Carré titre







Jalons

     
  • La thérapie cognitive de la dépression méta-analysée (Jean Cottraux)
  • DSMIV culture, une rencontre impossible ? L'exemple de la dépression (Thierry Baubet)









  • LA THÉRAPIE COGNITIVE DE LA DÉPRESSION
    MÉTA-ANALYSÉE
    Jean Cottraux
     
    La méta-analyse est une méthode d'évaluation de la littérature concernant les études contrôlées. Elle consiste à regrouper les études, coder les résultats, et calculer l'ampleur de l'effet thérapeutique (effect size). Celle-ci correspond à un critère donné que l'on étudie en fin de traitement. Il s'agit en général du score d'une échelle d'évaluation. La taille d'effet représente, en fin de traitement, la valeur moyenne du groupe traité moins la valeur moyenne du groupe contrôle (ou du groupe de comparaison), divisé par l'écart type du « pool » groupe contrôle et groupe traité selon la formule :


    (moyenne du groupe traité) - (moyenne du groupe de comparaison)


    Taille d'effet =
    Ecart type des 2 groupes combinés



    Par exemple, dans le cas de la comparaison de deux traitements de la dépression, si les sujets du groupe de comparaison ont en moyenne une valeur supérieure sur l'échelle de Beck à celle du groupe traité la taille d'effet sera négative et en faveur du groupe traité.
    La taille d'effet reflète la différence entre les deux groupes en fin de traitement et le gain éventuel du groupe traité par rapport au groupe contrôle (ou au groupe de comparaison). Des corrections sont effectuées pour inclure le nombre de sujets. La méta-analyse prend pour hypothèse que la taille d'effet est la somme de toutes les études rassemblées en une seule grande étude. Cependant certaines études peuvent aller dans un sens et d'autres en sens inverse. Par exemple une partie des études peuvent montrer que le traitement à l'étude est supérieur au placebo, alors que d'autres études trouvent une égalité avec le placebo. Les moyennes peuvent ne donner qu'un reflet imparfait des résultats. Il faut donc compléter la méta-analyse, même si elle est en faveur du groupe traité, par une statistique qui définisse si les études sont homogènes ou non (Statistique Q).
    C'est en utilisant des critères particulièrement stricts qu'une équipe franco-britannique (Gloaguen et coll., 1998), à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir, a effectué une méta-analyse des effets de la thérapie cognitive.


    MÉTHODE
    La thérapie cognitive est étudiée dans 78 essais contrôlés retrouvés dans la littérature entre en 1977 et 1996. La méta-analyse a utilisé la méthode de Hedges et Olkin qui calcule un d+ en fonction du nombre de sujets inclus dans l'ensemble des essais. Seulement 48 études contrôlées de haute qualité méthodologique ont été retenues. Les 2 765 patients présentaient une dépression non-psychotique et non-bipolaire de type majeur, ou une dysthymie. Le pourcentage moyen de femme était 71 %, L'âge moyen de 39 ans. Le taux de perdus de vue de 17 % comme il est habituel dans la recherche sur les psychothérapies. Les études étaient en général de petites tailles : en moyenne, 68 sujets. L'étude du NIMH study (Elkin et coll, 1989) avait l'échantillon le plus important (n = 239). La sévérité des troubles était légère ou modérée. La mesure commune était l'échelle de dépression de Beck-21 items. L'échelle de Beck allait, en moyenne de 10 à 31.
     
    RÉSULTATS.
    Soixante douze comparaisons ont été faites. Au post-test, la thérapie cognitive apparaissait significativement meilleure que la liste d'attente, ou les antidépresseurs (p < 0.0001) ainsi que d'un groupe rassemblant diverses formes de psychothérapies (p < 0.01). Mais, la thérapie cognitive était égale à la thérapie comportementale. Dans la mesure où l'homogénéité inter-essais n'existait pas dans les comparaisons avec la liste d'attente (ou le placebo) et avec les autres thérapies, ces deux comparaisons doivent considérées avec prudence.
    En revanche, l'homogénéité inter-essais était élevée pour les comparaisons avec les antidépresseurs et la thérapie comportementale. Une revue des suivis de huit études comparant la thérapie cognitive avec les antidépresseurs suggère que la thérapie cognitive pourrait prévenir les rechutes à long terme, alors que le taux de rechute est élevé dans les études naturalistes de suivis, après l'arrêt des antidépresseurs.
     
