Modèles pour le Psychisme



Les résultats des actes, fixés en mémoire sociale inerte sous forme d'objets, sont la face cachée du subjectif. Sous cet angle, la vie psychique n'est pas une scène intime. Mais, à l'inverse, qui se polarise sur les résultats opératoires de l'action s'aveugle sur les «intentions» et les buts qui les orientent. Dans l'ombre aussi demeurent les mobiles eux-mêmes si l'on se focalise, cette fois, sur les seules planifications conscientes de l'action.

Ces discordances et non-coïncidences ne désignent pas des registres séparés de l'activité. Elles révèlent plutôt ses composantes internes. Ces différenciations au sein d'un même processus sont des niveaux de fonctionnement ; et les tensions qui les «tiennent ensemble» sont, alors, la source du développement de la vie psychique.

Le psychisme entre activité et subjectivité

Yves Clot

Devant d'aussi vastes questions on sent le besoin de repères. Je prendrai les miens en trois lieux différents : d'abord dans la filiation de l'anthropologie française qui va de Marcel Mauss à André-Georges Haudricourt, en passant par André Leroi-Gourhan et Charles Parain ; ensuite dans les courants d'une lignée psychologique qui court de Ignace Meyerson à Alexis Leontiev, en passant par Henri Wallon et Lev Vygotski ; enfin, dans le travail de l'équipe à laquelle j'appartiens et qui se concentre sur l'analyse des situations de travail (Schwartz, 1988). C'est de cette dernière «racine» que je tirerai les exemples terminaux destinés à me faire mieux comprendre.

Je ne saisis pas le psychisme comme une scène intérieure séparée des actes qui le réalisent. Une activité pure est aussi peu concevable qu'une action sans objet ou qu'une série d'opérations sans résultats. La vie psychique est inséparable de ses produits, qu'ils soient déposés dans le monde, exposés aux autres ou jugés par soi. L'absence de résultat elle-même est un produit de l'activité. Mieux, elle «fait de l'effet», comme on dit, soulignant ainsi combien le produit d'une activité peut devenir la source possible d'une autre, fût-elle douloureuse pour le sujet. C'est pourquoi, ce que fait l'homme et même ce qu'il dit ne peuvent être étudiés seulement du dedans comme la conduite naturelle d'un Sujet psychique : «L'esprit de l'homme est dans les oeuvres «...» Les états mentaux ne restent pas états, ils se projettent, prennent figure, tendent à se consolider, à devenir des objets «...» Nous avons devant nous des formes précises «...» Ces formes ont une signification ou des significations ; ce sont des signes «...» Le signe pose devant nous, dans toute son ampleur, le problème des interactions de l'esprit et du social, de l'expérience sociale» (Meyerson, 1948).

Les opérations comme techniques de l'action

Ces formes consolidées (objets et instruments les plus divers) sont des systèmes d'opérations cristallisées, des montages objectaux et symboliques (Mauss, 1934). Ils forment le corps inorganique de l'homme parce qu'ils fixent des phases de l'objectivation de ses activités, à l'extérieur de lui. Ils sont la trace fossilisée d'opérations humaines et vivantes grâce auquelles une multitude d'actions furent accomplies et atteignirent leurs buts ; sorte d'inclusions, ils constituent les figures d'un psychisme incarné dans des formes non-psychiques (Seve, 1984). Avec Leroi-Gourhan on peut dire qu'il s'agit là d'une sorte de mémoire du corps social «indéfiniment perfectible dans l'action» (1964).

En discordance créatrice avec ces formes non-psychiques «affranchies» et «mémorisées» dans des organes artificiels, les opérations humaines vivantes qui les réalisent (gestes, mouvements musculaires, habitudes du corps, automatismes de l'esprit, modes opératoires divers du langage, du calcul, de l'exécution des oeuvres, de la représentation graphique, mode d'usage des signes, du corps et des outils) sont des techniques. Elles sont les composantes opérationnelles d'actions directrices dont l'objet propre est, lui, un but qui anticipe consciemment sur le résultat visé ; qui «en détermine concrètement parlant l' orientation», pour parler comme Max Weber (1922).

