Quels sont les facteurs de risque précédant la crise suicidaire ? Le point de vue du clinicien

Quels sont les facteurs relatifs à l’environnement (famille, travail, contexte social) ?

Quelle est l’influence des événements de vie ?

M. Walter

CHU - Brest

I - Remarques préliminaires

1 - Concernant la notion de facteur de risque

Même si l’on considère comme acquise la définition de la crise suicidaire, plusieurs remarques préliminaires s’imposent concernant la notion de facteurs de risque ; ces remarques concernent le modèle théorique de référence, les classifications des facteurs de risque ainsi que les conséquences pour la prévention. Un facteur de risque est dans une relation de corrélation avec la survenue d’un phénomène et concerne une population ; il ne se situe donc pas au niveau de la causalité individuelle. De plus tous les auteurs s’accordent pour rapporter les phénomènes suicidaires en général et la crise suicidaire en particulier à un modèle plurifactoriel impliquant à la fois des facteurs socio-culturels, environnementaux et psychopathologiques. Enfin, ces différents facteurs sont en interaction les uns avec les autres, ce qu’indiquent certains auteurs en distinguant facteurs prédisposants ou de vulnérabilité, facteurs précipitants et facteurs de protection (Heikkinen, 1993 ; Young, 1994 ; Sandin, 1998). Il ne s’agit donc pas d’un modèle additif mesurant le risque final à partir d’une sommation des différents facteurs de risque mais d’un modèle intégratif aboutissant au fait que l’impact de chacun d’eux dépend de la présence ou de l’absence d’autres éléments. Toute politique de prévention doit évidemment tenir compte de ces données (corrélation, plurifactorialité, interaction) au risque de passer à côté de son objectif.

Les facteurs de risque suicidaire peuvent être classés selon plusieurs oppositions (court terme/long terme, psychopathologiques/socio-environnementaux, prédisposants/précipitants), mais également, dans une perspectives pragmatique et préventive, en facteurs primaires, secondaires et tertiaires (Rihmer, 1996 ; Hardy, 1997). Les troubles psychiatriques, les antécédents personnels et familiaux de suicide, la communication d’une intention suicidaire ou une faible activité sérotoninergique constituent des facteurs de risque primaires ; ils sont en interaction les uns avec les autres, ont une valeur d’alerte importante au niveau individuel et surtout pourront être influencés par les traitements. Les pertes parentales précoces, l’isolement social (séparation, divorce, veuvage,…), le chômage, les difficultés financières importantes et des événements de vie négatifs sévères forment les facteurs de risque secondaires, observables dans l’ensemble de la population, faiblement modifiables par les thérapeutiques et dont la valeur prédictive est réduite en l’absence de facteurs primaires. Enfin, les facteurs de risque tertiaires comprennent l’appartenance au sexe masculin, à un groupe d’âge à risque (adolescence, sénescence), ou à une période de vulnérabilité particulière (phase prémenstruelle) ; ils ne peuvent être modifiés et n’ont de valeur prédictive qu’en présence de facteurs primaires et secondaires.

Pour rester proche du plan proposé pour la conférence de consensus, nous ne ferons que citer les facteurs de risques primaires ou facteurs relatifs à l’individu (amplement détaillés par ailleurs) pour insister sur les facteurs de risque secondaires ou facteurs relatifs à l’environnement, et plus particulièrement sur l’influence des événements de vie qui paraissent illustrer au mieux la complexité de la problématique suicidaire et l’écart qui existe entre un paramétrage épidémiologique basé sur l’identification de facteurs de risque et la question du sens qu’un tel événement peut prendre dans une histoire singulière (Mahieu, 2000).

2 - Concernant la notion d’événements de vie.

Il y a d’abord lieu de donner une définition de l’événement de vie (Life Event). La notion courante d’événement peut être résumée par la formule d’un changement extérieur au sujet, c’est-à-dire que cette notion suppose à la fois la survenue d’un changement suffisamment rapide et important pour entraîner une discontinuité dans la vie du sujet et le caractère objectif de ce changement, c’est-à-dire une origine extérieure au sujet (Tatossian, 1985). Brown et Harris (1978) ont distingué en outre les difficultés de vie, situations problématiques qui durent au moins quatre semaines, et les incidents de vie ou tracas (hassless), événements de vie d’intensité mineure ou concernant des personnes trop éloignées du sujet. Enfin, il peut exister des difficultés naissant d’événements, des événements complexes (c’est-à-dire survenant pendant la même semaine et découlant d’un même processus) et des événements en série (événement de même thème se répétant) proches des stresseurs chroniques (Sandin, 1998).

