va falloir en faire quelque chose. FREUD appelle les différents moments de cette expérience et les éléments qui la composent : EXPERIENCE DE SATISFACTION .
Schéma 20
On part de quantités (qi) qui viennent envahir y N que FREUD appelera par la suite : le MOI.
Dans un premier temps, la réaction va être de décharger cette quantité par une activité motrice, au sein de l'organisme (A). Jusqu'ici, l'autre n'est pas encore intervenu. L'enfant a reçu et utilisé un certain nombre de perceptions mais l'autre n'est pas intervenu . Voici donc, la première manifestation de l'enfant : il crie, il gesticule, il bouge... manifestations émotives et musculaires. C'est à dire tout ce qui rentre dans le registre d'une émotion qui n'a pas encore acquis valeur de signification. C'est uniquement un ensemble de réactions dont le but est la décharge.
Il est très important de souligner ce stade où les manifestations émotives sont en quelque sorte une réponse "intra-muros" du corps, alors que des stimulations se sont accumulées.
Dans l'intervention que j'ai faite au colloque de Royaumont ( 1), j'ai parlé du rétrécissement du champ des relations comme d'un des facteurs intervenant dans le déclenchement des somatisations. J'ai montré, sur la base d'exemples cliniques, que dans un dernier temps, après l'investissement d'un espace fantasmatique, il y avait encore quelque chose qui se jouait entre le patient et son corps, comme si sa relation aux autres s'y était déplacée. C'est là qu'arrivait l'accident psychosomatique.
Ce processus, assimilable à une régression, introduit plusieurs questions: Est-il possible d'en inverser la trajectoire? Comment restaurer une relation à l'autre ? N'est-ce pas là la première demande qui nous est faite? Ce dernier repli au sein de l'organisme n'est-il pas l'amorce d'un processus de guérison, qui redonnerait au corps une de ses premières fonctions, celle de nourrir le symbolique?
Le modèle de Freud est absolument formidable. On y voit cette première boucle (A) où le sujet est réduit aux activités "absurdes" de son organisme et où son psychisme ne fait que renforcer un cycle dont l'issue serait la mort par inertie totale sans l'intervention d'un autre. On va découvrir qu'à partir de ces manifestations automatiques, se produit une ouverture au langage.
Monique THURIN : La décharge qui se fait à partir de y n'est pas pour moi une manifestation émotive mais une décharge pratiquement par le corps. On ne peut pas parler à ce moment là d'émotif puisqu'il n'y a pas l'autre. L'émotion n'existe qu'à partir du moment où l'autre intervient.
Jean-Michel THURIN : On est juste sur la frontière; effectivement, l'émotion peut prendre une valeur symbolique ou rester à tourner en rond en laissant des traces profondes. Si personne n'est présent, c'est un ensemble qui ne prendra jamais valeur de signe.
Par contre, si vous rougissez et que quelqu'un est en face de vous ou que vous-même le ressentez, immédiatement cela devient signe et nous sommes dans un autre registre.
Dans le cas de l'enfant, s'il n'y a personne, c'est un circuit qui fonctionne en boucle. Rien n'arrête l'arrivée des quantités et cela continue comme ça jusqu'à la mort.
Il y a donc ces mouvements, ces hurlements et là où j'ai marqué alerte (B), cela veut dire : il y a quelqu'un ou il n'y a personne. C'est un premier barrage. On peut très bien avoir des gens qui vivent en communauté mais pour lesquels il n'y a personne.
Il est nécessaire que"l'attention d'une personne bien au courant se porte sur l'état de l'enfant" nous dit FREUD (C). Cela introduit, outre sa présence réelle, deux autres paramètres : l'attention et le code. "La voie de décharge acquiert ainsi une fonction secondaire d'une extrême importance : celle de la compréhension mutuelle. L'impuissance originelle de l'être humain devient ainsi la source première de tous les motifs moraux".
