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BIOLOGIE J A L O N S

CERVEAU ET DÉPRESSION
Renaud de Beaurepaire
 
Les connaissances sur le cerveau progressent très rapidement. C'est un des secteurs de la biologie qui évolue le plus vite actuellement. Au cours de ces dernières années, des idées nouvelles sur le fonctionnement du cerveau ont vu le jour, qui concernent l'organisation de l'activité cérébrale, la plasticité cérébrale et le rôle des neurotransmetteurs. Beaucoup de ces idées ont un champ d'application en psychiatrie. L'objectif de cet article est de rechercher comment ces nouvelles façons de voir pourraient s'appliquer à une maladie psychiatrique, la dépression, c'est-à-dire que l'on va chercher ici à poursuivre la logique propre de ces idées nouvelles dans le cas particulier de la dépression (le point de départ de cet article est la lecture de deux livres, « Le Sens du mouvement », d'A Berthoz, et « La Nature et la règle », de JP Changeux et P Ricoeur, livres où il n'est nulle part question de dépression, mais où sont clairement définis les concepts que l'on va utiliser).
 
A QUOI SERT LE CERVEAU ?
A quoi sert le cerveau ? Il y a plusieurs manières de répondre à cette question, mais on choisira celle proposée par Alain Berthoz : le cerveau sert à vérifier des hypothèses. C'est une façon de dire que le cerveau est un comparateur entre soi et le monde extérieur, et qu'il est organisé pour donner du sens à l'environnement. Il attribue du sens dans une sorte de mouvement projectif, il vérifie ce qui vient de l'extérieur, il évalue très rapidement ce qu'il peut en faire ou ce qu'il doit en faire. Le cerveau a une sorte d'inclinaison naturelle et spontanée à aller confronter ce qui se passe à l'intérieur de soi à ce qui se passe à l'extérieur de soi. Il n'existe - on peut dire l'individu n'existe - que par cette interaction avec le monde extérieur. Les échanges avec le milieu font et maintiennent l'identité de l'individu. La disposition la plus élémentaire et la plus naturelle de tout individu, et probablement de tout organisme, aussi ancestral soit-il, est de mettre son identité à l'épreuve de l'environnement. Disposition à mettre son identité à l'épreuve, ou cerveau vérificateur d'hypothèses, c'est la même chose, suppose une mécanique cérébrale souple, rapide, flexible et adaptable.
 
Dans le cas de la dépression, le cerveau a des difficulté à exécuter de façon souple et adaptable ce rôle de vérificateur d'hypothèses parce qu'il est envahi par une hypothèse figée, qui occupe tout le champ de la conscience, et qui, pour le déprimé, se vérifie sans cesse de façon douloureuse et obsédante : « je suis incapable, je suis indigne, je dois mourir ».
 
Mais avant d'aborder ce qui se passe dans la dépression, il faut présenter les idées actuelles sur le fonctionnement du cerveau. Ce qui permet au cerveau de fonctionner, d'exister par exemple comme un vérificateur d'hypothèses, ce sont ses trois grandes propriétés fondamentales : architecture, plasticité et activité spontanée (inutile d'insister sur la complexité du cerveau : il existe plusieurs systèmes qui traversent tout le cerveau (dopaminergique, sérotoninergique, noradrénergique), systèmes coordinateurs par leur capacité d'activer ou inactiver sélectivement les différentes structures cérébrales en fonction des données environnementales. Ces neurotransmetteurs constituent une sorte d'interface avec le monde, comme des transducteurs des stimuli auxquels il est impératif de donner rapidement un sens. Ces neurotransmetteurs régulent aussi certains grands mécanismes élémentaires de fonctionnement du cerveau que l'on présente comme des oppositions : l'opposition habituation/sensibilisation, ou l'opposition inhibition/amplification. Tout événement cérébral peut être soit inhibé, soit amplifié. En d'autres termes, selon les circonstances, et pour un même événement (un stress, par exemple), le cerveau peut produire deux types de réponses opposées, soit une absence de réponse, soit une réponse explosive (disproportionnée à ce que l'on pourrait attendre de l'événement).
 
