Pour le médecin psychiatre, la question du suicide soulève inéluctablement celle dune pathologie mentale associée ou révélée. Le recours au psychiatre sen trouve ainsi justifié. Pour des raisons éthiques et juridiques, elle est même au centre de ses préoccupations face à tout sujet examiné, a fortiori suicidaire, suicidant ou suicidé.
Les données dont nous disposons ont tenté dapprécier la fréquence des troubles mentaux chez les patients suicidés. La plupart des autopsies psychologiques retrouvent un pourcentage très élevé de lordre de 90 à 95% de troubles mentaux [13,30].
La notion de crise suicidaire renvoie à celle de crise, certes à la mode , mais sans spécificité psychiatrique. Ce terme populaire sest vu approprié par certains psychiatres: " psychiatrie durgence, médecine de la crise "[20] pour rendre compte de certaines situations de détresse psycho-sociale qui nont guère à voir avec une authentique pathologie mentale. La crise constitue un moment de rupture dans lexistence du sujet, à la faveur de la convergence de facteurs internes et externes [52]. Parmi ces facteurs internes, se situe la pathologie mentale, en sachant quelle est elle-même susceptible de rentrer en résonance avec des facteurs extérieurs. Les patients déprimés rapportent en moyenne 3 fois plus dévénements de vie dans les 6 mois qui précèdent le début de létat dépressif par rapport aux sujets témoins appariés. Le geste suicidaire peut " sinscrire dans le déroulement de la crise comme tentative de réduction des tensions internes auxquelles le sujet est en proie " [52], comme lagitation ou les actes hétéro-agressifs. La crise suicidaire peut être aussi loccasion de révélation dune authentique pathologie psychiatrique.
Un consensus international existe sur labsence de prédictivité possible du suicide [13, 3O]. Même dans une population de malades atteints de troubles de lhumeur, Goldstein et al concluaient en 1991 : " sur la base des connaissances actuelles, il nest pas possible de prédire le suicide , même dans un groupe de malades hospitalisés à haut risque " [29]. On cite volontiers létude de Pokorny [47] qui isolait dans une population de 4800 patients psychiatriques 803 malades à haut risque. A 5 ans, 67 patients étaient morts par suicide. 30 patients faisaient partie de la sous-population à haut risque, et plus de la moitié navait même pas été repérée avec un risque suicidaire.
Les maladies psychiatriques habituellement incriminées sont les états dépressifs, les états anxieux, les états psychotiques aigus ou chroniques et les états psycho-organiques démentiels ou confusionnels [4,8,12,15,23,30,31]. La prise de toxiques, alcool ou autre, peut constituer un facteur de risque , quelle soit occasionnelle ou organisée en abus ou dépendance en résonance avec une pathologie de laxe I ou de laxe II (DSMIV).
On retient habituellement un chiffre de 10 à 13 % de décès par suicide chez les schizophrènes, avec un nombre de tentative de suicide qui en concernerait 18 à 55% [50].
Les facteurs de risque régulièrement individualisés sont les suivants :
- le sexe masculin, le bon niveau intellectuel pré-morbide, labsence dactivité professionnelle, lisolement social, lexistence de hautes aspirations sociales. Ce sont en fait des facteurs peu spécifiques car retrouvés dans la population génèrale.
Il en est de même des antécédents de tentatives de suicide et de la comorbidité toxique.
- les premières années de la maladie, les trois mois suivant la sortie de lhôpital, une évolution volontiers récurrente, avec de nombreuses rechutes et hospitalisations.
Larticulation éventuelle avec un syndrome dépressif est aussi à prendre en compte. La phase de dépression post-psychotique chez un schizophrène de bon niveau éducationnel confronté à la réalité de son handicap pourrait constituer le prototype de la crise suicidaire où se conjugueraient manque despoir et vide psychotique comme facteur de passage à lacte.
