Modèles pour le Psychisme



Avant-Propos : Origine, objectifs et mise en œuvre

Alain Maruani et Jean-Michel Thurin


Des origines

Cet ouvrage, qui reprend les principales interventions d'un colloque tenu à Paris en Juin 90, s'inscrit dans une recherche dont la référence générale est la psychosomatique, comme approche spécifique de la biologie humaine et comme science ­ à venir ­ du vivant.

Les fait cliniques et le mouvement d'idées qui ont accompagné la psychanalyse ont rendu cette approche inévitable et indispensable, en ce qu'elle remet fondamentalement en question la causalité localisatrice et externe au sujet qui, au cours des deux derniers siècles, a été la référence majeure de la médecine et des sciences connexes.

Il a semblé nécessaire, pour un but d'efficacité thérapeutique et de rigueur théorique, d'aller au delà des convictions et de tenter de mieux définir comment une approche globale de l'être humain pouvait se déployer en bénéficiant des acquis de la recherche scientifique en plusieurs domaines.

C'est ainsi qu'un premier colloque interdisciplinaire de ce type a eu lieu en 1985 à Royaumont, sur le thème : «Pour une approche scientifique de la psychosomatique»1. A l'initiative de L'Ecole de Psychosomatique, il réunissait déjà psychanalystes, médecins, philosophes, linguistes, physiciens et mathématiciens, chaque représentant apportant les concepts et les modèles qui lui semblaient les plus pertinents pour appréhender les facteurs intervenant dans la santé, la vie et la mort de l'humain. A ce titre, le processus d'hominisation, ses avatars, ses conditions et ses éventuelles régressions, constituait un point central et introduisait ipso facto les relations humaines et le langage. Il s'agissait de considérer également si (et comment) certains modèles récents ne pouvaient être utilisés pour rendre compte de la relation entre processus de la vie et organisation psychique ; par exemple, processus somatiques liés à des évènements tels que des ruptures des cadres de référence.

La démarche a paru suffisamment stimulante pour qu'elle se poursuive et que se dégagent des objets de recherche plus précis, concernant plus généralement et plus globalement la nature des relations entre corps, langage et psychisme.

Après nous être beaucoup appuyés, dans le même cadre, sur les outils lacaniens, mais aussi sur la théorie des systèmes et la biologie, nous avons voulu explorer systématiquement la façon dont Freud avait traité les relations corps-esprit-langage-parole ; trois textes nous ont paru particulièrement riches sur ces questions : «l'Esquisse», «la Science des rêves» et «l'Inconscient»2. Un groupe de travail pluridisciplinaire s'est constitué, qui nous a conduit à nous rapprocher des recherches actuelles menées en neuro-sciences.

En effet, une lecture attentive de «l'Esquisse»3 révèle la proximité surprenante du modèle freudien avec une nouvelle approche de l'Intelligence Artificielle (IA), l'approche connexionniste. Dès lors, ceci a renforcé la volonté de travail commun avec des enseignants-chercheurs des Télécom car de nouvelles perspectives intéressantes se dégageaient simultanément pour les uns et les autres. En une période où il est de bon ton de dire que la psychanalyse est sur le déclin et qu'elle n'a pas de base «scientifique» ou même «réelle» il était remarquable et encourageant4 de découvrir des modèles analogues chez des disciplines qui, à priori, étaient radicalement séparées5, voire opposées6.

Le modèle connexionniste de l'IA s'est inspiré du travail des neuro-physiologistes qui jusqu'à présent n'entretenaient pas, c'est le moins que l'on puisse en dire, de liens étroits avec la psychanalyse. Reconnaître que deux niveaux d'approche, le psychologique et le neurophysiologique peuvent conduire à des modèles très proches du point de vue de l'architecture et des processus de mémoire ouvre des pistes.

