La crise suicidaire (Définition et limites)

Pr Pierre Moron

Thématique essentielle de toute réflexion sur le suicide, la crise suicidaire a fait l'objet d'assez nombreux travaux (24).

Sa connaissance, sa reconnaissance par tout intervenant en la matière est indispensable afin de prévenir le passage à l'acte suicidaire, spécialement chez un sujet "à risque", adolescent par exemple (20) dont on connaît bien maintenant les vécus dépressifs, base usuelle de la conduite suicidaire, et la dépressivité (1).

La crise suicidaire est toujours sous-jacente à une conduite suicidaire et peut être son aboutissement (en matière de suicide comme en psychologie générale, le terme de conduite implique une certaine élaboration d'un comportement qui, lui, serait plus instinctif).

Ainsi, alors qu'en créant le GEPS en 1969 nous l'avions intitulé "Groupement d'Etudes et de Prévention du Suicide", l'Association Internationale a choisi une autre formule : "Pour la prévention du suicide et les interventions en cas de crise", mariant ainsi judicieusement les deux termes.

Tout d'abord pourquoi parler de crise? : "Ce terme s'est introduit en psychiatrie par analogie au sens médical pour signifier "période de crise". Classiquement, il s'agit d'un changement subit dans l'évolution d'une maladie qui signe une aggravation ou une amélioration, mais aussi de l'émergence de manifestations pathologiques chez un sujet considéré comme sain. Elle correspond à un moment d'échappement où le patient présente un état d'insuffisance de ses moyens de défense, de vulnérabilité, le mettant en situation de rupture, de souffrance, laquelle n'est pas obligatoirement théâtrale ou bruyante au contraire" (35), certains l'ayant même vécue comme moment fécond d'une vie (19).

"Cette crise constitue un moment de rupture dans l'existence d'un être vivant ou d'un ensemble d'êtres, conséquence d'une perturbation du système de régulation assurant leur continuité et leur intégrité. C'est donc un phénomène qui recouvre des situations très variables dans leur nature puisqu'il peut affecter les domaines corporels, psychiques et sociaux. Elle doit être pensée avant tout comme un phénomène où une tension dynamique s'exerce entre les deux pôles dialectiques de l'individu et du groupe. Elle se délimite aussi comme la vie par des critères temporels ; elle a un début et une fin.

En même temps que le suicide se défaisait de sa conception psychiatrique (descriptive, nosologique) où il était aliéné à la maladie mentale par sa réduction à une composante constitutive de celle-ci, on était amené dans une conception psycho-dynamique à mettre l'accent sur la notion de crise suicidaire (33).

Quant au suicidaire, c'est celui "qui sans réaliser un geste directement auto-agressif multiplie par ses comportements les situations de risque où parfois sa vie, en tout cas sa santé, peut être mise en jeu"(13). Il convient classiquement de l'opposer certes au suicidé, mort par suicide, mais aussi au suicidant qui s'est manifesté concrètement dans un comportement dont la finalité autolytique n'est pas tant s'en faut toujours majeure. "Si ces trois catégories ne peuvent se confondre, elles ont à l'évidence un fond commun, celui qui consiste pour une personne à remettre en cause ce qui la fait vivante, agissante" (13). A signaler que l'appellation bien désagréable de suicidards a pu être attribuée à des sujets à comportement suicidaire répétitif (pouvant présenter un véritable "état de mal suicidaire" : 21) par telle équipe de service d'urgence ayant à s'occuper de ce qu'elle estime "des patients plus gravement atteints"(29).

Il est classique de décrire : la tentative de suicide, acte incomplet se soldant par un échec, dont l'intentionnalité suicidaire est donc souvent discutable ou de toute façon à discuter ; la velléité suicidaire, acte plus ou moins ébauché ; l'idée du suicide, simple représentation mentale de l'acte, voire le chantage au suicide dont il faut savoir aussi se méfier de l'apparence. Est exclu volontairement le concept de "parasuicide", pas forcément aussi négligeable qu'il est décrit (32). En tout espèce de cause, la bénignité apparente du geste (type phlébotomie : 31) ne doit pas faire exclure la prudence. Au total, se pose classiquement la question du dit et du non-dit dans les conduites suicidaires (18).