Le risque suicidaire dans les troubles de lhumeur
Ils sont considérés comme la première cause psychiatrique de suicide. En fonction de la nature et du type de trouble de lhumeur, on souligne habituellement :
Des facteurs de risque non spécifiques sont à nouveau à rappeler :
- sexe masculin, isolement social, antécédents de tentative de suicide ;
-anxiété psychique sévère, attaques de panique, insomnie majeure, anhédonie sévère, abus dalcool constituent des facteurs de risque à court terme alors que les antécédents de suicide, les idées de suicide et un désespoir marqué le sont à plus long terme [24] ;
- la comorbidité état dépressif majeur et trouble de la personnalité de type border line accroît le risque de tentative de suicide [51]
Les idées de mort ou de suicide font partie intégrante des symptômes constitutifs dun état dépressif caractérisé : souvent présentes, parfois demblée, plus volontiers au fil de la constitution du tableau dépressif, elles peuvent sorganiser en scénario suicidaire ou être à lorigine d un passage à lacte suicidaire. La notion de crise suicidaire semble en deçà de létat dépressif constitué. Le concept de dépressions brèves récurrentes [3], si décrié, pourrait probablement y faire écho en sachant quil paraît impropre de parler de syndrome dépressif sur un temps aussi bref, qui court-circuite toutes les hypothèses psychopathologiques de létat dépressif en bonne et due forme (travail de deuil, notion de perte ).
Le risque suicidaire dans les troubles anxieux
Le trouble panique semble le plus incriminé, mais avec des données contradictoires [1] : Il pourrait multiplier par 10 le risque suicidaire, mais cest surtout son association avec un autre trouble psychiatrique, notamment dépressif, qui accroîtrait le risque de suicide accompli.
Lutilisation de substances toxiques, labus ou la dépendance alcoolique, certains troubles de la personnalité sont répertoriés comme des facteurs indéniables de risque suicidaire [30]. Il sagit volontiers de passage à lacte pouvant sinscrire dans une crise suicidaire mais aussi la court-circuiter.
Dans les troubles psycho-organiques, le risque est avant tout auto-agressif, en relation avec un délire des actes ou/et un vécu persécutif . Des réactions de panique anxieuse peuvent favoriser des gestes de desespoir en cas dassociation démence débutante-dépression.
Tentative de conclusion
La recherche dune pathologie mentale nous semble donc au cur de lapproche médicale de la notion de crise suicidaire dans la mesure où elle en constitue, en négatif, un temps diagnostique essentiel: éliminer un état dépressif caractérisé ou en voie de constitution, un trouble anxieux constitué, une pathologie schizophrénique, etc derrière lapparence de la crise psycho-sociale justifie notre spécificité et notre compétence de psychiatre. Elle ne dispense pas bien évidemment dapporter notre éclairage psychopathologique à la " crise ", suicidaire en loccurrence.
[1] Abbar M. Trouble panique et attaque de panique. Lempérière T. Le trouble panique. Collection PRID. Acanthe et Masson Ed ; Paris, 1998 : 47-69.
[2] Amador XF, Friedman JH, Kasapis C et al. Suicidal behavior in schizophrenia and its relationship to awareness of illness. Am J Psychiatry. 1996 ; 153 : 1185-8.
[3] Angst J. Dépressions brèves récurrentes. Olié JP, Poirier MF, Loo H. Les maladies dépressives. Flammarion Ed, Paris, 1995 : 223-33.
[4] Appleby L. Suicide in psychiatric patients : risk and prevention. Br J Psychiatry 1992 ; 161 : 749-58.
[5] Axelsson R, Lagerkvist-Brigss M. Factors predicting suicide in psychotic patients. Eur Arch Psychiatry Clin Neurosci 1992, 241, 259-66.
[6] Baechler J. Les suicides. Calmann-Levy Ed, Paris 1975 :650p.
[7] Barraclough B, Bunch J, Nelson B, Sainsbury P. A hundred cases of suicide . Clinical aspects. B J Psychiatry 1974 ; 125 : 355-73.
[8] Baxter D, Applby L. Case register study of suicide risk in mental disorders. Br J Psychiatry. 1999 ; 175 : 322-6.
