Alain Grumbach étudie la notion de niveau d'organisation à travers différentes acceptions utilisées dans la littérature relative au psychisme. Il essaye d'en dégager des points communs qui constitueraient la base d'une définition de cette notion. Puis il aborde plus spécifiquement le point de vue de l'Intelligence Artificielle dont la démarche consiste à élaborer des modèles se situant à deux niveaux : symbolique et neuronal. Enfin il pose la question de relation entre ces niveaux.
Alain Grumbach
Un «paradigme» fréquemment rencontré dans les travaux participant de la Science Cognitive, est celui de «niveau d'organisation». Son existence est directement liée à la démarche scientifique procédant par décomposition. Dans cette optique, ce paradigme, à travers les nombreuses et diverses mises en oeuvre, apparaît comme très opérationnel. Une seconde raison est l'usage très répandu actuellement d'un autre «paradigme» : système de traitement de l'information, qui s'accorde parfaitement avec celui de niveau d'organisation.
Autant ces points de vue sont répandus, autant il apparaît que très peu d'écrits proposent une définition précise de ce qui est sous-entendu par «niveau d'organisation». L'objectif de ce texte est donc d'essayer d'apporter un éclairage en s'appuyant sur les différents usages, en tentant d'en extraire la substantifique moelle.
A la lumière de cette analyse, nous aborderons l'apport potentiel des travaux effectués dans le domaine de l'Intelligence Artificielle en vue de simuler des activités mentales.
L'objectif de l'Intelligence Artificielle est l'automatisation de capacités humaines de traitement de l'information. Un des moyens passe par l'observation, la modélisation de ces capacités. Dans cette optique, on rejoint des objectifs scientifiques relatifs à l'étude des mécanismes cérébraux.
L'attrait pour l'approche psychanalytique s'est forgé pour moi de manière inconsciente, à travers des lectures, des contacts avec certains praticiens ne limitant pas leur démarche à la pratique, ayant engagé une réflexion théorique visant à mieux comprendre les phénomènes, via une approche par modèle.
Depuis ses débuts (années 50), l'I. A. s'est intéressée aux processus de pensée consciente, explicite (ou explicitable), à travers des modèles symboliques. Par exemple, les mécanismes déductifs, bases du raisonnement logique, ont été un des chevaux de bataille privilégiés (cf «systèmes experts»). Depuis quelques années, on observe un intérêt croissant pour la modélisation de processus implicites, inconscients. La technique associée est celle des réseaux (symboliques ou neuro-mimétiques). Les phénomènes concernés incluent les processus perceptifs, moteurs, les coordinations sensori-motrices, les associations symboliques, etc.
La matière de base de la Psychanalyse est l'inconscient. Il peut revêtir deux formes : information non conceptualisée, ou information refoulée. Le domaine partagé avec l'I. A. (des années 90) est limité au premier. L'information concernée consiste essentiellement en la relation entre concepts, par exemple, l'association libre. Freud, dès 1895, a tenté une approche par modèle de ces phénomènes. Dans son ouvrage Esquisse d'une psychologie scientifique, l'approche très voisine des modèles neuro-mimétiques développés en I. A. actuellement.
En deçà de cette rationalisation de la relation Psychanalyse I. A., quelques séances (d'introspection) plus tard, l'I. A. apparaît non comme une fin, mais comme un moyen pour satisfaire une mission (une pulsion) consistant à apporter une pierre à l'édifice de la compréhension des mécanismes de la pensée.
Ces différents points communs expliquent, vu du côté de l'IA, l'attrait existant entre praticiens de la Psychanalyse et Artificiers de l'Intelligence.
Exemples :
A travers les différents usages de niveaux d'organisation, extrayons quelques exemples caractéristiques concernant :
les entités faisant l'objet d'une décomposition en niveaux ;
les différents types de décomposition en niveaux ;
les niveaux proprement dits.
Les lignes qui suivent se situent à un niveau de superficialité important ; leur objectif est essentiellement de montrer le foisonnement, la variété des observables, plus que d'amener à la compréhension précise de chacun.
