Carré titre








BIOLOGIE J A L O N S

DANS LA CHALEUR
DE LA NUIT
Renaud de Beaurepaire
 
Les déprimés sont-ils hyperthermiques pendant la nuit ? L'hyperthermie nocturne est un symptôme de la dépression reconnu depuis assez longtemps, mais généralement plutôt négligé, parce que sans grand intérêt pratique et aussi du fait des difficultés que l'on a à l'interpréter. C'est aussi un symptôme contesté par certains auteurs. Cet article se propose de faire une revue de la littérature sur la question de l'hyperthermie dans la dépression.
 
 
RAPPEL SUR LES RYTHMES
 
On sait que le fonctionnement de l'organisme est sujet à des variations circadiennes naturelles, les rythmes circadiens, qui concernent principalement la vigilance (cycles veille/sommeil), les sécrétions hormonales et la température, ainsi probablement que d'autres rythmes dont l'autonomie est moins bien établie (par exemple, rythmes de prise alimentaire ou d'activité locomotrice). Il existe souvent des troubles de ces rythmes circadiens chez les déprimés, il y a même eu des théories qui proposaient que la dépression est causée par une altération primaire de l'organisation des rythmes, mais plus les recherches ont progressé, plus il est apparu que ces anomalies des rythmes sont secondaires à d'autres dysfonctionnements plus en rapport avec l'origine même de la dépression. Autrement dit, il semblerait que ce soit l'état dépressif lui-même qui rende le malade incapable de réguler ses rythmes, et non l'inverse. Le meilleur argument étant que dans les dépressions mineures il n'existe pas généralement d'anomalie des rythmes et qu'il semblerait que ce soit quand la dépression s'aggrave que les anomalies apparaissent. D'un autre côté, l'étude des rythmes dans la dépression est intéressante dans le sens où les anomalies des rythmes y sont souvent dissociées, et l'étude de ces dissociations permet de s'orienter vers des dysfonctionnements qui seraient plus primaires que d'autres chez les déprimés. Ainsi en est-il de l'étude des rythmes de la température qui sont souvent dissociés de certains autres rythmes.
On dit classiquement que les rythmes sont régulés par deux types de mécanismes, l'un endogène (l'horloge pacemaker, qui est une expression réglée de gènes sur un rythme de base d'environ 24 heures) et l'autre constitué par un ensemble d'événements exogènes que l'on sépare en deux, d'un côté la lumière (stimuli photiques des cycles jour/nuit) et de l'autre les stimuli non photiques représentés par l'organisation de la vie sociale. Cette distinction classique endogène/exogène a tendance à s'effacer aujourd'hui avec la mise en évidence d'une multitude de mécanismes intermédiaires qui ne sont ni complètement endogènes ni complètement exogènes, mais les deux à la fois, dans un espace qui se situe entre l'individu et le monde extérieur. Ces mécanismes intermédiaires sont ceux qui font intervenir les trois principaux neurotransmetteurs (sérotonine, dopamine, noradrénaline) qui constituent une sorte d'interface mobile entre l'individu et le monde extérieur, et qui déterminent les états de vigilance et autres états psycho-physiologiques en fonction de l'environnement. Ces neurotransmetteurs sont des transducteurs de l'environnement. Ils sont immédiatement mobilisés par les événements environnementaux et agissent de façon concomitante sur les états psychologiques, les sécrétions hormonales et les grandes fonctions homéostatiques. Le fonctionnement du pacemaker central (le noyau suprachiasmatique) est largement influencé par l'un de ces neurotransmetteurs, la sérotonine, et la température est aussi sous la dépendance de ces neurotransmetteurs, en particulier de la sérotonine. Or on sait l'importance de la sérotonine (d'un manque de sérotonine) dans la physiopathologie de la dépression.
L'étude des rythmes passe par celle de leurs marqueurs, c'est-à-dire de données biologiques objectives qui permettent de situer la phase du cycle où se trouve un individu à un moment donné. On est toujours à la recherche du marqueur idéal, que l'on ne trouve pas, probablement parce que les oscillateurs, donc les rythmes, sont multiples. Les marqueurs proposés sont le plus souvent les pics nocturnes de température, de cortisol ou de mélatonine, ainsi que l'organisation des cycles de veille/sommeil (avec un intérêt particulier pour le moment de survenue du sommeil paradoxal). Outre l'existence d'oscillateurs multiples, se pose aussi la question des interactions avec des facteurs exogènes. On appelle cela les effets de masquage. C'est-à-dire qu'un rythme naturel, ou spontané, peut être masqué par des événements qui ne sont pas des rythmes, par exemple la présence d'une lumière nocturne, ou l'exercice d'une activité à un moment où l'individu est censé être au repos. L'intérêt des effets de masquage est, ici encore, qu'ils s'exercent sur certains rythmes, et pas sur d'autres, ce qui permet de mettre en évidence l'existence d'interdépendance, ou d'absence d'interdépendance, entre les rythmes.
 
