Modèles pour le Psychisme



Les modèles : présentation

Bernard Doray


La «confluente nécessité» qui fait se rapprocher aujourd'hui des continents apparemment fort éloignés comme la psychanalyse, la linguistique, les neurosciences, la psychiatrie, et l'intelligence artificielle, est autre chose que le résultat d'un effet d'optique. Elle peut avoir dans les années qui viennent, des conséquences extrêmement profondes dans la recomposition des savoirs sur le psychisme.

Ces préoccupations rencontrent directement certains axes de travail de la MIRE :

­ il y a d'abord le programme sur les «Dimensions psychiques et sociales dans l'étiologie des pathologies chroniques contemporaines", dont Isabelle Billiard a la charge, et dont l'élaboration n'est pas sans affinités avec la démarche de l'Ecole de Psychosomatique, puisque l'un des thèmes, en particulier, s'intitule "Désorganisation et processus de somatisation, les pathologies organiques : un objet du débat entre sciences du vivant et psychanalyse».

­ il y a également la préparation d'une initiative sur la clinique psychiatrique, où notamment Jean-Michel Thurin, dans son texte introductif, pose la question de l'éthique du maniement du savoir et des modèles implicites comme indissociable de l'efficacité praticienne.

Dans la première partie, Claude Gueguen et Hervé Bokobza parleront tous deux de «modèles». Au regard des disciplines scientifiques qui considèrent les modèles comme un attirail intellectuel éminemment périssable, le monde psychiatrique et psychanalytique a des moeurs étonnantes. Ses modèles sont d'une extraordinaire longévité ; parfois même, ils feraient figure de monuments, de témoins de la substance psychique des anciens, que l'on se transmet. Ils paraissent alors moins comme des appareils à penser que comme des ustensiles à transmettre l'expérience.

Mais je pense qu'il y a toutes sortes d'autres façons de s'interroger sur l'universalité et sur les particularités du travail avec les modèles.

Le schéma général que C. Gueguen propose, parle au clinicien. Certes les figures de la clinique paraissent plus "épaisses", plus "réalistes" que les formes abstraites des êtres mathématiques que nous avons entrevus. Mais ces figures de la clinique, elles-aussi, procèdent évidemment d'un parti-pris, qui amène à considérer comme des bruits, des déchets du savoir, un ensemble de dimensions non pertinentes avec ses catégories.

Une des questions majeures qui traverse la clinique psychiatrique est celle de la catégorisation : l'histoire de la production de ses catégories. Elle s'éclaire naturellement par l'histoire des pratiques : on pourrait suivre, par exemple, les péripéties (quasi-conjugales) des relations entre la chimie des antidépresseurs et la clinique des troubles qui en relèvent. Mais il y a peut-être une histoire plus souterraine, qui tient à l'attrait qu'exerce, en elle-même, la catégorie. Penser le trouble, le syndrome, la maladie en termes de catégorie, c'est d'une part se donner une chance de penser les phénomènes - car on ne peut guère penser sans produire des catégories - mais c'est aussi constituer la clinique comme une entité abstraite, dont chaque fragment particulier répondrait de la totalité : peut-être, une sorte d'objet idéal de la médecine mentale.

Pour introduire la deuxième partie, j'aimerais mettre en perspective trois citations, extraites de documents de travail :

- Celui d'Isabelle Billiard , d'abord, qui dans une réflexion sur «Désorganisation et processus de somatisation», rappelle ce que Freud écrivait dans le fragment «L'inconscient» de sa «métapsychologie». C'est un texte de 1915 dans lequel Freud écrit notamment : «Pour le moment (et il souligne ce "pour le moment") notre topique psychique n'a rien à voir avec l'anatomie ; elle se réfère à des régions de l'appareil psychique, où qu'elles se situent dans le corps, et non à des localités anatomiques». Et I. Billiard commente : «Ainsi, Freud laisse-t-il entendre que l'activité psychique investit le corps tout entier. Seules, les représentations de mots, caractérisants le système conscient/préconscient ne trouveraient leur siège que dans les régions corticales les plus complexes. Or, précisément, les fixations psychiques auxquelles il est fait mention dans l'approche des phénomènes psychosomatiques semblent correspondre, pour une large part, à des processus antérieurs à la formation du langage et à des situations primitives associées à des expériences relationnelles d'ordre corporel (représentations ou traces de choses rapportées au corps en certaines de ses fonctions ou zones privilégiées)».

­ Jean-Michel Thurin, dans le document de présentation de cet ouvrage, écrit sous l'interrogation : «Psychisme ou appareil psychique ?» : «L'appareil psychique n'est qu'un des supports et acteurs du psychisme. Celui-ci inclut au moins comme autres supports de la réalité psychique, la matière langagière, les outils de l'action, les outils et prothèses de l'intelligence (mémoires externes : monuments, livres et plus récemment ordinateurs) et comme acteurs, l'événement, c'est-à-dire tout ce qui est saillant et perturbant, et surtout l'autre qui investit la relation au sens».

­ Yves Clot, enfin, à propos de la recherche publiée sous le titre "Les caprices du flux" dont il parlera : «Pour nous, la subjectivité n'est pas une scène intérieure séparée des actes».

Si le champ de «psychique» ne concerne pas seulement l'organe encéphalique, mais encore le corps biologique (et pas seulement le système immunitaire, cousin ontogénétique du système nerveux, mais l'ensemble du corps biologique) ; et s'il ne concerne pas seulement le biologique, mais encore le corps social, alors, il est bien nécessaire de s'interroger sur les proximités, les effets de juxta-structure, mais aussi sur l'hétérogénéité radicale qui existe entre l'appareil psychique au sens étroit, et le corps qu'il investit (corps biologique et corps social qui en eux-mêmes, n'ont évidemment rien à dire ni à penser). A formuler cela de la manière la plus générale, on pourrait dire qu'il s'agit donc des rapports de causalité, de métamorphose et de transformations réciproques qui sont à l'oeuvre dans les relations entre le psychique et le non psychique.

Je pense que c'est un thème que nous allons retrouver de manière plus ou moins explicite à travers les trois prochains textes. Dans le texte introductif de Jean-Michel Thurin, qui nous servira décidément de guide, il dit : «L'intelligence artificielle est exigeante. Elle peut tout reproduire, à condition que l'on puisse lui décrire très précisément ce qui s'est produit dans telle situation. Ceci, pour le psychanalyste, est un véritable défi et un casse-tête qui le submergent de questions élémentaires et insolubles. Par exemple : quel, est, pour lui, le contexte d'un rêve ?».

Pour illustrer le casse-tête en question, nous pourrions évoquer l'une des plus belles interprétations de la littérature psychanalytique, celle par laquelle Serge Leclaire explique comment un rêve de licorne renvoie le rêveur à la sensation du sable qui lui brûlait les pieds sur une plage de sa petite enfance. Mais il expliquait aussi que le rêveur avait fort soif, parce qu' il avait mangé la veille des harengs de la Baltique : cherchez alors le contexte, en quelque sorte ! Est-il dans le sel des harengs ou dans le sable de la plage de l'enfance ?


Dernière mise à jour : mercredi 8 octobre 2003
Dr Jean-Michel Thurin