L'IDENTITE DU PSYCHIATRE ET L'AVENIR DE LA DISCIPLINE DANS LES DIX ANS.
LES CONSEQUENCES DE L'EVOLUTION DEMOGRAPHIQUE.
G. DARCOURT.
Depuis plusieurs années, nous sommes inquiets de l'évolution démographique de notre discipline. Notre démarche était, jusqu'ici, d'alerter les Ministères de la Santé et de l'Éducation pour qu'ils prennent des mesures permettant le maintien du nombre actuel de psychiatres.
Le Secrétaire d'État à la Santé, B. KOUCHNER, après avoir parlé publiquement du manque de psychiatres, a chargé G. NICOLAS d'une étude sur l'inadéquation du nombre des psychiatres aux besoins hospitaliers. Or ce rapport :
ne contient aucune étude démographique,
conclut que le nombre de psychiatres est suffisant,
et que le seul problème est celui du déséquilibre de la répartition entre le public et le privé.
Cette argumentation pourrait être valable si le secteur libéral était excédentaire. Or tous les psychiatres qui s'installent ont du travail, ce qui montre que leur nombre correspond à la demande de la population.
Il est clair :
1° que le nombre des psychiatres va diminuer fortement dans les prochaines années (cf. les évaluations données par N. Garret-Gloanec)
2° que cette diminution est imparable. Même si le gouvernement voulait y remédier, il ne pourrait pas le faire car, pour augmenter le nombre des places à l'internat, il faudrait qu'il diminue celui d'autres disciplines qui vont elles-mêmes connaître des déficits.
- Qu'attend de nous la population ?
- Quelles sont les missions qui ne peuvent être remplies que par des psychiatres ? Quelles sont celles qui peuvent être confiées en totalité à d'autres ?
- Quelles sont celles qui peuvent ne leur être confiées que partiellement ? et dans ce cas comment articuler les rôles des uns et des autres ?
- Quelles sont enfin les missions que les psychiatres ne peuvent abandonner s'ils ne veulent pas perdre l'esprit de leur discipline ?
JM THURIN
1) - Après la période de ségrégation de la maladie mentale dans les CHS, un des modèles de référence de la politique de soin reste aujourd'hui celui de la lutte contre les maladies mentales, dans une logique qui se rapproche de celle conçue pour l'épidémie tuberculeuse. C'est du moins ce qui ressort de textes récents portant toute l'attention sur le "maillage" et les structures isolées ou "fédérées". Ce modèle est-il encore d'actualité ?
A mon avis, cette approche est en grande partie dépassée, grâce a la psychiatrie elle-même. Une meilleure connaissance des processus (suivi longitudinal) et de l'environnement des troubles, acquis auprès des personnes suivies, des possibilités thérapeutiques plus nombreuses et mieux maîtrisées ont ouvert la possibilités d'une approche à la fois curative et préventive de pathologies plus graves. Les modèles globaux de la pathologie infectieuse et du tout génétique, chimique ou psychologique, ont perdu leur effet de fascination tandis que s'affirmait la possibilité, beaucoup plus pragmatique sans être moins ambitieuse, du réaménagement d'une existence possible, et si possible heureuse, par des moyens humains, psychologiques, médicamenteux et sociaux..
Cette évolution n'a pu se faire que grâce à une implication qualifiée, importante et individualisée des psychiatres, non seulement auprès de leurs patients mais aussi envers leur environnement.
Poser cette approche individualisée comme l'axe de l'organisation du soin, donner toute son importance à la relation-patient- psychiatre-environnement, implique d'accorder aux différents acteurs d'un processus qui va se dérouler dans le temps une place importante dans la définition des besoins et la définition des lignes de force stratégiques. Ces acteurs sont constitués non seulement les psychiatres libéraux et publics, mais aussi les généralistes, les travailleurs sociaux, les patients et leurs familles.
S'il faut concevoir une organisation qui prenne en compte cette évolution, il ne peut s'agir d'une administration généralisée, sous qualifiante pour chacun des intervenants, mais d'une réflexion sur l'utilisation optimale des compétences impliquant utilisateurs et intervenants. Cette réflexion doit s'appuyer sur des situations réelles et ne pas se limiter à des constructions générales aussi séduisantes à concevoir que peu suivies quand ils s'agit de les mettre en oeuvre.
2) - Il n'est pas possible de concevoir une prospective sans envisager aussi les évolutions en terme de santé publique.
Certes, différents facteurs, sauf modifications importantes dans la société ou découvertes majeures, vont continuer à constituer de nouveaux besoins :- facteurs de risque psychique dans les affections somatiques, - toxicomanies, - stress psychosocial, - précarité, - psychogériatrie.