En psychopathologie, la référence à la notion d’événement n’est pas épistémologiquement neutre, car elle participe d’une conception du fonctionnement mental où prédomine une logique de la causalité. C’est le domaine des épidémiologistes qui situent l’événement extérieurement aux phénomènes morbides en essayant de l’identifier à un facteur de risque. Ce caractère d’extériorité de l’événement par rapport au sujet, qui le rapproche du fait (donnée désaffectivée qui s’inscrit hors du champ du vécu, Sabatini, 1988), est critiqué à la fois par la psychanalyse et par la phénoménologie. Cette dernière insiste sur la nécessité d’intégrer le sujet à la définition et même à la constitution de l’événement, bref à l’avènement de l’événement. " Il n’y a d’événement que pour l’homme et par l’homme ; c’est une notion anthropologique, non une donnée objective " (Bastide, 1970). Bien loin de subir passivement ces événements, le sujet les provoque et les utilise comme instruments de sa stratégie d’adaptation, par exemple à un conflit interpersonnel. Le modèle de causalité événementiel le plus adéquat selon les phénoménologues n’est alors plus le modèle linéaire Stimulus-Réaction habituellement privilégié par la méthode des Life Events, mais un modèle de type transactionnel où le sujet essaie de contrebalancer les événements qu’il subit avant la crise suicidaire par les événements qu’il produit, éventuellement jusqu’au passage à l’acte suicidaire. Quant à la psychanalyse, elle introduit la notion d’après-coup qui interdit de réduire l’histoire d’un sujet à un déterminisme linéaire envisageant seulement l’action du passé sur le présent. Le sujet remanie ainsi après-coup les événements passés, et c’est ce remaniement qui leur confère un sens, une efficacité, ou un pouvoir pathogène. Toutefois, ce n’est pas le vécu en général qui est remanié après-coup, mais électivement ce qui, au moment où il a été vécu, n’a pu pleinement s’intégrer dans un contexte singificatif. Le modèle d’un tel vécu est l’événement traumatisant. Ainsi, dans l’Homme aux loups (Freud, 1918), la scène originaire vécue à 18 mois ne prit son caractère pathogène qu’après-coup, lors de la survenue du rêve à 4 ans. Pour la psychanalyse, c’est donc l’après-coup qui fait l’événement ; la priorité est donnée aux facteurs internes et à la nécessité de saisir des processus d’élaboration psychologique dans l’histoire du sujet. Il serait donc possible d’opposer une conception anthropologique subjective de l’événement (position de la phénoménologie et de la psychanalyse) à une conception objective ou plutôt objectivante privilégiée par la méthode des Life Events et l’épidémiologie. Il semble toutefois que cette opposition ne soit plus aussi tranchée. D’une part, le caractère d’extériorité de l’événement par rapport au sujet est nuancé par un certain nombre d’auteurs se référant à la méthodologie des événements de vie : événements dépendants du sujet (Brown, 1974), contrôlables par lui (Paykel, 1975 ; Cochrane, 1975), ou encore contingents à son comportement (Fontana, 1972). D’autre part, le mode d’évaluation de l’impact événementiel a évolué avec le temps. Le premier mode d’approche a été mis au point par Holmes et Rahe (1967) et consistait à attribuer à chaque événement une note standart en terme de retentissement affectif. Puis, l’intérêt s’est porté vers l’auto-évaluation rétrospective (Sarason et al, 1978) soumise aux biais des mécanismes de défense et à la réorganisation des affects dans le temps. Enfin, l’évaluation la plus achevée introduit dans l’analyse événementielle le contexte où se place l’événement dans la vie du sujet et aussi l’appréciation du sujet lui-même (Brown et Harris, 1989). C’est dans ce rapprochement objectif/subjectif que l’ambiguité de la notion d’événement trouve à la fois son illustration et sa fécondité (Tatossian, 1985). De nombreux auteurs se sont penchés depuis plus d’un demi siècle sur les relations existant entre les événements de vie stressants et le phénomène de la maladie, à la suite d’A. Meyer formulant l’hypothèse de l’existence d’une relation entre stimuli stressants issus de l’environnement et maladie. Dans cette optique, les recherches ont d’abord été centrées sur les maladies somatiques, puis sur les maladies psychosomatiques et et enfin sur les maladies mentales. Dans le domaine de la souffrance psychique, de nombreuses études ont établi un lien temporel entre un événement et certains types de maladies (états dépressifs, schizophrénie) ou certains types de comportement comme les tentatives de suicide (Cochrane, 1975 ; Paykel, 1975). Outre la question de la nature de l’événement incriminé, se pose alors celle, fondamentale, du type de lien qui unit l’événement et le trouble, ici le comportement suicidaire. Cette liaison n’est jamais considérée comme l’expression d’une causalité directe, mais comme l’effet de facteurs favorisants ou déclenchants, termes pour lesquels un certain nombre de synonymes ont été proposés : facteurs prédisposants et précipitants (Cross, 1986 ; Shaffer, 1988), facteurs distaux et proximaux (Low, 1990 ; Mosciki, 1995), facteurs de vulnérabilité et événements stressants récents (De Vanna, 1990). Amiel-Le Bigre (1986) distingue de son côté les événements de vie marqueurs de risque et ceux facteurs de risque, traduisant ainsi le fait que ce n’est pas tant le nombre ni le type d’événements vécus mais la façon de vivre ceux-ci (l’impact affectif) qui serait un trait de vulnérabilité. Enfin, quelques auteurs (Heikkinen, 1993 ; Sandin, 1998) ont proposé un modèle intégratif des événements de vie pour tenter de rendre compte des interactions entre facteurs de risque, facteurs de vulnérabilité et facteurs de protection.