Comme vous pouvez le constater, Il n'y a pas que Lacan qui a décrit les effets de la prématurité sur la formation de la personne. Nous voyons aussi s'engager ici la dialectique de la communication dans cet effort de compréhension mutuelle à partir de l'affirmation pour l'enfant, dans la réponse de la mère, que son cri et les mouvements de son corps peuvent prendre valeur de signe.
Voici donc ici le langage qui naît, une partie du langage du moins, dans cette relation de communication, de codage et de compréhension qui s'engage. Mais cette expérience de satisfaction va avoir d'autres conséquences. Un certain nombre d'éléments se produisent simultanément et c'est ici que FREUD introduit la THEORIE DE L'ASSOCIATION: quand deux neurones sont investis au même moment, eh bien, il se crée un frayage entre eux. Jusqu'ici vous aviez une stimulation qui creusait son chemin et ainsi des voies se créaient "en arbre". Là, il suffit que deux champs perceptifs soient actifs en même temps pour que des neurones qui jusque là pour nous étaient isolés se connectent. (Schémas 21 et 22)
C'est important pour trois raisons :
1/ Cela va commencer par transformer considérablement les mémoires anciennes que nous avions vues.
2/ Cela va associer des choses qui au départ n'étaient pas faites pour l'être .
3/ la mémoire va avoir des points d'accès multiples.
Par exemple, dans le cadre de cette expérience de satisfaction, une tension des neurones y s'exerce sous l'effet de la faim (Ces neurones sont chargés de quantités avec la faim) (A) ; il y a d'autre part, des neurones qui reçoivent les perceptions de la voix, du visage, du sein de la mère (B) et troisièmement les neurones qui marquent le changement de l'état du corps. (C)
Tout cela va constituer un système qui associe les neurones associés au besoin et à la détresse vitale qui l'accompagne, ceux qui correspondent à l'objet qui y répond - la voix, le sein, le rythme respiratoire - et enfin les représentants des "mouvements" du corps qui se produisent et l'action sur le corps de cette réponse aux besoins.
Schéma 21.
Je crois que cette référence peut nous être très utile en psychosomatique. Car, dans un deuxième temps, une fois que ces associations sont constituées, elles vont persister, même si cette structure n'est plus ou n'est que partiellement en usage. Ceci pourrait expliquer que chez certaines personnes, une partie du corps se mette automatiquement en action dès que quelque chose qui est de l'ordre d'une tension se produit. Inversement, vous pouvez très bien comprendre qu'un signifiant, une voix, un visage puissent éveiller simultanément tout un système de manifestations du corps. Et pourquoi ne pas concevoir que certaines de ses parties, en correspondance narcissique avec celles de l'objet de satisfaction, puissent être stimulées de façon régrédiente, comme dans une hallucination? Car la relation entre expérience du corps propre et image de l'autre existe très tôt, comme nous allons le voir.
Nous sommes ici dans le registre des signifiants primaires, prélinguistiques. Il s'agit de représentants de perceptions qui sont là mais qui ne sont pas construits, agencés, autrement que par l'association par simultanéité à certains fonctionnements du corps. Une des extensions en psychosomatique serait de considérer que cette première structure constitue un ordre primitif qui peut se remettre en action dans certaines conditions.
C'est quelque chose qui est constant dans la pensée freudienne. Vous avez des structures qui se complexifient, qui s'organisent, qui s'améliorent mais à un certain moment, certains modes "primaires" de fonctionnement peuvent se remettre en activité. C'est en ce sens que Lacan ajoute l'adjectif "structural" au terme de régression.
J'ai résumé cette loi d'association dans un schéma :
Schéma 22
Poursuivons ... La réapparition de l'état de tension suscite un désir: la charge se transmet aux deux autres souvenirs et les réactive. Cette réaction fournit d'abord quelque chose d'analogue à la perception, c'est-à-dire une hallucination.