Mais il existe aussi des facteurs qui peuvent réduire finalement le nombre d'actes institutionnels lourds :- le renforcement de la politique de prévention, non seulement en terme de dépistage et de soin précoce, mais d'attention particulière à la première consultation, soit en cabinet, soit aux urgences. Il y a là un acte psychiatrique de toute première importance qui est aujourd'hui quelque fois négligé, y compris dans des centres d'accueil qui ressemblent d'avantage à un tri rapide qu'à une consultation psychiatrique. Cette qualité de l'acte devrait bien au contraire être préservée, enseignée et exigée, avec la question de la formation des médecins généralistes. Bien des trajectoires peuvent être totalement modifiées par une intervention précoce bien conduite. Il s'agit bien sur de l'évaluation diagnostique et de la réponse qualifiée qui peut être apportée, mais aussi de la gestion et de l'accompagnement de situations de crises.
3) - On ne peut plus continuer en raisonner en termes de blocs public-privé, surtout d'une façon aussi fausse et projective que cela a pu être fait ces derniers temps. Dans toute situation de pénurie associée à une expansion des besoins, il s'agit plutot de répartir les ressources humaines, en fonction de l'essentiel :
Les libéraux assurent au moins trois missions particulières :
- la continuité des soins sur des périodes qui peuvent être longues (indispensable en psychiatrie)
- l'individualisation et la pratique directe des soins, avec engagement du praticien, libre choix, paiement à l'acte et ajustement des horaires dans un système conventionné avec possibilité de prise en charge à 100%.
- la banalisation sociale de l'acte psychiatrique, qui est un acte de proximité confidentiel, comme c'est le cas pour les autres spécialités.
Les publics assurent ou devraient pouvoir assurer :
- des actes de haute technicité pendant une période aussi courte que possible sans rupture de l'inscription sociale,
- un cadre institutionnel stable, offrant une palette de moyens gradués, qui participent à la réinsertion du patient.
A partir de là, on peut concevoir des espaces mixtes comme :
- les urgences
- la psychiatrie de liaison (en activité de consultation)
- l'animation et la médicalisation de certaines structures spécifiques (autrefois confiées aux internes)
- la recherche
- la formation
4) Quelles organisations ? Je ne crois plus aux grandes organisations planifiées mais à des organisations loco-régionales, adaptées aux besoins et à la demande de la population et des patients, et structurées par des bonnes pratiques thérapeutiques qui sont loin d'être toutes déjà élaborées. L'élaboration de ces pratiques devrait être d'ailleurs une initiative décentralisée, s'appuyant sur un pôle documentaire et impliquant de façon régulière un groupe d'intervenants s'associant autour d'une question commune d'actualité particulièrement pertinente. Réciproquement, quand ces guides seront faits ou consensus établis, avec évidemment une place importante réservée au colloque singulier qui donne sa véritable capacité à un cadre général de prise en charge, il importe que les moyens existent (par exemple pour l'accueil des urgences par un psychiatre).
Ce repérage de l'indispensable dans le soin étant établi (et où le psychiatre doit assumer la place centrale qu'il a à jouer avec les patients), il faudra trouver les autres participants éventuels qui pourraient intervenir dans des postes, en fonction des compétences qu'ils réclament. S'il manque du médical, il faudra former des généralistes, s'il manque des fonctions que peuvent remplir d'autres corps professionnels, il faudra faire appel à eux, mais à partir du cadre thérapeutique que nous aurons déterminé et pas simplement pour remplir des postes vacants. Ce cadre thérapeutique implique, répétons le, une excellente qualification, du temps et un engagement dans la continuité. Attention à la déqualification qu'ouvriraient les psychiatres s'ils se désengageaient eux-même de l'implication directe dans le soin.
Dr Jean-Michel THURIN 9 rue Brantôme 75003 PARIS Tel 01 48 04 73 41 - Fax : 01 48 04 73 15 - mail : jmthurin@internet-medical.com
SD KIPMAN
Les problèmes de démographie psychiatrique commencent à inquiéter sérieusement tous ceux qui se sentent concernés par la pratique et l'organisation de la santé mentale en France.
Pourtant, les questions se posent (ou auraient du se poser bien avant) quand la majorité des collègues, craignant pour leur pouvoir ou leur clientèle, ont cru devoir accepter les mesures malthusiennes de réduction du nombre de psychiatres en formation, par la limitation du nombre d'internes et la suppression du diplôme d'études spécialisées.
1. Actuellement, on aborde les questions de démographie par trois voies différentes :
- la baisse des effectifs prévue dans les années 2005-2010, effet de la réduction du nombre des internes en formation. Ces prévisions étaient connues depuis longtemps, mais l'échéance, corrélée aux craintes millénaristes, approche ;
- le déficit criant de psychiatres hospitaliers dans certaines régions où, d'ailleurs, manquent aussi des psychiatres privés. Ce déficit risque de s'aggraver encore en raison même de la baisse des effectifs ;
- l'augmentation très sensible de la charge de travail des psychiatres privés un peu partout, ce qui n'a rien à voir avec l'item précédent. Les psychiatres publics sont, eux aussi, soumis à des demandes et des missions croissantes.