Plastique signifie que le cerveau est en perpétuel remodelage. Le cerveau a une histoire, il est marqué par tous les événements qui ont constitué cette histoire. Schématiquement, on distingue deux sortes d'empreintes, celle des événements récents, et celle des événements anciens. Un des exemples qui illustre le mieux la plasticité récente est celui de la personne qui étudie le piano, et chez laquelle s'élargit la zone cérébrale impliquée dans le mouvement des doigts. L'action des psychotropes sur le cerveau donne aussi des illustrations de ces phénomènes de plasticité cérébrale récente. De leur côté, les empreintes des événements anciens sont à l'origine de nombreuses recherches. On peut mettre en évidence des modifications de l'organisation des cellules corticales en fonction de l'environnement dans l'enfance, et de très nombreuses expériences montrent que le cerveau fonctionne différemment selon certaines données environnementales de l'enfance et même de la période prénatale. Il peut arriver que les expériences de l'enfance soient traumatiques. Des stress traumatiques de l'enfance modifient le fonctionnement cérébral à l'âge adulte, modifications qui touchent le comportement, les systèmes hormonaux, les neurotransmetteurs, les peptides cérébraux, l'expression de certains gènes etc. Les expériences traumatiques de l'enfance rendent le cerveau vulnérable aux expériences futures. Il apparaît aussi que selon l'âge de survenue de ces expériences traumatiques (prénatal, néonatal, enfance, adolescence), les conséquences sur le fonctionnement cérébral sont très différentes.
 
Le cerveau est le siège d'une activité spontanée permanente. En l'absence de toute stimulation, il fonctionne, et certaines parties du cerveau prélevées et mises in vitro continuent à être actives. Le cerveau fonctionne pendant la nuit, durant le sommeil, et on a toutes les raisons de penser que la nuit aussi, il continue à vérifier des hypothèses, à traiter, à confronter à sa propre identité, dans un mouvement incessant projectif et neutralisateur, les traces mnésiques emmagasinées pendant la journée, sensibilisantes, conflictuelles et hédoniques. En permanence le cerveau construit et organise des représentations pour neutraliser les informations, pour se les approprier. Il leur attribue un sens, en cela il est projectif, et il met ses propres représentations à l'épreuve de la réalité. Les représentations projectives sont solidement enracinées dans des croyances. Les croyances sont des systèmes de représentations mentales vastes et solides, solidifiés par la rencontre entre quelque chose qui est de l'ordre du désir de croire et une série d'hypothèses suffisamment vérifiées pour que l'on ait pas à revenir dessus. Les croyances constituent les support, ou l'étayage, des représentations projectives. Il existe une condition nécessaire pour que ce système fonctionne convenablement, c'est que l'environnement soit à la mesure du fonctionnement de ce cerveau projectif. En cas de conflit insoluble, le cerveau peut couper le lien qui l'unit à l'environnement, peut se couper du monde extérieur, c'est-à-dire se couper du principe de réalité d'une façon qui peut être partielle ou plus ou moins globale. Un cerveau coupé de l'extérieur continue à fonctionner, son activité spontanée ne cesse pas, mais il se met à fonctionner différemment, il se réorganise. Un cerveau coupé de son environnement est un cerveau qui n'a plus de lien avec la réalité et qui se réorganise sur un mode que l'on peut qualifier d'autiste, dans un sens large du terme. C'est un cerveau qui continue à être projectif, mais ce sont des projections sans retour régulateur, et ce cerveau est ouvert aux croyances irrationnelles, aux interprétations délirantes. La coupure d'avec la réalité, quelle que soit son origine, est toujours la brèche par laquelle vont se construire les activités cérébrales spontanées caractéristiques des troubles mentaux.
 
Enfin, pour clore ce chapitre sur les fonctions du cerveau, il faut parler des recherches actuelles sur les spécialisations du cerveau. Sans nécessairement continuer dans un esprit localisateur propre au XIXème siècle, il est clair que l'on attribue de plus en plus précisément au cerveau des fonctions qui sont d'un ordre qui n'a rien d'organique, mais qui concernent précisément l'esprit. On localise des valeurs morales, esthétiques et spirituelles. Il n'est pas question d'entrer dans un débat sur l'âme et le corps, mais simplement de dire que l'on sait que le cerveau est capable de créer, ou de recréer, des expériences esthétiques, mystiques et spirituelles, et qu'il existe un cerveau moral. Tout comme il existe un cerveau motivé, un cerveau désirant, un cerveau amoureux, un cerveau social, etc. Le cerveau est capable de recréer toutes les expériences sensibles, tous les états dans lequel un individu est susceptible de se placer. Il ne s'agit pas seulement de mobilisation de la mémoire dans le sens de l'activation de traces mnésiques, il s'agit de véritables capacités à créer des états. On sait que la fonction de la mémoire n'est pas seulement de retrouver des traces mnésiques, mais de recréer, voire même de réinventer, les expériences passées pour les confronter, ou les projeter, sur l'environnement présent. Plus simplement encore, le fait de percevoir, ou de ressentir, n'est pas un phénomène sensoriel mais un phénomène moteur, dans le sens où une perception est toujours un acte de percevoir (c'est l'idée directrice du livre d'A Berthoz). Si l'on s'en tient à la définition de Berthoz que l'on a proposée précédemment, le cerveau est un vérificateur d'hypothèses, il est clair que le cerveau est fait pour créer ou recréer toutes les hypothèses quelles qu'elles soient. Dans ces conditions, il n'y a rien d'étonnant à ce que l'on pose sur ces mêmes bases neurobiologiques la question du cerveau déprimé.
 