Je parle donc de techniques en un sens précis : «Acte traditionnel efficace», dit Mauss (1934). Il ne s'agit pas seulement des instruments ou des équipements, en un mot de l'objet. Il s'agit des moyens opérationnels que les hommes se donnent pour atteindre un but, des capacités qu'ils font leurs, pour y parvenir, de la série d'opérations montées grâce à la quelle ils réalisent leurs objectifs ; «Il faut mettre autour de l'objet l'ensemble des gestes humains qui le produisent et qui le font fonctionner» (Haudricourt, 1964). «La technique est à la fois geste et outil, organisés en chaîne par une véritable syntaxe qui donne aux séries opératoires à la fois leur fixité et leur souplesse» (Leroi-Gourhan, 1964).

Il ne faut donc pas confondre technique et instrument. A tel point que, dans le classement des techniques, parmi les trois grandes catégories qu'on peut établir, l'une d'entre elles comprend des techniques sans objets artificiels qui en soient l'instrument ou le résultat. Mauss a nommé «technique du corps», cet art d'utiliser le corps humain, cet habitus que constituent les «manières» et les «façons» d'user de son corps. Technique du corps comme la danse, par exemple, qui diffère d'un peuple à l'autre sans que cela soit dû à un objet quelconque ; les façons de s'asseoir ou de manger, les manières de se laver, d'uriner, les gestes de l'amour ou de l'accouchement, les techniques du sport, aujourd'hui si spécialisées. Dans tous ces cas on peut dire avec Mauss : «Le corps est le premier et le plus naturel instrument de l'homme. Ou plus exactement, sans parler d'instrument, le premier et le plus naturel objet technique, et en même temps moyen technique, de l'homme, c'est son corps». (1934)

Il reste que, si les techniques du corps sont des opérations humaines qui réalisent une action sur le corps, d'autres techniques qu'on qualifiera de «techniques à instruments» (Mauss) réalisent, par le truchement d'élaborations artificielles ­ outils et signes ­ une action sur le milieu naturel et humain, extérieur et intérieur.

Deux catégories méritent ici d'être différenciées pour l'analyse ; bien qu'en réalité leurs rapports réciproques soient de plus en plus développés. On ne peut en effet définir d'instrument «pur» qui diviserait complètement les «techniques de l'outil» et les «techniques du symbolique», que nous allons définir. En réalité il s'agit plutôt, tout instrument étant plus ou moins hybride, de comprendre les rapports intérieurs qui le caractérise. Mais insistons sur la différence:

Si les techniques utilisent un outil «externe», comme moyen pour fabriquer ou produire, pour contrôler et réaliser des changements du milieu extérieur de l'activité humaine, les opérations cristallisées dans l'outil réalisent alors un changement dans l'objet. Elles ne modifient le corps et le sujet qu'au second degré, bien que ces modifications soient toute à fait effectives. Ce sont des techniques de l'outil.

Par contre, si ces techniques utilisent un équipement symbolique, un «instrument psychologique» (Vygotski, 1930), pour se représenter ou communiquer à d'autres ce qu'elles font (le langage, les graphiques, l'écriture, les cartes, tous les signes possibles), alors, par le moyen des opérations cristallisées dans l'équipement ­ la langue par exemple ­ elles accomplissent une action sur le milieu intérieur de l'activité humaine. Cette action vise un changement dans le sujet (soi ou les autres) et non dans l'objet, une action relative à soi même, dont la dimension psychique est spécifique. Son action sur l'objet extérieur et sur le corps, bien réelle au demeurant, est au deuxième degré. Il s'agit là d'un instrument «interne», d'une technique intellectuelle (Goody, 1979), c'est à dire d'un instrument symbolique. Ces techniques sont des techniques du symbolique.

L'outil et l'équipement symbolique se différencient par la direction de l'action qu'ils réalisent (Vygotski, 1930). Le premier, structuré par des séries d'opérations «externes», tourne l'action vers les objets ; le second, formé par un système de signes objectivés, la tourne vers les sujets. Quoiqu'il en soit les opérations «fossilisées» dans ces deux instruments ne réalisent rien d'elles mêmes tant que des opérations humaines dirigées par des actions ne les «réveillent» pas. L'opération n'est que la technique de l'action, morte dans l'instrument, vivante dans l'acte et seulement dans ce cas.