 
TEMPÉRATURE ET DÉPRESSION
 
La température suit normalement une courbe sinusoïde, avec, à son niveau le plus bas pendant la nuit, environ 0,5 degrés de moins que son niveau le plus haut pendant la journée (Minors et coll 1996). Les anomalies des rythmes de température dans la dépression peuvent être de trois types : changement de phase (avance ou retard), changement d'amplitude (généralement dans le sens d'un émoussement de l'amplitude) et modification de la température moyenne (hyper ou hypothermie). On recense environ une quarantaine de publications où des auteurs se sont appliqués à étudier les modifications de température chez les déprimés (pour revue des principales publications, voir Duncan 1996, mais sa revue n'est pas exhaustive). Les trois anomalies de la régulation thermique citées précédemment ont été décrites chez les déprimés, mais parmi les trois, celle qui est retrouvée de la façon la plus constante est l'hyperthermie nocturne, ensuite est souvent retrouvé un émoussement de l'amplitude, et plus rarement une anomalie de phase.
Certains auteurs ne retrouvent pas d'hyperthermie nocturne chez les déprimés (Eastman et coll 1993 ; Goetze et coll 1987 ; Rosenthal et coll 1990). D'autres retrouvent une augmentation de la température nocturne associée à un émoussement de l'amplitude des rythmes (Avery et coll 1982 ; Beersma et coll 1983 ; Severino et coll 1991 ; Souêtre et coll 1989 ; von Zerssen 1985). Enfin certains trouvent des augmentations nocturnes isolées de la température (Dietzel et coll 1986 ; Nagayama et coll 1992). La première question qui se pose est pourquoi certains trouvent une hyperthermie nocturne et d'autres non. Il y a deux réponses possibles : soit il s'agit d'une question de forme clinique de dépression, soit l'hyperthermie, ou son absence, est liée à l'effet de masqueurs (ou de biais techniques).
Il est très probable que la forme clinique de la dépression a un rôle important dans la présence ou non d'une hyperthermie. Il n'y a pas d'hyperthermie dans les formes mineures de dépression, et il semblerait que l'hyperthermie apparaisse à mesure que la dépression s'aggrave. Cela a été assez bien montré par Tsujimoto et coll qui ont observé un lien entre la gravité de la dépression et la présence d'une hyperthermie. Alors que l'absence d'hyperthermie est retrouvée par des auteurs qui ont étudié des dépressions saisonnières ou des dépressions mineures (auteurs cités précédemment). Une méta-analyse de toutes les études, cherchant un lien entre les scores aux échelles de dépression et la température, aurait été intéressante à faire, mais tous les auteurs n'emploient pas les mêmes échelles, et, quand les auteurs emploient les mêmes échelles, celle de Hamilton par exemple, ils ne paraissent pas coter de la même manière (ainsi les dépressions graves de Tsujimoto ont le même score moyen, de 19, que les dépressions légères de Monk et coll). Néanmoins, chez les auteurs qui observent une hyperthermie et utilisent l'échelle de Hamilton, les scores moyens sont généralement élevés (autour de 25 ou plus).
