Débutée en 1982 et soutenue par M. Le Dr. Michel Monroy, Chef de service à lhôpital Intercommunal de Villeneuve Saint-Georges, dans la banlieue parisienne, cette recherche a porté sur un mode dabord systémique de la crise suicidaire. Plusieurs difficultés furent demblée présentes quil importe de signaler, celles-ci étant quasi-systématiques au sein des différentes équipes avec lesquelles nous avons été amené à collaborer, et ont une forte valeur pédagogique : il est légitime de les considérer comme représentatives des résistances de la population générale.
La résistance des équipes : " que font les Psys ? ", avons-nous à de nombreuses reprises entendu de la part des services durgence : infirmières, aides-soignantes voir parfois réanimateurs devant les récidives suicidaires.
La Tentative de Suicide (T.S.) génère chez chacun dentre nous une contre attitude négative, il est en effet du domaine du blasphème, du péché dans toutes les croyances que dattenter volontairement à ses jours. De plus, élément tout à fait remarquable et cohérent avec cette importante résistance : il nexiste toujours pas, que ce soit dans les questions dinternat ou dans les écoles dinfirmières, de question : Conduite à tenir devant une TS. non compliquée.
Il est un fait que tous les sujets qui attentent à leurs jours présentent une détresse psychologique. Mais, quand on travaille aux urgences dun hôpital général, lentretien initial ne décèle que peu de syndromes psychiatriques avérés. Les statistiques varient si lon se situe au sein dun service de psychiatrie, ou dans un service de réanimation : le premier entretien ayant lieu au réveil dun coma.
Trois groupes de pathologies représentés et, identifiés, ne posent relativement que peu de problèmes thérapeutiques. Sil sagit détats dépressifs ou délirants : la TS. appartient aux syndromes et le traitement est celui de laffection causale réalisé au mieux dans les services spécialisés. Plus complexe est labord des pathologies limites, de plus en plus représentées dans un service de réanimation dite lourde, ces dernières années, elles ont fait lobjet de communications antérieures.
Lhôpital de Villeneuve-Saint-Georges recevait aux urgences dans les années 80 à 90 plus de 1000 TS par an. Le Dr Monroy avait souhaité que nous nous occupions des 800 à 900 suicidants qui ne présentaient pas de syndrome psychiatrique avéré mais qui néanmoins récidivaient.
Nous prendrons donc comme type de description la forme la plus fréquente : la TS médicamenteuse dun sujet entre 15 et 25 ans qui à lexamen ne présente ni syndrome psychiatrique avéré ni complication somatique de son geste.
2. Les faits statistiques
Nous savons :
- En cas de première TS, la récidive aura lieu dans un cas sur deux le plus souvent dans lannée qui suit ce premier geste ;
Le suicidant : nous avons été à de nombreuses reprises surpris par le calme et lapaisement apparent des suicidants au lendemain de leur geste, linterrogatoire plus fin a montré que ce calme nest pas dû à la nature des produits ingérés mais datait très précisément de linstant de la décision suicidaire.
Lavant TS, première étape de la séquence suicidaire dune durée extrêmement variable, se situe dans un continuum quotidien peu mobilisant aux plans personnel, relationnel et familial.
Certains auteurs canadiens ont décrit la période pré-suicidaire, marquée par :
On retrouve souvent un facteur catalysant qui sintègre dans ce processus: de la rupture affective fréquente à ces âges à la simple mauvaise note, il a toujours une répercussion directe sur le registre narcissique.
En fait, le sujet décrit une montée progressive de son anxiété alliée à un sentiment disolement croissant, dincompréhension de lentourage ; dans ce moment des messages de détresse ont souvent été émis sous une forme très particulière (plaintes somatiques par exemple) par conséquent inaudibles par son entourage
Quand bien même les messages auraient été écoutés, ils ne pouvaient être entendus à leur juste valeur : quel parent ou proche peut envisager ce genre de geste chez son enfant ?
À linterrogatoire est les plus souvent retrouvée : une sensation dimpasse alliée à une importante anxiété qui progressivement arrive à une acmé, moment précis de la décision suicidaire. Cette décision saccompagne dune brutale et importante baisse de la tension et de lanxiété du sujet.
Cest ainsi que différents auteurs ont comparé ce moment à " un phénomène de type orgasmique "
Dès lors lambiance a changé, comme en attestent différentes études menées soit sur les circonstances de découverte des suicidant :
soit sur leurs éventuelles lettres qui montrent une " lucidité ", une détermination et surtout un calme très étonnant contrastant avec lanxiété décrite antérieurement.