On voit bien ce que l'opposition trop tranchée de l'outil et du symbole aurait de néfaste pour comprendre l'évolution humaine. Longtemps dominante entre eux, cette opposition passe aujourd'hui de plus en plus à l'intérieur de chacun d'entre eux. Ainsi dans un usage dialectique, cette opposition se lit comme une discordance créatrice, comme une double anticipation (Schwartz, 1988) de l'outil sur le symbole et du symbole sur l'outil. L'informatique moderne est sans doute le meilleur exemple d'une «technique à instrument» où s'accomplit l'incessant passage des «techniques de l'outil» aux «techniques du symbolique». A un point tel que c'est cette tension interne à l'instrument qui peut expliquer l'ouverture et la polyvalence qui le constitue. Mais on ne découvre que ces deux techniques ont quelque chose en commun que si on approfondit chacune d'elles pour elle même. Elles ne coïncident pas. Les actions de programmation s'accomplissent dans deux directions opposées, à la fois tournées vers l'objet et le sujet dans une «scrutation» réciproque, objective et subjective, dont le logiciel est l'organe matériel.

Trop tranchée encore serait une opposition totale entre les «techniques du symbolique» et les «techniques du corps». Le langage lui même est médiation du sujet à son corps. Technique du symbolique en ce que la structure de la langue orale et écrite est son organe artificiel, il est aussi «technique du corps» parce qu'il peut être considéré comme un ensemble de mouvements musculaires traditionnels. Comme nous le rappelle A.G. Haudricourt, «l'enfant apprend de son entourage comment utiliser les muscles de son larynx et de sa bouche, les mouvements coordonnés de ses muscles, ses gestes laryngo-buccaux produisent des sons : voyelles et consonnes ; celles ci s'ordonnent en mots. C'est au niveau des mots qu'apparaît la fonction essentielle du langage : la fonction de communication symbolique et expressive.» (1964). Ici on voit bien que l'action de parler se réalise «machinalement» selon des automatismes musculaires et symboliques que le langage appelle à remplir leurs fonctions propres simultanément.

Les actions planifient l'activité

On mesure à quel point le système des opérations et des instruments, autrement dit les techniques de l'action, peuvent définir le champ des possibles de cette dernière sans jamais, pour autant, en déterminer les buts. Une approche mécanique et linéaire de la causalité n'a aucune chance de rendre compte de ces délicats processus.

Les moyens peuvent manquer à l'action comme ils peuvent dépasser ses besoins. Un bon exemple de cette dernière situation nous est donné encore par A.G. Haudricourt : «Il n'est pas exact de dire que les indigènes d'Amérique n'aient pas su inventer la roue : ils avaient des disques percés dans leurs sports, des objets à roulettes dans les jouets d'enfants, mais l'utilisation technique et le développement de la roue ne pouvaient avoir lieu que dans une civilisation agricole, ayant domestiqué des grands herbivores, et située en pays plat» (1965).

Il reste que l'ouverture et la plasticité des techniques d'action, leur polyvalence et leur degré d'affranchissement à l'égard de toute action particulière, en un mot leur niveau d'universalité symbolique, rend ces techniques plus ou moins capables de supporter des actions diversifiées à la recherche de leur efficience. D'une certaine façon, la non-coïncidence des opérations et des actions permet que les premières ne soient pas rivées à celles des secondes qui les ont d'abord dirigées. Elles ne sont pas les moyens exclusifs d'un seul but. Elles ne captent pas l'action. En se libérant des particularités de l'action qui les a formalisées, elles acquièrent une indépendance, une liberté qu'elles peuvent communiquer à des actions nouvelles. Elles peuvent anticiper d'autant plus sur l'action à venir que, précisément, leur propre fonction d'exécution a connu le plus grand développement possible.

Là encore une situation historique mérite le détour. Il s'agit de l'écart de temps considérable qui a séparé l'invention et la diffusion réelle du moulin à eau. Citons la formule devenue classique de Marc Bloch, définissant cette «anticipation» : «Invention antique, le moulin à eau est médiéval par l'époque de sa véritable expansion» (1935). Il a fallu plusieurs siècles, entre la fin de la République romaine et la grande époque du Moyen Age, pour que le moulin à eau connaisse le succès qu'il méritait par ce qu'il représentait de progrès technique. Comment expliquer ce «silence» séculaire d'une technique d'action efficiente stabilisée entre le premier siècle avant notre ère et le premier siècle après notre ère et dont la diffusion s'accélère seulement entre le IVème et le VIème siècle ?

