Modèles pour le Psychisme



«L'appareil sémiotique» que Frédéric François est amené à imaginer en s'interrogeant sur le développement du langage chez l'enfant possède deux caractéristiques :

­ le dialogisme ; celui-ci implique le corps, le plaisir, les signes environnants, la reprise/modification du discours de l'autre ;

­ l'hétérogénéité ; celle-ci concerne les locuteurs, les formes de discours, les mondes, les sémiotiques, les temporalités...

Cette représentation n'est pas sans contraste avec celle du structuralisme : généralisant, spatialisant et monologique. Ici, «le sujet est un lieu hétérogène où se combinent et s'opposent des modes de signification opposés».

Appareil psychique dialogue et sémiotique

Frédéric François


Je ne sais pas si l'on a le besoin et la possibilité de se représenter un «appareil psychique» global en intégrant, entre autre, des savoirs neurologiques sur la perception et la mémoire ; de la psychanalyse, de la «psychologie cognitive», pourquoi pas des connaissances sur le développement de l'enfant, un peu d'ethnologie, une réflexion phénoménologique et/ou philosophique... Cela ne va-t-il pas fabriquer un drôle d'appareil ?

J'aimerais pour commencer, dire quelques mots d'un appareil un peu plus modeste, l'appareil sémiotique que l'on est amené à imaginer lorsque l'on s'interroge sur le développement du langage chez l'enfant et plus généralement, sur le fonctionnement du langage.

«Imaginer» d'abord, parce qu'il ne saurait s'agir d'un savoir déductif ou expérimental ; mais aussi parce que, dans de tels domaines peut-être, on ne peut donner à voir ( à soi-même comme à autrui) que de façon imaginaire, ou peut être mieux métaphorique. Aucun de ces deux termes n'ayant ou ne devant avoir de connotation péjorative...

Les points que l'on évoquera sont :

­ tout d'abord, la nature dialogique du langage par opposition à la nature «monologique» de l'objet langue fabriqué par les linguistes ;

­ ensuite, l'hétérogénéité des sémiotiques du langage (de ses façons de signifier) ou des «jeux de langage» ; hétérogénéité que l'on peut éclairer par la diversité des relations du langage aux autres sémiotiques, celles du sentir, du voir, du faire par exemple1.

On voudrait proposer que ces deux caractéristiques de l'«appareil sémiotique» : dialogisme et hétérogénéité constitutive, peuvent aider à ne pas se faire une image trop «moniste» ou «chosiste», comme on voudra dire, de l'«appareil psychique».

Dialogisme et polémique : langage et linguistique structurale

Il n'y a pas de bon début, de point zéro à partir duquel une méthodologie «sérieuse» nous permettrait d'avancer de façon linéaire. Autrement dit, nous n'avons pas un contact direct avec les faits. Ceux-ci nous sont plutôt donnés d'abord dans leur conformité ou leur contraste avec le discours de l'autre. Conformité, lorsque les objets nous apparaissent comme transparents par rapport à ce qui en a été dit : un arbre comme un arbre ou un nom comme un nom. Contraste, lorsque le réel apparaît comme ce qui résiste à ce qui en a été dit : cet arbre n'est pas qu'un arbre en général ; les différences entre les objets appelés «nom» peuvent l'emporter sur les ressemblances.

Il me semble qu'à l'heure actuelle, on ne peut être linguiste qu'en s'interrogeant sur les fausses évidences, la trop grande clarté que présentait l'objet construit par les générations précédentes, à savoir «la structure linguistique» (et sa fonction de modèle idéologique connu sous le nom de structuralisme). Tout d'abord, la constitution d'un objet défini par des règles internes. Ainsi, le double système des relations oppositionnelles et syntagmatiques tant en phonologie qu'en syntaxe ou en sémantique. Le phonologue se devait de ne pas tenir compte de la matière phonique, comme le sémanticien construisait un objet abstrait «signifié» indépendamment de toute problématique de la référence. Le risque était grand alors d'hypostasier «la loi» ou «le système» et de se désintéresser de tout ce qu'il peut y avoir d'hétérogène ou d'aléatoire dans les fonctionnements effectifs ou les genèses.

