Carré titre








BIOLOGIE J A L O N S

DÉPRESSION ET CYTOKINES
PREMIÈRE PARTIE : LA THÉORIE
CYTOKINERGIQUE DE LA DÉPRESSION
Renaud de Beaurepaire
 
Plusieurs décennies d'explorations biologiques des troubles mentaux ont permis d'isoler un certain nombre de modifications comportementales, et même de tableaux cliniques ayant toutes les apparences de syndromes psychiatriques, à l'origine desquels la participation de phénomènes immunitaires semble évidente. Mais, d'emblée, pour situer les liens entre immunologie et psychiatrie, il faut souligner la question suivante qui est toujours non résolue : les phénomènes immunitaires pourraient-ils avoir une position primaire, c'est-à-dire causale, dans la survenue de certains troubles psychiatriques, ou ne sont-ils toujours que des troubles annexes et secondaires à d'autres perturbations (sachant qu'un dysfonctionnement cérébral propre à une maladie mentale peut modifier les réponses immunitaires) ? Le fait que l'on n'ait aucune certitude pour répondre à cette question (même si l'on a un peu de mal à accepter l'idée d'un rôle primaire des phénomènes immunitaires dans une maladie comme la dépression) explique l'ambiguïté qui plane parfois sur les recherches immunologiques en psychiatrie, certains parlant, c'est le cas dans la dépression, en termes de causalité. Quoi qu'il en soit, les découvertes récentes faites sur les cytokines dans la dépression, et plus généralement les découvertes faites sur les interactions entre système nerveux central et système immunitaire, sont trop intéressantes pour que l'on ne s'y attarde pas un peu.
 
Schématiquement, les circonstances au cours desquelles on observe l'association de troubles immunitaires et de troubles mentaux sont de deux types. D'un côté, il y a les maladies organiques à composante immunitaire au cours desquelles surviennent des troubles psychologiques, et de l'autre les troubles psychiatriques où sont observés des perturbations immunitaires. L'idée des auteurs qui défendent une théorie immunitaire, ou cytokinergique, de la dépression, est de faire passer la dépression du deuxième type au premier. Les cytokines sont des peptides sécrétés par les macrophages, les principales cytokines sont les interleukines (on en connaît 17 différentes), le tumor necrosis factor (TNF), les interférons et quelques facteurs neurotrophiques. La théorie cytokinergique de la dépression propose que les états dépressifs sont liés, d'une façon primaire, à une augmentation périphérique de la sécrétion de cytokines. Cette théorie est fondée sur 3 éléments : le premier est l'observation d'un effet dépressogène des cytokines chez des personnes non déprimées, le second l'observation d'une activation immunitaire chez les déprimés avec une augmentation des cytokines sériques et la mise en évidence d'une corrélation entre cette augmentation des cytokines sériques et l'intensité des symptômes dépressifs, et le troisième est l'élaboration de modélisations animales de « dépressions » cytokine-dépendantes. Nous allons reprendre un par un ces 3 éléments, après quoi, dans un autre article, nous ferons une revue critique de cette théorie.
 
AUGMENTATION DES CYTOKINES SÉRIQUES ET TROUBLES PSYCHIQUES
 
Il existe de nombreuses maladies organiques ayant une composante immunitaire au cours desquelles on observe à la fois une augmentation des cytokines sériques et des troubles d'apparence psychiatrique. Ces maladies organiques sont principalement les maladies infectieuses, surtout virales, mais aussi certaines maladies auto-immunes et certains cancers. Les troubles d'apparence psychiatrique que l'on peut observer au cours de ces maladies sont des états anxieux et d'apparence dépressive, des états de grande fatigue, des attitudes de repli sur soi avec désintérêt pour les activités sociales et sexuelles, et des symptômes non spécifiques tels que des troubles cognitifs, une hypersomnie, une anorexie, un ralentissement psychomoteur. Des études ont été faites sur les conséquences psychologiques des infections, et le trouble le plus constamment rapporté serait un état dépressif (pour revue, voir Yirmiya 1996). Ce serait le cas, en particulier, lors des infections par le virus du sida et dans les syndromes de fatigue post-virale. Les états dépressifs sont aussi très fréquents au cours des maladies à large composante auto-immune que sont la sclérose en plaque, la polyarthrite rhumatoïde, les allergies, et le lupus érythémateux. Dans ces maladies existe une hypersécrétion de cytokines. Des troubles psychiques sont aussi observés lors de l'administration de cytokines exogènes qui sont indiquées dans le traitement de cancers ou de maladies virales chroniques. Les cytokines couramment utilisées sont l'interleukine-2, l'interféron-* et le TNF-*. Les symptômes apparaissent en général très rapidement après leur administration et disparaissent à leur arrêt, ce qui fait penser qu'elles pourraient être directement responsables des symptômes (McDonald et coll 1987 ; Niiranen et coll 1988). Mais il faut noter que certains auteurs (Matsushita et coll 1994, par exemple), n'ont retrouvé aucun état dépressif chez leurs patients traités par l'interféron. Pour la majorité des auteurs, les cytokines exogènes donnent des troubles de l'humeur, et ces auteurs proposent en général comme explication que les symptômes psychiatriques sont directement liés aux modifications biochimiques centrales (des neurotransmetteurs en particulier) induites par les cytokines périphériques (voir par exemple Meyers et Valentine 1995). Cependant, on doit remarquer que les doses de cytokines utilisées dans ce type de traitement donnent des taux sanguins bien supérieurs aux taux de cytokines endogènes qui apparaissent au cours des états infectieux (et a fortiori dans la dépression). Enfin, pour soutenir la théorie cytokinergique de la dépression, ses défenseurs insistent sur le fait que les femmes sécrètent des quantités de cytokines beaucoup plus importantes que les hommes lors d'activations immunitaires, ce qui pourrait cadrer avec le fait que les états dépressifs sont deux fois plus fréquents chez les femmes que chez les hommes (Grossman 1985). Les interleukines sériques augmentent aussi chez les femmes lors de l'ovulation (Cannon et Dinarello 1985) et dans le post-partum (Parry 1995), ce qui cadre avec la fréquence élevée des états dépressifs à certaines phases du cycle et lors du post-partum.
 