La discussion entre les historiens des techniques est ici passionnante. Plusieurs faits s'en dégagent que Charles Parain (1965) a particulièrement éclairés. Les conditions générales de la production dans l'Antiquité ne dirigeaient guère les hommes vers l'utilisation à grande échelle de la force motrice de l'eau. La pierre suffisait à la construction des habitations et la poterie comblait la production des biens de consommation. Au Moyen Age, le métal se répandit dans le quotidien et avec lui, le travail du fer. Le bois, seulement employé par les anciens pour la fabrication des outils agricoles franchit le seuil des demeures pour se faire charpente et les scieries mécaniques se multiplièrent. A l'épreuve de ces métamorphoses les hommes redécouvrirent la force motrice de l'eau et, avec l'extension de ce champ d'actions nouvelles, débuta le réveil du moulin. Mais on ne pourrait pas le comprendre tout à fait sans mesurer combien l'alimentation populaire change aussi. A la fin du haut Moyen Age le pain, si long à faire, a remplacé à grande échelle, au moins comme besoin, les soupes de préparation rapide et facile qu'on distribuait à la grande masse des esclaves.

Les buts de l'action humaine sur la nature sont montés d'un étage. Dès lors le cours pris par cette action et surtout les résultats qu'on en attend, réclament le souffle de nouveaux organes artificiels. Ainsi, le moulin fut "ressuscité" et son utilité possible fut convertie en utilité efficace lorsque des buts humains renouvelés se saisirent de lui, l'appelant à remplir sa fonction propre, comme élément formateur de nouveaux produits.

Mais cette explication par le pain, le fer et le bois serait encore insuffisante si l'on omettait ceci : le petit paysan esclavagiste, dans la période ascendante de l'Empire romain peine pendant des heures «en prenant sur son sommeil, pour préparer chaque jour son pain, c'est à dire d'abord écraser le blé avec sa meule à main» (Parain, 1965). Il vit mal mais il a les loisirs que l'Empire peut offrir à sa plèbe aux dépens des peuples asservis. Il possède une esclave et s'occupe tout juste d'une toute petite exploitation horticole.

Plusieurs siècles plus tard, la pénurie de main d'oeuvre qui résultait de la disparition des grandes équipes d'esclaves, a suggéré aux seigneurs ce «perfectionnement considérable de l'outillage», qu'est le moulin banal. Mais il en faut plus pour comprendre que les paysans eux-mêmes aient accueilli, finalement avec satisfaction, cette si vieille nouveauté imposée par le seigneur. C'est que là où les droits de ce dernier sur le sol «étaient balancés par ceux que le tenancier avait arrachés et où la communauté villageoise était en état d'affirmer son existence, le paysan avait d'autres perspectives». Il est serf, ne possède plus d'esclave et utilise tout son temps sur l'exploitation dans l'espoir d'améliorer un peu son sort. «Le maniement pendant des heures de la meule à main devenait, dans ces conditions, un non-sens. Il avait intérêt a pouvoir utiliser, même au prix de redevances un peu lourdes, un équipement mécanique, moulin à eau ou pressoir, que ses moyens personnels lui interdisaient de toute façon de posséder en propre. Il semble bien que là où les paysans s'obstinaient à utiliser les vieux moulins à main, ils étaient confinés dans une économie qui végétait, disposant ainsi, à l'intérieur de la famille, de loisirs forcés et d'un surplus de main d'oeuvre» (Parain, 1965).

Deux enseignements peuvent être tirés de cette analyse devenue classique. Le premier est sans doute que le moulin à eau pouvait attendre. L'innovation qu'il représentait n'a pas été le produit d'un trait isolé de génie mais «le résultat d'une longue succession d'inventions toutes orientées vers le même but qui était d'accroître continuellement pour des besoins courants les sources d'énergie» (Parain, 1965). Comme technique d'action servant ce but, il pouvait survivre longtemps à l'affaiblissement relatif de ce dernier pendant la régression ambivalente qui prépara et suivit la chute de l'Empire romain. Il restait disponible aussi pour la reprise, à grande échelle, d'un tel objectif, dès le Moyen Age ; jusqu'à ce que l'apparition de la machine à vapeur lui eut interdit, des siècles plus tard, d'apparaître comme le moyen le plus efficient d'accomplir le but pour lequel il fut conçu.