Le praticien des sciences dites dures7 pouvait trouver dès lors dans la psychanalyse une représentation générale des fonctionnements psychiques ; quant au psychanalyste, il avait la possibilité de reconsidérer sous un jour nouveau et de préciser le modèle freudien. Ainsi s'ébauchait et se renforçait la complémentarité des approches.

Au fur et à mesure que progressait cette recherche sur le psychisme et l'appareil psychique, il est apparu que d'autres disciplines avaient une approche spécifique qu'il faudrait prendre en compte et que l'organisation d'un colloque devait être l'occasion de confronter les perspectives et d'associer d'autres intervenants et courants concernés par ces questions.

Des objectifs

Le projet est de permettre des progrès aux niveaux clinique et théorique voire des technologies de l'information.

Il s'agit donc de convoquer, de réunir et d'interroger plusieurs disciplines : psychanalyse, psychologie, linguistique, philosophie, sciences dites dures, informatique et IA. Chacune se propose d'apporter sa compétence, son point de vue sur ce thème, son «modèle». Que chacun travaille une direction particulière ; des agencements et relations doivent être possibles, à la manière d'un puzzle dont il faudrait forger ou ébarber les pièces pour constituer un ensemble dont on a, au départ, qu'une idée des plus vagues. Ainsi peuvent émerger des formes communes et une sorte de représentation générale du «comment ça fonctionne».

Ces échanges peuvent avoir un effet important sur les représentations de référence et élargir considérablement le champ conceptuel de chaque discipline. Par exemple, on conçoit souvent le psychisme comme le produit d'un cerveau isolé, ce qui pour un psychanalyste est irrecevable. De même, on assimilera le fonctionnement du psychisme à une «simple» intégration des informations. Si l'on veut reproduire l'intelligence humaine, il est préférable de savoir que chez l'homme, le support de l'apprentissage, c'est d'abord la relation8 De même, on s'aperçoit que le sens est une opération beaucoup plus complexe qu'un simple effet de structure. Dans le sens, il y a le but, l'intentionnalité et pas seulement une phrase dont émerge une signification. En dépit de la séduction de la conjecture, les paradigmes de la relation intersubjective ne sont pas nécessairement réductibles à ceux de la théorie de la communication, au moins tels qu'ils ont été posés par Shannon en 1948.

D'un autre côté, la parole, agent essentiel du processus psychanalytique ne se réduit pas à des «jeux de mots». Ses différents registres, fonctions, liaisons avec le corps ont des fonctions spécifiques selon les situations et les pathologies ; les praticiens ne peuvent plus se contenter aujourd'hui d'une simple référence à la magie des mots et à la relation transférentielle qui l'accompagne ; le psychisme implique différents modes d'organisation qui peuvent fonctionner de façon complémentaire ou disjointe, en fonction aussi des propres fonctionnements psychiques de l'interlocuteur.

La mise en parallèle de données de champs connexes peut également être source de remises en questions : par exemple le psychanalyste a une approche langagière de l'objet humain qui peut mettre au second plan la sémiotique non parlée dont il se réclamera pourtant d'une certaine façon par un solennel «Ça passe quelque part..., ça circule entre inconscients...». La simple reconnaissance de cet autre abord posera la question de son ignorance volontaire ou involontaire dans le processus de la cure.

Ainsi, les contradictions et les méconnaissances révélées par le travail pluridisciplinaire peuvent-elles permettre de nouveaux questionnements et de nouveaux espaces de théorisation. Par exemple, l'hypothèse de la stabilisation sélective suppose des aménagements car chacun sait ­ la psychanalyse le fait apparaître de façon patente ­ que l'organisation de la pensée et donc de son support neuronal, se modifient dans certaines circonstances et plus généralement tout au long de la vie. Si l'on peut concevoir que la sensibilité aux sons et aux couleurs puisse être surdéterminée ou conditionnée par la rencontre initiatrice de certains stimuli dans les tous premiers mois, il paraît difficile d'inférer que cela englobe l'ensemble des structures supportant l'appréhension de la réalité.