    Le tableau suivant résume les résultats :
    Méta-analyse de la thérapie cognitive
    dans la dépression modérée ou légère
    (d'après Gloaguen et coll., 1998)
    ComparaisonsNEffect size (d+)% bénéficeP
    Liste d'attente ou placebo20-0.8229<0.0001*
    Antidépresseurs17-0.3815<0.0001
    Thérapie comportementale13-0.052=0.95
    Autres thérapies22-0.2410<0.01*
    Total72
    *Hétérogénéité des études (p<0.05)
    Explication du tableau :
    N représente le nombre de comparaisons ; d+ (ou taille d'effet ou effect size représente la différence entre la thérapie cognitive et le groupe de comparaison en fin de traitement plus la différence est négative et élevée plus elle est en faveur de la thérapie cognitive.
    Une taille d'effet est
    Petite de 0.20 à < 0.50
    Moyenne de 0.50 à 0.80
    Grande > 0.80
    Enfin le % de bénéfice représente le gain du patient moyen en thérapie cognitive par rapport au patient moyen dans le groupe de comparaison. Ces résultats se traduisent par des valeurs de p qui sont significatives ou non au seuil « sévère » de p < 0.01. Enfin la statistique Q permet de calculer si les études vont bien majoritairement dans la bonne direction comme on le voit les comparaisons avec le placebo et les autres thérapies ne sont pas homogènes.
     
    DISCUSSION
    Il faut aussi souligner qu'il s'agissait dans presque toutes les études de dépression d'intensité légère ou modérée, sans ralentissement ni caractéristique psychotiques ou mélancoliques : ce qui situe bien la gamme d'indication des thérapies cognitives. Les formes les plus graves relevant des traitements pharmacologiques comme l'avait déjà montré l'étude du NIMH (Elkin et coll., 1989) qui comparait quatre groupes : imipramine, placebo+soutien psychologique (clinical management), thérapie cognitive, et thérapie interpersonnelle. Les résultats, suggèrent qu'il existe globalement une égalité entre thérapie cognitive, thérapie interpersonnelle et imipramine, ces trois traitements étant supérieurs au placebo. Mais la supériorité de la thérapie cognitive par rapport au placebo n'était pas aussi nette que celle des autres traitements. Ce qui s'expliquait par le fait que les dépressions les plus sévères répondaient mieux à l'imipramine ou à la thérapie interpersonnelle qu'à la thérapie cognitive (Elkin et coll., 1989).
    Gloaguen et coll (1998) retrouvent une supériorité de la thérapie cognitive par rapport au placebo : mais celle-ci n'est pas homogène ce qui signifie qu'il existe de « bonnes et de mauvaises études ». On pouvait penser que cette absence d'homogénéité est liée à la présence de l'étude du NIMH et ses 239 patients évalués : or même si on la supprime de la méta-analyse l'absence d'homogénéité persiste. Ceci signifie que l'effet placebo est assez important dans ces dépressions légères ou modérées.
    Une précédente méta-analyse retrouvait une supériorité de la thérapie cognitive par rapport à la thérapie comportementale (Dobson, 1989) ce qui suggérait un processus et une valeur spécifique de la thérapie cognitive. En fait il semble bien que les thérapies comportementales et cognitives soient de plus en plus semblables. En effet les comportementalistes ont depuis lors cognitivisé leurs approches thérapeutiques. De même depuis longtemps les cognitivistes utilisaient des techniques comportementales telles que le jeu de rôle et la prescription d'activités de plaisir et maîtrise, dont l'efficacité est démontrée. L'égalité entre les deux formes de thérapie retrouvée dans l'étude de Gloaguen et coll. (1998) est homogène et reflète sans doute l'homogénéisation du champ pratique de la thérapie cognitivo-comportementale.
    Enfin la comparaison de la thérapie cognitive avec les autres formes de thérapie est non-homogène. Mais, à le regarder de près, le regroupement des thérapies l'est aussi car sont incluses des études comparant la thérapie cognitive aux thérapies psychodynamiques (n=7), interpersonnelles (n = 4), non-directives (n = 2), de soutien (n = 4) de relaxation (n = 4) et à la bibliothérapie (n=1). Cette comparaison globale n'a donc qu'un valeur indicative.
    Il était aussi discutable de regrouper la relaxation avec les « autres thérapies », dans la mesure où les thérapies comportementales utilisent la relaxation et que les quatre études de relaxation sélectionnées ajoutaient au programme de relaxation des tâches d'activité visant à modifier les comportements passifs des patients. Mais en comptant les autres études de relaxation avec les thérapies comportementales, les résultats de la méta-analyse étaient les mêmes.
    Il sera certainement intéressant dans le futur avec un plus grand nombre d'études (au moins dix) de comparer la thérapie cognitive avec la thérapie interpersonnelle dont l'efficacité a été démontrée dans plusieurs études contrôlées.
     