Le deuxième enseignement, tout aussi important, est que l'opération technique, ou technique de l'action, ne possède pas son propre principe de croissance. Elle peut se trouver «mise en souffrance», non pour des raisons qui lui appartiendraient mais précisément à cause d'un changement survenu dans l'orientation de l'action, d'une révision de ses buts. Un outil considéré en dehors de sa liaison avec le but devient une abstraction au même titre qu'une opération considérée hors de sa liaison avec l'action qu'elle réalise. Sans la finalité de la production massive du pain, des charpentes et du métal, le moulin à eau est donc resté une abstraction historique et technique. Bien qu'il ait rendu possible très tôt une toute autre utilisation du temps social, libérant potentiellement l'action de contraintes très lourdes, les hommes ont pourtant continué à s'imposer ces peines. Comment le comprendre ?

C'est que faute d'être en mesure de lier la théorie et la pratique, l'Empire romain décadent a conduit le vigoureux dynamisme technologique de la fin de la République à «l'impasse de l'âge de l'écrit et de la théorie» (Parain 1977). Les élites esclavagistes se sont fourvoyées dans cette impasse, incapables de socialiser les innovations, pour des mobiles de classe. Dans ces conditions, le passage de la société antique à la société féodale a du s'effectuer , par en bas, en rebroussant chemin. Ce changement de point de départ s'est fait contre la ville. Le Moyen Age a du repartir de la campagne. C'est ce qu'on a pu qualifier de «ruralisation» (Le Goff, 1964).

Ce faisant, à leur insu, les hommes laissaient certes en jachère des disponibilités et des horizons impratiqués. Mais ils le faisaient temporairement au profit d'autres activités, cultivant leur liens communautaires dans les formes de la dépendance inter-personnelle. Cet «âge de la pratique et de la coutume non théorisée» que fut le Moyen Age (Parain, 1977), a finalement assumé, laborieusement il est vrai, la reprise des innovations techniques antérieures, leur diffusion à grande échelle, et, au bout du compte, a préparé leur subversion «scientifique» dans le dynamisme capitaliste. La communauté villageoise fut «le bouillon de culture» où se sont formés et transmis les mobiles de la «tradition» et un certain «dynamisme subjectif» : «une tradition non pas mécanique, mais plus ou moins active, ce que l'on dénomme culture populaire, par opposition à la culture savante, sans d'ailleurs que l'on doive méconnaître les échanges réciproques» (Parain 1970).

J'espère que ces trop longs détours auront eu le mérite d'éclairer ceci : les actions et les opérations ont des origines différentes, des dynamiques et des destinées spécifiques : «L'action naît des rapports d'échange d'activités alors que toute opération résulte d'une transformation de l'action, procédant de son incorporation dans une autre action et de sa «technicisation» consécutive» (Léontiev 1984). Rien de plus important alors que de comprendre le système des activités humaines comme une série de tensions, sans coïncidence, entre les mobiles incitateurs de l'activité (par exemple ceux des élites esclavagistes ou des paysans de la communauté rurale), les buts orientateurs de l'action (par exemple la fabrication de pain et du fer), et les techniques de réalisation des opérations (par exemple, le moulin à eau, la roue, etc...

Cependant la puissance formelle des techniques de l'action, leur multiplicité, leurs variétés consolidées et objectivées expliquent peut-être que, plus objectales et plus observables, elles aient fait l'objet d'études plus précoces de la part des historiens des techniques.

Par analogie, on pourrait faire l'hypothèse que la psychologie du comportement est à la connaissance du psychisme ce qu'une certaine histoire «techniciste» des techniques est trop souvent encore à la connaissance des sociétés. La conduite opératoire ne peut pas être séparée de l'action qui la planifie et de l'activité qui la mobilise, sous peine de devenir une abstraction. Trop souvent aussi, le psychologue isole ce qui est un simple segment de l'activité. Il s'attache à des tronçons où se rompt la continuité dynamique qui est leur raison d'être. Or, interrompre le mouvement en détachant le temps des opérations des cycles plus vastes de l'action et de l'activité c'est retirer à ces opérations toute signification, c'est s'obliger à supposer en elles un principe intime qui les fassent évoluer de l'intérieur par une sorte d'autocréation (Wallon, 1938). En fait il existe une modulation cognitive des techniques opératoires ; de même existe-t'il une modulation subjective, souvent inintentionnelle, des actions conscientes. Le monde est ainsi signifiant.

La subjectivité «trahit» l'activité

La subjectivité c'est l'univers du sens. Mais comment le comprendre ? Là non plus je ne crois pas qu'il puisse exister de sens «pur». Le sens est toujours sens de «quelque chose». La difficulté pourtant est immédiate puisque aussi bien la subjectivité est toujours également celle de «quelqu'un», voire de quelques uns.