QU'EST-CE QUE LA DÉPRESSION ?
La dépression est un état mental pathologique qui a une expression à la fois psychique et somatique. C'est un état spontanément réversible (de façon lente en l'absence de traitement, mais généralement rapide sous antidépresseurs), ce qui indique l'existence d'éléments mobiles, ou mobilisables, dans le cerveau, et ce qui implique, sur le plan biologique, que l'on recherche si ces éléments mobilisés d'une façon pathologique sont le fait d'une mauvaise organisation hiérarchique du fonctionnement cérébral, ou d'un trouble de la plasticité, ou encore sont liés à une autre cause.
 
Il est classique de dire que les états dépressifs se mettent en place à la suite d'un événement de vie auquel le déprimé a été incapable de faire face. Ce qui a conduit à une hypothèse selon laquelle la dépression serait liée à une accumulation de stress qui, au bout d'un certain temps, deviendrait ingérable, de telle sorte que le sujet n'aurait pas d'autre solution pour faire face au stress que d'adopter un repli dépressif. On connaît assez bien les effets du stress sur le cerveau, et on a une idée des voies par lesquelles le stress peut désorganiser le fonctionnement du cerveau, c'est-à-dire rompre cet équilibre fait de parallélisme, de hiérarchie et de coordination. En réalité, des études ont montré que les déprimés ne sont pas des personnes plus exposées au stress que les autres, si bien que l'on ne peut plus parler de quantité de stress, mais qu'il faut parler en termes qualitatifs, de terrain qualitativement différent chez le déprimé, c'est-à-dire de vulnérabilité au stress. Une personne exposée à la dépression serait une personne qui, peut-être du fait de son histoire personnelle, réagit par un état dépressif à des stress qui sont sans conséquence importante chez des personnes non prédisposées à la dépression. Sur le plan neurobiologique, la question des liens entre stress et dépression, pourrait ainsi se ramener à celle de l'existence de failles dans l'organisation du cerveau, failles dont on peut penser qu'elles surviennent au cours de la maturation cérébrale, c'est-à-dire au cours de l'évolution de l'individu (dans son enfance par exemple), et qui font qu'à l'âge adulte il réagira à certains stress en mettant en place cet état mental particulier qu'est un état dépressif. Les enjeux actuels de la neurobiologie sont donc de trouver dans l'organisation du cerveau (son histoire plastique, son architecture) quelles pourraient être ces failles qui font qu'un individu va être exposé à la dépression. Mais on peut supposer que dans toutes les maladies mentales existent des failles qui sont susceptibles d'être secondaires à diverses formes de traumatismes psychiques survenus dans l'enfance. Les failles et désorganisations qui surviennent dans le cerveau des déprimés sont assez spécifiques, elles sont propres à la dépression. L'enjeu est de rechercher en quoi certaines failles pourraient être spécifiques à la dépression. Beaucoup des symptômes présents dans la dépression peuvent être observés dans d'autres troubles (délire, ralentissement moteur, troubles du sommeil ou du comportement alimentaire), mais parmi toutes les maladies mentales, la dépression a une spécificité qui n'est présente dans aucune autre maladie, c'est que le déprimé désire mourir. Le déprimé est quelqu'un qui veut mourir, on a dit qu'il vérifie sans cesse cette hypothèse : je suis inutile et indigne, je dois mourir. La dépression est un état mental particulier en cela qu'il est marqué par le désir de mourir. Dans une optique neurobiologique, on doit s'interroger sur le désir de mort : le désir de mort est-il un objet mental ? On a vu qu'il existe un cerveau moral, un cerveau social, un cerveau désirant, est-il aussi possible, dans la même optique, de parler d'un cerveau qui veut mourir ?
 