    Efficacité de la thérapie cognitive et ses limites
    Cette étude suggère une efficacité supérieure à court terme de la thérapie cognitive par rapport aux antidépresseurs dans la dépression ambulatoire d'intensité légère ou modérée. Cette supériorité est homogène à travers les études. Il faut cependant souligner que les thérapies cognitives sont plus difficiles à mettre en oeuvre qu'un traitement chimique car elle nécessitent vingt heures de thérapeute spécialisé. Elles représentent néanmoins une alternative dans les formes les moins sévères de la dépression unipolaire. Une méta-analyse de la prévention des rechutes reste à faire dès qu'un nombre suffisant d'études le permettra.
     
    Efficacité dans les études recherche et
    utilité clinique
    Reste à savoir si ces résultats sont extrapolables des travaux de recherche qui, comme on le sait, sélectionnent leurs patients de manière draconienne en fonction de critères d'entrée dans les études randomisées. Un travail effectué dans un centre clinique (Peterson et Halstead, 1998) sur 138 patients consécutifs traités par thérapie cognitive de groupe durant six séances de douze heures. La mesure était l'échelle de Beck-21 items. Les résultats sont encourageants. Le niveau de dépression était diminué chez 84 % des patients et le niveau moyen de réduction était de 38 %, et 43 % des patients avaient une réduction d'au moins 50 % de leur dépression. Bien que ces chiffres soient inférieurs à ce que l'on retrouve dans les recherches (38 % de réduction contre 57 % dans les travaux de recherche), la thérapie cognitive apparaît comme ayant un rapport coût efficience clinique favorable. On peut observer que la durée du traitement et le temps consacré par les thérapeutes étaient inférieurs au temps habituellement préconisé (20 heures).
     
    Et la combinaison thérapie-antidépresseurs ?
    Il reste un point fondamental : que vaut la combinaison psychothérapie-pharmacologie : une méta-analyse récente (Thase et Coll., 1997), bien qu'elle porte sur peu d'études et de patients (six études et 595 patients) apporte les premiers éléments de réponse. Ce travail a inclus des patients qui présentaient un état dépressif primaire, non psychotique et non bipolaire. Les patients étaient de 44 ans d'âge moyen et pour 69 % de sexe féminin. Ils avaient été traités durant seize semaines par thérapie cognitive ou thérapie interpersonnelle seules (n=243) ou la combinaison de thérapie interpersonnelle avec des antidépresseurs (n=352), à savoir imipramine ou nortryptiline. Les résultats sont intéressants et en faveur d'une double approche des cas difficiles. La combinaison n'était pas significativement supérieure dans les dépressions les moins sévères, mais dans les formes les plus sévères de dépression l'adjonction de médicaments à la psychothérapie donnait des résultats supérieurs, ce qui rejoint les conclusions de la méta-analyse de Gloaguen et coll. (1998). Bien que la comparaison n'impliquait pas assez d'études, Thase l'a faite quand même et n'a pas trouvé de différences d'effet entre la thérapie cognitive et la thérapie interpersonnelle.
     
    RÉFÉRENCES
    Elkin I., Shea T., Watkins J., Imber S., Sotsky S., Alins J., Glass D.,
    Pilkonis P., Leber W., Docherty J. , Fiester S., & Parloff M. National Institute of Mental Health Treatment of Depression Collaborative Research Program. General effectiveness of treatments. Archives of General Psychiatry,
    1989, 46, 971-983.
     