ACTIVATION IMMUNITAIRE DANS LA DÉPRESSION
 
Les premiers travaux recherchant des anomalies immunitaires chez les déprimés avaient conclu à l'existence chez eux de certaines formes d'immunosuppression. On avait même, à cette occasion, fait référence à Galien (131-201 de notre ère) qui avait constaté que les femmes mélancoliques sont plus sensibles aux infections que les sanguines (référence aux 4 tempéraments, sanguin, mélancolique, colérique, flegmatique). Dans les années cinquante, on avait observé que la tuberculose est plus fréquente chez les personnes tristes, et, sur cette lancée, on avait retrouvé que la dépression a des effets suppresseurs sur les réponses immunitaires. On avait aussi retrouvé que le stress a des effets immunosuppresseurs, et cette observation était en accord avec les théories qui voulaient que la dépression soit liée au stress, c'est-à-dire soit la conséquence de stress répétés et inévitables contre lesquels le déprimé a renoncé à lutter. Moins une personne est capable de faire face au stress, plus ses réponses immunitaires sont perturbées lors d'un stress (pour revue, voir Connor et Leonard 1998). Et avec la théorie qui faisait de la dépression une conséquence du stress, moins une personne est capable de faire face au stress plus elle est dépressive et immunodéprimée. Stress et dépression auraient donc en commun certaines formes d'immunosuppression, qui ont été caractérisées, et qui sont une diminution des réponses aux tests de lymphoprolifération (Kronfol et House 1989), et une diminution de l'activité NK (natural killer) (Irwin et coll 1992). Notons que certains auteurs, comme Darko et coll (1989), et d'autres encore, n'ont pas retrouvé ces anomalies chez les déprimés.
 
Au cours de ces dernières années, de nombreuses anomalies témoignant, non pas tant d'un affaiblissement, mais d'une activation immunitaire, ont été décrites dans la dépression. Concernant l'immunité cellulaire, on a retrouvé chez les déprimés une augmentation des leucocytes (cellules phagocytaires de type neutrophiles et monocytes) et des lymphocytes ; l'augmentation des lymphocytes touche les lymphocytes T de types CD4+, CD45RO+, CD25+ et HLADR+, avec une augmentation du rapport CD4/CD8 (rapport T helper sur T suppresseur) et de certaines sous-catégories de lymphocytes-B (Maes et coll 1995). Maes (1995) fait remarquer que les phénotypes CD45RO+ et HLADR+ sont des formes activées de lymphocytes, qui témoignent donc d'une activation immunitaire en cours. Il souligne aussi que plus les patients sont
gravement déprimés, plus les marques d'une activation de l'immunité cellulaire sont importantes. Concernant les phénomènes caractéristiques de l'inflammation, on a décrit une augmentation des concentrations plasmatiques en complément (fractions C3 et C4) (Kronfol et House 1989 ; Maes et coll 1992 ; Song et coll 1994), une augmentation des protéines de la phase aiguë (acute phase proteins, ou APP, qui sont les protéines de l'inflammation, et que l'on sépare en APP positives et négatives), les APP positives étant l'haptoglobine, la céruléoplasmine, l'hémopéxine, l'
*1-antitrypsine et les macroglobulines *1 et *2 (Song et coll 1994), et une réduction des APP négatives qui sont l'albumine, la transferrine et la protéine transporteuse du rétinol (Maes et coll 1995). Concernant les cytokines, on a retrouvé chez les déprimés des augmentations des concentrations en interleukine-1, en interleukine-2 et en interleukine-6, de même qu'une augmentation des récepteurs solubles des interleukines-2 et 6 (qui sont des marqueurs de l'activation des lymphocytes) et de l'antagoniste du récepteur de l'interleukine-1, ces anomalies de sécrétion des interleukines étant généralement accompagnées d'une augmentation des APP positives (Maes et coll 1993a ; Sluzewska et coll 1996). Les études in vitro sur la production de cytokines par les macrophages ont donné des résultats contradictoires chez les déprimés, certains, comme Seidel et coll (1995), ou Maes et coll (1993a), trouvant que la stimulation des macrophages ou de cellules mononuclées des déprimés libère plus de cytokines que des cellules témoins, et d'autres, comme Weizman et coll (1994), trouvant l'inverse. Plusieurs auteurs ont aussi rapporté la présence d'autoanticorps dans le sérum des déprimés (antisérotonine, antigangliosides), associés à une augmentation de l'interleukine-6 et des APP positives, ce qui pourrait situer la dépression comme conséquence d'une pathologie auto-immune transitoire (voir Connor et Leonard). Enfin, pour Maes (1995), les phénomènes d'immunosuppression, qui avaient été les premiers à être décrits dans la dépression, et qui concernaient l'activité NK et la diminution de certaines réponses lymphoprolifératives, ne seraient en fait que des conséquences de l'activation des cytokines, cette activation down-régulant plusieurs formes de réponse immunitaire. De la même façon, la diminution de dipeptidyl dipeptidase IV retrouvée dans le sérum des déprimés, pourrait être la conséquence de l'activation des cytokines (Maes 1995). Les causes de la diminution sérique de l'enzyme de conversion de l'angiotensine, aussi observée chez les déprimés (Maes et coll 1992), sont plus difficiles à comprendre.
 