Ces circonstances allant parfois jusquà de véritables mises en scène évoquent des rituels religieux, ou rites de passage.
Ceci nous a invité à penser la TS comme une initiative, une réalisation de type solution (vérifié par le dire des suicidant) de nature ordalique.
Tout se passe comme si, à ce moment sétablissait une action réaction entre le sujet et un référentiel soit de type hasardeux soit de type religieux, le sujet laissant le soin au hasard de décider en son lieu et place de sa survie ou de son décès.
Véritable " roulette pharmacologique " son devenir appartient au hasard.
Trois remarques simposent :
Enfin, schéma original dans la pratique des soins, la TS. Fonctionne comme une solution, cest la solution qui pose problème ; soccuper de suicidants signifie intervenir à contre solution.
Chacun de ces différents points a fait lobjet de développements dans des articles antérieurement publiés.
Nous lavons signalé dès lintroduction : lauto-désignation suicidaire est transitoire, le sujet va bien le Lundi, il agit son geste le Mardi et le Jeudi est de retour à ses occupations, souhaitant chasser au plus vite de son esprit cet épisode.
Une prise en charge psychologique est difficile à mettre en place, le taux de suivi après un passage aux urgences ou une hospitalisation brève est en effet de lordre de 5 à 10 % lorsque les patients sont vus comme le prescrivent les circulaires. Dautres services ont des protocoles spécifiques ce qui, bien sûr, améliore les taux de suivi.
Si la TS. est une solution, même si nous savons que les récidives sont à venir, dans le moment où nous les voyons : la solution a fonctionné, la boucle est bouclée, lapaisement est apparu, la sensation dimpasse et lanxiété nexistent plus.
Sans négliger le degré de préparation des gestes eux-mêmes : isolement, heure de rentrée prévisible de lentourage, téléphone décroché, doses ingérées, personnes contactées, nous considérons quil nexiste pas de " ptite TS. " contrairement à ce que certains parents ont voulu nous dire.
Dans son rapport à soi ou à autrui, introduire lhypothèse de sa propre mort provoquée et volontaire est pathologique quels que soient les doses, les scénarios et les moyens utilisés.
La nature même de cette population, caractérisée par la plasticité et la rapidité de ses affects, ainsi que leur intensité impose une mobilisation rapide, une permissivité à propos des superlatifs et lacceptation dintolérances, rejets et de propos vifs dusage très courants dans cette tranche dage.
Nous considérons que la sortie active du référentiel habituel familial et relationnel pour solliciter le système des soins durgence et les hôpitaux possède véritablement le statut dune demande qui ne peut sexprimer autrement.
Ce propos est tout à fait central : il sagit de lemploi du verbe chez les suicidants et leur entourage : nous pensons que les jeunes ne peuvent mettre des mots, nont pas un stock suffisamment précis de verbes pour exprimer la complexité des sentiments et des ressentis qui les assaillent lors de la première phase de la séquence suicidaire. Les mots des maux nexistent pas où sont réduits à leur plus simple expression dans la phase de crise que traversent ces familles.
Un autre aspect : il semble que lintolérance aux conflits favorise les ruptures de communication et fasse office de discours dans nombre de situations.
Les conditions de vie sociale doivent être considérées : la nécessité de la performance, limportance de lusage de la télévision et des prescriptions médicamenteuses, sont autant déléments qui convergent vers un appauvrissement de lélaboration à propos des malaises voire des épisodes de détresse que nous connaissons tous.
Il est un fait que la question a de moins en moins de place, surtout péjorative, désagréable voire douloureuse.
En effet, dans plus de la moitié des familles suivies, nous avons retrouvé des antécédents familiaux de TS ou de suicide (connu ou inconnu du suicidant), ceci nous aide à caractériser des " familles à transaction suicidaire ". Tout se passe comme si : malaise, détresse et TS ne forment quun et sont entourés dun halo douloureux qui rend ces questions encore plus taboues, il semble sagir à cet endroit comme un trou du langage qui appartient à la communication de chaque famille donc participe très certainement à la transmission.
Enfin, avant daborder le suicidant, il est important de garder présent à lesprit que son geste correspond à une panne des mots, un sentiment disolement ; cest pourquoi, lattitude de neutralité classique doit être reconsidérée au profit dun " aller vers " sous peine de constater rapidement la réactivation dun vécu disolement probablement proche de celui quil vient de vivre .