Il semble qu'on puisse dire, en conséquence, que la subjectivité «trahit» l'activité en jouant volontairement sur l'ambiguïté de la signification de ce mot dans ce contexte déterminé.

Prenons deux exemples, l'un emprunté aux situations historiques déjà évoquées, l'autre contemporain.

Là où la communauté villageoise était en état d'affirmer son existence, là où donc, nous dit C. Parain, elle était cette «école aux réussites variées en raison de la diversité des conditions objectives et subjectives, où chacun était à la fois enseignant et enseigné» (1970), la production se développait et le petit exploitant, même serf, avait d'autres perspectives que le paysan esclavagiste du monde antique. Bien sûr, il ne possède plus d'esclave. Mais il utilise tout son temps sur l'exploitation dans l'espoir d'améliorer son sort et d'élargir simultanément le terroir cultivé et l'horizon de ses enfants. Tel est son mobile. Pour le réaliser il lui faut gagner du temps afin de se rendre disponible pour étendre son champ d'action. Tel est son but. Mais celui-ci est contrarié par l'efficience faible de ses actes. «Le maniement pendant des heures de la meule à main devenait, dans ces conditions, un non-sens» (Parain 1965). C'est ce qui le pousse à accepter, pour ses raisons à lui, l'usage du moulin que le seigneur cherche à imposer, pour ses mobiles propres. Le sens exprime ici le rapport qui s'établit entre les mobiles et les buts de l'activité. Faute de pouvoir réaliser à un niveau satisfaisant les premiers dans les seconds, l'activité court le risque de perdre son sens. Ici une amélioration des techniques de l'action permet d'atteindre plus «économiquement» les buts visés. En retour, la disponibilité nécessaire à la poursuite de buts plus vastes est libérée et les espérances de «progrès» qui mobilisaient toute la famille de l'exploitant se trouvent encouragées. Le labeur reprend sens. Dans ce cas, on le voit, la subjectivité répond aux tensions internes surgies entre les buts et les mobiles de l'activité. Elle en «trahit» les discordances et en régule le cours. Elle est constitutive de l'expérience puisqu'elle est formatrice d'activités nouvelles.

Franchissant quelques siècles, transportons nous dans une grande usine moderne de l'industrie automobile. Dans les situations que nous connaissons (Clot, Rochex, Schwartz, 1990), les formes hybrides dominent. D'un côté les équipes de conducteurs d'installations automatisées et les techniciens de maintenance sentent que leur activité doit se mobiliser sur l'organisation et la gestion du système technique. Entre eux des coopérations habiles se font jour. Mais, d'un autre côté, les critères traditionnels d'une productivité encore abusivement assimilée à l'intensité du travail de fabrication poussent les Directions à dimensionner «à l'étroit» leur activité. La fixation de buts hérités de la culture taylorienne rend tacites ces coopérations habiles et rigidifie en retour l'organisation. De multiples tensions au sein de l'activité de travail prennent leur source dans ces dissociations «économiques». Les hommes et les groupes y répondent par des arbitrages permanents empruntant autant à l'expérience accumulée dans la fréquentation de l'installation qu'à la position subjective de chacun à l'égard de l'entreprise. Prenons un exemple : un technicien de maintenance chez qui se sont particulièrement installés les mobiles technologiques et organisationnels produits par les progrès de l'informatisation, un de ces «mordus de la micro», comme ils se dénomment eux-mêmes, nous dira : «On me demandait de gagner 5/100ème ou 10/100ème sur un robot parce que ça permettait d'aller plus vite et de gagner un petit peu de temps. 10/100 ème par voiture, sur 1000 voitures, ça se voit quand même, mais c'est pas énorme. Alors que par jour, on se trimballe deux heures et demie de pannes. A la limite, c'est dérisoire de vouloir gagner 10/100ème sur un robot, tant qu'on a deux heures et demie de panne par jour...»

Le mot «dérisoire» évalue ici l'existence d'un «coût subjectif» élevé de l'activité. Le sens s'y perd. A l'inverse, une activité a d'autant plus de sens qu'elle permet de réaliser les buts prescrits en développant les mobiles du sujet.