Tous les auteurs qui ont étudié les réactions immunitaires dans la dépression ont retrouvé que les anomalies observées sont transitoires, disparaissant avec la dépression. Selon Griffiths et coll les augmentations sériques d'interleukine-1ß sont normalisées par les antidépresseurs (par la sertraline), et selon Sluzewska et coll (1995) les augmentations de l'interleukine-6 et de la glycoprotéine *1-acide sont normalisées par la fluoxétine. Seidel et coll, qui ont retrouvé un excès de libération de cytokines par les macrophages des déprimés, ont observé que ces anomalies évoluent parallèlement aux scores de dépression à l'échelle de Hamilton, avec, sous traitement, des scores de dépression et des anomalies immunitaires qui diminuent en même temps. Weizman et coll, qui ont observé une diminution de production de cytokines par les macrophages des déprimés, ont aussi observé que cette anomalie disparaît sous antidépresseurs. Une augmentation de la phagocytose par les monocytes a aussi été observée, cette augmentation se normalisant sous traitement antidépresseur (McAdams et Leonard 1993).
 
Maes (1995) souligne que la plupart des anomalies immunitaires retrouvées chez les déprimés ne sont pas très intenses, c'est-à-dire restent généralement bien en deçà des anomalies observées dans les maladies auto-immunes ou dans les grands syndromes inflammatoires que sont la polyarthrite rhumatoïde, le lupus, ou les infections chroniques. Néanmoins,
il relève, chez les déprimés, trois anomalies dont
l'intensité est comparable à celle observée dans les maladies précédentes, qui sont l'augmentation de l'haptoglobine, la diminution de la dipeptidyl dipeptidase IV, et les augmentations des interleukines-1ß et 6. Il insiste aussi sur le fait que plus les dépressions sont graves et résistantes, plus ces anomalies sont profondes. Les anomalies immunitaires feraient donc partie intégrante des syndromes mélancoliques, qui sont les formes les plus graves de dépression. Pour Maes, il existe une activation périphérique du système immunitaire parallèle à la gravité de la dépression. Il pense que l'augmentation des interleukines est responsable des symptômes somatiques et végétatifs de la dépression (pas des symptômes affectifs). Il pense le démontrer en faisant des corrélations statistiques entre l'intensité des symptômes de la dépression (ralentissement, anorexie, amaigrissement, anergie, désintérêt, et insomnie - un peu ennuyé quand même avec l'insomnie puisque les déprimés sont insomniaques et que les cytokines produisent une hypersomnie) et les taux d'haptoglobine (qui sont corrélés positivement à ceux des interleukines). Aucune corrélation, en revanche, entre l'haptoglobine et les symptômes psychiques de la dépression, qui sont l'humeur dépressive, l'anxiété et les idées de culpabilité et suicidaires (Maes et coll 1993b).
 
Tous ces auteurs insistent aussi sur le fait que les anomalies immunitaires que l'on a décrites sont encore plus accentuées dans les dépressions résistantes (Sluzewska et coll 1995 ; Maes 1995), ce qui pour eux est un argument en faveur d'un rôle primaire des troubles immunitaires dans la dépression. Ils restent cependant moins diserts pour le cas des dépressions légères, ou atypiques, où les troubles immunitaires seraient inconstants ou absents, du moins non décelables. Mais Maes pense que l'on peut retrouver des anomalies immunitaires dans les dépressions mineures. Il décrit trois stades de perturbation immunitaire selon la gravité de la dépression : (1) dépression mineure : augmentation des leucocytes, monocytes et neutrophiles, augmentation du rapport CD4/CD8, augmentation de certains lymphocytes B, augmentation des récepteurs sériques aux interleukines, augmentation de certains autoanticorps, et diminution des APP négatives ; (2) dépression majeure : recrutement des cellules T à mémoire, apparition de nouveaux marqueurs de surface sur les lymphocytes T (HLADR+), acquisition des récepteurs aux interleukines-2 sur les lymphocytes T, expansion clonale des cellules B et T effectrices, augmentation de l'expression des protéines APP positives, augmentation de la sécrétion de prostaglandines et diminution de l'activité des dipeptidyl dipeptidases ; (3) la mélancolie serait caractérisée par l'accentuation des anomalies précédentes et l'augmentation de production des interleukine-1ß et 6. La réalité ne semble pas aussi nette. Ainsi, dans le travail de Griffiths et coll, cité précédemment, les auteurs avaient retrouvé une augmentation de l'interleukine-1ß dans le sérum des patients présentant une dépression atypique, et pas chez les déprimés présentant les critères de dépression majeure. Et Weizman et coll ont trouvé des cytokines sériques plus basses chez les déprimés que chez des contrôles. Les cytokines avaient d'ailleurs significativement augmenté sous clomipramine, alors que dans le travail de Griffith, l'interleukine-1ß avait diminué. On pourrait citer encore de nombreuses contradictions qui s'accordent mal avec les paliers proposés par Maes.
 
La théorie cytokinergique de la dépression a été formulée pour la première fois par Smith en 1991. C'était une théorie qui impliquait d'abord les macrophages. Mais les macrophages sont des sécréteurs de cytokines, et la théorie proposait que chez les déprimés les macrophages sécrètent un excès de cytokines, surtout les interleukine-1 et 6. Les interleukines sont les principaux éléments le la réaction inflammatoire. Elles activent les cellules T, stimulent leur prolifération, et régulent l'expression des CD4, CD8, CD45, CD25 et CD57 à leur surface ; elles activent la croissance et la différenciation des cellules B et régulent la production d'anticorps ; elles induisent la sécrétion de prostaglandines ; et elles ont de multiples actions cérébrales que l'on reverra. Le fait que les interleukines n'apparaissent véritablement augmentées que dans les phases évoluées de la dépression, et pas dans les phases précoces, ne trouble pas les défenseurs de la théorie cytokinergique de la dépression.