Dans un premier temps, une image investie aura la même valeur perceptive que la perception réelle; c'est-à-dire que le système y va communiquer avec le système j. Quand l'objet manque, la première réponse du système va être de produire une hallucination.
Freud nous dit que "tous les souvenirs primaires sont de nature hallucinatoire." Je crois que cela est très important pour de multiples raisons. D'abord, dans le champ de la psychosomatique, parce qu'on se pose la question de savoir si finalement ces souvenirs primaires ne sont pas susceptibles d'être rappellés au cours d'un deuil, y compris dans leurs associations corporelles ? Mais c'est aussi un concept utile dans la psychose. Dans la psychose, ce que les gens hallucinent, c'est vraiment des souvenirs. L'analyse des psychotiques montre qu'ils hallucinent des souvenirs qui les réfèrent dans un ordre imaginaire ou symbolique lorsque leur statut subjectif est radicalement menacé. Nous retrouvons cette problématique du statut subjectif dans le psychosomatique; mais ici, c'est le corps malade qui semble fonctionner comme repère.
Revenons à l'Esquisse. Quand il y a hallucination, une déception se produit inévitablement et cela est à l'origine de déplaisir ; c'est-à-dire que le mécanisme réflexe qui permet de décharger cette tension se déclenche avant que l'objet -c'est-à-dire le sein ou le biberon - ne soit présent. Il y a insatisfaction. Cette insatisfaction va être elle-même mémorisée. On rentre dans des systèmes où les expériences se mémorisent et influencent le fonctionnement du système. L'expérience de satisfaction et d'insatisfaction, la relation à autrui c'est en quelque sorte une structure mnémonique déjà construite qui va ultérieurement influencer toute la vie du système.
Parallèlement à l'expérience de satisfaction, Freud décrit l'expérience de la souffrance. Vous avez une expérience qui est quantitativement importante. Prenons l'exemple de quelqu'un qui tombe d'un arbre . Il va y avoir un "choc" quantitatif énorme qui va balayer le système j et laisser des frayages directs jusqu'au système y. Puis, la même personne passe huit jours plus tard devant un arbre et elle a mal. Là, on retrouve la théorie du signifiant. FREUD se dit: " Comment peut-on expliquer que quelque chose qui est quantitativement tout à fait minime (le fait de voir un arbre ne peut pas être assimilé au fait d'être tombé d'un arbre et d'avoir mal au dos), comment cette chose là peut-elle produire le même effet au niveau des personnes?" Là, il conçoit un système qui est le suivant : il invente ce qu'il appelle des "neurones sécréteurs", des "neurones clés" qui viennent à la suite du neurone y . Ceux ci vont agir de façon analogue à des neurones moteurs mais cette motricité particulière va entrainer la sécrétion de quantités issues de l'intérieur du corps. Cela revient donc par le corps, et investit le neurone avec une charge accrue. Vous avez une décharge du même ordre que celle qui suit l'investissement douleureux d'une image. N'est-ce pas paradoxal ? En fait, une souffrance du même ordre peut se produire que vous ayez eu mal véritablement ou que dans un deuxièment temps un simple signifiant évoque ces souffrances. Mais la décharge de cette souffrance implique, dans le deuxième cas, le réinvestissement de l'image mnémonique par des quantités issues du corps ... (Schémas 23 et 24)
Schéma 23.
Schéma 24.
A ce sujet, nous allons voir comment le système va tenter d'éviter le déclenchement de tout ce mécanisme en déviant le flux qui se dirige vers l'image douleureuse et je vous cite une remarque de FREUD qui m'a fait réfléchir : "le refoulement échoue quand un neurone qu'on veut désinvestir est restimulé dans la réalité". C'est un des problèmes de la psychosomatique: nous y rencontrons des personnes qui, du fait de leur organisation psychique et-ou de leur situation de vie, sont confrontées en permanence dans la réalité à des situations qui réévoquent quelque chose de traumatique. J'ajoute que ces traumatismes ne sont pas de pures constructions de l'esprit et que le sujet est souvent mis dans une position de contradiction réelle entre son expression symbolique et sa survivance économique.