JP Changeux définit un objet mental comme un état physique du cerveau quand il produit du sens, quand il donne du sens à quelque chose. Ce serait un état d'activation dynamique d'une population topologiquement définie de neurones qui produit des significations. Il n'y a pas de doute que pour un déprimé qui veut mourir, la mort a une signification. Dans ce sens assez particulier, on peut proposer que l'idée de mort a une existence neuronale. La question est de comprendre par quel espèce de frayage, la mort comme objet mental est devenue la seule hypothèse possible. Pour répondre à cette question, on pourrait chercher à caractériser biologiquement ce qu'est cet objet mental, le désir de mourir, mais on ne va pas bien loin dans cette recherche : on ne sait rien de cet objet. On peut aussi proposer de prendre la question dans le sens inverse, c'est-à-dire rechercher ce qui pourrait faire obstacle à l'activation du désir de mort. On peut supposer qu'un désir de mort est activé quand les fonctions qui font obstacle à cette activation sont abolies. Les fonctions perdues seraient celles qui font écran pour atteindre cet objet mental, celles qui posent des barrières contre la mort. Il est probable que certaines de ces barrières ne sont pas totalement inconnues. Ce qui fait obstacle à l'activation de l'idée de mort, on peut imaginer que ce sont tous les objets auxquels une personne est attachée, les objets qui donnent des satisfactions narcissiques, les systèmes de croyances individuelles et collectives qui fonctionnent comme des étayages de la vie psychique. Sur un plan neurobiologique, ce sont ces fonctions psychiques que l'on commence à localiser dans le cerveau, dans ce que l'on a appelé le cerveau moral, le cerveau social, le cerveau amoureux, etc. On peut même imaginer que, dans l'absolu, une des principales fonctions du cerveau serait d'inhiber, c'est-à-dire de construire des barrages contre l'accession à la conscience de cet objet mental qu'est le désir de mort. Autrement dit, que le cerveau soit essentiellement organisé pour protéger l'individu contre l'idée de la mort.
 
Dans ce cadre, il faut citer les trois grandes boucles cortico-sous-corticales qui semblent avoir une importance majeure dans les conduites morales et sociales, et dans les délibérations internes du cerveau vérificateur d'hypothèses. Ces boucles partent de trois régions bien définies du cortex frontal, font relais dans deux grandes structures sous corticales, et reviennent à leur région frontale d'origine. Ce sont trois exemples très intéressants de fonctionnement parallèle qui concernent les fonctions supérieures. La première boucle part du cortex frontal dorso-latéral, projette sur le noyau caudé dorso-latéral, sur le pallidum médian, puis sur le thalamus, et revient d'où elle était partie. Elle parait spécialisée dans les fonctions exécutives (capacités de planification et d'anticipation, et flexibilité de ces capacités en fonction des données environnementales). La deuxième boucle part du cortex orbitaire, projette sur le noyau caudé ventro-médian, puis sur le pallidum médian, passe par le thalamus, et revient au même endroit. Elle est spécialisée dans les fonctions sociales (intérêt et attention portés aux autres), et les émotions sociales. Ce cortex est qualifié de cortex moral parce qu'il pourrait être le lieu de l'« inscription neuronale des représentations sociales », selon l'expression de Changeux. La troisième partie du cortex cingulaire projette sur le pallidum ventral et le noyau accumbens, puis sur le thalamus, et revient au même endroit (impliqué dans l'initiation des comportements motivés, dans la sélection intentionnelle des stimuli externes qui ont un sens pour le sujet). Ces boucles sont mises en jeu au plus haut niveau dans cette activité du cerveau qui consiste à élaborer des hypothèses, à les comparer avec des représentations mentales stockées dans la mémoire, et à sélectionner les activités motrices et comportementales adaptées aux situations. Et il est clair que ces boucles sont dysfonctionnelles dans la dépression.
 
ANOMALIES FONCTIONNELLES CÉRÉBRALES DANS LA DÉPRESSION
 
Architecture cérébrale et dépression : anatomie et neurotransmetteurs
Les questions relatives à l'architecture cérébrale dans la dépression ont pu être abordées ces dernières années grâce aux techniques d'imagerie (caméra à positrons, IRM fonctionnelle), qui ont permis de visualiser sur des écrans des anomalies mal définies par la clinique et les tests cognitifs. Les troubles fonctionnels des déprimés ont pu être rapportés directement à des images de cerveaux dysfonctionnels, et ces troubles concernent en grande partie les boucles cortico-sous-corticales que l'on vient de citer.
 