II - Influence des événements de vie (EV)

1 - Revue générale

Si différentes études se sont intéressées à l’impact des EV lors de la crise suicidaire (séparations diverses pour Levi en 1966, mort récente d’un parent pour Birtchnell en 1970), l’étude la plus complète est celle de Paykel (1975, 1976) car elle compare trois groupes (suicidants, déprimés et population générale) et s’intéresse également aux différents types d’EV : désiré (mariage, promotion, ...)/non désiré (décès, séparations, maladies,...), degré de contrôle du sujet, domaine de la crise (travail santé, famille, justice), intensité de l’impact, modification de la structure socio-familiale (par entrée d’un nouveau membre ou par perte). Les suicidants présentent quatre fois plus d’EV dans les six derniers mois que la population générale (3,3 versus 0,8) et 1,5 fois plus que les déprimés (3,3 versus 2,1). Un pic de fréquence est retrouvé dans le dernier mois précédant le geste qui concentre 1/3 des EV. Parmi les variétés impliquées, ce sont surtout les événements indépendants de la volonté du sujet, non contrôlés par lui et d’intensité moyenne à forte qui distinguent suicidant et déprimés alors que toutes les catégories distinguent suicidants et population générale (sauf les événements désirés). Pour Slater et Depue, les suicidants déprimés se distinguent des déprimés non suicidants par la poursuite de la survenue d’EV stressants après le début de la dépression et par l’absence de soutien d’un confident (1981). Chez l’adolescent, deux études retrouvent également des niveaux élevés d’EV stressants dans l’année précédant la TS, surtout des pertes interpersonnelles (Cohen-Sandler, 1982), mais aussi une instabilité sociale (De Wilde, 1992). Toutefois, pour Low (1990), les EV ne constituent pas en eux-mêmes des prédicteurs suffisamment puissants, ce que confirme Lewinsohn (1994) dans une des rares études prospectives où, quand la variable dépression est contrôlée, seule la TS récente d’un ami paraît être un EV prédictif d’une future TS. Cette sureprésentation d’EV négatifs dans les mois précédant un geste suicidaire peut aboutir à deux interprétations (Lafont, 1987, Clum, 1991); soit le passage à l’acte suicidaire apparaît comme une réaction à une conjoncture événementielle défavorable, comme une réponse mal adaptée à une crise interpersonnelle, ce qui a le mérite de mettre l’accent sur l’importance des interventions de crise mais réduit la problématique au modèle Stimulus-Réaction ; soit la population suicidante ou à risque de passage à l’acte est par nature une population à événements, privilégiant l’expression agie plutôt que la mentalisation. L’étude des événements traumatisants survenant dans l’enfance (pertes précoces, violence et abus), plus fréquents ches les futurs suicidants (Cf paragraphe II.3), plaiderait pour l’organisation d’une personnalité vulnérable, responsable à la fois de la tendance aux passages à l’acte et de la plus grande sensibilité aux événements extérieurs.

2 - EV précipitants (ou facteurs proximaux).