A partir de ces mécanismes qui se produisent "automatiquement", FREUD va introduire le système du moi. Jusqu'ici, le moi était une quantité, un réservoir de quantité. Nous allons voir comment il peut intervenir pour éviter des situations catastrophiques ou tout au moins douleureuses pour le corps et pour la personne.
Nous avons vu que l'investissement simultané de deux neurones crée entre eux un frayage : c'est l'association par simultanéité. L'extension de ce concept implique que le flux va avoir tendance à se diriger là où il y a d'autres neurones chargés. FREUD invente le concept "d'énergie liée". Si un ou plusieurs neurones sont chargés latéralement à une chaine neuronale, l'énergie de cette dernière sera "liée" et la trajectoire primaire du flux modifiée. Il se produit là un phénomène d'attraction, comme lorsque deux gouttes d'eau sont suffisamment rapprochées pour fusionner.
C'est ainsi que naît la distinction de FREUD entre mécanisme primaire et mécanisme secondaire. Mécanisme primaire : vous avez un torrent qui part du haut d'une montagne et qui se dirige où il peut en fonction des vallons ; mécanisme secondaire : le système utilise son énergie pour dévier le courant là où il veut, en fonction de certaines expériences biologiques mémorisées sous forme de règles et en particulier de celle du plaisir-déplaisir.
Voici donc votre système soumis à de nouvelles lois où des formes d'action interne s'aménagent. Ainsi par exemple, lorqu'un souvenir est investi "positivement", les perceptions vont converger vers lui. Il y a une attraction (schéma 25). Par exemple, vous avez faim; même si normalement vous recevez toutes les perceptions, celles-ci vont se diriger d'avantage vers certaines images mnémoniques que vers d'autres. Il y a un lien qui se fait entre l'organisation de la mémoire et la vie du système, la façon dont la mémoire est investie et la perception. Inversement, tout évènement pénible va induire un mécanisme de répulsion, de refoulement par rapport à la voie définie par le processus oprimaire. D'un côté l'attraction, de l'autre, le refoulement.
Ce qu'il faut noter aussi, c'est le parallélisme qui existe pour Freud entre la conduite dans la réalité "extérieure" et le fonctionnement neuronal. Ainsi : "Tout état de désir crée une attraction vers l'objet désiré et aussi vers l'image mnémonique de ce dernier" (340)
Schéma 25.
"Tout état de désir crée une attraction vers l'objet désiré et aussi vers l'image mnémonique de ce dernier" (340)
Schéma 26.
"Tout événement pénible engendre une répulsion, une tendance qui s'oppose à l'investissement de l'image mnémonique hostile" (340) = "Défense primaire"
Dans le schema 26, j'ai dessiné un évènement pénible (en A). Vous avez deux perceptions (P2 et P4) en j qui se dirigeraient normalement vers cette image mnémonique. Avec les associations linéaires habituelles, telle chose vous conduit à telle autre. C'est le processus primaire. Le moi, refuse que cette "image mnémonique hostile" soit réinvestie. Il a appris par expérience que, si c'était le cas, cela déclencherait du déplaisir par l'intermédiaire des neurones clés. Il va détourner le flux par un investissement latéral du moi qui provoquera une attraction vers les neurones chargés. Le courant qui était parti pour aller en A se dirigera en B ou en C. C'est le premier modèle du refoulement.
L'action du moi a aussi pour effet d'éviter qu'une image mnémonique soit investie totalement. A quoi cela sert-il ? A éviter que lorsqu'il y a désir, une image soit investie au point de produire une hallucination. L'hallucination se produirait, avec ses conséquences corporelles, si l'image était investie d'une quantité telle que celle-ci remonterait de façon régrédiente jusqu'au système j. Pour éviter cette situation, le moi va lier une partie de la quantité de l'image du désir en attirant de l'énergie de façon latérale autour de cette image très investie.