La boucle dorso-latérale est assez constamment hypoactive chez les déprimés. C'est la boucle qui est liée aux fonctions exécutives, et dont la lésion chez l'animal produit un syndrome apathique qualifié de pseudo-dépressif. Un problème posé par cet hypofonctionnement dorso-latéral est qu'il n'est pas spécifique à la dépression, et s'observe dans d'autres pathologies psychiatriques (dans la schizophrénie par exemple). Il est très probable que ce type d'hypofrontalité a un lien avec certaines mauvaises performances rencontrées chez beaucoup de patients souffrant de troubles mentaux, qui sont de l'ordre de la difficulté à anticiper ou planifier une action, et peut être à générer des mots et des concepts. La boucle orbitaire (impliquée dans les comportements sociaux) est diversement dysfonctionnelle selon les études. Les dysfonctionnements de la boucle cingulaire apparaissent pratiquement constants dans la dépression. Il faut citer ici les travaux d'Helen Mayberg. H Mayberg a induit des comportements de tristesse chez des personnes saines, en les amenant à se rappeler certains événements tristes de leur existence. Le souvenir de ces événements s'accompagne d'un état de tristesse et de modifications de l'activité cérébrale à la caméra à positrons. On voit apparaître une diminution de l'activité corticale dorso-latérale, et une augmentation de l'activité dans le gyrus cingulaire inférieur et dans l'insula rostrale, comme une véritable réorganisation de l'activité cérébrale. H Mayberg a aussi étudié le métabolisme cérébral chez des déprimés et observé une répartition anormale de l'activité du même type. Elle conclut que la diminution d'activité des régions dorsales explique certains troubles cognitifs des déprimés, en particulier les difficultés d'anticipation, et l'augmentation d'activité ventrale, les symptômes affectifs (peut-être dans leur dimension de souffrance) et somatiques de la dépression (on sait que le cortex cingulaire antérieur est impliqué dans la régulation de grandes fonctions somatiques, et intervient dans le contrôle de l'axe hypothalamo-surrénalien). H Mayberg décrit aussi chez les déprimés des anomalies de l'aire 24a du cortex cingulaire, dont l'activité pourrait prédire la réponse aux antidépresseurs. En fait, tous les auteurs ne sont pas absolument d'accord avec H Mayberg, mais tous retrouvent des anomalies d'activité dans ces régions corticales chez les déprimés. Tout le monde est d'accord pour dire qu'il existe chez les déprimés une désorganisation, et une réorganisation sur un mode différent, de régions cérébrales impliquées dans les fonctions supérieurs que sont les fonctions cognitives exécutives et les comportements qualifiés de motivés. On peut penser qu'un dysfonctionnement, ou un déséquilibre, dans ces grandes boucles produit une rupture dans l'architecture fonctionnelle du cerveau, c'est-à-dire une rupture dans les fonctionnements hiérarchisés et parallèles, qui, comme on l'a vu, font partie des qualités fondamentales du fonctionnement cérébral. On peut proposer que la perte des capacités d'activité parallèle de ces boucles s'accompagne d'une perte des capacités du cerveau à fonctionner comme un vérificateur d'hypothèses. Le cerveau des déprimés, tel qu'il est vu par les techniques d'imagerie fonctionnelle, semble avoir perdu ses qualités de souplesse et d'adaptabilité en fonction de l'environnement. Il semble figé dans une organisation pathologique, tout comme le déprimé est figé dans des hypothèses délirantes d'incapacité, d'incurabilité et de culpabilité. Chez les sujets contrôles, comme on l'a vu, on peut induire une organisation corticale proche de celle des déprimés, en utilisant leur mémoire autobiographique d'événements tristes, mais cet état est transitoire, les personnes normales reviennent rapidement à un fonctionnement normal. Ce qui différencie un déprimé d'une personne saine, ce n'est pas tant le type de fonctionnement cérébral, que la souplesse de fonctionnement du cerveau, ses capacités de changement et d'adaptation.
 
Pour expliquer cette organisation corticale pathologique chez les déprimés, on peut proposer qu'il existe chez eux des troubles dans la coordination entre les différentes structures (à l'intérieur des boucles ou entre les boucles). Et on entre ici dans un domaine très familier de la dépression, qui est celui des neurotransmetteurs (sérotonine, noradrénaline). C'est d'eux que dépendent les réactions au stress, les états d'habituation ou d'amplification des signaux, et l'activation des différentes boucles selon les données environnementales. Et c'est sur eux qu'agissent tous les psychotropes. Peut-être que l'on n'insiste jamais assez sur le fait que tous les psychotropes agissent précisément sur ces systèmes et sur aucun autre. Les antidépresseurs guérissent la dépression (au moins dans la majorité des cas), on connaît des centaines de molécules capables de modifier la neurotransmission dans le cerveau, mais les antidépresseurs agissent sur deux de ces molécules, la sérotonine et la noradrénaline, et sur aucune autre. On peut en conclure, en étant sûrs de ne pas beaucoup se tromper, que ces deux neurotransmetteurs sont essentiels dans la survenue des troubles dépressifs. Or, entre autres structures, ils agissent sur les trois grandes boucles que l'on a vues précédemment. Ils les activent et les coordonnent. Il est donc très probable que les traitements antidépresseurs normalisent les troubles de l'activation de ces boucles par un effet agoniste sérotoninergique et noradrénergique, et que l'on est là au cœur de la dépression. On se souvient qu'Helen Mayberg fait de l'aire 24a une structure cible essentielle des antidépresseurs, mais il faut s'attendre à découvrir d'autres structures dysfonctionnelles dans la dépression, et normalisées par les antidépresseurs, sachant que l'important dans le cadre de cet article est de montrer qu'il existe un lien entre la dépression et la rupture de certains fonctionnements cérébraux - hiérarchiques, parallèles, flexibles, ou autres - et de rappeler que l'on peut probablement corriger ces ruptures de fonctionnement par des molécules qui ont une sélectivité d'action sur des cibles bien connues.
 