Plusieurs auteurs (Bancroft, 1975 ; Fieldsend, 1981) se sont intéressés à la semaine précédant la TS et ont constaté un nombre important de patients rapportant un conflit interpersonnel (dispute, rupture sentimentale) avec une personne-clé 48 heures avant le geste. Il s’agit majoritairement de femmes jeunes engagées dans un conflit relationnel avec leur conjoint (Maris, 1997). Les thèmes principalement évoqués sont les violences physiques, l’infidélité et l’indifférence affective (Stephen, 1985). IL existe généralement une dépendance affective (Pommereau, 1988) et une forte hostilité dans les motivations suicidaires (Fieldsend, 1981), ce qui semble indiquer des dispositions de personnalité particulières. Ches les adolescents, un second facteur précipitant s’ajoute aux facteurs sentimentaux, il s’agit des problèmes disciplinaires soit avec les parents (Shaffer, 1974), soit avec la loi (Beautrais, 1997), surtout quand l’altercation s’accompagne d’un sentiment de rejet et d’humiliation. Par ailleurs, il apparaît que les idées de suicide chez l’adolescent peuvent être liées à des tensions chroniques intrafamiliales (Adams, 1994). Quelques auteurs dont Mehlum (1992) ont relié ces conflits actuels (de l’ordre de la perte) à des pertes précoces survenues lors de la petite enfance. Notons pour terminer qu’un tiers (Beautrais, 1997) à la moitié (Kienhorst, 1995) des suicidants ne rapporte pas de facteurs précipitants, et que ce pourcentage augmente avec l’âge. Ceci permet de rappeler ici qu’un facteur précipitant n’est prédictif qu’en présence d’autres déterminants de la crise suicidaire.

3 - EV prédisposants (ou facteurs distaux ou facteurs de vulnérabilité);

Une littérature assez abondante suggère l’existence d’un lien entre pertes précoces pendant l’enfance et comportement suicidaire (Cross, 1986). Il s’agit essentiellement de la perte précoce de l’un des deux parents par séparation, divorce ou décès (Crook, 1975 ; Morgan, 1975), surtout quand elle est survenue pendant la période de latence (Pfeffer, 1981), ou lorsqu’elle a résulté d’une instabilité familiale importante (Goldney, 1981 ; Adam, 1982), voire lorsque cette instabilité se prolonge à l’adolescence (De Wilde, 1992). L’exposition précoce et prolongée aux idées de suicide ou aux comportements suicidaires d’un des parents, ou la survenue du décès par suicide constitue un facteur de risque de passage à l’acte à l’adolescence et à l’âge adulte (Hutchinson, 1987), mais aussi de récidive (Krarup, 1991). Si tous les types de maltraitance lors de l’enfance augmentent le risque suicidaire à l’âge adulte (Bryant, 1995), c’est l’association entre abus sexuels et suicidalité qui est le mieux documenté, à la fois pour des populations cliniques (Briere, 1988 ; Yang et Clum, 1996) et pour des populations générales de collégiens (Peters, 1995). Ainsi, dans l’étude rétrospective de Martin (1996), 51 % des jeunes filles abusées sexuellement ont fait une TS, ce qui traduit un risque suicidaire multiplié par 5 par rapport aux non-abusées. Ce risque est d’autant plus élevé que l’abus a été répété et sévère, et qu’il a duré longtemps (Boudewyn, 1995). Il semblerait identique pour les garçons et les filles mais les études sont peu nombreuses pour les garçons (Boudewyn, 1995). De plus, les abus sexuels paraissent corrélés à l’apparition d’idées de suicide surtout quand l’abuseur vit dans le cercle familial (Wagner, 1997). L’impact des abus physiques est moins bien établi, mais la majorité des études concluent à un lien avec les comportements suicidaires (Bryant, 1995). L’influence des punitions corporelles est beaucoup plus difficile à évaluer pour des raisons culturelles et de définition. Une seule étude compare ces trois types de maltraitance (Bryant, 1995) : les étudiants abusés sexuellement pendant l’enfance sont plus suicidaires que les étudiants abusés physiquement : les punitions corporelles " ordinaires " n’auraient pas d’impact sur la suicidalité à l’adolescence ou à l’âge adulte. Ces éléments posent la question de la nature du facteur traumatique (Raynaud, 1998). Lebovici et Soulé (1989) indiquaient que les expériences vécues par l’enfant avaient des conséquences imprévisibles, les événements les plus dramatiques pouvant n’avoir pas de conséquence alors que les situations ordinaires de la vie peuvent se révéler désorganisatrices. L’hypothèse d’une cause traumatique unique devrait ainsi être abandonnée au profit de l’idée que le facteur traumatique résulte d’une rencontre entre un événement, une histoire et une personnalité vulnérable. C’est redire ici l’importance des caractéristiques de la personnalité (Cross, 1986 ; Low, 1990).