Le problème qui est alors posé est de comprendre comment le moi va savoir qu'il faut qu'il aille désinvestir une représentation ? C'est là l'intérêt du système w. Soit le système w envoie un indice de réalité, c'est-à-dire une information au moi qui va lui dire : "Voilà la perception est juste! c'est de la réalité". Dans ce cas là, l'expèrience de satisfaction peut aller jusqu'à son but. L'enfant, rencontrant ce qu'il désire, peut déclencher l'acte spécifique correspondant. Par contre si cet indice de qualité manque s'il n'y a pas quelque chose qui dit "c'est de la réalité", à ce moment là le moi va venir décharger la tension qui est concentrée sur l'image mnémonique et la répartir autrement de façon à éviter une décharge prématurée . Ainsi, "c'est une inhibition due au moi qui rend possible la formation d'un critère permettant d'établir une distinction entre une perception et un souvenir." (344)
De la même façon, dans les expériences de douleur (schéma 27), la quantité se dirige vers une image mnémonique pénible ; nous avons vu que le processus naturel conduirait à ce qu'il y ait souffrance et activation d'un neurone secréteur qui permet la décharge de l'affect... Le moi est averti par un indice de réalité qu'il y a quelque chose qui peut être mauvais pour l'organisme ; il investit de façon latérale le système psychique de façon à détourner le flux.
Schéma 27.
" y a besoin d'un indice qui attire son attention sur le réinvestissemnt d'une image mnémonique hostile et qui lui permette d'éviter, au moyen d'un investissement latéral, la production consécutive de déplaisir" (343)
Schéma 28.
"Le moi constitue à tout moment la totalité des investissement y". "Quand un neurone contigu se trouve simultanément chargé, ce fait agit à la manière d'un frayage temporaire des voies de contact ... si donc un moi existe, il doit entraver les processus primaires."
LE PROBLEME DE LA RECONNAISSANCE :
Nous avons vu que l'acte spécifique peut se déclencher quand la perception de l'objet externe correspond à celle de l'objet mémorisé et qu'un signal issu d'w en affirme la réalité.
Le problème qui se pose maintenant est de reconnaître l'identité entre l'objet perçu et l'objet mémorisé. Là, se posent des problèmes très compliqués. Pour nous, reconnaître les choses semble aller de soi mais il s'agit en fait d'un problème très difficile . Comment se réalisent le lien et l'identité entre la perception et la mémoire ?
FREUD va décrire trois situations types :
1/ L'objet perçu et l'objet mémorisé sont équivalents (schéma 29).
Un stimulus (Q) vient de l'extérieur, par réflexion de la lumière sur le sein de la mère; il accroche (2) le neurone j qui "perçoit" le sein et transmet un indice de qualité par l'intermédiaire d'un neurone w. Dans le même temps, l'image mnémmonique du sein est investie car il y a désir (1). L'indice de réalité a indiqué que la perception est réelle. Décharge (3) et tout va bien.
Schéma 29.
FREUD ajoute cependant : "Il n'y a aucun profit biologique." Cela veut dire que les choses se sont bien passées mais qu'en fait, rien n'a changé. Le système n'a absolument pas évolué.
2/ Une partie de la perception coïncide avec la charge en désir d'une image mnémonique et une partie ne coïncide pas. Il y a similarité mais non identité complète (schema 30).
Schéma 30.
Le premier temps est de déterminer ce qui reste identique et ce qui change dans l'objet perçu. Vous avez par exemple un objet qui se déplace et la première opération va être de séparer cet objet global en une partie qui reste identique et une partie qui se transforme.
La partie qui reste identique est considérée comme étant la chose. La partie qui se tranforme est considérée comme étant l'attribut de la chose.
FREUD précise ici que chaque neurone est un complexe de neurones. Ce qui jusqu'ici était considéré comme une image unique était en fait formé d'un complexe d'images, d'éléments associés. Il faut que vous représentiez une configuration constituée d'un certain nombre d'éléments dont l'ensemble structuré forme l'objet.