L'option interdisciplinaire associe l'ambition du progrès à une reconnaissance des limites propres. Elle implique, pour passer de l'idée à la réalité, une délimitation et un ajustement des langages, une confrontation des méthodes, prenant en compte explicitement les organisations propres, les concepts et leurs contenus9.

Concernant le langage, les auteurs se sont donnés les moyens, au cours de séminaires préparatoires, de respecter au moins deux des contraintes qui conditionnent de véritables échanges :

­ rendre compte, en langage commun, des concepts utilisés ;

­ faire l'inventaire systématique des mot-clés communs pour élucider leur statut : faux amis ou révélateurs d'analogies profondes.

Le statut des analogies a été exploré en abordant l'histoire de la découverte du concept : simple projection anthropocentrique ou émergence soutenue par l'expérience, la logique... ?

Concernant la méthode, l'étude du psychisme pose deux problèmes particuliers :

­ l'objet et le sujet, s'ils sont discernables, ne sont pas séparables. Autrement dit, et un peu à la manière de l'algèbre homologique, c'est le même objet que l'on découvre de manière différente selon la façon dont le sujet se place : par exemple, comme chercheur ou observateur. Ce même est révélé, non pas par sa «structure» globale (peu accessible au delà de deux dimensions) mais par la satisfaction de conditions de recollement entre ces points de vue ;

­ il est nécessaire de prendre en compte l'action d'un esprit sur un autre esprit. Objet et sujet seront transformés de manière significative à la suite de leur rencontre. S'il ne s'est rien passé, c'est que la rencontre n'a pas eu lieu10. Ces deux points sont fortement réminiscents de ce qu'il en est du processus dit de mesure en Mécanique Quantique ; on entend usuellement par ce terme l'interaction entre un quanton (objet quantique le plus général) et un appareil macroscopique. A l'issue de cette interaction, l'état du système sera la réalisation d'une de ses nombreuses potentialités. Cette ressemblance superficielle a été poussée à l'extrême par certains auteurs, qui lui ont donné le statut d'identité structurelle. Ici intervient le «droit de regard» de l'expert : nul ne peut contester à quiconque le droit d'affirmer que la perturbation associée à l'interaction de deux objets est essentielle ­ c'est-à-dire qu'elle ne peut pas être rendue arbitrairement petite. Nul ne peut contester à quiconque le droit de remarquer que sous cet aspect, la mesure quantique et la cure psychanalytique se rejoignent. Nul ne peut contester à quiconque d'affirmer que l'on a ainsi le symptôme de notre quantique nature, ou celui de la conscience de l'électron. Mais nul ne peut contester à l'expert le droit de rétablir les faits à la proportion raisonnable.

La complémentarité prend ici son sens le plus fort : chaque discipline, encore une fois, à la fois inspire et limite les autres.

L'interdisciplinarité impose une contrainte encore plus douloureuse : celle de renoncer à une généralisation immédiate à partir des lois que l'on a cru dégager de l'observation de son propre objet. Autrement dit, il s'agit de sortir de son propre délire théorique ou du moins, à un certain moment, de le tenir pour tel et de situer sa cohérence et sa compatibilité avec le délire des autres. L'intersection de plusieurs sillons peut être un début d'assurance qu'il y a bien là quelque chose de réel. L'inverse appelle une étude sériée de la contradiction. Il faut remarquer que cette question, immédiatement cruciale pour le psychanalyste, est également importante pour le scrutateur de la matière inerte : qu'est ce qui autorise à ériger en Loi la réunion d'expériences particulières ? Au-delà du pouvoir descriptif le pouvoir prédictif peut vraisemblablement être considéré comme un bon estimateur de la qualité d'une représentation.