Dans le moment où nous voyons les suicidants, la solution a fonctionné, leur préoccupation est de retourner au plus vite à leur quotidien voire doublier lépisode actuel.
" Je nai pas besoin de psy, je ne suis pas fou " se sont exprimés nombre de jeunes patients à juste titre lors de notre arrivée.
Comme cette jeune Maman qui dès mon arrivée me questionna sur le jour de la semaine, et après ma réponse, mit 5 minutes à se lever, shabiller et senvoler après 36 heures de coma pour être à lheure à la sortie de lécole, sans autre forme de procès ou de formalité administrative. Cela se passait au début de la recherche, elle y a grandement participé.
Tranchant avec le calme du suicidant, les familles ont vécu éveillées : le Samu, les urgences, lintubation, la réanimation, lattente, le soulagement au réveil du coma ; elles sont dans une agitation anxieuse et déstabilisée.
Dans la grande majorité des cas, ne pouvant accepter le fait suicidaire, la réaction spontanée à lemporte-pièce est à la dénégation :
Ou à la banalisation :
Ou des tentatives maladroites dauto-culpabilsation :
Lorsque les familles se manifestent, certaines nen ont pas le temps soit du fait de la brièveté du séjour à lhôpital soit, plus surprenant, du fait de leurs occupations professionnelles, elles sont choquées, agitées, anxieuses, ce qui contraste avec létat du suicidant.
Il nous est apparu judicieux daborder le problème comme il se pose : avec les mêmes acteurs, ceux qui vivent sous le même toit, ce qui, dans un premier temps résoud toutes les hésitations en cas de famille recomposée.
Cest ainsi que nous proposons aux familles qui se manifestent de venir pour un premier entretien familial le plus tôt possible après lacte suicidaire.
Sont réunis le suicidant et son entourage, nous avons toujours refusé de recevoir les petit(e)s ami(e)s malgré les demandes réitérées de certaines familles.
Le calme du suicidant, véritable chef dorchestre parfois, contraste avec lagitation familiale. Nous procédons souvent par un recadrage rapide afin de situer lentretien : par exemple en questionnant le patient " avez-vous vraiment voulu mourir ? ".
Cette question permet entre autres de :
Il sensuit un travail précis et précautionneux, véritable initiation familiale sur les mots de sa détresse. Il nest pas nécessaire de phase dite " daffiliation et dévaluation de la demande" ou plus précisément dacceptation de ce lieu comme espace thérapeutique par les différents participants.
Lémotion, entre le patient calme et ses proches anxieux va progressivement sharmoniser. Ils vont pouvoir commencer à se parler, rassurés par notre présence et guidés par les directions que nous suggérons :
. Le suicidant accepte dans un premier temps la tentative de ses proches de présenter son geste totalement hétérogène à leur contexte : " nous ne comprenons pas ", " nous ne savons pas ce qui est arrivé ", ainsi que les velléités " dexplications causales logiques extérieures " signalant de fait lélément précipitant ou catalyseur du geste.
Tout se passe comme si la TS. devait, dans le registre de la déculpabilisation du groupe, prendre un statut le plus hétérogène possible, étranger à la famille. Cet événement ne peut être que totalement isolé ; notre travail, en prenant soin de ne pas contredire ses intentions et en favorisant les exposés des autres difficultés, repositionne donc au cours de la première séance, la TS dans lactualité des problèmes de la famille. Dans un deuxième temps, la même exploration va dans lhistorique de cette famille, cest ainsi, sans tracer le génogramme cher aux thérapeutes familiaux que nous découvrons, souvent en même temps que le suicidant les éventuels antécédents suicidaires familiaux présents dans près des deux tiers des cas.
Cest ainsi que nous modifions la communication familiale spontanée de la troisième partie de la séquence suicidaire : laprès-TS. Véritable initiation, nous abordons avec la famille sécurisée et invitée par notre présence active à découvrir les mots de la détresse ; progressivement, celle-ci change de statut : synonyme disolement, elle soriente vers un partage. La gestion spontanée familiale propice à la récidive dans la banalisation dénégation désignation est transformée par la famille elle même en émotion partagée marquée par le dialogue et les discours sur et autour de la crise tant avec une résonance diachronique que synchronique.