III - Facteurs de risques relatifs à l’environnement

1 - Travail (chômage, précarité d’emploi, insertion professionnelle)

Depuis les travaux de Durkheim, de nombreuses enquêtes réalisées dans les pays industrialisés ont mis en évidence une corrélation forte entre gestes suicidaires et chômage. Les études transversales mettent en évidence une prévalence significativement supérieure du chômage chez les suicidants par rapport à la population générale (Platt, 1985 ; Hawton, 1986 ; Jones, 1991), et les enquêtes écologiques retrouvent une corrélation positive et significative entre TS et taux de chômage dans certaines zones géographiques (Buglass, 1978). La grande majorité de ces enquêtes a été réalisée chez des hommes (Platt, 1984). Une des rares ayant porté sur une population de chômeuses (Hawton, 1988) a abouti à une conclusion identique avec toutefois une sursuicidalité un peu moindre chez les femmes chômeuses. Les différences entre régions, entre hommes et femmes et entre actifs et inactifs sont à rapprocher de l’hypothèse de Cohn (1978), à savoir que l’impact du chômage sur la santé des personnes dépendrait de deux paramètres : l’effet de rôle et l’effet d’environnement. L’effet de rôle mesure l’importance que les personnes accordent à leur travail selon leur statut social : plus ce dernier est centré sur le travail, plus le chômage a des effets négatifs. Cet effet de rôle peut être mesuré en comparant hommes et femmes, puisque le " poids " du travail est moins important pour les femmes en raison de la possibilité de statuts alternatifs (mère de famille, femme au foyer,...). Ainsi, le risque relatif de TS est seulement multiplié par 2 à 3 chez les femmes au chômage, alors qu’il est multiplié par 6 ou 7 chez les hommes (Philippe, 1988). L’effet environnement dépend de l’importance du chômage dans la région : plus le taux de chômage est élevé, moins les chômeurs se sentent " responsables " de leur situation, et moindre sera l’effet sur leur santé. La " banalisation " du chômage diminue le risque suicidaire (Platt, 1984). Dans l’enquête de Philippe (1988), le risque relatif de TS est de fait plus faible chez les chômeurs lensois (x 5) que chez les chômeurs lyonnais (x 6) ou bas-rhinois (x 7). Toutefois cet effet environnement apparaît limité et semble surtout accentuer le risque pour l’ensemble de la population. Toutes ces études sont émaillées de biais méthodologiques dont nous citerons trois principaux. Premièrement, les effets du chômage ne se limitent pas à la population au chômage. Le climat d’insécurité qu’engendre la crise touche aussi ceux qui ont un travail. Différents travaux ont montré que c’est dès l’annonce de la menace de chômage dans une entreprise que la répercussion sur l’état de santé des salariés est la plus importante et une fois la mise au chômage effective, le nombre de symptômes diminue (Bungener, 1982). Par ailleurs l’effet à court terme sur la santé serait relativement faible, alors qu’à moyen terme (4-5 ans) les différences deviendraient importantes. De plus, il reste une différenciation nette entre classes sociales, avec un effet d’autant plus important que les personnes ont un statut social modeste. Enfin et surtout, il est nécessaire d’apprécier l’effet sélectif de la pathologie mentale en cas de chômage. Autrement dit, s’il y a plus de chômeurs parmi les suicidants et les suicidaires, le sont-ils parce qu’ils sont au chômage, ou bien sont-ils chômeurs et suicidants parce qu’ils ont un trouble mental ? Les principaux travaux qui contrôlent ces variables psychopathologiques (dépression, dépendance à l’alcool, trouble de la personnalité), mais aussi d’autres variables comme le contexte familial concluent à une absence de causalité entre chômage et risque suicidaire (Platt, 1984 ; Jones, 1991) pour retenir l’hypothèse d’un facteur tiers responsable simultanément du chômage et de la suicidalité. Cette absence de liaison directe rend compte du fait que les effets du chômage dépendent de l’insertion des individus dans la société et particulièrement des protections et des solidarités dont ils bénéficient. Signalons que nous n’avons retrouvé aucune étude analysant les relations entre gestes suicidaires et situations professionnelles précaires (RMI, CES), si ce n’est celle de Chastang et coll. en 1997. La précarité d’emploi s’y révèle être un facteur de confusion dans la relation entre les antécédents psychiatriques personnels et familiaux et la récidive suicidaire.