Cela, d'autant plus que s'imposait un autre «axiome implicite» : seul le général de ce qui peut être exprimé sous forme de règle est digne d'être considéré comme objet de science. On pose d'abord les règles de la syntaxe de la phrase en général pour ensuite se poser la question des restrictions à la combinatoire, conçues comme secondaires. Ont été ainsi constitués des «objets généraux homogènes» : la phonologie, la morphologie, la syntaxe. Le «reste», par exemple le fait qu'«il fait beau» qui ne signifie pas de la même façon quand il fait effectivement beau ou pas, quand je le dis en premier ou en second, «à propos» ou hors propos, était (provisoirement ?) écarté.

Ce qui était également présupposé par là, c'était que le plus digne d'intérêt était le code commun, ce en quoi les sujets sont interchangeables.

On peut enfin poser, avec Goody2, qu'un présupposé non explicité du structuralisme était la valeur cognitive de la représentation graphique : les systèmes phonologiques en deux ou trois dimensions, la syntaxe sous forme d'arbres, de boites, de stemmas, bref, la «raison graphique».

Bien sûr, une telle présentation a quelque chose de caricatural. Martinet s'est illustré en phonologie par la polémique contre la dictature dominante du chiffre 2 et des présentations où la réalité pouvait toujours être analysée de façon binaire (ce qui évoque bien sûr d'autres domaines). Il a mis en évidence les dynamiques diachroniques et insisté sur la nécessité de prendre en compte des conditions matérielles telles que l'asymétrie des organes de la parole (ainsi le «plus de place» qu'il y a à l'avant de la bouche par rapport à celle qu'il y a à l'arrière) pour rendre compte des caractères effectifs des systèmes phonologiques.

De même, Jakobson a illustré l'hétérogénéité sémiotique des différents signes : le signe «ordinaire» et sa paraphrase toujours possible, le nom propre où l'on ne peut que dire que «Fido veut dire Fido» et les «shifters» où «je» ou «ici» renvoient à leurs conditions d'énonciation.

Et l'on pourrait multiplier les exemples. De même que l'on évitera d'oublier que c'est sous l'égide du structuralisme triomphant que s'est constituée la typologie des types de phrases hors du sacro-saint modèle sujet-verbe-objet ou syntagme nominal-syntagme verbal. Il reste cependant que les évidences fondatrices : la recherche d'objets homogènes descriptibles sous forme de lois ou de structures, la centration sur la phrase, la tendance à considérer les variantes comme phénomènes mineurs, non pertinents, tout cela rendait possible le maximalisme identitaire illustré par l'idée chomskyenne : si l'enfant apprend à parler malgré les modèles dégénérés que ses parents lui transmettent, c'est que l'essentiel est déjà là.

Langage, dialogue et «reprise-modification»

C'est à peu près le point de vue opposé que je voudrais présenter ici. Il n'y a pas un bel objet final : la langue de l'adulte, locuteur- auditeur idéal, et des procédures variées, mais secondaires, par lesquelles l'enfant y parvient. Ce serait plutôt le contraire : c'est l'acquisition-développement du langage qui manifeste sa nature, cachée par son apparente homogénéité finale.

Le symétrique et le complémentaire

Le langage (verbal) prend sens, s'organise à partir d'un dialogue corporel, une pragmatique du symétrique et du complémentaire (Bateson) où les «actes sémiotiques» (demander, accepter, refuser, montrer...) anticipent sur la langue.

On rappellera seulement3 que :

­ tous ces actes se font à deux (ou plutôt à plusieurs) ; on montre, on demande etc.. à quelqu'un d'autre ;

­ ces «deux» sont fondamentalement différents, ne serait-ce qu'en fonction de l'immaturité de l'enfant et de sa dépendance ;

­ au lieu de chercher seulement dans «la langue» ce qui différencie l'homme de l'animal, on peut noter que, sans doute, seuls les hommes se montrent des référents «pour le plaisir» de se les montrer, sans qu'ils soient pris dans le circuit de la demande, de l'ordre ou de la mise en garde ;

­ on peut aussi, dans le mesure où l'enfant, comme l'adulte, est capable de faire semblant et d'indiquer par le regard, le sourire qu'il fait semblant, parler de fonction métalinguistique des signes corporels avant le langage.