Les questions techniques et le problème des masqueurs sont difficiles à évaluer précisément parce que les auteurs ne donnent souvent que peu de détails sur les conditions d'expérimentation. Un problème majeur est celui de l'utilisation concomitante d'antidépresseurs, que l'on reverra plus loin, que les auteurs ne rapportent pas tous avec précision. Parmi les auteurs que l'on vient de citer (Beersma et coll ; Severino et coll ; ainsi que Wehr 1982), certains ont étudié les liens entre l'hyperthermie nocturne et l'insomnie ou l'activité locomotrice, et en règle aucun lien n'est retrouvé, ce qui impliquerait que l'hyperthermie a une autonomie, c'est-à-dire qu'elle ne serait pas liée à un effet de masquage par l'activité ou le manque sommeil, et qu'elle est donc déterminée par d'autres facteurs. D'un autre côté, la privation de sommeil tend à augmenter la température nocturne chez les déprimés (Beersma et coll, 1983), ce qui, avec la notion classique que sommeil et hypothermie sont physiologiquement très liés, fait penser que, malgré l'observation d'une apparente absence de lien entre hyperthermie et insomnie chez les déprimés, la question est peut-être plus complexe qu'il n'y paraît.
Pour étudier de façon optimale les rythmes dans la dépression, des auteurs ont placé des déprimés dans des conditions d'"isolement temporel" (seuls dans leur chambre, sans autre visite que le personnel hospitalier), conditions supposées éliminer au maximum tous les facteurs exogènes susceptibles de perturber les rythmes endogènes (Dirlich et coll 1981 ; Doerr et coll 1979 ; Jenner et coll 1968 ; Pollak et coll 1989a, 1989b ; Wehr et coll 1985). Ces études en isolement temporel ont montré que les cycles de repos/activité des patients déprimés sont souvent en avance de phase chez les patients déprimés, mais que les cycles de température sont normaux. Cette dissociation entre rythmes de repos/activité et de température montre que ces rythmes sont, au moins en partie, indépendants chez les déprimés. Donc quand des auteurs décrivent une avance de phase de la température chez les déprimés (par exemple Goetze et Tölle), on comprend toujours mal l'origine de cette avance de phase (effet de masquage, synchroniseurs sociaux ou plastiques, mélatonine, etc), mais il est difficile d'y voir un lien direct avec la dépression. Selon Duncan, s'il existe une vérité dans la théorie de l'avance de phase dans la dépression, c'est en faisant des recherches sur les cycles d'activité/repos, que l'on trouvera des réponses, et pas en étudiant la température.
L'hypothèse d'un trouble de l'organisation des cycles circadiens dans la dépression est aujourd'hui classique, elle proposait qu'il existe une avance de phase dans la dépression, et que les antidépresseurs ont pour effet de retarder la position de l'horloge interne (Wehr et Goodwin 1981). Depuis son énonciation, cette hypothèse a donné lieu à de nombreuses études, qui, dans l'ensemble, n'ont pratiquement jamais permis de la vérifier. C'est-à-dire que la majorité des déprimés ont des rythmes normaux, et quand les rythmes sont désynchronisés, c'est plus le fait de synchronisations d'origine exogène qu'endogène, et la désynchronisation se fait aussi souvent dans un sens que dans l'autre (avance ou retard de phase). Il existe aussi des désynchronisations des rythmes endogènes dont la signification est mal comprise, par exemple van Zerssen et coll observent une dissociation des rythmes de température et de cortisol dans leur groupe de déprimés endogènes. Quant aux antidépresseurs, ils ne reculent pas l'horloge de la température comme proposé dans l'hypothèse de Wehr et Goodwin, mais généralement ils ne la changent pas, ou même ils l'avancent (Nagayama et coll).
 