Elles sont très diverses, depuis des objets simples, jusqu'à des phénomènes complexes :
un livre, organisé en chapitres, paragraphes, phrases, mots, lettres, etc ;
une image ;
une unité de traitement; ex: moteur, téléviseur, ordinateur, être vivant ;
un ensemble d'objets, d'unités de traitement : société, colonie.
Remarquons déjà que parmi ces entités certaines sont statiques, atemporelles (n'évoluent pas), d'autres évolutives, certaines fermées (sans interaction avec un environnement), d'autres interactives.
Dans la suite nous utiliserons le terme «phénomène» (englobant abusivement «objet») pour désigner l'entité faisant l'objet d'une décomposition en niveaux.
Concernant le second terme de l'expression «niveaux d'organisation», on trouve dans la littérature différents vocables pour désigner le type de décomposition (en concurrence avec le terme «organisation») :
niveaux d'abstraction ;
niveaux d'activité ;
niveaux d'analyse ;
niveaux de description ;
niveaux d'explication ;
niveaux d'intégration ;
niveaux d'organisation.
Sous-jacents à ces différents vocables, on trouve des points de vue différents sur la décomposition, parmi lesquels on peut toutefois relever certaines analogies.
Notons déjà que l'expression «niveau d'organisation» elle-même est ambiguë dans la mesure où le terme «organisation» peut qualifier les relations intervenant à un niveau, ou quelquesfois la structure de décomposition en niveaux («organisation en niveaux»).
Pour illustrer la diversité des structurations en niveaux, considérons quelques exemples de hiérarchies dans des domaines variés, en nous limitant à l'aspect terminologique. Dans le contexte de l'analyse d'un système de traitement de l'information :
Barthélemy invoque les niveaux : physique, algorithmique, fonctionnel ;
Changeux propose l'échelle suivante : raison, entendement, circuits, cellule, molécule ;
Frixione et Spinelli invoquent pour la représentation de connaissances en Intelligence Artificielle : symbolique compositionel, local symbolique non compositionel, distribué non compositionel symbolique, cognitif sub-symbolique, neuronal sub-symbolique ;
Marr parle de niveaux d'analyse : computationel, algorithmique, physique (implémentation) ;
Piaget : on peut se demander dans quelle mesure les stades piagetiens du développement psychique sous-entendent une hiérarchie en niveaux (incluant la dimension temporelle).
Après cette vision en extension, essayons d'extraire les points forts communs à la majorité des cas évoqués.
Une étude de ce type ne peut être menée sans risque important de dérapage, si l'on n'est pas conscient d'aspects épistémologiques sous-jacents. Une organisation en niveaux consiste en point de vue d'un observateur sur un phénomène. Sans situer cette précaution au deuxième degré consistant à discuter de l'«existence» même (la manifestation) du phénomène, disons que l'organisation n'est pas une caractéristique intrinsèque du phénomène, mais une propriété associée à la situation globale de l'observateur étudiant le phénomène. L'observateur manipule un point de vue, des concepts issus de sa culture, est capable d'en créer de nouveaux, dans certaines limites. C'est dans ce cadre que se situe l'observation, la compréhension, la modélisation, l'organisation «projetée» sur un phénomène.
Ce problème est accentué lorsqu'intervient un effet d'auto-référence : modélisation du fonctionnement de l'objet réalisant la modélisation, ce qui est le cas dans l'étude des modèles du psychisme.
Nous n'irons pas plus loin sur cette voie ; l'important est de garder à l'esprit la précaution évoquée.
A travers le terme «niveaux» apparaissent implicitement des notions telles que :
pluralité : plusieurs niveaux ;
relations (analogie structurelle, hiérarchie) entre les niveaux ;
existence d'une loi de composition entre entités de deux niveaux adjacents ;
autonomie : certaine indépendance entre les niveaux, base de la décomposition.
A travers le terme «organisation» (relative à un niveau), apparaît la notion : de régularités, de propriétés, de relations, de lois de comportement, caractérisant les entités d'un même niveau.
Les notions explicitées ci-dessus peuvent être illustrées en termes ensemblistes sur un schéma tel que celui de la figure 1. E et E' sont des ensembles disjoints ; R est une relation potentielle sur E ; R' est une relation potentielle sur E' ; C est une loi de composition de certaines suites finies de E vers certains éléments de E'.