Mimesis et circulation du sens

Le dialogisme se caractérise à la fois par la diversité des jeux qui s'y produisent et par la relation complexe des places des membres de la dyade : pour une part, le sens vient primordialement de l'adulte qui interprète, donne sens aux «signes non spécialisés dans la fonction de signe» de l'enfant. On peut rappeler ici l'évolution du mode de fonctionnement du cri. De même que l'enfant se voit d'abord dans le sourire de l'adulte. On peut alors présenter le langage comme multiplicateur et interprète de la sémiotique des corps.

En même temps, outre que la «mimesis» est active, qu'elle comporte des modifications, du déplacement, de la création analogique, il n'y a pas de raison de privilégier la fonction mimétique comme caractéristique unique de la relation à l'adulte. Ne serait-ce qu'à cause de la mimésis inverse, de l'enfant par l'adulte, mais aussi de l'apparition précoce d'autres relations : complémentaires lorsque l'action ou le discours de chacun complète le faire ou le dire de l'autre ; ou de «commentaire», lorsque l'expression ou le discours modifie le sens de ce qui vient d'être dit.

L' espace de jeu

Certes pour une part, les signes valent pour quelque chose d'autre, au sens le plus behavioriste du terme ; par exemple, dans le rôle vital des annonces et des mises en garde. Reste que pour la plus large part, les anticipations de l'adulte pourraient pallier la faiblesse de l'enfant sans passer par des signes :les signes dessinent bien plutôt un espace de jeu (Winnicott) dans lesquels ils sont à eux-mêmes leur propre fin. Ainsi, dans le cas du montrer, comme dans celui du «se montrer» montrant ou faisant. Le point important, cerné dans «Jeu et réalité», me semble être de sortir de la vision dualiste des deux mondes, vision qui était sans doute celle de Freud, avec un monde externe où l'on peut fuir et un monde interne que l'on ne peut pas fuir ; vision traditionnelle en linguistique quand on pose des référents externes et des signifiés pures valeurs. Il s'agit plutôt de dire que les signes ne sont pas externes ou internes. Ils sont entre nous (qu'on pense au regard ou au sourire). Ou plutôt, nous ne sommes les uns et les autres que dans «le bain» des signes ou que comme signes, ce qu'illustre l'expérience bien connue où l'on demande à des mères de mimer l'impassibilité.

Distance et différence

Dans cet espace sémiotique, il existe une relation complexe entre les participants : le voudrait-on qu'il serait impossible que les signes de l'adulte puissent vouloir dire la même chose pour l'enfant et pour l'adulte. Pourquoi même ne pas dire que c'est la distance, la différence de potentiel du «petit» et du «grand alphabet»4 qui font sens ? Non un code commun ; plutôt, en termes psychologiques, quelque chose comme un mélange de complicité et d'inquiétude ; en un autre langage, un mixte de savoir partagé et /ou de monde commun, d'inattendu et d'irruption. Certes, l'attendu peut l'emporter ; pas absolument. Un peu comme il y aurait de la folie à vouloir imaginer un langage exclusif de tout silence.

Changements de modalités sémiotiques

On insistera aussi sur le fait que le langage verbal se développe par changements de modalités sémiotiques. On propose l'hypothèse que ces changements de modalités sémiotiques ont plus d'importance que les changements de structure (développement de la syntaxe et du lexique) et les conditionnent.

«Au début» (même s'il y a toujours du déjà là) «papa» peut n'être chez l'enfant qu'ouverture et fermeture de la bouche et ne faire sens que pour celui qui l'entend. D'où, par parenthèse, la bizarrerie de la problématique «monologique» du premier mot, d'autant qu'on peut rappeler, avec Halliday5, que ce premier mot peut inversement ne pas appartenir au code des adultes.

Il pourra être, ensuite, appel (à réfèrent plus ou moins déterminé), forme d'échange, joie du chacun son tour, puis désignation de l'objet présent, de ce qui l'annonce (le bruit de la porte) ou de l'objet absent. Sans parler de son entrée dans le circuit métalinguistique qui rompt la correspondance bi-univoque signe-réfèrent, que ce soit dans l'échange «comment il s'appelle ton père ?» «papa» ou dans la mise en place «conceptuelle» du «papa des autres». Puis, en négligeant ici bien des modes sémiotiques, viendra le moment de faire comme s'il y avait un autre pour lui parler, bref de se parler à soi- même, avec ici aussi les composantes alternées de l'attendu et de la surprise.