Nous sommes donc entrés dans une période marquée par l'affrontement à la complexité et la nécessité de l'interdisciplinarité. Celle-ci apparaît à différents niveaux : d'une part, le maintien d'une cohérence des savoirs sur l'humain (pourrait-on concevoir une psychologie ou une linguistique totalement incompatible avec les données de la neurophysiologie et de la biologie ou qui simplement les ignorerait ?) ; d'autre part, la définition d'outils de symbolisation ­ et de communication ­ de cette complexité (le langage «naturel» n'atteint-il pas à un certain moment ses limites ?).

La réflexion des praticiens et théoriciens du psychisme est aujourd'hui étayée, parfois simultanément, par trois modèles dont les statuts sont à l'évidence extrêmement contrastés : le modèle biologique plus ou moins simplifié, celui de la pensée rationnelle et enfin celui d'un psychisme intégrant l'inconscient. Ce dernier point est encore, pour beaucoup ignoré ou remplacé par une part laissée au «métaphysique» et ainsi considéré pratiquement comme accessoire. La psychanalyse, et même la psychiatrie, ont été pratiquement absentes, jusqu'ici, de l'entreprise des neurosciences et une information réciproque semble d'un grand intérêt.

Le modèle freudien constitue un lieu de rencontre et d'articulation entre ces trois démarches ; plus généralement, il offre une possibilité d'agencement de différents niveaux qui participent du psychisme, sous l'angle à la fois économique, structural et dynamique. A chaque niveau correspond pratiquement une discipline. Plusieurs auteurs11 ont déjà souligné comment «l'Esquisse», en particulier, contient un modèle très performant de mécanismes psychiques et sa proximité avec les modèles actuels des cognitivistes.

Il est temps de passer de la généralisation à la recherche des limites et des complémentarités de chaque approche.

De l'intitulé

Psychisme ou appareil psychique ?

L'appareil psychique n'est qu'un des supports et acteurs du psychisme. Celui-ci inclut au moins comme autres supports de la réalité psychique, la matière langagière, les outils de l'action, les outils et prothèses de l'intelligence (mémoires externes : monuments, livres et plus récemment ordinateurs) et comme acteurs, l'événement, c'est-à- dire tout ce qui est saillant et perturbant, et surtout l'autre qui investit la relation au sens.

Modèle

Une construction qui permet de représenter des faits complexes auxquels on n'a pas un accès direct. Les modèles comprennent toujours une part implicite, validée par le sens commun comme allant de soi. Il arrive quelquefois que le génie d'un examen fasse exploser les présupposés du discours, quitte à réintégrer par la suite ces derniers dans un ensemble plus général. L'exemple canonique en physique est celui des théories de la relativité, qui ont montré que l'espace et le temps tels qu'ils sont, le cadre où se déploient le corps et la pensée, tels qu'apparaissent leur rapports mutuels, n'étaient pas ce que l'on avait pensé jusque là. On peut aussi mentionner la Mécanique Quantique et l'altération qu'elle a entraînée de notre vision des phénomènes12. Dans sa fragilité, l'intégration de cette dimension de la figuration, est tout le contraire d'un empêche-penser ; c'est au contraire une excellente prophylaxie contre le dogmatisme. Il semble que ces modèles implicites soient particulièrement tenaces dans les Sciences de l'humain.

Les modèles explicites sont souvent des modèles, opérationnels, de représentation. Comme l'inconscient, la nature ne parle pas, elle répond. Les modèles aident à dialoguer avec ces interlocuteurs aussi disponibles que réservés. Poser une question, c'est faire une expérience, ou considérer un patient...

Le modèle s'insère ici comme médiateur entre la réalité et une figuration compactée de cette réalité. Une sorte de stylisation. Dans ces conditions, il a une valeur instrumentale. Une pierre angulaire de la pluridisciplinarité est l'articulation entre plusieurs niveaux13 de plusieurs modèles, de terroirs d'origine différente.