 
LES EFFETS DES ANTIDÉPRESSEURS
 
Une propriété étonnante et assez mal connue des antidépresseurs est qu'ils ont tous un effet hypothermisant, que ce soit en clinique ou en expérimentation animale. Ce que l'on pourrait exprimer en disant que les antidépresseurs refroidissent le corps, ou même, selon les résultats de certaines expériences, que l'effet des antidépresseurs est de refroidir le cerveau.
Cet effet hypothermisant concerne tous les antidépresseurs étudiés : la fluvoxamine et la maprotiline (Hoflich et coll 1992), la clomipramine (Beersma et coll 1983 ; Nagayama et coll 1992), la fluoxétine et l'imipramine (Monk et coll 1994), et un IMAO, la clorgyline (Avery et coll 1982). Chez l'animal il a été montré que la clorgyline et la fluoxétine diminuent la température du cerveau, et plus précisément la température de l'hypothalamus (Gao et coll 1991,1992 ; Duncan et coll 1995). Il est intéressant de noter qu'en aigu la fluoxétine diminue de façon concomitante le sommeil paradoxal et la température, alors qu'en chronique l'effet sur le sommeil paradoxal disparaît, tandis que l'effet hypothermisant persiste. La capacité à diminuer la température du cerveau ferait partie des effets à long terme les plus constants des antidépresseurs. Reste à savoir si cela a une importance dans leur mode d'action, et quelle est la signification physiopathologique de cette hypothermie. Le fait que les antidépresseurs diminuent la température quel que soit leur mécanisme d'action fait penser que leur effet hypothermisant n'est pas lié à une action sélective sur tel ou tel récepteur ou neurotransmetteur, mais bien par un effet global superposable à l'effet antidépresseur (les auteurs ne disent pas si cet effet hypothermisant est aussi présent chez les patients résistants aux antidépresseurs, ce qui serait certainement une étude intéressante à faire).
Il semblerait que les antidépresseurs font baisser la température nocturne en deçà de la température normale. C'est ce que tendrait à montrer une étude de Monk et coll, qui ont comparé la température de deux groupes de patients, l'un traité par les antidépresseurs seuls, et l'autre seulement par une psychothérapie efficace : les antidépresseurs ont abaissé la température, mais pas la psychothérapie, alors que les effets thérapeutiques sont décrits comme identiques ; ces auteurs font partie de ceux qui pensent qu'il n'existe pas d'hyperthermie nocturne chez les déprimés (selon eux, le fait que les antidépresseurs abaissent la température aurait fait conclure à tort qu'il existe une hyperthermie chez les déprimés, alors qu'en réalité les antidépresseurs ne font que diminuer la température en deçà des chiffres normaux) ; mais le problème de l'étude de Monk est que leurs déprimés sont vraisemblablement des déprimés mineurs puisqu'accessibles à une simple psychothérapie, sans nécessité de prendre des antidépresseurs (ce qui peut expliquer l'absence d'hyperthermie nocturne chez leurs malades).
Plusieurs aspects de cet effet des antidépresseurs sur la température sont surprenants. En premier lieu, on sait que la stimulation des systèmes sérotoninergiques dans le cerveau a un effet hyperthermisant, ce qui fait que l'on comprend mal comment les antidépresseurs, qui ont en règle des effets agonistes sérotoninergiques, peuvent avoir des effets hypothermisants si nets. Ensuite, un autre aspect mal compris de l'effet hypothermisant des antidépresseurs, est qu'ils semblent diminuer plus spécifiquement la température nocturne, sans modifier la température diurne. Cela a pour effet d'augmenter l'amplitude des rythmes circadiens vers des valeurs normales. Duncan, remarquant que les antidépresseurs ont un effet hypothermisant nocturne très net, alors que leurs effets sur les phases et l'amplitude des rythmes apparaît très secondaire, en conclut que cet effet hypothermisant nocturne a certainement une grande importance dans le mode d'action des antidépresseurs. Reste que le mécanisme de cet effet supposé très important est toujours inconnu (un mécanisme d'autant plus curieux qu'il semblerait que chez des sujets non déprimés certains antidépresseurs ont plutôt un effet hyperthermisant, c'est du moins le cas de la fluoxétine [Bross et Hoffer 1995]).
 