Dialogue in præ sentia et dialogue in absentia

Il ne s'agit pas (comme on pourrait le dire dans une vue «pédagogique» de l'étayage) de passer du moment où l'on fait quelque chose avec l'aide d'autrui au moment où on le fait seul, si l'on veut, du dialogue au monologue. Il s'agit plutôt de constater que l' enfant passe du dialogue in præsentia au dialogue in absentia, d'une relation indéterminée à l'ensemble non strictement délimitable du déjà dit et dans la distance spécifique de soi à son propre discours ; celle-ci ne correspond pas beaucoup à celle de deux personnes vraiment séparées par leurs «sacs de peau», ni à celle de deux «instances».

Il y a progrès, de l'enfant à l'adulte qui sait plus de choses, est moins naïf, vit (le plus souvent) dans un monde plus stabilisé. Cette moindre stabilisation des valeurs, des connaissances, de la relation de ce qu'il expérimente et des divers discours qu'on lui tient, fait peut-être de l'enfant un être moins sérieux, moins monologique, plus ludique ou plus philosophe, comme on voudra dire, que nous autres, adultes sérieux.

La triple hétérogénéité

Face à l'isolement abstrait de la structure de la langue, j' aimerais rappeler ici une triple hétérogénéité. Le discours de moi et le discours de l'autre ne peuvent coïncider. C'est par exemple, l'expérience que fait l'enfant lorsqu'il répète tel quel, le discours de l'autre (y compris avec la grave assurance de la voix du «sujet supposé savoir»). S'il le fait, ou bien il s'affirme à ses risques et périls comme «insolent» ; ou bien il s'installe dans l'espace imaginaire du «jouer à», qui est comme on sait ou on devrait savoir, tout le contraire de l'espace de l'illusion ; ou bien, il nous donne l'air de se prendre réellement au sérieux, nous entendons le discours de l'autre sortir «réellement» par sa bouche et nous ne savons comment éviter la gêne. Reste que le pédagogue sérieux est ici bien embarrassé : il ne peut ni vouloir apprendre à l'enfant à parler comme un adulte (ou comme un livre) ni vouloir lui apprendre à parler comme un enfant. Bien sûr, on peut dire que l'enfant ne peut apprendre qu'en modifiant ; mais c'est plus facile à poser en principe qu'à vivre dans la réalité. Raconter, expliquer, questionner ou s'indigner ne peut pas être la même chose faite par un adulte et par un enfant (et naturellement il n'y a pas que ces deux places abstraites là). Les choses se compliquent si l'on n'oublie pas que l'adulte dans l'enfant et l'enfant dans l'adulte sont des êtres imaginaires, tout à fait réels. Et peut-être surtout, si on nous permet ce jargon, des alter-ego non thétiques, des horizons ou des atmosphères plus que des représentations ou des théories.

Dans un premier moment, on peut dire que l'enfant apprend à manier des formes de langage différentes selon ses interlocuteurs, les objets dont il parle, les genres et les enjeux. Chacun de ces points pourrait être longuement développé. On n'argumente pas de la même façon pour discuter avec un pair ou pour convaincre un adulte. On ne raconte pas de la même façon un événement quotidien et un conte de fées. Et tout cela ne se fait pas de la même façon en classe et à la maison. Mais deux remarques s'imposent. Tout d'abord, ce n'est pas qu'une affaire de «registres», un peu comme on distingue dans certains dictionnaires le «vulgaire», le «populaire» et le «soutenu». Les différents objets qui nous sont donnés dans le discours nous sont donnés avec des modalités différentes, dans des sémiologies différentes, si l'on veut encore, dans des mondes différents. Dire «les affections dentaires peuvent être douloureuses» ou «tous les hommes sont mortels» ne s'oppose pas seulement comme générique au particulier du «j'ai très mal» ou de «ma sœur vient de mourir». Leur objet n'est pas donné de la même façon. C'est irréductible. D'autant qu'il n'y a pas de métalangage absolu en position de survol ­ absolu qui nous permettrait de retrouver, à un autre niveau, l'unité de la langue en nous disant une fois pour toutes combien il y a de sémiotiques, de façons de signifier ou de mondes dans lesquels les objets nous sont donnés ­ ne serait-ce que parce que la «reprise-modification» joue ici aussi.