On peut comprendre l'insistance de la psychologie du travail, sur toutes les dimensions de l'activité, composante opératoire comprise. Tout ce qui précède s'efforce de mettre à jour la «face cachée» du subjectif et témoigne de notre réserve à l'égard d'une approche fétichiste du Sujet qui ferait du sens une «chose» en soi et sans objet réel.

Pourtant, à l'inverse, dès lors qu'on situe à l'intérieur de l'activité les ressorts de l'élaboration psychique qui va réguler l'expérience, je crois qu'il faut prendre la subjectivité au sérieux sous peine de séparer alors, par un choc en retour, l'expérience et l'individualité.

Certes, la subjectivité «trahit» l'activité aux deux sens du terme. Elle la trahit, d'abord parce qu'elle l'exprime, la reflète, comme nous y avons jusqu'alors insisté : ainsi, l'activité de fabrication en zone automatisée n'a pas le même sens pour l'ancien professionnel d'entretien qui attend en vain sa promotion au poste d'agent de maîtrise et pour l'o.s promu, devenu conducteur d'installation. Leur rapport subjectif à l'activité commune est radicalement différent. Mieux, leur représentation cognitive de l'installation n'est pas homogène. Les buts du travail réalisent, à des niveaux incomparables entre eux, les mobiles de promotion de l'un et ceux de l'autre. Le sens de l'activité est même proche de disparaître en ce qui concerne le professionnel et, du même coup, rétrécit son champ d'action. Prenons un autre exemple :

la Direction de l'entreprise a coutume de désigner la production en «flux tendu» par une métaphore, de son point de vue la production apparaît comme une «noria», machine hydraulique antique formée de godets attachés à une chaîne sans fin, plongeant renversés et remontant pleins.

Or, l'un de nos interlocuteurs indique : «J'aime bien les prendre à contre-pied quand ils parlent de la noria, pour dire que les ouvriers se déplacent, ils ont trouvé un mot savant, moi j'appelle ça la... transhumance parce que moi, je suis plus près des pâquerettes. Et c'est plutôt cette impression-là qu'on a hein ? En les voyant partir et revenir. On a beau me dire que c'est une chaîne entièrement automatisée, s'il y avait pas des hommes qui sont capables de mettre un petit coup de pouce, là et là et là, ça s'arrêterait très vite».

Par l'humour, d'ailleurs omniprésent dans les échanges que nous avons pu établir avec nos interlocuteurs salariés, la position subjective «accentue» l'activité. A la métaphore du mouvement perpétuel utilisée par la Direction répond celle du troupeau au ras des pâquerettes qui symbolise l'instrumentalisation et la domestication des hommes. La transhumance représente l'activité en flux tendu, exprime les rapports existant dans l'activité décrite entre les buts prescrits (suivre le flux) et des mobiles de résistance à la pression. Ici le sens personnel «trahit» l'activité dans la première acception du terme. Il en rend compte et la fait sienne.

Mais la subjectivité «trahit» aussi l'activité d'une toute autre manière.

La lettre «trahit» le sens

Non pas cette fois en l'exprimant mais, au contraire, en détournant «à son profit» la dynamique de tensions, qu'au sens chimique du terme, elle «précipite» sur une autre scène : «Moi, je viens de... d'une famille de paysans, alors c'était des gens de la terre qui étaient habitués aux choses concrètes, solides et qui aimaient pas les choses fragiles, qui passent rapidement. Mais ça se retrouve dans tout, hein. Je trouve que l'homme, il est déraciné et je trouve que la société qui s'avance là, c'est une mauvaise société pour l'homme. Parce que c'est bien joli de nous parler de la flexibilité. Mais comment vous allez organiser votre vie ? Où est-ce que vous allez ? A quoi vous allez penser quand vous allez être transbahuté d'un pays à l'autre, d'une contrée à l'autre. Et moi, vous voyez, ma grand-mère, elle est morte depuis longtemps. Pourtant, de temps en temps, ça me plaît bien de m'imaginer son petit village. Et souvent, dans la conversation, je fais rire la famille, parce que pour moi, elle est toujours là-bas, dans sa maison, elle vit tranquille : dans ma tête, je la vois, elle est bien. Et ça, ce sont mes racines. Mes racines, elles sont là-bas, et je dis que les hommes, ils ont besoin d'avoir des racines, de se raccrocher à des choses comme ça. (...) Et en réalité, il y a quelque chose de curieux, je trouve, dans notre société, c'est qu'au début, on était des nomades, on se déplaçait sans arrêt, on nous a dit : «Halte là ! faut devenir sédentaires». Et puis maintenant, on nous dit «Ho ! fini, on va être nomades...». Regardez en Amérique les «home mobiles» et tout ça... Alors ils suivent le boulot, là où il y a du boulot, ils se déplacent. Ça redevient des nomades. On redevient nomades. Ben, c'est pas comme ça que je vois la vie, moi».