 
HYPOTHESES
 
L'hypothèse sérotoninergique
La température est sous forte dépendance sérotoninergique, le noyau suprachiasmatique reçoit une innervation sérotoninergique (il semblerait que les stimuli photiques soient en partie transmis en empruntant la voie du raphé), et la théorie sérotoninergique de la dépression est aujourd'hui la théorie dominante, c'est-à-dire qu'un défaut de la transmission sérotoninergique centrale serait à l'origine des symptômes dépressifs. L'hyperthermie nocturne de la dépression est-elle compatible avec ces différents éléments ? Apparemment pas. Parce que la stimulation des récepteurs sérotoninergiques a un effet hyperthermisant, et que, si l'on suit l'hypothèse d'un défaut de transmission sérotoninergique dans la dépression, on devrait plutôt observer une hypothermie chez les déprimés. D'un autre côté, il semblerait qu'un symptôme tel que l'anxiété soit lié à une hyperstimulation sérotoninergique, et si l'on admet que les déprimés sont particulièrement anxieux la nuit (ce qui est souvent le cas, avec les éveils matinaux précoces et angoissés), on peut proposer que l'hyperthermie nocturne est liée à l'angoisse et à l'insomnie qui produisent une hypersécrétion de sérotonine dans le cerveau (dans l'hypothalamus, peut-être sur des récepteurs hypersensibilisés du fait d'une déplétion globale en sérotonine). Mais ce détour très hypothétique par l'anxiété n'explique pas que les déprimés sont hyperthermiques pendant leur phase de sommeil profond.
Le noyau suprachiasmatique reçoit une innervation sérotoninergique, et son activité pacemaker est très influencée par les ligands sérotoninergiques. Il existe souvent des anomalies des réponses thermiques aux agonistes sérotoninergiques dans la dépression (voir Schwartz et coll 1995), même si ces anomalies sont contestées (elles ne sont pas retrouvées par tout le monde, voir Meltzer et Maes 1995). Mais, si elles existent, elles pourraient alors témoigner d'une faiblesse de la transmission sérotoninergique dans l'hypothalamus des déprimés. Dans ces conditions, on peut imaginer qu'une faible stimulation sérotoninergique du noyau suprachiasmatique soit à l'origine d'une diminution d'activité de ce noyau, avec pour conséquence un émoussement de l'amplitude des rythmes et une faiblesse de la commande hypothermisante nocturne (même si cette interprétation reste très hypothétique). Dans cette hypothèse, il n'y aurait pas à proprement parler d'hyperthermie nocturne, mais seulement une faible commande de l'hypothermie nocturne. D'un autre côté, si l'origine des troubles thermiques dans la dépression venait d'une faiblesse de la commande du pacemaker, cela n'expliquerait pas qu'il existe des hyperthermies nocturnes sans anomalie de l'amplitude des rythmes (comme dans les études de Dietzel et coll et Nagayama et coll). Si ces études étaient vérifiées, il serait alors plus vraisemblable de penser que les hyperthermies nocturnes des déprimés sont indépendantes de l'activité du pacemaker.
 
Les effets de la mélatonine
On a vu dans un article précédent (voir Dépression N°7), que beaucoup a été dit sur la mélatonine, mais que les seules données vraiment bien démontrées chez l'homme sont celles qui concernent ses effets sur le sommeil. La mélatonine est somnogène chez l'homme, elle est aussi hypothermisante, et il existe une coïncidence très claire entre ces deux effets, somnogène et hypothermisant, ce qui a pu faire penser à certains auteurs que la mélatonine est somnogène parce qu'elle est hypothermisante. Pour Cagnacci et coll, la mélatonine est le principal régulateur des rythmes de température chez l'homme. Néanmoins, la question des liens entre mélatonine et hypothermie n'est toujours pas résolue avec certitude, c'est-à-dire qu'on ne sait toujours pas si la mélatonine a en elle-même des propriétés hypothermisantes, ou bien s'il existe seulement une coïncidence temporelle entre hypothermie et sécrétion de mélatonine par l'effet d'une commande simultanée venant du noyau suprachiasmatique (le noyau suprachiasmatique contrôle à la fois les rythmes circadiens de température et de sécrétion de mélatonine). Il est probable que les deux sont vrais. Quoi qu'il en soit, la sécrétion de mélatonine est souvent diminuée chez les déprimés, et il semblerait que, comme dans le cas de la température, la mélatonine soit d'autant plus basse que la dépression est grave (Brown et coll 1987 ; Frazer et coll 1986). D'autre part, beaucoup d'antidépresseurs augmentent la sécrétion de mélatonine (en même temps qu'ils diminuent la température). Tous ces éléments peuvent conduire à proposer que l'hyperthermie nocturne des déprimés est liée à un défaut de la commande hypothermisante par la mélatonine (encore qu'il ne semble pas que tous les antidépresseurs augmentent la sécrétion de mélatonine, alors que tous semblent diminuer la température [voir Duncan pour revue]). Mais le sommeil profond est aussi hypothermisant, ce qui complique les choses, d'autant que la mélatonine aurait un effet inducteur sur le sommeil profond (Tzischinsky et Lavie 1994). Les relations entre température, mélatonine et sommeil profond sont donc très complexes et toujours mal comprises (voir Beck-Friis et coll 1985).
 