J'ai marqué ce que l'enfant voit - soit les neurones a et c - et ce qu'il désire - soit les neurones a et b. Ce n'est pas exactement la même chose. Le système a appris que si vous "voyez" a et c et que votre image c'est a et b, il est préférable d'attendre et de trouver le moyen que cela coïncide, devienne identique avant de déclencher une décharge au travers d'un acte spécifique.
C'est ici que FREUD introduit son deuxième principe majeur : le PRINCIPE D'IDENTITE. Tous les mécanismes auront pour but une identité entre la perception et la mémoire. Tant que cette identité ne sera pas atteinte, rien ne pourra se déclencher. Cette identité va être atteinte de la façon suivante :
La quantité Q va stimuler les neurones w qui vont émettre vers y des indices de réalité. Ces signaux vont déclencher l'attention, c'est à dire produire une poussée quantitative de la part du moi vers les neurones j intéressés dans la perception.. Toute l'astuce réside dans le fait que cette quantité, qui revient de façon régrédiente sur le champ des perceptions, va augmenter le nombre d'éléments stimulés en y, ce qui améliorera les possibilités d'atteindre la configuration initialement désirée. Cela va partir du neurone a, va suivre c et de là suivre toutes les chaînes jusqu'à ce qu'on arrive à ce neurone b.
Il y a une difficulté dans la façon dont ce processus est présenté par FREUD: on ne sait pas très bien au départ si les neurones a et b d'une part, a et c d'autre part, appartiennent à un seul système (le système y) ou à deux systèmes différents (y et j).
En résumé, l'attraction de l'image investie par le désir d'une part, l'attention d'autre part vont faciliter le processus d'identification de l'image mnémonique avec celle investie par la perception . L'ensemble de ce processus qui va de l'analytique à l'identité constitue l'activité de jugement. Le fait qu'il ne suive pas simplement des frayages primaires mais qu'il implique un investissement dirigé du moi implique qu'il s'agir d'un processus secondaire.
Dans certains cas, l'obtention de l'identité va impliquer un acte moteur du percevant. Pour décrire ce mécanisme, Freud prend pour exemple l'identification d'une image de profil à partir d'une image de face (Schéma 31).
Dans une première perception P1, l'enfant voit sa mère de face (A). Or, son désir est associé à une vue de profil (D+). Comment peut-on passer d'une image de face à une image de profil ?
FREUD qui préfigurait la pensée lacanienne se perd dans cette histoire. Il considère que pour voir un objet de profil quand on est de face, il suffit de tourner la tête... Il s'est emmêlé dans son stade du miroir, il a confondu les choses.
Vous avez donc cette image de face mais cette image de face a été elle-même liée aux "images" de ses mouvements. Cela a déjà été engrammé avant. L'expérience a appris à l'enfant qu'un mouvement de la tête peut transformer l'aspect de face en aspect de profil et l'équation : (FACE (a-c) + MOUVEMENT ((d)) = (PROFIL (a-b)) a été mémorisée (B). La première tendance de l'enfant sera peut-être effectivement de tourner la tête, ce qui ne fera pas tourner celle de sa mère ; c'est ce que Freud appelle "la valeur imitative de la perception" dans la troisième partie de l'Esquisse. Pour le moment, nous pouvons considérer que l'enfant va se déplacer jusqu'à l'obtention du profil (C) ou qu'il sera très attentif à la personne en mouvement, jusqu'à ce que l'image désirée soit perçue (D). Dans chacun des cas, il y a utilisation d'une structure mnésique qui a déjà été construite avant.
Cela montre comment est posée la question de la nécessité d'une identité à partir de configurations qui peuvent être en partie semblables et partie dissemblables. Lorsque l'identité est réalisée, les activités psychique et motrice cessent. (D)
Schéma 31.
Quand FREUD se perd dans le "complexe d'autrui" ...