Quelques réflexions issues de la pratique de l'interdisciplinarité

Psychanalyse et linguistique

Le psychanalyste travaille dans la parole continue et la subjectivité. Autant dire qu'à tout moment, il doute de ce qu'il a cru saisir. Inversement, il pourra se réfugier dans le sentiment d'une intuition particulière. La linguistique offre d'abord au psychanalyste une certaine objectivation de ce qu'il sait ou méconnaît. Elle lui confirmera, par exemple, que la voix d'un déprimé présente des caractéristiques spéciales. Sa capacité clinique participait donc d'une capacité perceptive tout à fait objectivable. Cet aspect, qui paraît élémentaire a des conséquences qui le sont moins. Lui aussi véhicule sans doute, à son insu, toute une portée de signes qui interagissent avec ceux d'autrui.

Dès lors, où se situe véritablement sa pratique ? Dans la mise en valeur d'une chaîne de signifiants ou dans tout ce qui l'accompagne (cadre, accueil)... ? La linguistique, tout en s'en défendant, apporte quelquefois des réponses précises à ce que masquaient des rationalisations savantes «Il n'avait pas de demande. Une question de résistance...» dira-t-on d'un patient qui n'est pas revenu après un premier entretien. Mais voici qu'un enregistrement dévoile et décode le propre refus du psy de communiquer.

La linguistique aura beaucoup aidé à mieux connaître les différentes dimensions contenues dans un acte de parole. Affirmation, position polémique ou dialogique, décharge émotive, signification, genres de discours, dissociation possible entre contenant et contenu. La linguistique opère en actes de parole ce que les techniques de traitement de signal opère sur les données brutes d'expérience. La similitude peut-être poussée aussi loin qu'on le désire : extraction de structures, poursuite de modèles... mais, dans tous les cas, l'opérateur reste le maître de l'interprétation. Sans doute, elle n'aurait pas eu cet impact en psychanalyse si le terrain n'avait pas été préparé par la lecture attentive de Freud et de Lacan.

Ici encore, psychanalyse et linguistique entretiennent une relation de limitation et de ressourcement ; c'est que, alors même qu'elle en constitue un temps préparatoire essentiel, la linguistique s'arrête à la porte de l'interprétation de l'inconscient. Dans le cas du rêve, par exemple, les remarques et les hypothèses forgées à partir des narrations du patient, décompactées à la lumière des rêves antérieurs ou postérieurs révèlent des données beaucoup plus précises légitimant ainsi une interprétation ; ce qu'il y a de frustrant dans la limitation rapportée ci-dessus de la linguistique, est finalement opérant, stimulant, nécessaire.

On est aux antipodes de l'interprétation intuitive lancée sous le feu des afférences transférentielles et projectives !

A un autre niveau, la linguistique aura révélé que la physique ­ par exemple ­ a les traits sémiotiques d'un langage, incluant les niveaux syntaxique, sémantique et pragmatique ; ou encore, que certains phénomènes biologiques peuvent être appréhendés sous ces modes.

Psychanalyse et Intelligence Artificielle

Que peut apporter l'IA à un psychanalyste ?

D'abord des schémas, une représentation claire de questions qui appartiennent au champ du psychisme et l'intéressent donc à priori, mais qu'il a pu ne jamais se formuler précisément.

Ensuite, une classification des mécanismes qui peut rejoindre quelques unes des catégories qu'il utilise. Par exemple, certaines procédures d'apparence compliquée ne sont que la réunion de règles opératoires simples ; d'autres sont plus floues ; une dernière catégorie, enfin, se passe de règles explicites ­ d'algorithme en quelque sorte. C'est dans ce dernier cas que l'humain est le plus performant et l'ordinateur (la machine) le moins performant. On parle souvent ici de complexité, de problème mal posé, c'est-à-dire dont les données sont trop pauvres, ou trop riches, ou encore chargées d'ambiguités, toutes choses rendant malaisé l'accès à la bonne vieille existence-et-unicité de la solution. Voilà, pour un psychanalyste, un véritable défi et un casse tête qui le submergent de questions élémentaires et insolubles. Par exemple : quel est le contexte d'un rêve ? Pour en démonter les mécanismes et le processus, où doit-on commencer et s'arrêter ? Doit-on prendre en compte ses propres remarques. Mais quelles étaient-elles ?