2. On voit d'emblée qu'on ne peut se contenter d'un raisonnement simpliste de gestionnaires comptables : cette baisse démographique et l'augmentation de la demande des besoins et des exigences touchent à des questions essentielles qui justifient pleinement la réflexion scientifique soutenue, amplifiée par la FFP. Je cite, en vrac, et sans souci d'exhaustivité :
- le rôle et l'identité du psychiatre, dont les dernières années ont vu le cadre plus nettement cerné ;
- l'accès direct au psychiatre, base de fonctionnement d'une psychiatrie de première intention, au contact de la population, réclamé à la fois par l'ensemble des psychiatres privés, et les psychiatres publics sensibles au travail de secteur ;
- le problème des soignants, des auxiliaires médicaux, des " applicateurs de soins ", avec la question particulièrement délicate des psychothérapies, qui pose : la question de la prescription et de l'auto-prescription des soins, et de la responsabilité du prescripteur et du soignant ; et, bien entendu, la vaste question de la prévention que je compte bien développer à d'autres moments.
Mais la réflexion ne peut suffire car il y a urgence.
3. En effet, il faut constater que si la pénurie n'est pas imminente, elle est déjà là ; et il nous faut déjà, souvent dans l'impréparation et l'insatisfaction, y faire face. A cette pénurie, concourent deux ordres de facteurs :
- la volonté des pouvoir publics de réduire le nombre de spécialistes en faisant mine de vouloir revaloriser le rôle du généraliste, et surtout en cherchant à démédicaliser ce qui l'était jusque-là.
Cette démédicalisation, quels qu'en soient les motifs (changement de ligne budgétaire et réduction des coûts en passant du sanitaire au social, industrialisation et standardisation de cet espace d'individualisme qu'est la médecine, etc...) a déjà largement frappé les établissements privés du secteur médico-social, où les postes de psychiatres se voient supprimés ou réduits au profit d'autres médecins confondus, de généralistes, voire de travailleurs socio-éducatifs. On ne sait pas bien pourquoi on serait mieux ou aussi bien soigné s'il y avait moins de médecins, et beaucoup moins de spécialistes (il y faudrait des études de santé publique). On ne sait pas bien sur quels critères on peut affirmer qu'il y a trop de psychiatres, dans le moment même où se pose la question de savoir qui d'autre qu'eux pourrait faire leur travail ; car, à l'inverse, la psychiatrie a vu, ces dernières années, se dévoiler de nouveaux champs d'activité. Je refuse absolument l'idée qu'il s'agit de nouvelles clientèles. Il s'agit de missions (par exemple, le rôle d'acteur de santé publique reconnu par le code de déontologie ; par exemple encore, la mission d'intervention précoce lors de traumatismes collectifs ; par exemple enfin, la prévention et le travail en réseau) et de champs jusque-là ignorés par méconnaissance et parce qu'ils représentaient des populations moins importantes (nourrissons, personnes âgées ou " exclus "),
pour ne pas parler de la psychosomatique et de la réelle démystification de la psychiatrie et des psychiatres.
4. Il nous faut donc démontrer :
le danger, en termes de santé publique, et l'inanité (par son manque de réflexion) de la politique des pouvoirs publics depuis des décennies, la réalité de ces champs d'activités nouveaux autrement, bien sûr, qu'en termes de marché. Les Syndicats s'y emploient avec plus ou moins d'énergie ; ils ont besoin d'arguments.
5. Je voudrais, en outre, indiquer quelques pistes de réflexion et d'action moins utopiques qu'il n'y parait, même si certaines paraissent aller à contre-courant, soit de la politique menée, soit des idées reçues : augmenter considérablement le nombre d'internes en psychiatrie. Même si la France est un pays très psychiatrisé, nous sommes encore loin du compte.
Et, si la France étant, dans ce domaine, un peu en avance sur les autres, eh bien, soulignons cette exemplarité ; il nous faut travailler à une compatibilité des statuts des psychiatres.
Nos collègues salariés devraient pouvoir changer d'institution et passer des années dans le service public sans perdre leur ancienneté, et réciproquement. J'ajoute, au risque de faire grincer des dents, que les contraintes et contrôles que subissent et subiront les psychiatres privés, englués dans une " logique assurantielle ", sont tels, que ces " libéraux " seront, de fait, non des " entrepreneurs privés ", mais des travailleurs à domicile. Alors pourquoi pas leur imaginer une progression de carrière possible entre pratique à domicile et pratique institutionnelle ? Cela compléterait le nécessaire statut des temps partiel à l'hôpital ; il convient par contre de refuser absolument de " brader " nos activités, même provisoirement, à qui que ce soit qui n'ait ni la formation (initiale et continue) des psychiatres, ni leur engagement, ni leurs responsabilités
(croissantes) ; d'autant que des délégations d'activités (comme ce que j'ai appelé ailleurs les " psychothérapies médicales ") peuvent se développer considérablement, non seulement dans le travail institutionnel, mais dans le travail en réseau, en partenariat ou, comme on l'appelait et nous l'avons largement expérimenté, en secteur.
Ces quelques réflexions n'ont d'autre objectif que d'amorcer discussions et réflexions, donc d'alimenter et d'argumenter nos actions.
Dernière mise à jour : Dr Jean-Michel Thurin