Rapportée à cette autre scène, la rhétorique de la transhumance résume le «tout» d'une existence par sa «partie» présente : la métaphore est indissociablement métonymie. En infiltrant la situation actuelle de sédiments actifs de l'histoire personnelle antérieure, elle «représente» donc aussi la continuité de l'histoire des activités du sujet qui n'est pas, loin s'en faut, toute entière «contenue» dans ses activités présentes de travail. Non seulement elle déborde l'actuel, mais elle tient ce technicien à distance de ses propres actes. Loin d'uniquement en révéler la signification sociale, elle attribue à ce qu'il fait un sens personnel inactuel et non reconnu immédiatement. Elle renvoie le sujet à toute son histoire, l'éloigne du présent et, curieusement, lui permet ­ fusse à son insu ­ de mieux s'y mesurer.

Ayant perdu sa mère très jeune il a dû quitter avec son père sa région natale. Comme l'indique notre interlocuteur, sa hantise du déracinement «se retrouve dans tout». Paradoxalement, elle régule aussi son activité de travail pour la raison même qu'elle y réalise des mobiles formés, à son insu même, au cours de sa vie toute entière. Ceux ci font un retour exigeant dans son travail, fixant des buts personnels à son activité. A tel point que la spécialisation technique et son «enracinement» dans la programmation informatique donnent sens à sa vie, nouveau mobile refoulant ses mobiles antérieurs : «Je suis mangé par la technique... D'ailleurs je dis à tout le monde qu'il n'y a que la technique qui m'a jamais déçu : depuis que je suis né, il n'y a que ça qui a toujours progressé. Tout le reste, toute la gamme des sentiments humains... tôt ou tard on est déçu...».

Nous sommes loin, ici, de la métaphore de la transhumance utilisée pour symboliser avec dérision l'activité de travail en flux tendu. Pourtant nous sommes aussi au cœur de ce qui régule cette dernière pour le sujet en question. C'est que la régulation subjective est doublement articulée. Elle «trahit» l'activité aux deux sens du terme.

La subjectivité a aussi ses lois. La pensée, écrivait Vygotski (1934), ne s'exprime pas dans le mot mais se réalise dans le mot. Par analogie on pourrait écrire que le sens ne s'exprime pas dans le langage mais qu'il s'y réalise, parfois à l'insu du sujet qui n'est pas, heureusement, complètement maître de cette opacité (Faïta 1989). On pourrait parler d'un avenir imprédictible du sens dans la signification, d'une tension du psychique et du non-psychique. La «transhumance» est là pour nous rappeler que le signifiant réalise le sens à la lettre , c'est à dire le métamorphose, au point parfois de le rendre méconnaissable pour celui qui parle (Bertrand et Doray, 1989 ; Laplanche et Leclaire, 1960).

La délocalisation ou décontextualisation du psychisme qui permet la réalisation d'un niveau par l'autre n'abolit pas le fonctionnement de chacun des niveaux. La subversion d'un niveau par l'autre n'annule pas ce dernier. C'est pourquoi il y a de l'inattendu, c'est à dire matière à agir et à penser. La séparation des formes de la vie psychologique est la condition de son mouvement. Il s'en suit peut-être que l'opposition de ces formes entre elles est constitutive de leur unité problématique.

S'il en était ainsi, la réalisation d'une forme par l'autre, les passages de l'une dans l'autre, l'abandon de l'une pour l'autre, pourraient être regardés comme la base d'une économie de la symbolisation. C'est pourquoi le plus important, il me semble, est d'étudier les phases à travers lesquelles s'effectue ce mouvement, de distinguer les divers plans par lesquels passe le psychique qui se fixe aussi bien dans l'outil que dans le signe, sans jamais s'y installer. C'est pour cette raison précise qu'il me semble que psychologie des actes et psychologie du sujet ont un avenir commun.

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le psychisme entre actvité et subjectivité


Dernière mise à jour : lundi 20 octobre 2003
Dr Jean-Michel Thurin