L'I.A. doit investir actuellement des moyens importants pour résoudre des problèmes «humainement simples». Insistons sur ce point : l'hétérogénéité et la complexité des activités psychiques y apparaissent en pleine lumière14. Le détour paradoxal est, à terme, gagnant.

Le risque, pour le psychanalyste, serait sans doute de trop se prendre au jeu de la modélisation. Certes, il s'avère que la modélisation démultiplie les capacités d'interprétation et fait apparaître, ici, des éléments fondamentaux masqués par le contexte ; à l'inverse, elle démontre, là, que le contexte a le rôle dominant. Mais, il ne faudrait pas perdre de vue que le sujet qui s'adresse à un psychanalyste n'attend pas seulement cette compréhension là. Une part de jeu, d'incertitude, de croyance est nécessaire : la marque de l'humain.

C'est ici une sorte de paradoxe ; au fur et à mesure que s'opère la description, il y a comme une perte de sens ou plus exactement une perte des repères et de l'investissement qui permettent à un psychanalyste d'exercer. L'investissement s'est déplacé sur un objet scientifique qui n'a plus rien à voir avec sa pratique. Il s'avère pourtant que si le psychanalyste accepte ces aller et venues dans ces champs à priori si disjoints, il en tire finalement un grand bénéfice. Celui de la rigueur et paradoxalement d'une certaine démystification du savoir. En outre, décrire précisément un processus, c'est avoir à portée de main les agents qui le déterminent et ses propres leviers d'action.

Il faudrait parler des songeries qu'évoque forcément l'utilisation d'un ordinateur. Il apparaît très vite qu'il n'est qu'un outil qui n'apportera pas à son utilisateur tout ce qu'il voudrait posséder d'intelligence. La machine n'est qu'un appendice mental qui permet d'écrire et de retrouver rapidement certaines pensées ou paroles d'autrui qui ont été saisies dans l'appareil. Mais elle ne pense et ne parle pas à la place de l'humain. Pourtant, cette bêtise peut avoir certaines conséquences inattendues. Par exemple, l'identification peut fonctionner de façon inverse et faire apparaître que l'humain peut, à certains moments, travailler aussi mal qu'une machine. Cela peut lui donner envie de faire autre chose, ou mieux qu'elle, alors qu'auparavant il était tellement dupe de sa réalité supposée qu'il s'en satisfaisait. Paradoxalement, l'IA est très limitée lorsqu'on la rapporte à l'intelligence humaine, mais elle enseigne la modestie et fait réfléchir. Ainsi donc, mais pour des raisons différentes et qui ont trait au statut respectif des disciplines, nous arrivons à la même conclusion que pour la linguistique.

Psychiatrie et modèle(s) du psychisme

Pour le psychiatre, l'élaboration d'un modèle du fonctionnement psychique et l'exploration du modèle freudien paraît, même pour celui qui n'est ni psychosomaticien ni psychanalyste, encore et toujours d'actualité.

En effet, il existe aujourd'hui, dans cette discipline, un fossé entre une pratique psychothérapique fondée «globalement» sur la psychanalyse et l'appartenance sociale à un corps dont les «références scientifiques» officielles restent pour une grande part liées à des conceptions réductionnistes très étroites, voire fautives. Exemples : la localisation, les facteurs cérébraux ou génétiques individuels, la méconnaissance des dimensions symbolique et imaginaire des relations humaines et de leurs objets, l'ignorance de la situation et du contexte dans la sémiologie...

Il faut bien dire ici que l'appareil conceptuel de la psychanalyse freudienne s'est fondé essentiellement sur une clinique partielle, celle des névroses, et n'a laissé qu'à l'état d'esquisse les problèmes de constitution, de création du préconscient, de régression à des stades pré-symboliques, d'événement traumatique, problèmes auxquels sont confrontés quotidiennement les psychiatres.