Plasticité cérébrale et dépression
Le cerveau est en perpétuel remodelage. On a différencié précédemment deux ordres de plasticité cérébrale, celle qui concerne l'histoire récente d'un sujet, et celle qui concerne l'histoire ancienne.
 
Pour les liens entre dépression, plasticité et événements récents, il faut parler brièvement du mode d'action des antidépresseurs, dont on pense de plus en plus qu'ils ont des effets neurotrophiques cérébraux. Cela signifie que les antidépresseurs activent la sécrétion dans le cerveau de molécules, qui sont des peptides, dont les propriétés sont de faire croître les neurones (ou leurs prolongements). Cela impliquerait qu'il existe une sorte d'atrophie ou d'agénésie de certains neurones, ou prolongements neuronaux, dans le cerveau des déprimés, une hypothèse que tout le monde ne partage pas (certains chercheurs pensent même que si les antidépresseurs stimulent la sécrétion de facteurs neurotrophiques, c'est parce qu'ils ont eux-mêmes des propriétés neurotoxiques). Les électrochocs aussi stimulent la production de facteurs neurotrophiques, de même que certains thymostabilisateurs, mais il serait faux de dire que la théorie neurotrophique de la dépression a aujourd'hui complètement trouvé ses marques. Il existe donc certainement dans la dépression des phénomènes qui rentrent dans le cadre de ce que l'on appelle la plasticité récente, mais on est toujours à la recherche, sur le plan qualitatif, des mécanismes plastiques qui font que chez les déprimés les neurotransmetteurs ne réalisent plus de façon optimale leur rôle d'activateur ou de coordinateurs des diverses structures cérébrales impliquées dans le stress, et qui font que les antidépresseurs sont capables de rendre aux neurotransmetteurs cette capacité en renforçant leur activité.
 
Les liens entre événements anciens et plasticité sont l'objet de nombreuses recherches. On trouve des liens entre les expériences de séparation, ou d'isolement social, à différents âges de la vie, et le développement des systèmes de neurotransmetteurs, l'expression des peptides (neurotrophiques et opiacés), l'activité de l'axe hypothalamo-cortico-surrénalien (HPA) et la sensibilité des récepteurs centraux aux corticoïdes. Il est certain que l'histoire individuelle, et plus précisément l'histoire traumatique, celle des stress de différents types, laisse des empreintes dans le cerveau, et on est capable aujourd'hui de reconnaître un certain nombre de ces empreintes en expérimentation animale. Chacun de ces trois éléments plastiques que l'on a cités, neurotransmetteurs (sérotonine), peptides, et HPA, a probablement une importance spécifique dans la vulnérabilité dépressive à l'âge adulte. La plasticité des systèmes sérotoninergiques en fonction des expériences traumatiques précoces commence à être assez bien connue. Le plus souvent les stress de séparation produisent une diminution de la teneur en sérotonine dans des structures cérébrales telles que l'hippocampe et le cortex frontal, mais les données expérimentales sont complexes en fonction des stress, de leur durée, et de l'âge survenue. Le meilleur argument dans le cadre de la dépression restant que les antidépresseurs sérotoninergiques corrigent les troubles comportementaux secondaires aux expériences de séparation précoce. Avec les corticoïdes, et les troubles du fonctionnement de l'HPA secondaires à des stress précoces, on a toute une théorie neurobiologique de la dépression, basée sur les interactions entre corticoïdes et sérotonine. Schématiquement, cette théorie dit que des stress très précoces favorisent l'hypercortisolisme, ou l'hyper-réactivité de l'HPA, à l'âge adulte, et qu'une hyperactivité corticoïde a un effet inhibiteur sur les systèmes sérotoninergiques, donc est dépressogène (mais là aussi les résultats sont contradictoires en fonction des conditions expérimentales, contradictions qui ne remettent cependant pas en cause l'existence de modifications plastiques de l'HPA et des récepteurs centraux aux corticoïdes à la suite de stress précoces). En ce qui concerne la vulnérabilité des systèmes peptidergiques au stress précoces, il a été montré que ce type de stress modifie les récepteurs aux opiacés dans le cerveau (dans le sens d'une diminution du nombre des récepteurs) et la réponse à l'administration de drogues opiacées à l'âge adulte. Avec les opiacés on reste aussi très proche de la vulnérabilité dépressive car on entre dans les expériences de souffrance (ce que l'on a appelé le frayage vers la mort se fait peut-être par l'incapacité des déprimés à sortir des expériences de souffrance). On rentre aussi dans les liens entre expérience de souffrance et activité spontanée du cerveau.
 