LES INTERACTIONS ENTRE SYSTEME IMMUNITAIRE ET AXE CORTICOTROPE CHEZ LES DÉPRIMÉS
 
Il existe très souvent une hypercortisolémie chez les déprimés, liée à une hyperactivité de l'axe corticotrope, elle-même en règle due à une hyperstimulation par le corticotropin-releasing factor (CRF) synthétisé dans le noyau paraventriculaire de l'hypothalamus (à l'origine de l'axe). Une étape importante dans la construction de l'hypothèse cytokinergique de la dépression a été franchie quand Maes et coll (1993a) ont montré qu'il existe une corrélation, chez les déprimés, entre l'hypercortisolémie et une hypersécrétion périphérique d'interleukine-1ß. On sait que les cytokines activent l'axe corticotrope, et c'est tout naturellement que Maes et coll ont proposé une hypothèse selon laquelle l'augmentation des cytokines sanguines chez les déprimés était à l'origine de l'hyperactivité corticotrope de ces malades. Cette hypothèse était logique parce que, en plaçant l'augmentation des cytokines comme un phénomène primaire dans la physiopathologie de la dépression, elle donnait une réponse à la question paradoxale qui se posait chez les déprimés, qui était que l'hypercortisolisme, par son effet anti-inflammatoire, aurait dû supprimer la réaction inflammatoire observée chez les malades. Il est en effet bien connu que les corticoïdes inhibent la production de cytokines (Snyder et Inanue 1982). Dire que les cytokines sont à l'origine de l'hypercortisolisme est une façon d'expliquer que malgré un hypercortisolisme, les déprimés ont quand même une hypersécrétion périphérique de cytokines, primaire, et aussi autonome et non freinable. Néanmoins, les auteurs n'excluent pas que l'augmentation concomitante des corticoïdes et de la production de cytokines soient deux phénomènes indépendants, conséquences tous les deux d'une réaction générale du cerveau, telle qu'une réaction au stress. Mais cette hypothèse ne les intéresse pas. L'hypercortisolémie comme conséquence directe de l'activation immunitaire les intéresse beaucoup plus parce que cela cadre bien avec les modifications des neurotransmetteurs hypothalamiques produites par les cytokines, et parce que cela permet d'expliquer les résistances aux glucocorticoïdes que l'on observe dans la dépression. Pour explorer cette résistance aux corticoïdes, ils ont donné de la dexaméthasone à des déprimés. Comme prévu, la dexaméthasone a eu des effets anti-inflammatoires, avec une diminution des monocytes et des lymphocytes, mais, curieusement, certaines populations de lymphocytes ont montré un phénomène d'échappement, c'est-à-dire que leur nombre a augmenté. Et cet effet n'a été observé que chez les déprimés qui avaient une non freination au test à la dexaméthasone. Il existe donc, selon Maes, une résistance aux glucocorticoïdes dans certaines populations de lymphocytes. Maes propose une analyse complexe des interactions entre axe corticotrope et système immunitaire, que nous ne rapporterons pas ici, et il conclut que ces interactions complexes ont un rôle dans la physiopathologie de la dépression (Maes 1995). De leur côté, Connor et Leonard proposent qu'il pourrait exister deux formes de résistance aux corticoïdes chez les déprimés, une résistance des lymphocytes qui continuent à sécréter des cytokines malgré la présence de corticoïdes, et une résistance du CRF dans le cerveau, qui continue à être sécrété de façon excessive malgré l'hypercortisolémie. Connor et Leonard font l'hypothèse d'un mécanisme commun et général de résistance aux corticoïdes chez les déprimés. Ce mécanisme serait à rechercher à un niveau cellulaire, parmi les mécanismes de contrôle de l'action cellulaire du cortisol. Ils émettent l'hypothèse d'une anomalie de fonctionnement de la 11-ß-hydroxystéroide déhydrogénase. Ils qualifient cette anomalie comme étant « au cœur de l'étiologie de la dépression ». De son côté, Maes (1995) pense que les lymphocytes activés sont peu sensibles aux corticoïdes parce que les cytokines bloquent les effets des corticoïdes sur les cellules immunitaires (Almawi et coll 1991), ou parce que les récepteurs aux corticoïdes seraient diminués sur les lymphocytes des déprimés (Gormley et coll 1985). Une chose apparaît certaine, c'est qu'il existe des boucles physiologiques où interviennent les corticoïdes (boucle CRF-cortisol et feed-back inhibiteur du cortisol sur le CRF, et boucle cytokines-cortisol et feed-back sur les cytokines), boucles qui ne fonctionnent apparemment plus chez les déprimés, et la question des raisons pour lesquelles ces boucles de régulation ne fonctionnent plus est une question très importante pour comprendre la physiopathologie de la dépression. Quant à dire que c'est une question centrale et primaire, c'est moins sûr. Les tenants de la théorie cytokinergique apportent des hypothèses très intéressantes pour expliquer ces anomalies, mais, ce faisant, ils négligent d'autres hypothèses, la première étant que l'hyperactivité corticotrope et l'hypersécrétion de cytokines pourraient être deux phénomènes indépendants, c'est-à-dire deux conséquences simultanées d'un même processus, situé en amont d'eux, et impliqué de façon plus primaire qu'eux dans la physiopathologie de la dépression (ce qui plaiderait en faveur de cette hypothèse, c'est que l'état dépressif précède les anomalies endocriniennes et immunitaires).
CYTOKINES, DÉPRESSION ET
EXPÉRIMENTATION ANIMALE
 
L'idée que les cytokines agissent sur le cerveau a considérablement stimulé les recherches chez l'animal. Cela a conduit à mettre en évidence de nombreux éléments qui ont un grand intérêt dans la compréhension des liens possibles entre cytokines et dépression. Ces éléments sont les suivants : 1) effets des cytokines sur le comportement, 2) effets des cytokines sur les neurotransmetteurs cérébraux, 3) effets des cytokines sur l'axe hypothalamo-surrénalien, 4) liens entre les cytokines et le stress, 5) existence d'une synthèse de cytokines dans le cerveau.
 