    Gloaguen V., Cottraux J., Cucherat M., et Blackburn I.M. A meta-analysis of the effects of Cognitive Therapy in depressed patients. Journal of Affective Disorders, 1998, 49, 59-72
    Dobson, K. A meta-analysis of the efficacy of cognitive therapy for depression. Journal of Consulting and Clinical Psychology, 1989, 57, 414-419.
    Perterson A.L. et Halstead T.S. Group cognitive behavior therapy for depression in a community setting. Behavior Therapy, 1988,29, 3-18.
     
    Thase M., Greenhouse J.B., Reynolds C.F., Pilkonis P.A., Hurley K., Gorchocinski V., Kupfer D.J. Treatment of major depression with psychotherapy or psychotherapy-pharmacotherapy combination. Archives of General Psychiatry, 1997, 54, 1009- 10015 971-983.
     


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    L'EXEMPLE DE
    LA DÉPRESSION
    Thierry Baubet
     
    La tentative des grandes classifications internationales de prendre en compte les facteurs culturels représente un phénomène tout récent. Le DSM-IV de l'American Psychiatric Association et la CIM-10 de l'Organisation Mondiale de la Santé, chacun à leur manière, ont introduit des remarques quant à l'influence de la culture sur le diagnostic en psychiatrie. Nous allons présenter cette démarche pour le DSM, et nous en verrons les limites.
     
    DU DSM-III AU DSM-III-R
    Le DSM-III, paru en 1980, apporta trois innovations par rapport aux versions précédentes (APA, 1980) :
    - une volonté affichée d'athéorisme et de pragmatisme,
    - le système multiaxial et,
    - l'introduction de critères diagnostiques.
    Dans le DSM III - Révisé en 1987, un avertissement fut ajouté dans l'introduction concernant la « validité culturelle » des critères (APA, 1987) : « ceux ci, était-il précisé, ne doivent pas être appliqués de façon mécanique, mais le clinicien doit tenir compte des particularités liées à la langue, au système de valeurs, aux normes comportementales, et aux formes idiomatiques d'expression de la souffrance ».
    Les tenants de la psychiatrie culturelle, tout comme certains psychiatres non occidentaux critiquèrent cet instrument qui leur semblait inadapté au travail dans les pays non-occidentaux, ou avec des patients migrants.
    Les principaux reproches (valables aussi pour l'ICD, la classification de l'OMS) étaient les suivants :
    - dans la plupart des pays, donc pour 80 % de la population mondiale, certains troubles décrits étaient rarissimes ou bien n'existaient pas,
    - étaient considérés comme pathologique des tableaux qui ne l'étaient pas au sein du contexte culturel dont ils étaient issus,
    - nombre de tableaux psychopathologiques de par le monde ne pouvaient trouver leur place dans le DSM,
    - certaines entités du DSM comme le trouble de la personnalité multiple, l'anorexie mentale, ne se retrouvaient pas telles quelles que dans les pays occidentaux.
    Lors de la rédaction du DSM-IV, il fut décidé de mettre en place un groupe de travail pour tenter d'apporter des réponses à ces critiques.