Ce premier entretien, consécutif à une TS., de thérapie brève de famille de suicidant procède par :
- Une qualification du geste suicidaire de façon acceptable et sécurisante afin quil ne reste pas lettre morte ;
- Une habilitation ou plus rarement une réhabilitation du langage comme véhicule démotions complexes au sein de la famille ;
Le premier entretien sachève, correspondant au retour au domicile, aucune conclusion, aucun bilan nest de mise, un rendez-vous est fixé dans quinze jours. Le plus souvent cet entretien précède la sortie de lhôpital.
Lambiance de la famille est, au sortir de cette séance, plus apaisée, harmonisée. Ils ont pu initier un autre mode de communication à propos de leurs différents problèmes dans lici et maintenant de la séance en notre présence, en toute sécurité daffects. La séance étant filmée, la trace ne leur appartient pas, la bande vidéo fait partie du dossier, est soumise au secret médical avons-nous eu soin de leur préciser au début de lentretien.
Tout se passe comme si la voie de la banalisation était bloquée ou changée, ainsi que celle de la culpabilité individuelle ou groupale. Les différents protagonistes ont pu expérimenter quelques principes systémiques de communication, ont perçu nombre dinteractions, ont abordé la complexité dans leur vécu familial.
Le taux dabsence est faible. Après deux semaines, les activités de chacun ont été reprises de longue date.
La discussion reprend demblée, chaque participant a quelque chose à dire, comme si lémotion partagée lors de la première séance avait permis à la parole de circuler. De toute évidence, laspect " en relation " des malaises des individus de la famille est admis ainsi que la résonance du groupe aux problèmes de chacun.
Très souvent les sujets spontanément abordés, en relation avec ceux de la première séance, le sont dune manière différente. Tout se passe comme si les deux semaines passées avaient permis à chacun de poursuivre sa réflexion. Cest ainsi que des tentatives de compréhension des mécanismes relationnels et de communication sont esquissées avec une volonté de faire constater aux autres la nouvelle ouverture de pensée.
Cette séance est sous le signe de lapprofondissement de la réflexion : reprendre les interactions sur trois générations est fréquent, le génogramme savère souvent nécessaire, les uns et les autres commentant tour à tour les personnalités évoquées, apprenant de nombreux secrets de famille au passage, pouvant, en notre présence garante de lobtention dune réponse, poser des questions. Il est souvent incomplet à la fin de cette séance et peut parfois le rester même si nous prenons soin de lafficher pour le dernier entretien.
Le troisième entretien, un mois après le second, vient clore de fait notre travail et donc la séquence suicidaire comme il avait été convenu avec les familles dès le début du protocole.
La phase aiguë est ancienne, les familles se montrent détendues, le taux dabsence est dun tiers environ. La question de la suite à donner est importante et occupe un bon moment, il sagit dune décision commune à la famille en prenant compte de notre avis.
Plusieurs possibilités se présentent :
Cette dernière éventualité était plus rare, nous ne souhaitions pas, sous peine de risquer dembouteiller notre dispositif durgence, entamer des thérapies au long cours.
À loccasion dun travail de thèse, nous avons pris contact téléphoniquement avec 65 familles venues aux entretiens familiaux que nous avons comparé à une population témoin non convoqué à nos entretiens.
Outre un nombre important de familles qui avaient déménagé au sein des deux sous population, variable impossible à corréler, plusieurs constatations simposèrent :
- Très bon accueil téléphonique de cet interne qui venait prendre des nouvelles de la famille,
Ces résultats encourageants ont confirmé certaines de nos hypothèses : la pertinence du protocole TBFS, la possibilité de ces familles à transactions suicidaires dutiliser le corps souffrant comme média pour les détresses qui ne peuvent se dire, enfin et cest peut-être lessentiel le protocole comme frein à la redondance de la séquence suicidaire.
Au cours de ces années de recherche, nous avons pu approcher au plus près un phénomène fréquent, complexe, grave et préoccupant.
Un premier aspect était de considérer la question de la tentative de suicide au plus près, comme elle se pose, en labordant dans son contexte, dans sa célérité, avec les protagonistes présents.
La question était de tenter délaborer, mettre en place et expérimenter lapport des thérapies systémiques dans cette indication..
Devant léchec logique des caractérisations de profil type de suicidant du fait du polymorphisme et de la répartition des passages à lacte, nous avons tenté de déterminer certains points communs des familles à transaction suicidaire, ainsi quune méthodologie dintervention.
Dernière mise à jour : dimanche 29 octobre 2000 19:36:11 Monique Thurin