1) effets comportementaux des cytokines chez l'animal, et effets des antidépresseurs
 
On peut créer chez l'animal un état d'activation aiguë de l'immunité, avec une synthèse intense de cytokines en périphérie, en utilisant la vieille méthode des injections de globules rouges de mouton, ou l'injection de lipopolysaccharides (LPS). L'activation immunitaire aiguë produit chez l'animal un état, qui, pour beaucoup d'auteurs, est très similaire à un état dépressif. Cet état est caractérisé par une anorexie, des troubles du sommeil, un ralentissement moteur avec un désintérêt pour l'environnement, une anhédonie, une anxiété et des troubles de la mémoire (les auteurs oublient généralement de mentionner que les cytokines produisent aussi une hyperthermie intense et d'autres troubles peu compatibles avec un modèle de dépression).
 
Dans ces modèles, l'anhédonie est toujours considérée comme un élément essentiel au « diagnostic » de dépression. L'anhédonie se mesure généralement en soumettant un animal à un protocole d'autostimulation (électrode placée dans le système limbique, l'animal pouvant s'autostimuler, donc se faire plaisir, quand il veut) ou à une épreuve de plaisir gustatif (consommation d'un aliment apprécié par les animaux, comme une boisson sucrée). L'étude des effets des stimulations immunitaires sur le protocole d'autostimulation a montré que les animaux sont rendus totalement anhédoniques par l'injection de globules rouges de mouton, très anhédoniques par l'interleukine-2, plus légèrement anhédoniques après interleukine-1ß, et inchangés par l'interleukine-6. Pour d'autres auteurs, l'Il-1 n'a pas de propriété anhédonique (Anisman et coll 1998). L'injection de LPS diminue la consommation de boisson sucrée, un effet qui est aussi observé chez les souris transgéniques qui hypersécrètent de l'interleukine-6 (pour revue, voir Connor et Leonard, qui mentionnent aussi que ces souris transgéniques ont toutes les caractéristiques comportementales d'une « dépression », mais on remarque au passage que l'interleukine-6 rend les animaux anhédoniques dans un protocole, et pas dans l'autre). La notion d'anhédonie est proche de celle de motivation (ou d'absence de motivation), et certains auteurs ont proposé que l'Il-1ß produit des troubles qui touchent sélectivement certains processus motivationnels. Anisman et coll (1997) ont montré que l'interleukine-2 produit des déficits motivationnels, mais que ce n'est pas la cas de l'interleukine-1ß ni de l'interleukine-6. L'anxiété produite par les cytokines a été étudiée sur des modèles animaux, et il a été montré que l'injection intraventriculaire d'interleukine-1ß, de TNF-* ou d'interféron a des effets anxiogènes sur une épreuve telle que celle du labyrinthe surélevé. L'interleukine-6 est relativement peu anxiogène, mais les lignées de souris qui développent des maladies auto-immunes et hypersécrètent de l'interleukine-6 ont des réactions anxieuses quand elles sont testées sur ce modèle. L'interleukine-2 ne serait pas anxiogène. Pour Montkowski et coll (1997), l'interleukine-1 n'est pas anxiogène, mais au contraire anxiolytique. En réalité, il est probablement difficile de dire si les effets observés sur ces modèles sont réellement de l'ordre de l'anxiété. Connor et Leonard notent que les effets des benzodiazépines n'ont jamais été testés. Les cytokines diminuent aussi le comportement d'exploration sociale dans un environnement nouveau, ce qui peut être interprété comme un comportement anxieux, ou d'allure phobique, ou encore être lié à un ralentissement moteur. Injectés en intraventriculaire, l'interleukine-1ß et l'interleukine-2 (et pas le TNF) diminuent l'activité locomotrice, tout comme les souris qui hypersécrètent de l'interleukine-6 (Linthorst et coll 1995 ; Pauli et coll 1996 ; Sakic et coll 1994). En dehors de l'anhédonie et de l'anxiété, il a été montré que le LPS et les cytokines sont anorexigènes par un mécanisme central (Weingarten 1996), et nous avons montré que l'injection d'interleukine-1ß dans des sites cérébraux précis diminue la prise alimentaire (Sellami et de Beaurepaire 1995). Les cytokines sont des molécules très somnogènes, elles augmentent le sommeil lent, ce qui ne cadre pas très bien avec un modèle de dépression. Nous avons montré, cependant, qu'injectée en intracérébral dans certaines régions spécifiques, l'interleukine-1ß produit une insomnie (Slisli et de Beaurepaire 1998). Enfin, en ce qui concerne la mémoire, il a été montré que l'interleukine-1ß bloque l'acquisition d'une tâche spatiale chez la souris (Gibertini et coll 1995), l'apprentissage de certaines tâches cognitives chez le rat (Aubert et coll 1995), et que pratiquement toutes les cytokines bloquent le phénomène de potentiation à long terme, qui est un mécanisme électrique élémentaire témoignant d'une activité mnésique (Cunningham et coll 1996). Les cytokines produisent donc des perturbations importantes des processus mnésiques. Notons pour terminer ce paragraphe qu'il n'existe que peu de recherches explorant les effets des antidépresseurs sur ce syndrome comportemental pseudo dépressif. Néanmoins, il existe un travail de Yirmiya (1996) qui montre qu'un traitement antidépresseur par l'imipramine s'oppose très nettement à l'anhédonie, et plus modestement à l'anorexie, au retrait social et au ralentissement (produits par le LPS chez le rat). En dehors du travail de Yirmiya, il y a eu un travail de Flanigan et coll (1992) qui a montré que l'amitriptyline peut bloquer l'hyperthermie des cytokines (mais l'hyperthermie n'est pas un élément très intéressant dans une modélisation de la dépression). Il existe une autre étude intéressante, qui est que les antidépresseurs augmentent dans le cerveau un antagoniste du récepteur de l'interleukine-1ß, l'Il-1ra (Suzuki et coll 1996). Il a aussi été montré que les antidépresseurs inhibent in vitro la production de cytokines par les lymphocytes (Xia et coll 1996) et qu'un antidépresseur, le rolipram, inhibe la production périphérique de cytokines et le développement d'une encéphalomyélite auto-immune (Sommer et coll 1995). Il est néanmoins difficile de voir dans ces observations des implications concernant la dépression.
 