Un nombre important, mais décroissant de ces derniers, éprouve une certaine inquiétude à se rapprocher de la neuro-physiologie et de modèles où ils pourraient perdre leur âme en y retrouvant les réductions d'une certaine médecine scientiste. Mais d'un autre côté, peuvent-ils rester sans réponse à une «question toute bête» : «Avez-vous une théorie de la mémoire ?».

Le soutien essentiel d'une pratique ne peut pas se suffire d'un côté d'une transmission singulière, d'une tradition et d'une efficacité, d'un autre de théories extrêmement réductrices. Non seulement le «supposé-savoir», dont dépend l'efficacité «transférentielle» du praticien implique la prise en compte d'un social marqué par le discours scientifique (qui lui-même est situé dans l'histoire par rapport au discours religieux). Mais surtout, ce «supposé-savoir» ne peut être maintenu dans son effet, en dehors du mysticisme, que s'il s'étaye et se régénère dans et par d'autres savoirs. Il y a là une dimension éthique et opérative absolument nécessaires à la conduite du traitement. Cette position transcende le cadre strict de la psychiatrie. Il serait erroné en effet de voir cette dernière comme un trou noir du savoir, attracteur universel de toute science. L'histoire montre l'heuristique fécondité des rapprochements «scandaleux» ; astronomie et géométrie par exemple. L'exclusion de la dimension du sujet a été une hypothèse salvatrice, érigée en méthode, pour l'édification des sciences de la nature. Elle a conduit ces dernières à des raffinements technologiques vertigineux. Simultanément, le statut du savoir conservait des béances. Le moment n'est-il pas venu de tester cette hypothèse d'exclusion ? Cela n'est point contraire à la démarche scientifique ! Encore faudrait-il ici éviter les pièges de l'auto-référence d'un champ par lui-même.

La psychiatrie a vocation d'être un champ de confluence dans la mesure où ses praticiens appuient directement ou indirectement leur pratique sur la psychanalyse, la linguistique, la neurophysiologie et la biologie. Du fait de sa formation médicale, le psychiatre est naturellement ouvert aux différents niveaux d'approche de l'humain qui s'intègrent dans sa réflexion sans que pour autant il doive s'identifier à des pratiques morcelées de son savoir.

De ce point de vue, les précédentes générations de psychiatres ont connu le formidable essor de la psychanalyse. Aujourd'hui, les plus jeunes sont très attirés par les neurosciences, qui s'appuient essentiellement sur les données de la neurophysiologie et de la psychologie cognitive. Comment peut-on traiter une affection, en particulier mentale, si l'on n'a pas une représentation des processus psychiques et de la manière dont le dialogue (avec soi et avec l'autre incluant le champ sémiotique paraverbal) peut intervenir dans la transformation des déterminismes et l'organisation de la relation à la réalité ?

Tout ceci a une base concrète et une correspondance dans l'appareil psychique. Comment les concevoir ? Il est important que le lien avec la psychanalyse se fasse pour que la psychiatrie ne devienne pas un ensemble de références disjointes, au grand détriment des patients.

De leur côté, les praticiens des sciences dures sont souvent conduits, du fait même des règles et des contingences de leurs recherches respectives, à n'aborder qu'un point focalisé à l'extrême de l'ensemble auquel il se rapporte.

On peut craindre que cette troncature pose des limites aussi artificielles qu'insurmontables aux avancées correspondantes ; ou encore, excès contraire, favorise des généralisations anthropomorphiques insuffisamment étayées.

De ce point de vue, le travail de rencontre créé dans un affrontement où cœxistent ouverture et rigueur est susceptible de mener progressivement à une dilution de ces parois réputées imperméables. Il ouvre le chercheur à de nouveaux espaces et de nouveaux essors.

La co-rédaction de cet avant-propos témoigne de la réalité de l'interdisciplinarité qui a présidé au colloque de Juin 90 et à la réalisation de cet ouvrage.