Il n'y a pas une façon de raconter les rêves : je peux les raconter sur le mode du senti, sur celui du fait, comme un roman policier, de façon homogène ou hétérogène. L'opacité sémiologique fait partie du maniement même des signes : dire «je veux...», «je sais...», «j'aime...» obéit certes à des logiques différentes selon qu'il s'agit de vouloir le gâteau qu'on vous propose ou de devenir président de la république, d'aimer sa mère ou le beurre ... Mais on ne peut se contenter d'établir une liste finie des variations de sens ou de sémiologie des verbes selon leurs conditions d'utilisation. L'indétermination, la surdétermination, l'épaisseur métaphorique sont aussi inscrites dans le maniement des signes. Une théorie sémiotique qui voudrait oublier que dans la circulation discursive tout cela n'est pas fixé une fois pour toutes ne serait pas très sérieuse.

Même chose en ce qui concerne non seulement les relations entre les différentes sémiotiques du langage, mais les différentes sémiotiques extralinguistiques et leurs relations dans le langage. En point de fuite ou à l'horizon, il y a bien unité de l'objet vu, de l'objet entendu, de l'objet touché. Comme de l'objet annoncé par le discours de l'autre et de l'objet rencontré. Bref, en un premier sens, parler d'horizon signifie que l'objet n'est jamais donné en totalité. Mais cela signifie aussi l'ouverture, l'irréductibilité des diverses qualités sensibles les unes aux autres, comme il y a irréductibilité de mon expérience à celle de l'autre. Et bien sûr, il y a les domaines comme ceux des objets fabriqués usuels qui sont au maximum du côté de l'objectif, de la «transparence». Ce n'est pas la même chose pour ce qui se présente comme horizon : que l'on compare l'horizon des divers paysages, l'horizon de la vue, de l'ouïe et du toucher. Certains hésiteront même à parler dans ces deux derniers cas d'horizon. Et cependant, ici aussi il y a relation figure-fond irréductible à des stimulus et possibilités ouvertes, attentes. On pourrait dire la même chose des discours, récits, films : ce n'est pas seulement ce qu'ils disent ou montrent qui les différencient ; mais aussi, outre ce qui n'y est pas, les horizons, les potentialités qui s'y dessinent. Pas plus que les diverses versions d'une «même» histoire ne sont seulement des «variantes» indifférentes.

On a fait allusion plus haut à la nature essentiellement spatialisante du structuralisme. Ne faudrait-il pas, au contraire ou tout d'abord pour décrire les sémiotiques du langage, insister sur les caractéristiques temporelles du discours : unité mélodique et intonative, rythme, scansion par le silence, relation de l'attendu et de l'inattendu, anticipation et retour du même ?

Se faire une vue ni «chosiste» ni «idéaliste» du sens ou de l'esprit, comme on voudra dire, n'est-ce pas le saisir comme processus, retour du même ou surgissement, homogène ou hétérogène ?

Plus généralement, ne peut-on caractériser les temps du dire par leur relation au temps des autres sémiotiques et des autres pratiques ? L'immédiateté de l' instant du projet ou du choix, par opposition à la durée de l'action. Inversement, la durée de la description par rapport à l'immédiateté du senti, l'hétérogénéité des temporalités d'un discours ou d'un poème par opposition à la dynamique d'une mélodie. La catharsis aristotélicienne suppose sans doute la différence temporelle entre le temps du dire et celui de l'affect.

Bref, il me semble qu'on ne peut appeler «sujet», par opposition au lieu homogène d'une compétence à combiner des signes, que le lieu-temps hétérogène bizarre où se combinent et s'opposent des modes de signification qui ne peuvent se recouvrir. De même que le sujet en question comporte du générique (ce qui en lui est commun avec les «autres»), il comporte aussi ce qui fait que son discours n'est pas celui de l'autre. Il comporte aussi du «jeu» au double sens du mot, alors qu'il ne serait pas nécessaire d'appeler «sujet» une «machine» ou une «conduite réglée» à faire «le bon énoncé au moment voulu».