Nous étions jusqu'ici dans une situation où un objet mémorisé correspondait totalement ou partiellement à une perception.
3) Abordons maintenant celle où les objets perçus ne correspondent pas du tout à l'image mnémonique désirée. Dans cas, l'image appétitive -appellons la ainsi- détermine un but: que l'image perçue puisse se rattacher d'une façon ou d'une autre à l'image investie. Ceci aura deux effets : la REMINISCENCE et la CONNAISSANCE. Ainsi, le moteur de la connaissance est-il d'emblée associé par Freud à la reconnaissance (d'un objet investi par le désir), à la "retrouvaille".
Je m'aperçois que je ne vous ai pas parlé d'une question tout à fait fondamentale, celle de la constitution de la première image et la première représentation. Comment la perception d'autrui va-t-elle se construire par rapport aux différentes perceptions que l'enfant a de lui même?
Nous allons voir comment Freud traite une question qui sera ultérieurement largement travaillée par LACAN avec le stade du miroir . Comment se fait le lien entre l'image de quelqu'un d'autre (le complexe d'autrui) et sa propre image ? Comment considérer que ce sont des choses du même ordre?
Freud part de la rencontre par l'enfant d'une personne, d'un objet extérieur, qui est du même ordre que celui qui lui a donné sa première satisfaction et son premier déplaisir. C'est de là que se nait l'intérêt psychique. En généralisant, cela voudrait dire que chaque fois que l'on est intéressé par une chose, celle-ci est reliée par une chaîne plus ou moins longue avec la satisfaction ou le déplaisir. Dans ce cas, quelqu'un arrive, qui est du même ordre que l'objet de la satisfaction et cela suscite l'intérêt de l'enfant.
Une fois que l'intérêt est enclenché, une activité de jugement va s'effectuer.
L'enfant va essayer de distinguer ce qui est de l'ordre d'une forme globale et ce qui est de l'ordre de formes élémentaires. Comme tout à l'heure, il y a la chose et les attributs de la chose. Mais c'est un peu différent. La chose, c'est ce qui est global spatialement (et non plus temporellement), c'est à dire la perception générale que vous avez de quelqu'un, sa forme. Les attributs de la chose, ce sont ses éléments (shéma 32).
Ses éléments... FREUD nous dit : il y a les mains, le cri etc... qui peuvent être rapportés à des expériences partielles antérieures de l'enfant à partir de son corps propre . L'enfant a déjà mémorisé un ensemble d'expériences liées à ses mains. Il "reconnait" déjà partiellement sa main, un cri, un mouvement. Par contre, ce qu'il n'a jamais pu mémoriser, c'est l'image de son visage. L'enfant va identifier l'image des mains de la personne à l'image de ses propres mains, le cri aux "images" de ses cris etc ... mais il va y avoir un moment où une partie de la perception, par exemple celle du regard, ne peut pas s'intégrer à l'ensemble disjoint des identités élémentaires...
On peut imaginer deux types de reconnaissance :
- Une reconnaissance par point. Vous balayez tout et chaque point de l'image perçue doit correspondre à un point de l'image mémorisée. C'est très précis et très long.
- Une reconnaissance par jugement. Quand vous avez recueilli un certain nombre d'éléments semblables, vous généralisez et vous vous dites : "C'est la même chose!"
C'est ce dernier modèle qui est celui de Freud et sur lequel il revient dans la troisième partie. Vous avez vu que chacun des éléments de la personne extérieure va être rapporté par l'enfant d'une part à la forme globale, d'autre part à ses expériences corporelles morcellées Quand un certain nombre d'identités est réuni, il y a reconnaissance.
Ici la reconnaissance est double : 1°) l'objet est du même ordre que le sujet. 2°) L'image de l'autre devient la référence de la totalité de soi. Il y a identification.
Schéma 32.
Dernière mise à jour : lundi 6 octobre 2003
Dr Jean-Michel Thurin