A ce sujet, on ne peut négliger ce qu'il est convenu d'appeler les fonctions suicidaires :à la suite de E. Stengel et N.G. Cook (40), nous nous sommes intéressé comme d'autres à cet aspect de la crise suicidaire très lié à l'intentionnalité d'un geste éventuellement mortel(28). C'est ainsi que si l'auto-agressivité est logiquement à la base de la suppression de soi, il convient, comme l'ont fait nombre de psychanalystes, de rappeler l'existence fréquente de l'hétéro- agressivité (base entre autres du chantage) ; sont également décrites la catastrophe, la fuite, la grande majorité des comportements suicidaires étant sous-tendue par la fonction d'appel justifiant la nécessité d'intervention systématique en matière de crise suicidaire. Cette dernière peut aussi se masquer sous une attitude de jeu, correspondre à un anniversaire ou dans le passage à l'acte à venir répondre à une attitude ordalique ou oblative…

Cette approche plus psychologique n'exclut naturellement pas l'importance de tel ou tel déterminant psychopathologique de la crise suicidaire.

N'y-a-t-il pas bien souvent derrière ces intentionnalités variées, constitutives de la crise suicidaire, un désir de vivre mieux (7), autrement (27) ou bien un désir d'absolu (10)?

"L'émergence de la crise suicidaire, véritable dérèglement du sens de l'auto- conservation trouve son moteur dans l'envahissement soudain du psychisme par une passion de destruction plus que par un désir de mort qu'on serait en peine de définir. Une des fonctions de la crise suicidaire est bien de court-circuiter l'espace et le temps inhérent à la communication. La crise suicidaire, quand elle devient publique constitue l'urgence par excellence, un moment décisif qui mobilise impérieusement l'autre" (33).

C'est dire les difficultés que peuvent éprouver en face d'elle l'omnipraticien ou le médecin hospitalier (39), en fait toute personne confrontée à sa reconnaissance chez l'autre, l'écoute du désir du suicide mettant en cause la position personnelle de l'écoutant, praticien ou pas (42).

Si un dialogue ne s'instaure pas, le geste suicidaire qui risque de survenir peut avoir alors comme signification un acte de communication …(41). Les écoutes du suicidant furent d'ailleurs le thème de la huitième réunion du G.E.P.S. en 1976 à Reims .

On doit à ce sujet évoquer le rôle important des associations, s'efforçant de prévenir le suicide, dont les pratiques ont évolué avec généralement abandon de la réponse "d'accompagnement" (jusqu'à la mort), adaptation aux appelants dits "chroniques" (11) et autres progrès dans l'écoute du suicidaire. La perception des motivations de l'appelant suicidaire est certainement une vraie base de prévention du geste auto-agressif (25) mais on est obligé de reconnaître que l'identification clinique du risque suicidaire est en toute espèce de cause bien souvent des plus difficiles (30).

Mais qu'en est —il de la durée de la crise suicidaire? Il s'avère aussi qu'elle peut être très variable, allant au minimum de quelques secondes (tel le brusque raptus suicidaire du grand mélancolique) à des formes beaucoup plus durables de quelques heures, jours ou mois, voire années, certains n'hésitant pas à la reconnaître dès la naissance comme cela a pu être décrit à l'occasion de la mort puerpérale de la mère avec deuil d'une réparation narcissique fondamentale chez l'enfant "dans le cadre d'un vrai roman paradoxal" (37).

La crise suicidaire peut également être variable dans le temps avec de véritables fluctuations d'intensité ou même des mutations ou également réapparaître après le passage à l'acte avec danger de récidive (17) et souvent phénomène "d'escalade" dans les moyens auto- agressifs employés.