     
    LE DSM-IV
    L'élaboration du DSM-IV dura 6 ans et le groupe de travail sur les considérations culturelles qui fut constitué devait arbitrer le débat entre deux tendances :
    - celle qui considérait le DSM comme un instrument scientifique valide sur le plan international, car descriptif et dépourvu de toute considération théorique.
    - et celle qui considérait le DSM comme un document politique représentant les conceptions nord-américaines de la maladie mentale. Pour les tenants de cette thèse, l'ensemble des diagnostics inclus dans le DSM pouvaient être considérés comme des syndromes culturellement déterminés, et la classification était sous tendue par des références théoriques certaines, notamment biologiques.
    Ce groupe de travail fit un certain nombre de propositions assez novatrices :
    1- Un texte dans l'introduction du manuel discutant l'influence de la culture sur les symptômes psychiatriques et les catégories de troubles mentaux, l'importance de prendre en compte la distance culturelle existant entre le patient et le thérapeute.
    2- Une section sur le diagnostic multi-axial dans laquelle le rôle de la culture sur l'évaluation de chacun des axes était étudié.
    3- Une section sur la « formulation culturelle » qui devait suivre l'évaluation multi-axiale (cf. infra). Celle-ci devait constituer l'ébauche d'un "axe culturel".
    4- Un paragraphe spécifique pour chacun des troubles décrits dans le manuel. Il devait inclure un résumé de la littérature existante sur les éventuelles différences culturelles concernant la prévalence du trouble, les facteurs de risques, les théories étiologiques, les particularités symptomatiques, la réponse au traitement, etc.
    5- L'introduction d'un nouveau trouble : la transe dissociative, afin de rendre compte des tableaux de transe et de possession pathologique extrêmement répandu de par le monde. Par ailleurs le groupe de travail a soutenu la proposition d'introduction du trouble anxio-dépressif (mixed anxiety-depressive disorder).
    6- Un glossaire des syndromes culture-bound et des expressions idiomatiques de la souffrance (idioms of distress) qui comprenait 28 troubles avec des données permettant d'apprécier leur valeur pathologique ou non. A noter que dans ce groupe, à côté de l'amok, du koro, et autres tableaux issus de sociétés non-occidentales, figuraient trois syndromes liés à la culture nord-américaine : l'anorexie mentale, le trouble de la personnalité multiple, le syndrome de fatigue chronique.
    Parmi les propositions que fit le groupe de travail, peu furent retenues.
    1- Dans l'introduction figure une maigre mise en garde sur le fait que le DSM-IV est utilisé dans des contextes culturels variés, que ce soit aux États-Unis, ou sur le plan international, et parfois dans un contexte de migration récente. « Un clinicien qui n'est pas familier avec les nuances du contexte culturel d'un individu peut juger pathologique des variations normales du comportement ».
    2- Pour chaque trouble décrit dans le manuel, figure un texte concernant les particularités liées à la culture. Ceux ci sont généralement assez brefs, et ont été réduits de façon drastique par rapport aux propositions initiales.
    3- Les propositions de modifications du système de classification multiaxiale ont été rejetées.
    4- Les recommandations pour la formulation culturelle des troubles qui devaient se trouver après la description du système multiaxial, se sont vu rejetées en appendice. Celles ci, proposées pour « compléter le diagnostic multiaxial et faire part des difficultés rencontrées dans l'application du DSM-IV dans un contexte multiculturel », apportent pourtant des éléments intéressants.
    Le praticien est ainsi invité à rédiger quelques lignes concernant chacun des points suivants :
    - Identité culturelle de l'individu, langues, implications dans les deux cultures.
    - Explication culturelle de la pathologie de l'individu, sens, sévérité, causes, expériences précédentes de prise en charge traditionnelle,
    - Facteurs culturels relatifs à l'environnement psychosocial et au niveau de fonctionnement. Interprétation culturelle des facteurs de vulnérabilité et de protection.
    - Eléments culturels de la relation entre l'individu et le clinicien : différences de culture et de milieu social, problèmes que ces différences peuvent poser pour le diagnostic et le traitement,
    - Conclusion/discussion : comment les considérations culturelles peuvent spécifiquement influencer diagnostic et traitement.
    5- Les syndromes culture-bound (CBS) désignent un modèle de conduite ou une expérience anormale, spécifique d'un lieu où on le rencontre de façon récurrente. La plupart du temps, ils sont reconnus et considérés comme anormaux. Ils constituent des catégories diagnostiques traditionnelles, pertinentes dans une culture donnée et à un moment donné. Une liste de 25 CBS est donnée en appendice. Les syndromes liés à la culture occidentale n'ont pas été retenus. Par contre, on a la surprise de trouver la « bouffée délirante » en français dans le texte, définie comme un syndrome observé en Afrique de l'Ouest et Haïti. Pour certains CBS, il y a plusieurs diagnostics du DSM-IV proposés comme possiblement équivalents, pour d'autres aucun. Les auteurs font remarquer que le découpage syndromique n'est pas superposable.
    6- Dans l'appendice sur les diagnostics demandant plus de recherche, est proposé le trouble « transe dissociative » état de transe qui n'est pas provoqué volontairement dans un contexte religieux ou culturel particulier, et qui cause une détresse significative sur le plan clinique ou dans le fonctionnement de l'individu.
     