2 - Famille et contexte social

Les systémiciens rappellent que toute famille est un système vivant qui comprend des éléments en interaction les uns avec les autres et qui évolue selon des cycles faits de l’alternance de plans d’équilibre homéostatique et de périodes de transformation. Dans les systèmes familiaux pathologiques comportant des dysfonctionnements relationnels, la crise représente l’impossible transformation de la famille qui se trouble bloquée dans son cycle de développement. Le poids de la responsabilité du non-changement est alors " délégué " à l’un des membres de la famille, le patient désigné, lequel va tenter de maintenir le système dans un certain équilibre au travers de ses symptômes. Les suicidants et leur entourage n’échappent pas à cette loi des systèmes : on distingue dans cette perspective deux types d’organisation relationnelle familiale : les familles à transaction suicidaire et les familles à transaction mortifère qui s’opposent presque point par point. Dans les familles à transaction suicidaire, la fonction du symptôme TS est la menace d’exclusion du suicidant hors du système familial : toute tentative de suicide est dans cette perpective réussie car aboutissant à cette exclusion temporaire ne serait-ce par le biais de l’hospitalisation. La désignation suicidaire est variable dans le temps, et peut prendre d’autres formes : fugue, ivresse aiguë, épisode psychosomatique aigu. A l’inverse, dans les familles à transaction mortifère, la fonction du symptôme TS n’est pas la menace d’exclusion mais l’exclusion vraie par la mort du suicidant : la TS est alors un suicide raté. La désignation mortifère y est permanente et intemporelle. L’organisation relationnelle de ces familles est très rigide, proche de celles des patients toxicomanes ou psychotiques (Vallée et Oualid, 1988). Différentes études rétrospectives (Kerfoot, 1980 ; Hawton, 1986) menées auprès d’adolescents suicidants et suicidaires ont retrouvé un conflit intrafamilial récent (jusqu’à 77.5 % des 12 heures précédant le geste pour Pillay en 1997). Toutefois, ce conflit récent n’est en fait que l’expression d’un dysfonctionnement familial et de problèmes relationnels plus anciens (Pillay, 1997). Low (1990) dans une revue de la littérature a décrit ces familles " à risque " comme désorganisées et instables, avec des taux élevés de ruptures, de violences (Reinherz, 1995) et de comportements suicidaires ; les interactions familiales sont dominées par l’hostilité, les relations conjugales insatisfaisantes ; les parents présentent une forte prévalence de dépendance à l’alcool ou aux drogues et de troubles psychiatriques chroniques surtout affectifs ; enfin, les adolescents ont fréquemment une histoire d’abus sexuels et physiques dans la famille. De Wilde (1992) mentionne la faiblesse du soutien familial chez les suicidants. Hurteau (1991) retrouve d’ailleurs à la fois chez les suicidants mais aussi chez les suicidaires une absence de soutien par le réseau social. A l’inverse, le support social (proximité d’amis ou de proches, ne pas vivre seul) peut jouer le rôle d’un facteur de protection (revue dans Heikkinen, 1993).

IV - Conclusion

Les facteurs de risque secondaires ou facteurs relatifs à l’environnement ont une valeur prédictive réduite en l’absence des facteurs de risque primaires, essentiellement représentés par les troubles psychiatriques (axes I et II) et les antécédents personnels et familiaux de conduites suicidaires. De plus, ces facteurs secondaires sont en interaction les uns avec les autres, ce qui explique l’absence de causalité linéaire, l’impact de chacun d’entre eux dépendant de la présence ou de l’absence des autres éléments ainsi que de  non intégration  dans l’histoire de chaque sujet. Toute politique de prévention se doit de tenir compte de ces points, sans oublier le philosophe : " il y a beaucoup de causes à un suicide et d’une façon générale les plus apparentes n’ont pas été les plus efficaces. On se suicide rarement par réflexion. Ce qui déclenche la crise suicidaire est presque toujours incontrôlable " (A. Camus, 1992).

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Dernière mise à jour : dimanche 29 octobre 2000 19:36:11

Monique Thurin