Activité spontanée et dépression
Un aspect des expériences de séparation maternelle et d'isolement social est qu'il s'agit d'expériences de privation sensorielle, de telle sorte qu'à côté de leurs effets plastiques sur les systèmes que l'on a vus, on peut penser qu'il est intéressant d'aborder la question en termes de liens entre privation sensorielle et activité cérébrale spontanée. Si l'on part du principe que les cartes sensorielles cérébrales sont plastiques, c'est-à-dire sont dépendantes de leurs influx ou stimulations (plasticité à court terme), toute perte d'influx sensoriel (la mère et l'environnement social sont des sources d'influx) va modifier ces cartes et faire qu'elles vont se réorganiser. On peut proposer que les privations maternelles et sociales ont deux types de conséquences. Les premières, bien connues, celles que l'on a vues, viennent de ce que ce sont des expériences de stress, et les effets plastiques que l'on a cités (sérotonine, HPA et opiacés) sont probablement à situer dans ce cadre : les stress traumatiques précoces laissent des traces qui modifient les réponses au stress à l'âge adulte. Les secondes, mal connues, donc hypothétiques, concernent les modifications de l'activité des pace-maker cérébraux, c'est à dire l'activité cérébrale spontanée, à la suite de carences. Très peu de travaux ont été faits sur ce sujet, parce que c'est un sujet peu accessible à l'expérimentation (il n'y a eu que quelques travaux faits sur l'activité du noyau suprachiasmatique, mais il existe bien d'autres pace-makers dans le cerveau). L'idée que l'activité spontanée du cerveau pourrait être modifiée dans la petite enfance à la suite d'expériences traumatiques, ou de carences de divers types, et produire une vulnérabilité à la dépression n'est rien d'autre qu'une hypothèse.
 
D'un autre côté, quand on pose comme principe que la disposition naturelle du cerveau est de faire des hypothèses en les confrontant à l'environnement, on pose implicitement comme principe le fait que le cerveau a une activité spontanée, disposition naturelle signifiant une ouverture active du cerveau sur le monde (ce qui est peut-être à rapprocher de la pulsion des psychanalystes). Certains neurobiologistes ont récemment cherché à situer la dépression dans cette configuration de cerveau spontanément actif et ouvert sur le monde. Mais les réponses apportées ne sont pas satisfaisantes parce que la dépression n'y est pas définie comme une pathologie dynamique (représentée par l'activation de cet objet mental qu'est le désir de mourir), mais comme un trouble passif, c'est-à-dire que pour ces auteurs la dépression est seulement définie comme une absence de motivation. D'où les liens faits par ces auteurs entre la dépression et un état de manque (au sens de sevrage de prise de drogues). En d'autres termes, le cerveau du déprimé serait un cerveau vide d'activité (pour certains, il serait le lieu d'une sorte de bruit de fond « dépressif »), et son inclinaison naturelle serait de chercher à combler ce vide en absorbant des drogues. La dépression s'installant quand le cerveau serait à ce point vide de motivation qu'il ne cherche même plus à s'alimenter de quoi que ce soit. Et il est vrai qu'il existe sur la plan neurobiologiques des ressemblances entre un syndrome de sevrage et ce que l'on sait de la biologie de la dépression (voir par exemple pour revue : Markou et coll, Neurobiological similarities in depression and drug dependance : a self-medication hypothesis, Neuro-psychopharmacology 1998 ; 18 : 135-174). La discussion de ces théories dépasse le cadre de cet article, notons seulement que l'on retrouve cette notion que le cerveau doit se nourrir de l'extérieur pour éviter de se retrouver dans le vide, ou dans une certaine forme de vide, ce qui correspond à la constitution de barrages contre la mort. Mais là où ces auteurs voient que le cerveau a besoin de consommer des drogues, on dira que le cerveau a besoin de consommer du sens.
 