Une structure en niveaux sous-entend une contrainte : la relation R' sur E' ne peut s'exprimer sous forme d'une relation R sur E, que nous ne pouvons expliciter plus précisément actuellement.
Par exemple, E peut être l'ensemble des lettres de l'alphabet, E' celui des mots, C la loi de composition associant à une séquence de lettres le mot correspondant, R' la relation de séquencement de mots dans une phrase (suivant des règles syntaxiques, sémantiques), qui ne peut se traduire en une relation sur l'ensemble E des lettres.
Les notions de base évoquées ci-dessus se retrouvent sur le schéma suivant.
Figure 1 : Illustration des niveaux
Dans certains cas, existe une contrainte implicite supplémentaire : similarité entre les relations R et R' (isomorphisme de niveaux) ; par exemple les lois sous-jacentes à la structure atomique sont, à un certain degré, similaires à celles qui régissent la structure d'un système planétaire ou galactique.
Le lecteur intéressé par une approche formelle de la notion de niveau d'organisation, pourra consulter avantageusement les travaux de Ehresmann et Vanbremersch1 Ces auteurs mettent à profit la théorie des catégories pour modéliser la notion de niveau, puis l'appliquer aux neurones. L'idée principale consiste à concevoir des neurones virtuels («neurones de catégories») dont le rôle, vis à vis du traitement de l'information de l'ensemble des neurones, est équivalent à celui d'une assemblée de neurones.
Une manière de mettre en relation les expressions de ce titre : modèles du psychisme niveaux d'organisation, consiste à considérer (simplement) un modèle du psychisme fondé sur une structure en niveaux d'organisation. En suivant le paradigme «système de traitement de l'information», ceci engendre la question illustrée par le schéma :
Une structure en niveaux est-ce un modèle pertinent pour représenter les relations entre les informations élémentaires parvenant au (et partant du) cerveau (percepts sur le schéma), et les informations les plus sophistiquées qui y sont manipulées (concepts, abstractions, etc) ?
Une première interrogation qui peut venir à l'esprit du lecteur concerne l'apport potentiel d'une discipline artificielle comme l'Intelligence Artificielle, à la compréhension des mécanismes psychiques.
L'Intelligence Artificielle développe des modèles des mécanismes mentaux dans deux optiques :
reproduction de capacités à des fins d'automatisation, de production ; l'humain n'est alors, au mieux, qu'une source d'inspiration ;
- compréhension des mécanismes mentaux ; c'est dans cette optique que nous nous situons.
figure 2 : Des stimuli aux réponses en passant par les concepts
Dans la majorité des disciplines scientifiques, actuellement comprendre donne lieu à la réalisation d'un modèle (explicatif, doté de capacités d'anticipation). L'Intelligence Artificielle suit ce principe. Mais la démarche est différente ; elle consiste à partir de ce que l'on sait faire sur machine, à l'améliorer dans le sens du rapprochement des capacités humaines de traitement de l'information. Les modèles qui permettront d'aller le plus loin sur ce chemin ont de bonnes chances d'atteindre des degrés de qualité (voire des contenus) analogues à ceux qui auront, auraient, pu être conçus suivant la démarche opposée. L'histoire récente a montré qu'ils ont pu servir de base de départ à la réflexion, à la conception, dans les sciences «naturelles».
Les modèles développés en Intelligence Artificielle se situent actuellement essentiellement à deux niveaux : «symbolique» et «neuronal».
Comment définir ces niveaux ? Quelles relations entretiennent-ils ? Dans quelle mesure cette structuration est-elle pertinente pour l'étude de modèles du psychisme ?
Pour illustrer l'association Modèles du Psychisme Intelligence Artificielle, on pourrait considérer le mode de représentation le plus commun : règles (de production), par exemple, s'il pleut, je prends mon parapluie. Ce formalisme a été largement décrit et utilisé en Psychologie Cognitive (par Simon par exemple) et en Intelligence Artificielle. Il permet de modéliser les activités mentales telles que le raisonnement déductif. Pour nous rapprocher des préoccupations de l'auditoire, nous avons préféré considérer un autre formalisme utilisé en Intelligence Artificielle, voisin des «réseaux sémantiques», que j'ai désigné : «symbolique». Ce formalisme s'adapte mieux à la modélisation d'activités mentales non rationnelles, non explicites (je n'ose pas dire : non conscientes).