Le sommeil et la théorie de l'hyperéveil
Typiquement, les troubles du sommeil des patients déprimés sont une augmentation de la latence d'endormissement, une diminution des stades 3 et 4 du sommeil profond, un raccourcissement de la latence de survenue du sommeil paradoxal, une augmentation de la durée du premier cycle de sommeil paradoxal, et un réveil précoce. Ces troubles rendent très difficile l'appréciation et la comparaison des situations de phase propres au sommeil et à la température (le pic de température minimale se situant normalement entre 5 et 6 heures du matin). Néanmoins, on a vu qu'il semblait que les patients déprimés présentent une hyperthermie qui n'est pas liée à l'insomnie, étant donné qu'elle est présente pendant le sommeil des patients. Il se pourrait que l'hyperthermie soit liée à une mauvaise qualité du sommeil profond puisqu'elle est présente pendant le sommeil profond des déprimés et que le sommeil profond est inducteur d'hypothermie. Une mauvaise qualité du sommeil profond est effectivement observée chez les déprimés, avec une diminution des stades 3 et 4 (ondes delta). Récemment, Ho et coll ont étudié l'activité du cerveau pendant le sommeil profond chez des déprimés, et observé une très importante augmentation (en moyenne de 47%) du métabolisme (donc de l'activité) du cerveau pendant le sommeil profond, et plus particulièrement dans le système limbique et le thalamus, c'est-à-dire dans les régions qui traitent les émotions et les informations sensorielles, alors que l'activité dans le cortex préfrontal était diminuée. Les auteurs pensent que cette hyperactivité de certaines régions du cerveau pendant la nuit chez les déprimés (et seulement la nuit, parce que le métabolisme du cerveau n'est pas augmenté pendant la journée chez les déprimés) pourrait expliquer l'hyperthermie nocturne car il existe un lien entre les activités métaboliques centrale et périphérique (ce qui conduit à attribuer aux hyperthermies nocturnes des déprimés une cause périphérique, par une augmentation de la consommation d'énergie). Les auteurs situent leurs résultats dans le cadre de la théorie selon laquelle la dépression serait un état d'hyperéveil, avec une hyperactivité permanente des système d'éveil, même pendant la nuit (pendant le sommeil), mais ils évoquent aussi la possibilité d'une augmentation du métabolisme dans certaines régions du cerveau, liée à l'anxiété nocturne. Il est aussi intéressant de noter, toujours dans le cadre de ces hypothèses, que les antidépresseurs diminuent l'activité métabolique du cerveau chez l'animal, approximativement dans les régions mêmes où Ho et coll ont trouvé un métabolisme augmenté dans la dépression chez l'homme (Freo et coll 1993).
 