Mais dans ce paragraphe sur les liens entre activité spontanée est dépression, sachant que l'on reste toujours dans un cadre très théorique et spéculatif, il faut surtout insister sur les liens entre activité spontanée et rôle régulateur de l'environnement. Le cerveau, fondé sur ce principe d'activité spontanée, demande à l'environnement de réguler son activité, comme par exemple l'activité pace-maker spontanée du noyau suprachiasmatique est régulée par les cycles jour/nuit de luminosité. On peut imaginer de transposer ce principe régulateur de la réalité dans un ordre beaucoup plus abstrait, celui des liens sociaux et des attachements symboliques. Dans le cas de la dépression, qui se met généralement en place à la suite d'une expérience de perte, on proposera que c'est la perte de l'objet qui crée un brèche dans les liens avec la réalité. Autrement dit que l'objet perdu fonctionnait auparavant comme un régulateur « environnemental » de l'activité spontanée. Ces objets peuvent être des personnes, ou des croyances, ou être d'une autre nature, ils sont investis narcissiquement de telle sorte que le cerveau s'appuie en permanence inconsciemment sur eux pour réguler sa propre activité. C'est l'étayage sur ces objets qui permettrait le lien avec la réalité, qui permettrait à l'activité spontanée du cerveau de se projeter sur l'extérieur, et qui permettrait ce que Merleau Ponty, cité par Changeux, appelait « l'engrenage de mes expériences avec celles d'autrui ». La vulnérabilité dépressive est probablement à rechercher du côté de cette facilité avec laquelle la perte d'un objet narcissiquement investi va créer une brèche dans le rôle régulateur de l'environnement sur l'activité spontanée du cerveau, celle-ci se désorganisant, désorganisation qui touche en particulier la boucle corticale dorso-latérale (perte des capacités d'anticipation corollaire des interprétations délirantes) et la boucle cingulaire (perte de toute motivation et repli figé dans une expérience de souffrance).
 
CONCLUSION
L'objectif de cet article était de poursuivre la logique d'une approche biologique de la dépression, en utilisant certains concepts proposés actuellement pour caractériser le fonctionnement du cerveau. On a vu que si l'on parle en termes neurobiologiques, il faut considérer le désir de mourir, pour autant qu'il soit l'élément le plus central de la dépression, comme un objet mental, autrement dit accepter l'idée que le désir de mourir a une existence neuronale. S'agissant d'un désir, on doit faire du désir de mort un élément actif, c'est-à-dire activable dans une situation donnée, et non un élément passif, ou négatif, qui serait le « vide » d'un cerveau qui n'aurait plus de motivation à vivre. S'agissant d'une population neuronale activable, on a proposé que le cerveau était organisé de telle sorte que cette population neuronale soit le moins souvent possible activée, ne serait-ce que dans une perspective de conservation de l'espèce. On a proposé que pour que cette population neuronale soit le moins souvent possible activée il devait exister des barrières, ou des écrans, contre la mort, tels que cet objet mental reste le plus souvent possible hors d'atteinte. Ces barrières contre l'activation du désir de mourir, on a imaginé qu'elles étaient structurées par les attachements et les croyances que l'individu se construit au cours de son existence. On a aussi imaginé que des failles dans la construction du cerveau (certaines de ces failles pouvant être liées à des traumatismes psychiques subis dans la petite enfance) pouvaient être à l'origine d'une vulnérabilité dépressive, la vulnérabilité dépressive étant définie comme la facilité d'activation du désir de mourir comme objet mental. Sans que l'on connaisse encore aujourd'hui suffisamment de choses sur ces failles dans la construction du cerveau, on a proposé qu'elles pouvaient être en partie liées à une perte de la flexibilité du cerveau pour traiter les expériences de souffrance. Autrement dit, on a proposé que le cerveau est un vérificateur d'hypothèses, souple et adaptable, qui, chez le déprimé, aurait perdu ses capacité de flexibilité et d'adaptabilité quand le sujet vit une expérience douloureuse de perte. Le cerveau du déprimé serait alors incapable de sortir d'un état qui est celui de l'envahissement par une hypothèse unique, celle qui dit « je dois mourir », contemporaine de l'activation de cet objet mental particulier qui est le désir de mourir. On a essayé de montrer que cette perte de flexibilité pourrait être liée à des défauts de fonctionnement des grandes boucles fronto-striatales, et des neurotransmetteurs qui commandent leur activation et leur coordination.
 
RÉFÉRENCES
Berthoz A. Le Sens du mouvement. Odile Jacob 1997
 
Changeux JP, Ricoeur P. La Nature et la règle. Odile Jacob 1998