Sans entrer dans une discussion sur l'acception du terme «symbole» en Intelligence Artificielle, considérons un exemple de «réseau symbolique», illustré par la description d'une situation familière inspirée d'une fable : Le Corbeau et le Renard.
figure 3 : Réseau symbolique
Ce réseau a été formé par l'expérience de situations antérieures : mises en relation de symboles intervenant dans une même situation.
L'activation d'unités relatives à une situation courante (en noir : branche, corbeau, fromage) se propage aux unités voisines (en gris), avec un taux d'activité décroissant, le paysage des unités actives formant ainsi une «image mentale»de la situation.
Le niveau neuronal est illustré ici par la structure de réseau : «réseau neuro-mimétique».
figure 4 : réseau «neuro-mimétique»
L'information arrive sur les voies sensorielles, représentées ici par les flèches, se propage dans la structure, transitant par des cellules intermédiaires (dites «cachées»), jusqu'à aboutir à des voies motrices.
Poser le problème de la relation entre les niveaux mentionnés induit une question fondamentale, relative au modèle du psychisme évoqué (question du «neurone grand-mère») : un noeud du réseau symbolique correspond-il à :
h1 un noeud du réseau neuronal ;
h2 un ensemble de noeuds du réseau neuronal ;
h3 ... toute autre hypothèse.
En termes ensemblistes, E est l'ensemble des neurones, E' l'ensemble des symboles, C la loi de composition associant à une suite de E un symbole de E'. Suivant la relation entre E et E', on retrouve les différentes hypothèses : h1 E' inclus dans E ; h2 E et E' disjoints.
En termes d'illustration sur les schémas précédents, la question du neurone grand-mère peut se poser ainsi : peut-on jumeler les schémas ? par exemple sous les formes suivantes : la figure 5a illustre le cas h1 ; la figure 5b illustre la cas h2 : les symboles ainsi que les lois de composition et les relations correspondantes sont virtuels (les symboles n'appartiennent pas à E ; représentés en hachures).
L'état de la connaissance ne permet bien sûr pas de répondre à ces questions, ni même de juger leur pertinence. L'Intelligence Artificielle progresse à partir de telles hypothèses, en suivant l'évolution des connaissances dans les sciences «naturelles», en simulant, extrapolant les modèles de façon à dégager ses propres conclusions en terme de contradiction avec les observables.
Cette notion de structuration en niveaux d'organisation semble être un des paradigmes clés de l'étude du psychisme. Notre compréhension en est encore à ses premiers pas ; pour preuves, je citerai la diversité des terminologies, le manque de description formelle de ce paradigme, de réflexion épistémologique à ce sujet.
Sur le plan plus spécifique des productions psychiques, une approche méritant d'être étudiée dans ce contexte, et qui pourrait apporter un éclairage, est celle de la genèse du niveau symbolique. L'humain dans son évolution ontogénétique est le siège d'un ensemble d'expériences sensori-motrices. Freud, Werner et Kaplan, Piaget ont décrit, sur des échelles différentes, les étapes de cette for
Figure 5 hypothèses architecturales
mation. Comment à partir de ces expériences, ces traces, se construit le niveau symbolique ? Ce questionnement, la démarche génésique correspondante me semblent constituer la voie la plus prometteuse (quoique difficile), pour l'élaboration d'un modèle du psychisme.
Dans cette optique, l'apport de l'Intelligence Artificielle, à travers la nécessité de spécification détaillée et complète du modèle, la possibilité de simulation, peut être un atout appréciable, avec certes des limites, concernant par exemple la dimension de la mise en situation, actuellement sans commune mesure (qualitative et quantitative) avec celle du vécu humain.
Notes
1 (Systèmes hiérarchiques évolutifs à mémoire auto-régulée, Séminaire de Synergie et Cohérence dans les systèmes biologiques, Paris Jussieu, Mai1989).
Dernière mise à jour : lundi 20 octobre 2003
Dr Jean-Michel Thurin