Nous n'insisterons pas sur les évènements de vie, facteur déclenchant ou amplifiant la crise suicidaire (12) dont on peut éventuellement juger de l'impact dans les lettres de suicidant (4) et rappellerons que désormais la provocation du suicide est inscrite dans le Nouveau Code Pénal (2).

Il convient maintenant d'évoquer le problème des équivalents suicidaires (dans le cadre des limites de la crise suicidaire) que M. L. Farberow (14) et l'Ecole Américaine de Suicidologie ont défendu sous le concept d'auto-destruction directe ou indirecte (38).

Mériteraient une telle appellation le refus de traitement en connaissance de cause, certaines toxicomanies au cours desquelles le sujet est averti et conscient de sa déchéance progressive et toutes les conduites de risque choisies sans obligation avec conscience du danger couru, jeu avec la vie et avec la mort tel qu'on le rencontre en particulier chez certains adolescents (22).

Certains ont voulu aller plus loin et cliniquement (ou théoriquement) et considèrent comme équivalents suicidaires : l'anorexie mentale (8) le syndrome de glissement, la prise d'otage (5) et même le symptôme psychosomatique (16) ; nous avons nous-même décrit dans ce cadre certaines formes curieuses de don du sang (26).

Au total, c'est dire que sont souvent floues les limites de ce qu'il est convenu d'appeler la crise suicidaire.

Peut-il y avoir d'ailleurs crise suicidaire collective? D'assez nombreux évènements évoquant de tels faits ont donné souvent naissance à une publicité médiatique. Il est tout à fait évident que dans ces cas de suicides à plusieurs, voire collectifs, il ne s'agit pas toujours tant s'en faut de crises suicidaires mais de problèmes d'ordre potentiellement médico-légal.

Enfin, on doit rappeler la "contagiosité" de la crise suicidaire, en particulier en milieu institutionnel (6) (36).

Existe t-il au total un syndrome présuicidaire avec majoration de la "crise de base"? Pour E. Ringel (34), il est usuel, constitué d'une triade faite de constriction de la personnalité, d'inhibition de l'agressivité et de fuite vers les phantasmes de suicide (dans ses premiers ouvrages, cet auteur parlait de rétrécissement de l'affectivité et d'accroissement de l'agressivité). Pour R. E. Litman (23), il n'y a non pas tant un syndrome présuicidaire qu'un potentiel suicidaire latent lequel éclate au cours d'une crise pendant laquelle le sujet, directement ou indirectement, suggère à son entourage son idée de suicide et modifie son comportement habituel (43).

Ce qui amène à évoquer l'état d'inquiétude suicidaire voire de crise qui peut apparaître au cours de toute psychanalyse, posant un délicat problème au psychanalyste (parfois piégé par une prétendu syndrome présuicidaire : 15) mais se révélant être à mon sens, si elle est "dépassée", une garantie de réussite d'une psychanalyse approfondie (type didactique, suivant l'appellation maintenant périmée).

On ne serait trop également souligner le rôle des systèmes sérotoninergiques dans la genèse des troubles de l'humeur et du comportement et en particulier dans les passages à l'acte et de façon plus large l'aspect iatrogène et pharmacogène de certaines crises suicidaires (9) ou même l'utilisation suicidaire au sortir de la consultation des médicaments prescrits par le généraliste ou même le psychiatre ayant sous-estimé ou n'ayant pas objectivé la détermination suicidaire du patient.

Telle se présente la crise suicidaire que peu d'auteurs négligent dans leurs écrits sur le suicide : c'est pourtant le fait de J. Baechler (3) qui dans l'Avant-propos de son livre "Les suicides", considéré habituellement comme un ouvrage classique en tant que "théorie générale partant de l'étude de cas", reconnaît : "Je ne suis pas médecin, ni psychiatre, ni psychanalyste ; je ne suis pas moraliste, ni philosophe, ni théologien ; je ne suis pas ethnologue, ni psychologue et si peu sociologue".

Ceci explique peut-être cela.

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Dernière mise à jour : mercredi 15 novembre 2000 14:59:52

Monique Thurin