Nous ne saurions conclure cet avant-propos sans faire référence à l'équipe qui a été le moteur du colloque et, pour certains de ses membres, de la réalisation de cet ouvrage.

­ Nos amis co-éditeurs de l'ouvrage, Monique Thurin, Jean-Pierre Barthélemy et Alain Grumbach ont déployé tout leur talent et n'ont pas compté leur temps ni leur énergie pour porter ce travail à son terme.

­ Isabelle Billiard, Hervé Bokobza, Bernard Doray, Olivier Douville, Frédéric François, Francis Jutand, M.P. Lecourt, Marc Majesté, Olivier Schmitt et René Vezzoli ont concouru par leur implication à sa conception et à sa mise en œuvre.

­ Brigitte Portal et Marie Baquero ont assuré avec beaucoup de savoir-faire l'organisation matérielle du colloque.

Notes

1 Cahiers d'Ecole, n°1, avec dans l'ordre de leur intervention W. Pescarolo, J.M. Thurin, P. Thuillier, A. Maruani, P. Benoit, A. Oriol, C. Préneron, O. Lesourne, C. Le Vot-Ifrah, J.L. Vildé, J. Afchain, M. Thurin, G. Lopez, J.C. Le Blay et A. Plouzennec, A. Van der Straten, J.P. Adoul, R. Thom, F. Oriol, L. de la Robertie, V. Bruillon.

2 Auxquels il faut ajouter : Contribution à l'étude des aphasies (1891); «Lettre 52» à Fliess (6/12/96) ;« Sur le mécanisme psychique de l'oubli» (1898) ; «Formulation sur les deux principes du cours des événements psychiques» (1911) ; «Complément métapsychologique à la doctrine du rêve», (1915) ; «Le Moi et le ça», (1923) ; Note sur le«Bloc-notes magique» (1925) ; Abrégé de psychanalyse, PUF, (1938).

3 «Esquisse d'une psychologie scientifique», in Naissance de la psychanalyse, PUF, 1973.

4 et amusant.

5 Exemple : le statut du désir : exclus chez les uns, scruté chez les autres.

6 Exemples : le mode de transmission de ce que, faute de mieux, on appellera un savoir; le sens, objectif ou subjectif, des données brutes du travail.

7 Nous reprenons à notre compte la remarque de J.P. Barthélemy, comme quoi, la seule chose qu'autorise encore de manipuler la distinction entre sciences dures et molles est l'humour.

8 On s'est aperçu que chez des enfants pour lesquels on attendait de grands progrès d'une aide informatique, rien ne se produisait si cet outil n'était pas accompagné d'une relation humaine avec un éducateur.

9 Ainsi en va-t-il, à une toute autre échelle, et pour de tous différents objets, de la construction de l'Europe !

10 Mais comment sait-on qu'il ne s'est rien passé ?

11 K. A. Pribam et M.M. Gill, Le projet de psychologie scientifique de Freud un nouveau regard, PUF, 1986 ; J. Sulloway, Freud biologiste de l'esprit ; D. Widlocher

12 Une bonne théorie quantique de la gravitation, rassemblant ce qui fut épars au Big Bang, manque toujours. Le dialogue entre les deux protagonistes de la physique de ce siècle, relativité et quanta, reste difficile.

13 On peut convenir ici qu'il y a changement de niveau entre un ensemble d'objets «a» et un ensemble d'objets «A» lorsque, une correspondance ayant été établie entre les «a» et les «A», il n'est pas possible d'en extraire une correspondance liant les relations entre les objets a et les relations entre les objets A. Le matérialisme dialectique a formalisé ce concept, en parlant de transformation quantité-qualité. (Freud-Esquisse)

14 Ce qui s'estompe un peu lorsque l'on est pris par le discours.


Dernière mise à jour : dimanche 5 octobre 2003
Dr Jean-Michel Thurin