Dépression, thalamus, et syndrome de désafférentation
Il existe un autre élément physiopathologique de la dépression qui a été évoqué par certains auteurs, c'est "l'affaiblissement du couplage entre les pacemakers internes et l'environnement" (Souêtre et coll 1989 ; Daimon et coll 1992). Ces auteurs ont utilisé la notion de faiblesse du couplage pour expliquer une diminution de l'amplitude des rythmes, avec l'idée que si le pacemaker interne d'une personne déprimée n'est plus capable d'être correctement entraîné par des synchroniseurs externes, il devait arriver qu'à ce couplage faible corresponde une amplitude faible des rythmes, comme si la force d'un pacemaker dépendait de la force de ses synchroniseurs. Ce qui n'est peut-être pas faux, mais cette notion de couplage peut probablement être utilisée dans une acceptation différente dans le cadre qui nous intéresse ici (qui n'est pas l'amplitude de la température, mais l'existence d'une hyperthermie). En fait, si le couplage entre l'environnement et le pacemaker ne se fait pas, ou se fait mal, c'est qu'il existe des anomalies dans la transduction des signaux environnementaux vers le cerveau. C'est là, comme on l'a vu précédemment, qu'il faut faire intervenir les neurotransmetteurs, et surtout, dans le cas de la dépression, la sérotonine. On sait que la sérotonine est plus particulièrement impliquée dans l'utilisation des informations somatosensorielles. Ces informations somatosensorielles sont aussi traitées, dès leur afférences primaires, par le thalamus. Or le thalamus est la région du cerveau qui semble la plus affectée dans les états de désafférentation, comme on l'a vu dans un article traitant de la sensibilité à la douleur dans la dépression (voir Dépression N°3). Dans tout syndrome de désafférentation, les cartes sensorielles du thalamus se modifient, produisant une distorsion dans le traitement des informations somatosensorielles. D'autre part, le thalamus (par son noyau centro-médian) est aussi une des régions du cerveau les plus impliquées dans la commande des messages hyperthermiques des pyrogènes (Sellami et de Beaurepaire 1995). Et on vu que le thalamus est une des régions du cerveau qui présente la plus forte augmentation du métabolisme pendant le sommeil profond, selon l'étude de Ho et coll citée précédemment. Si l'on accepte l'hypothèse d'un état de désafférentation dans la dépression (la dépression, comme état de coupure sensorielle du monde environnant, probablement du fait d'un dysfonctionnement sérotoninergique qui n'accomplit plus son rôle de transducteur des messages environnementaux), on a tous les éléments pour proposer, comme une hypothèse de travail, que dans ces conditions le thalamus modifie ses cartes sensorielles, pour produire une distorsion des commandes homéostatiques, parmi lesquelles les commandes hyperthermiques, c'est-à-dire que cette hypothèse proposerait que les hyperthermies nocturnes des déprimés ont une origine thalamique.
On peut rapprocher de cette hypothèse, celle qui fait intervenir des pyrogènes dans la dépression. L'administration exogène de cytokines, qui sont des pyrogènes, améliore la dépression chez l'homme (Bauer et coll 1995). Pour certains auteurs, c'est la fièvre elle-même qui a des propriétés antidépressives. D'où l'idée que la sécrétion intracérébrale (endogène) de cytokines, ou d'autres facteurs qui augmentent la température, pourrait avoir un effet antidépresseur. Il y a ainsi eu des hypothèses qui ont proposé un rôle des cytokines dans la physiopathologie de la dépression. Sans revenir sur ces hypothèses, on doit rappeler qu'en dehors des cytokines, il existe de nombreux peptides cérébraux qui sont potentiellement impliqués dans la dépression, et que beaucoup d'entre eux ont des propriétés hyperthermisantes (se comportent comme des pyrogènes). Même si le rôle de ces pyrogènes est toujours inconnu, on peut proposer qu'ils jouent un rôle dans la physiopathologie de la dépression (que ce soit un rôle dépressogène ou un rôle d'antidépresseur endogène). Il y a là une nouvelle voie de recherche pour expliquer les hyperthermies des déprimés, même si on comprend mal pourquoi les effets de ces pyrogènes se manifesteraient plus la nuit que le jour.
 
 
CONCLUSION
 
La chaleur de la nuit est une chaleur mélancolique et l'effet des antidépresseurs est de permettre de garder la tête froide. Ainsi pourrait-on conclure cette revue de la littérature. Mais cette façon de dire les choses est évidemment trop simple, car les problèmes techniques sont très nombreux dans ce type d'étude, et les effets de masquage trop difficiles à éliminer complètement pour que l'on puisse avoir des certitudes. Restent les effets hypothermisants spécifiquement nocturnes des antidépresseurs qui constituent une voie de recherche intéressante, et restent des données nouvelles, comme l'hypermétabolisme nocturne dans certaines régions du cerveau, ou la présence possible de molécules pyrogènes, données qui ne manqueront pas de stimuler l'imagination des chercheurs.
 
 
 
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DÉPRESSION N° 9 Octobre/Novembre 1997