[9] Beck AT, Steer RA, Kovacz M. Hopelessness and eventual suicide : a 10-year prospective study of patients hospitalized with suicidal ideations. Am J Psychiatry. 1985 ; 142 : 559-63.
[10] Beck AT, Steer AR, Sanderson WC, Skeie TM. Panic disorder and suicidal ideation and behavior : discrepant findings in psychiatric outpatients. Am J Psychiatry. 1991 ; 148 : 1195-99.
[11] Beck AT, Brown G et col. Relationship between hopelessness and ultimate suicide : a replication with psychiatric outpatients. Am J Psyciatry. 1990 ; 147 : 190-95.
[12] Beskow J. Suicide and mental disorder in swedish men. Acta Psychiat Scand. 1979 ; 277 (suppl) : 1-138.
[13] Bioulac S, Bourgeois M Ekouevi DK et al. Facteurs prédictifs du suicide : étude prospective sur 8 ans de 200 patients hospitalisés en psychiatrie.. Encéphale. 2000 ; 26(1) : 1-7.
[14] Black DW, Winokur G, Nasrallah A. Effect of psychosis on suicide risk in 1593 patients with unipolar and bipolar disorders. Am J Psychiatry. 1988 ; 145 : 849-52.
[15] Bourgeois M, Verdoux H. Le risque suicidaire dans les troubles bipolaires. Encéphale. 1997 ; Sp I : 35-41.
[16] Caldwell CB, Gottesman II. Schizophrenics kill themselves too : a review of risk factors for suicide. Schizophr Bull. 1990 ; 16 : 571-89.
[17] Casadebeig F, Philippe A. Mortalité par suicide dans une cohorte de patients schizophrènes. Ann. Méd. Psychol 1999 ; 157 : 552-6.
[18] Cohen LJ, Test MA, Brown RL. Suicide and schizophrenia : data from a prospective community treatment study. Am J Psychiatry . 1990 ; 147 : 602-7.
[19] Coryell W ,Noyes R, House JD. Mortality among outpatients with anxiety disorders. Am J Psychiatry. 1986 ; 143 : 408-510.
[20] Debout M. La crise suicidaire ou la " TS entre la rupture et le renoncement " . Debout M Psychiatrie durgence, médecine de la crise. Masson Ed, Paris, 1981 : 140-49.
[21] Deshaies G. Psychologie du suicide. Paris, PUF Ed, 1947 : 357 p.
[22] Drake RE, Cotton PG. Depression, hopelessness and suicide in chronic schizophrenia. Br J Psychiatry. 1986 ; 148 : 554-59.
[23] Ey H. Le suicide pathologique. Etude 14. Etudes psychiatriques Tome II. Desclée de Brouwer Ed, Paris ; 1950 : 341-78.
[24] Fawcett J,Scheftner W, Fogg L et al. Time-related predictors of suicide in major affective disorder. Am J Psychiatry. 1990 ; 147 : 1189-94.
[25] Florequin C, Hardy P, Messiah A et al. Tentatives de suicide et trouble panique. Encéphale. 1995 ; 21 : 87-92.
[26] Foster T, Gillespie K, McClelland and Patterson C. Risk factors for suicide independent of DSMIIIR axis I disorder. Br J Psychiatry. 1999; 175 : 175-79.
[27] Friedman S, Smith L, Fogel A. Suicidality in panic disorder : a comparison with schizophrenic, depressed, and another anxiety disorder outpatients. J Anxiety Disord. 1999 ; 13(5) : 447-61.
[28] Golstein RB, Black D, Nasrallah A, Winokur G. The prediction of suicide. Sensitivity, specificity and predictive value of a multivarate model applied to suicide among 1906 patients with affective disorders. Arch Gen Psychiatry. 1991 ; 48 : 418-22.
[29] Goodwin FK, Jamison KR. Manic-depressive illness. Oxford University Press Ed ; New-York, 1990 :938p.
[30] Hardy P. La prévention du suicide. Rôle des praticiens et des différentes structures de soins. Références en psychiatrie. Doin Ed ; Paris, 1997 : 77p.