    Bref, des propositions du groupe de travail, il ne reste plus grand-chose : principalement quelques considérations générales et brèves dans le corps du manuel, et des « appendices »... La dimension culturelle est reléguée au salon des curiosités, et la philosophie universaliste de la maladie mentale1 est réaffirmée. Tout au plus les patients issus de pays non occidentaux peuvent-ils présenter des « variations » des troubles décrits dans le DSM, ou bien des syndromes « culture bound ».
     
    LA DÉPRESSION
    Revenons maintenant à la dépression : les critères diagnostiques ne prennent pas en compte les facteurs culturels, mais le DSM-IV précise certains points. Ainsi, il est dit dans l'ouvrage que la culture peut influencer la façon dont les phénomènes dépressifs sont vécus et communiqués. Le risque est de sous diagnostiquer la dépression chez les patients issus de cultures non occidentales, ou bien de poser un autre diagnostic. Par exemple, expliquent les auteurs, la dépression peut s'exprimer par des symptômes préférentiellement somatiques. Le degré de sévérité peut être jugé sur d'autres critères : ainsi une irritabilité peut être considérée au sein de certaines cultures, comme plus inquiétante qu'une tristesse profonde. Enfin, certains phénomènes comme : être visité par l'esprit d'un mort, être sous le coup d'une attaque en sorcellerie, doivent être distingués des phénomènes psychotiques et hallucinatoires.
     
    De nombreux psychiatres non occidentaux s'accordent pour dire que les critères diagnostiques de la dépression ne sont pas adaptés à leur pratique (on trouvera une abondante bibliographie sur la question dans l'article de Manson, 1995), ou que s'ils le sont, c'est au prix d'une « interprétation » des items qui est à l'opposé du souhait revendiqué des auteurs du DSM.
    L'agitation anxieuse, les plaintes somatiques, les idées de persécution, voire les présentations de type « bouffée délirante aiguë » sont fréquemment au premier plan, si bien que certains psychiatres (Hanck et Collomb) ont parlé de « masque noir de la dépression » pour qualifier des formes cliniques caractérisées par un syndrome « persécution-plaintes somatiques » prédominant. La distinction entre troubles dépressifs et anxieux apparaît artificielle, ceux ci étant le plus souvent intriqués : le DSM conduit ainsi au démembrement de certains tableaux pathologiques fréquents dans les pays non-occidentaux. De même les notions de dualisme corps-psychisme, et de psychogenèse de la maladie ne vont pas de soi partout dans le monde.
    En outre, le DSM définit des degrés de sévérité : léger, moyen, sévère sans caractéristique psychotique, sévère avec caractéristiques psychotiques (idées délirantes ou hallucinations) lesquelles peuvent être soit congruentes à l'humeur (thèmes de dévalorisation, culpabilité, maladie, mort, punition méritée), soit non congruentes à l'humeur (persécution, pensées imposées, idées d'influence). Il y a là deux points particulièrement délicats. Tout d'abord certains patients non occidentaux peuvent avoir une présentation « délirante » sans que cela ne témoigne d'un processus psychotique : des locutions comme « je suis possédé par un diable... Une personne m'a ensorcelé, etc. » n'ont pas de signification psychopathologique précise. Elles témoignent d'une souffrance dont on situe l'origine dans l'espace social, dans la relation, en opposition avec notre notion de psychogenèse de la maladie mentale. Elles ne signifient pas forcément qu'un processus projectif est à l'œuvre et ne constituent pas un indice de gravité. Le second point concerne la notion de congruence des thèmes délirants à l'humeur dépressive : en vertu de quoi décide t-on que les thèmes de dévalorisation lui sont congruents tandis que les thèmes de persécution ne le sont pas ? De toute évidence, cette caractérisation n'est pas applicable en dehors des pays occidentaux.
     