2) effets des cytokines sur les neurotransmetteurs cérébraux
 
Les stress immunitaires activent très fortement les neurotransmetteurs cérébraux (noradrénaline, sérotonine et dopamine) dans plusieurs régions du cerveau, surtout hypothalamiques et limbiques (Dunn 1992, Lavicki et Dunn 1995). On a aussi observé une augmentation de la dopamine dans le noyau accumbens (Lacosta et coll 1994), et de la sérotonine dans le cortex frontal (Gardier et coll 1994). Lacosta et coll, en 1998, après des injections périphériques de plusieurs doses d'interleukine-1ß, n'observent pas de modification de la teneur en dopamine, ni en sérotonine, et très peu en noradrénaline (une légère diminution dans le noyau paraventriculaire de l'hypothalamus) dans le cerveau des animaux, mais observent des augmentations importantes des métabolites de ces neurotransmetteurs dans plusieurs régions du cerveau, ce qui témoigne d'une augmentation de l'utilisation des neurotransmetteurs. Les augmentations en neurotransmetteurs sont surtout importantes quand des micro-injections d'interleukines sont faites directement dans des structures cérébrales précises, en particulier dans divers noyaux hypothalamiques (Shintani et coll 1993 ; MohanKumar et coll 1993). Une des réponses les plus intenses à l'injection d'interleukine est l'augmentation de la libération de sérotonine dans l'hypothalamus, alors que ce n'est pas le cas avec le TNF. L'injection intraventriculaire d'interleukine-1ß augmente aussi la libération de sérotonine dans l'hippocampe (Linthorst et coll 1995). Il est possible que les effets de l'interleukine-1ß sur la libération de CRF (comme on le verra plus loin) soient liés à une action sur la sécrétion de noradrénaline dans le noyau paraventriculaire de l'hypothalamus (Dunn 1988 ; MohanKumar et Quadri 1993). En fait, plusieurs différences dans la libération des neurotransmetteurs ont été observées en fonction de la cytokine utilisée (type de neurotransmetteur et localisation cérébrale), ce qui pourrait indiquer que la réaction du cerveau aux cytokines n'est pas une réaction globale à une agression immunitaire, mais une réaction sélective, différente pour chaque cytokine, portant pour chacune sur un ou des systèmes particuliers.
 
3) effets des cytokines sur l'axe hypothalamo-surrénalien
 
Les cytokines activent l'axe corticotrope. Parmi elles, l'interleukine-1 est celle qui a l'effet stimulateur le plus intense (Sharp et coll 1989 ; Dunn 1992). Il a aussi été montré que certaines cytokines, comme l'interleukine-6, activent l'axe corticotrope de façon synergique avec le stress, ce qui pourrait signifier que si un sujet sécrète beaucoup de cytokines, il suffira d'un stress léger pour activer de façon intense la libération de corticoïdes (Zhou et coll 1996, mais Lacosta et coll [1998] ne retrouvent pas cet effet). L'action stimulante des cytokines sur la sécrétion de CRF a été montrée par de nombreuses méthodes, in vivo et in vitro, mais il est aussi possible que les cytokines activent l'axe corticotrope par d'autres mécanismes (action directe des interleukines au niveau de l'hypophyse [Callahan et Piekut 1997]). Le stress et l'interleukine-1ß ont aussi un effet additif sur l'expression du gène codant pour le CRF (Chover et coll 1993). Cela pose la question du rôle du CRF dans les différents effets comportementaux des cytokines. Il existe en effet des ressemblances entre les actions du CRF et celles des interleukines : stimulation de la libération hypothalamique de neurotransmetteurs, propriétés anxiogènes et anorexigènes, diminution de la libido, même si des différences existent sur l'activité locomotrice et le sommeil, de même que sur la localisation cérébrale d'action qui n'est pas la même pour le CRF et les cytokines (Slisli et de Beaurepaire 1998). Il existe un autre argument en faveur d'une intervention du CRF dans l'action des cytokines qui est que l'effet anorexigène de l'interleukine-1ß est très diminué par un bloqueur de l'action du CRF, le CRF *-hélical (Uehara et coll 1989). Mais cet effet n'a pas été retrouvé par d'autres auteurs (Bluthé et coll 1992), et il a aussi été montré que le TNF-* a chez l'animal un effet anxiogène qui n'est pas accompagné par une activation de l'axe corticotrope (Connor et Leonard 1998). Ainsi, l'hypothèse selon laquelle les effets comportementaux des cytokines seraient liés à une action stimulante de ces molécules sur la sécrétion de CRF est toujours sujette à discussion. Mais la question principale que posent les liens entre corticoïdes et cytokines est, comme on l'a dit précédemment, que les corticoïdes, par un effet anti-inflammatoire, devraient rapidement diminuer les cytokines périphériques, autrement dit l'activation de l'axe corticotrope par les cytokines devrait s'éteindre rapidement, ainsi que les effets comportementaux des cytokines, dès que les corticoïdes augmentent. Cela a bien été montré en expérimentation animale (Goujon et coll 1995a ; 1995b). Cette question de la défaillance du feed-back des corticoïdes sur les cytokines est une question importante et peu prise en compte dans la construction des modèles animaux cytokinergiques de dépression.
 