[31] Harris EC, Barraclough B. Suicide as an outcome for mental disorders. A meta-analysis. Br J Psychiatry. 1997 ; 170 : 205-28.
[32] Henriksson MM, Aro HM, Marttunen MJ et al. Mental disorders and comorbidity in suicide. Am J Psychiatry. 1993 ; 150 : 935-40.
[33] Jamison KR. Suicide and bipolar disorder. J Clin Psychiatry. 2000 ; 61(Suppl 9) : 47-51.
[34] Jill M, Harkavy-Friedman PhD, Nelson E. Management of the suicidal patient with schizophrenia. The Psychiatric Clinics North America. 1997 ; 20 : 625-40.
[35] Lepine JP, Chignon JM. Onset of panic disorder and suicide attempts. Psychiatrie et Psychobiologie. 1990 ; 5 : 339
[36] Lester D. Suicidal behavior in bipolar and unipolar affective disorders : a meta-analysis. J Affect Disord. 1993 ; 27 : 117-21.
[37] Malone KM, Oquendo MA, Haas GL et al. Protective factors against suicidal acts in major depression : reasons for living. Am J Psychiatry. 2000 ; 157 : 1084-8.
[38] Mann JJ, Waternaux C, Haas GL, Malone KM. Towards a clinical model of suicidal behavior in psychiatric patients. Am J Psychiatry. 1999 ; 156 : 181-9.
[39] Michel K. Suicide risk factors : a comparison of suicide attempters with suicide completers. Br J Psychiatry. 1987 ; 150 : 78-82.
[40] Modestin J, Kopp W. Study on suicide in depressed patients. J Affective Disorders 1988 ; 15 : 157-62.
[41] Modestin J, Zarro I, Waldvogel D. A study of suicide in schizophrenics inpatients. Br J Psychiatry. 1992 ; 160 : 398-401.
[42] Moscicki EK. Identification of suicide risk factors using epidemiologic studies. The Psychiatric Clinics North America. 1997 ; 20 : 499-517.
[43] Noyes JR. Suicide in panic disorder : a review. J Affect Disord. 1991 ; 22 : 1-11.
[44] Oquendo MA, Waternaux C, Brodsky B et al. Suicidal behavior in bipolar mood disorder : clinical characteristics of attempters and nonattempters. J Affect Disord 2000 ; 59(2) : 102-17.
[45] Oyefeso A, Ghodse H, Clancy C, Corkery JM. Suicide among drug addicts in the UK. Br J Psychiatry 1999. 175 : 277-82.
[46] Pirkis J, BurgessP, Dunt D. Suicidal ideation and suicide attempts among australian adults. Crisis. 2000 ; 21(1) : 16-25.
[47] Pokorny AD. Prediction of suicide in psychiatric patients. Arch Gen Psychiatry. 1983 ; 40 : 249-57.
[48] Radomsky ED, Haas GL, Mann JJ, Sweeney JA. Suiidal behavior in patients with schizophrenia and other psychotic disorders. Am J Psychiatry. 1999 ; 156(10) : 1590-5.
[49] Roose SP, Glasman AH, Walsh BT. Depression, delusions and suicide. Am J Psychiatry. 1983 ; 140 : 1159-62.
[50] Roy A. Suicide in schizophrenia. Roy A : Suicide. Williams and Wilkins Ed ; Baltimore, 1986 : 97-112.
[51] Soloff PH, Lynch KG, Kelly TM et al. Characteristics of suicide attempts of patients with major depressive episode and borderline personnality disorder : a comparative study. Am J Psychiatry. 2000 ; 157 : 601-8.
[52] Vedrinne J, Sorel P, Weber D. Sémiologie des conduites suicidaires. Encycl Méd Chir (Elsevier, Paris), Psychiatrie, 37-114-A-80, 1996, 8p.
[53] Weissman MM, Wickramaratne P, Adams PB et al. The relationships between panic disorder and major depressions. Arch Gen Psychiatry. 1993 ; 50 : 767-80.
Dernière mise à jour : dimanche 29 octobre 2000 19:36:11 Monique Thurin