    CONCLUSIONS
    Initialement conçu comme une classification des troubles mentaux destinée à être utilisée aux États-Unis, le DSM s'est répandu partout dans le monde, où il représente souvent une aide à la pratique clinique et à l'enseignement. Il semble donc important aujourd'hui qu'il soit adapté de manière à pouvoir être utilisé dans des contextes culturels différents.
    Ces dernières années, de nombreux ouvrages sur la psychiatrie culturelle ont été publiés aux États-Unis, faisant état de multiples recherches, témoignant de la nécessité de croiser les données issues du champ de la psychiatrie et du champ de l'anthropologie. Ces résultats n'ont pas été intégrés dans le DSM-IV. Il est frappant de constater, par exemple, que le groupe de travail sur les facteurs culturels avait proposé, pour les troubles pour lesquels aucune donnée n'était disponible en dehors de l'Amérique du Nord, d'ajouter la mention « aux États-Unis et au Canada ». Cette proposition a été systématiquement rejetée.
    Certains des auteurs qui avaient participé à ce groupe de travail estiment aujourd'hui, que ce qui marquera la psychiatrie culturelle des années 90, c'est l'échec de son « entrée » dans le DSM-IV (Lewis-Fernandez & Kleinman, 1995). Le point positif que l'on peut retenir concerne le guide pour la formulation culturelle (Mezzich, 1995) qui permet une certaine prise de distance par rapport à la classification et aux critères diagnostiques.
    De la prise en compte des facteurs culturels dans le DSM-IV, on peut sans doute dire qu'elle est insuffisante pour apporter quoi que ce soit de réellement différent par rapport aux versions antérieures, mais juste suffisante pour satisfaire à la mode du « politiquement correct ». L'enjeu est pourtant de taille : aujourd'hui, dans les pays occidentaux, de nombreux patients migrants continuent de recevoir des diagnostics inappropriés - par exemple des syndromes dépressifs sont considérés comme des épisodes psychotiques (Takei & coll., 1998) -, tandis que dans le reste du monde on essaie de faire entrer dans les « cases » du DSM certains patients qui s'y refusent...
    Le DSM-IV nous permet de tailler dans le réel de la souffrance psychique pour y individualiser des catégories, admises ou discutées, en tous cas fort utiles à tous. Cependant les outils avec lesquels nous pratiquons ce découpage, cette cartographie, sont profondément liés à notre culture. L'évolution du DSM vers la prise en compte des facteurs culturels ne sera sans doute possible qu'au prix d'une vraie remise en question : il faudra que ses auteurs reconnaissent les bases théoriques, et au delà, les implicites culturels qui le sous-tendent2.
     
    1 Qu'il ne faut bien sûr pas confondre avec l'universalité du psychisme
    qu'aujourd'hui plus personne ne remets en question.
    2 Pour un exemple approfondi de l'impact de ces implicites sur le DSM,
    voir Baubet & Moro, 1998.
     
    RÉFÉRENCES
    Alarcon R.D.
    Culture and psychiatric diagnosis : impact on DSM-IV & ICD-10,
    Psychiatr. Clin. North Am., 1995, 18, n° 3 : 449-65.
     
    American Psychiatric Association [1980] DSM III Traduction coordonnée
    par Pichot P. et Guelfi J.-D., Paris, Masson, 1983.
     
    American Psychiatric Association [1987] DSM III-R Traduction coordonnée par Guelfi J.-D., Paris, Masson, 1989.
     
    Baubet T., Moro M. R.
    Qui croit au trouble de la personnalité multiple ?
    Regard ethnopsychiatrique sur la position des praticiens français,
    Le Champ Psychosomatique, 1998, n° 11-12 (sous presse).
     
    American Psychiatric Association [1994] DSM IV Washington DC,
    American Psychiatric Press, 1994.
     
    Hanck C., Collomb H., Boussat M.
    Dépressions masquées psychotiques ou masque noir de la dépression
    Acta Psychiatrica Belgica, 1976, 76 : 26-44
     
    Lewis-Fernandez R., Kleinman A.
    Cultural Psychiatry : theoretical, clinical, and research issues
    Psychiatr. Clin. North Am., 1995, 18, n° 3 : 433-48.
     
    Manson H.M.
    Culture & major depression : current challenges in the diagnosis of mood disorders,
    Psychiatr. Clin. North Am., 1995, 18, n° 3 : 487-501.
     
    Mezzich J.E.
    Cultural formulation & comprehensive diagnosis : clinical & research perspective,
    Psychiatr. Clin. North Am., 1995, 18, n° 3 : 649-57.
     
    Takei N. & coll.
    First episode of psychosis in Afro-carribean and white people -
    A 18-year follow-up study
    Brit. J. Psychiatry, 1998, 172: 147-53.

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    DÉPRESSION N°14 Septembre/Décembre 1998