4) liens entre les cytokines et le stress
 
Comme on vient de le dire, beaucoup des effets attribués aux cytokines ont des similitudes avec les symptômes du stress. Le stress active divers neurotransmetteurs dans l'hypothalamus, qui eux-mêmes activent la sécrétion de CRF. Les stress immunitaires activent aussi les neurotransmetteurs dans l'hypothalamus, et ces modifications des neurotransmetteurs sont assez similaires à celles qui surviennent lors de stress non immunitaires (Dunn 1992 ; Lacosta et coll 1994). Il a aussi été montré que les effets du stress et ceux des cytokines se potentialisent, une stimulation par une interleukine sensibilisant la libération des neurotransmetteurs liée à un stress (Merali et coll 1997), de même que, comme on l'a vu, l'interleukine-6 sensibilise les effets du stress sur l'activation de l'axe corticotrope. Toutes ces ressemblances ont fait proposer l'hypothèse selon laquelle les stress immunitaires auraient une fonction physiologique propre qui serait d'alerter le cerveau végétatif de l'existence de ces formes particulières de stress, que sont les stress viscéraux. Les stress immunitaires seraient ce que l'on convient d'appeler des stress non cognitifs. On oppose ainsi les stress habituels, considérés comme des stress cognitifs (réaction à un événement inhabituel dans l'environnement), aux stress non cognitifs, représentés par exemple par les infections et les tumeurs, qui auraient leur façon propre d'alerter le cerveau, par l'intermédiaire de ces transmetteurs d'information du système immunitaire que sont les cytokines. On les oppose sans les opposer puisque, sur le plan biologique, ils présentent des similitudes, ayant en commun d'activer les neurotransmetteurs hypothalamiques et la sécrétion de CRF, et, en aval, l'axe hypothalamo-surrénalien. Néanmoins, on commence à mettre en évidence des différences biologiques entre les stress cognitifs classiques et les stress végétatifs des cytokines. Par exemple, Connor et coll (1998) ont récemment montré que les effets centraux des interleukines sur la sécrétion de neurotransmetteurs ne concerne pas l'amygdale, ce qui est très intéressant quand on sait que l'amygdale est impliquée dans les comportements de peur en relation avec l'environnement, c'est-à-dire une structure typiquement impliquée dans les stress cognitifs. De leur côté, Merali et coll ont proposé que l'on peut différencier les stress cognitifs des stress viscéraux par l'intensité de la mobilisation des systèmes monoaminergiques qu'ils produisent dans le cerveau, les stress cognitifs ayant un effet plus intense que les stress viscéraux (Merali et coll 1997).
 