Unité/hétérogénéité des sémiotiques, de «l'appareil psychique»

Je ne sais pas s'il est utile, s'il est faisable de se représenter un appareil psychique. Et d'abord, serait-ce le même quand on est seul et quand on est plusieurs ; quand on travaille et quand on s'amuse ; dans des situations banales ou extraordinaires ?

La diversité, le jeu, l'indécidabilité des sémiotiques ne doit-elle pas se retrouver, en pire, si l'on ose dire, dans les relations des divers «appareils psychiques». Et, puisqu'il a été question plus haut des shifters, quelle part de recouvrement de ce qui se dit en «je», en «tu», en «il», en «nous», en «on» ?

Quelle relation entre le «je» du possible, celui du projet, celui de l'effort, celui de la description, celui du souvenir et celui du regret ? On voit (plus ou moins bien) comment s'articulent ici point de fuite commun, diversités sémiotiques, métaphores et opacités... Alors ? Je ne vois pas comment résoudre le problème. A vrai dire, je ne vois pas non plus comment le poser. On espère seulement suggérer quelques questions.

Un appareil psychique ? pour quoi faire ? pour expliquer ? pour soigner ? pour donner à penser ? Un appareil psychique qu'on montre, comment ? Par des concepts, par des schémas spatiaux ? Qu'on raconte ? Unique ou morcelé ? Monologique ou dialogique ? Essentiellement spatialisable ou fondamentalement temporel ? Mais aussi, familier ou étrange ? Et puis, on peut supposer qu'un appareil psychique est un objet qui ne reste pas indifférent à ce qu'on dit de lui, au moins par certains de ses constituants ou de ses modes de fonctionnement ? Ou, si l'on veut encore, comment imaginer la capacité d'imaginer ? Quand les questions devenaient vraiment trop sérieuses, quand il fallait dire ce que c'est que connaître ou aimer, l'homme sérieux de la pensée, des essences et des mathématiques, bref Socrate-Platon préférait «raconter des histoires». Quand nous fabriquons de beaux modèles mécaniques, sachons au moins que nous racontons des histoires, drôles ou pas, ça dépend du goût de chacun.

Notes

1 On répète fréquemment, sans qu'on puisse déterminer l'origine de ce discours, que «le langage est le propre de l'homme». Sans revenir ici sur les communautés, différences entre l'homme et l'animal, qu'il s'agisse du langage ou de la non pratique (prohibition, je ne sais pas), de l'inceste, on risque alors d'oublier qu'il y a d'autres «propres de l'homme» : le travail, le rire, le savoir que nous sommes mortels... C'est oublier aussi, ce qui est l'objet de cet exposé que le «langage» n' est pas un objet homogène, qu'il fonctionne selon des modes, des sémiotiques diversifiées et qu'il n' y a pas de raison qu'on puisse pointer «le lieu» où l'homme n'est pas l'animal.

2 J. Goody, la raison graphique, la domestication de la pensée sauvage, tr. fr. Ed de Minuit 1979

3 Outre le fait que dans dialogue, il s'agit de dia-entre et non de di-deux, la question se pose de savoir si la relation à l'interloculeur est nécessaire et suffisante pour parler de dialogue. Il me semble qu'il y a du terrorisme théorique à privilégier un chiffre quel qu'il soit. Le «à qui on parle» ou le «qui donne sens» peut rester indéterminé, le «qui a dit avant» qu'on reprend ou à qui on s'oppose encore plus. On dira que la référence au chiffre 2 reste avant tout polémique pour rappeler que «le sens n'est pas dans le signe». Si on voulait s'amuser à compter les instances dans le rapport de soi à soi, ce serait encore plus bizarre.

4 Lotman, Y.M., «La réduction et le déploiement des systèmes sémiotiques» in Y.M. Lotman et B.A. Oupenski, Travaux sur les systèmes de signes, tr. Fr., Ed. Complexe 1976.

5 Halliday, M.A.K. Learning how to Mean, Arnold 1975.


Dernière mise à jour : jeudi 9 octobre 2003
Dr Jean-Michel Thurin