5) des cytokines périphériques aux cytokines centrales
 
Tout ce qui vient d'être dit précédemment se situe dans l'hypothèse selon laquelle des cytokines sécrétées en excès en périphérie viendraient agir sur le cerveau et provoquer des modifications biochimiques à l'origine de divers troubles du comportement. Mais il a été montré que le cerveau sécrète lui-même des cytokines, ce qui modifie cette façon de voir. La question du mécanisme par lequel les cytokines périphériques produisent des effets centraux a donné lieu à beaucoup de recherches et n'est toujours pas parfaitement résolue. Il semblerait que les cytokines périphériques agissent sur le cerveau par au moins deux voies, l'une en traversant la barrière hémato-encéphalique (à certains endroits perméables), l'autre par l'activation périphérique de nerfs sensoriels végétatifs, en particulier le pneumogastrique. Les cytokines sont des peptides hydrophiles assez volumineux, ce qui ne facilite pas leur passage vers le cerveau, même si un mécanisme de transport des cytokines vers le cerveau a été décrit (Banks et coll 1991). Il a aussi été dit que les états de stress pourraient augmenter la perméabilité de la barrière hémato-encéphalique (Friedman et coll 1996). Les cytokines activent les prostaglandines, et il a été proposé que les cytokines pourraient agir au niveau de l'organe vasculaire de la lame terminale, qui est assez perméable, où elles activeraient une cyclooxygénase, ce qui libérerait localement des prostaglandines, qui elles-mêmes diffuseraient vers le cerveau, et plus particulièrement vers l'hypothalamus adjacent (Saper et Breder 1992). Dans l'hypothalamus les prostaglandines pourraient être à l'origine de beaucoup des effets comportementaux attribués aux interleukines (les effets des interleukines peuvent être bloqués par les inhibiteurs des prostaglandines) ou bien aussi activer la production d'interleukines par les neurones. Mais l'autre hypothèse, celle d'une activation de certains nerfs périphériques par les cytokines, comme le pneumogastrique, est aussi vraisemblable. Il a été montré que la vagotomie diminue la plupart des effets comportementaux produits pas l'injection périphérique d'IL-1ß (Hansen et Krueger 1997). Il est possible que la stimulation des afférences vagales par l'Il-1ß active des noyaux monoaminergiques du tronc cérébral, avec une libération centrale de neurotransmetteurs à l'origine des effets comportementaux des cytokines. Il a par exemple été montré que la lésion des faisceaux catécholaminergiques ascendants, provenant des noyaux monoaminergiques, et projetant sur l'hypothalamus, diminue l'activation des neurones à CRF dans l'hypothalamus (Ericsson et coll 1994). La vagotomie bloque aussi les effets des interleukines périphériques sur la noradrénaline hypothalamique, et sur l'activation de l'axe corticotrope (Fleshner et coll 1995). Néanmoins, dans toutes ces expériences, la vagotomie diminue, mais ne supprime pas complètement, les effets des cytokines périphériques, ce qui fait penser que d'autres mécanismes entrent en jeu. D'autre part, il existe une synthèse centrale de cytokines, et on sait qu'une augmentation des cytokines périphériques, ou même un stress, peut augmenter la synthèse cérébrale d'interleukine-1ß. Il a été montré que les cellules gliales produisent de l'interleukine-1 (Fontana et coll 1982) et que les neurones eux-mêmes sont capables de produire de l'interleukine-1ß, en particulier les neurones du noyau paraventriculaire de l'hypothalamus (Lechan et coll 1990). L'ARN messager de l'interleukine-1ß a été retrouvé dans l'hypothalamus, l'hippocampe et le cortex frontal (Bandtlow et coll 1990). Il a été montré qu'aussi bien un stress psychologique qu'un stress immunitaire (c'est-à-dire une augmentation périphérique des cytokines) peuvent induire la synthèse et la libération de cytokines dans le cerveau (Minami et coll 1991 ; Ban et coll 1992 ; Layé et coll 1994 ; Quan et coll 1994). On a aussi retrouvé des récepteurs à l'interleukine-1ß dans le cerveau (Cunningham et coll 1992, Parnet et coll 1994). Il existe d'ailleurs plusieurs types de récepteurs cérébraux aux interleukines, mais leurs propriétés et fonctions respectives, qui sont apparemment très complexes, sont toujours sujettes à discussion. On peut penser que ces cytokines sécrétées par le cerveau sont beaucoup plus impliquées dans les modifications du comportement que les cytokines périphériques, dont on ne sait pas si elles entrent vraiment dans le cerveau, et dont les effets semblent en partie liés à des actions périphériques. On cherche actuellement à séparer ce qui, dans les effets comportementaux des cytokines, appartient respectivement aux cytokines centrales et périphériques. Pour certains types de stress, il faut, pour obtenir une augmentation centrale de sécrétion d'interleukine-1ß, commencer par supprimer la présence de corticoïdes (par exemple par surrénalectomie), ce qui démontre que les corticoïdes peuvent avoir un effet inhibiteur sur la sécrétion des cytokines par le cerveau (Nguyen et coll 1998). Comme on l'a dit précédemment, le cerveau est aussi capable de produire une protéine qui est un antagoniste du récepteur de l'interleukine-1ß, l'Il-1ra. Cette protéine a permis de montrer que la plupart des effets de l'interleukine-1ß, même quand celle-ci est injectée par voie périphérique, sont liés à une activité centrale de l'interleukine, puisque l'injection centrale d'Il-1ra bloque, ou diminue fortement, presque tous les effets de l'interleukine-1ß (Kent et coll 1992 ; Kakueska et coll 1993). Dans le cadre de la théorie cytokinergique de la dépression, il est intéressant de noter que la teneur cérébrale en Il-1ra est très augmentée par les traitements antidépresseurs, mais ceux-ci augmentent aussi l'expression de l'interleukine-1ß, bien que, proportionnellement, de façon moins importante que l'Il-1ra (Suzuki et coll 1996). Cette augmentation concomitante de l'interleukine-1ß et de son antagoniste dans le cerveau par les antidépresseurs est une donnée qui intéresse beaucoup les chercheurs, mais on ne peut pas dire qu'elle aide beaucoup à comprendre le rôle des cytokines dans la dépression, puisqu'elle est, en partie, en contradiction avec elle (si les cytokines sont à l'origine des symptômes dépressifs, on voit mal pourquoi les antidépresseurs les augmenteraient). On aurait donc plutôt tendance à ranger ces effets parmi les effets surprenants et inclassables des antidépresseurs. Les interactions physiologiques dans le cerveau entre l'interleukine-1ß et son antagoniste, l'Il-1ra, sont inconnues, mais il faut souligner à quel point il est inhabituel de trouver dans le cerveau deux molécules qui ont une fonction opposée, et qui semblent être sécrétées en même temps après un stimulus identique. Les corticoïdes diminuent d'ailleurs l'expression d'Il-1ra dans le cerveau (Arzt et coll 1994), comme ils le font pour l'interleukine-1, et même de façon plus intense.
 
CONCLUSION
 
Selon la théorie cytokinergique de la dépression, il y aurait donc un excès de cytokines dans le sang périphérique des déprimés (du fait de la présence chez eux d'un syndrome inflammatoire, qui serait peut-être, mais rien n'est dit clairement, la conséquence de stress répétés), ces cytokines iraient agir sur le cerveau (elles-mêmes directement, ou en induisant la synthèse de cytokines dans le cerveau), ce qui produirait l'ensemble des symptômes comportementaux, végétatifs et endocriniens de la dépression. Cette théorie se trouve étayée par un certain nombre d'arguments cliniques et paracliniques, qui sont (1) les cytokines produisent des états dépressifs ou pseudo dépressifs chez les personnes qui en sécrètent, ou qui en reçoivent, en excès, (2) il existe des corrélations statistiquement significatives entre l'intensité des symptômes somatiques de la dépression et la teneur sérique en cytokines, (3) il existe chez les déprimés un échappement au feed-back inhibiteur des corticoïdes sur la sécrétion de cytokines, et (4) ces troubles sont modélisables chez l'animal, permettant la construction d'une véritable physiopathologie de dépressions cytokine-dépendantes. Nous reverrons ces arguments un par un, avec une perspective exclusivement critique, dans la deuxième partie de cet article (où figureront aussi les références des articles cités).


haut de page


DÉPRESSION N° 15 Janvier/Février/Mars 1999