II - Etre séropositif et incarcéré
1 - Mesures de la prévalence de la séropositivité
Les données les plus récentes relatives à linfection par le VIH en milieu pénitentiaire (Wcislo et Bonnevie, 1997) font état dune persistance des tendances observées ces dernières années. On peut se reporter à létude de ce phénomène dans le chapitre " Revue de la littérature ". La proportion de détenus connus un jour donné comme atteints dinfection à VIH continue de décroître : 5,8% en 1990 et 1,6% en 1997.
Le jour de cette dernière enquête, en juin 1997, 56 251 personnes étaient incarcérées en France et, parmi elles, 906 étaient atteintes par le VIH (statut sérologique connu des équipes médicales).
Cette enquête confirme un constat souvent souligné : la prévalence de la séropositivité au VIH est éminemment variable en fonction de la région considérée. Les régions Ile-de-France et Provence-Alpes-Côte-dAzur regroupent à elles seules 60% de la totalité des patients VIH connus (39,5% pour lIle-de-France et 20,9% pour la Provence-Alpes-Côte dAzur), alors que les établissements pénitentiaires de ces deux régions ne regroupent que 32% de lensemble des détenus.
Nous ne reviendrons pas ici sur les limites des mesures de la séroprévalence HIV en prison. Nous avons évoqué plus haut le fait que, le sérodiagnostic nétant pas obligatoire (ni en prison, ni ailleurs), toutes ces données numériques sont affectées par un biais de recueil et que lampleur de la sous-évaluation de la séropositivité reste indéterminée.
Néanmoins, ici encore, létude comparative peut éclairer ces données en mettant en perspective la situation intra-muros et celle de lépidémie dans la population générale en France. Les évolutions observées récemment vont dans le même sens que celles constatées en prison : le nombre de nouveaux cas de sida a diminué de façon très importante à partir du 2ème semestre 1996 (-31% entre les deux semestres 1996), et cette diminution se poursuit depuis, mais à des taux plus faibles. Après correction de la sous-déclaration et des délais de déclaration, le nombre de cas de sida diagnostiqués au 1er semestre 1998 est estimé à 1100 (il était de 2700 au 1er semestre 1996). Ici lhypothèse de la diffusion très rapide des trithérapies semble la plus probable pour expliquer la brusque diminution des cas de sida. Les disparités régionales doivent encore être soulignées au delà de la diminution globale du nombre de cas de sida. Entre le 1er juillet 1997 et le 30 juin 1998, 2431 cas de sida ont été déclarés dont environ 45% en Ile-de-France. Les taux annuels par million dhabitants sont de 23 en Bretagne, de 55 en région Provence-Alpes-Côte dAzur et de 100 en Ile-de-France.
Linsuffisance voire labsence des données comparatives suivant le sexe mérite dêtre soulignée. Certes, les femmes ne constituent quune minorité, soit 4% de la population carcérale réparti dans une soixantaine détablissements, dans des quartiers femmes attenants aux prisons pour hommes pour lessentiel. Mais on doit attirer lattention sur les études conduites dans le cadre de lObservatoire régional de la santé de la région PACA qui ont dès 1995 mis en évidence lexistence dune prévalence de linfection différente selon le sexe et dont nous avons rendu compte plus en détail dans le chapitre " Revue de la littérature ". Les femmes, à âge égal et à toxicomanie égale, sont plus souvent séropositives (Rotily, 1995). Linégalité des sexes des détenus face à la séropositivité devrait ouvrir de nouvelles perspectives pour la recherche et laction de santé publique en prison si cette variable parvient à se faire reconnaître.
Pour ce qui concerne les deux établissements où nous avons conduit cette recherche, nous sommes dans lincapacité, au niveau des données chiffrées de la séroprévalence, de comparer leurs situations respectives. Labsence de prise en compte de la variable sexe dans lenquête un jour donné ne permet pas de distinguer les mesures recueillies à la maison darrêt des femmes de celles de la maison darrêt des hommes à laquelle elle est attachée.
Dans cette maison darrêt (regroupant donc les quartiers hommes et le quartier femmes), la proportion de détenu(e)s atteints par le VIH est de 3,36%. Dans lautre maison darrêt, où seuls des hommes sont incarcérés, la proportion est de 2,64%.
Lors des entretiens que nous avons réalisés dans ces deux établissements, nous avons rencontré 8 hommes ayant fait état de leur séropositivité alors quaucune femme interviewée na déclaré être porteuse du virus.
On peut envisager ici plusieurs hypothèses pour expliquer ce constat.
Tout dabord, les modalités daccès aux personnes interviewées.
Dans les deux établissements, nous avons souhaité faire appel au volontariat des détenus et éviter les biais dun "recrutement" pénitentiaire ou hospitalier. Cependant, dans la maison darrêt pour hommes, nous avons bénéficié du concours dune assistante sociale de lU.C.S.A. dans la diffusion de linformation relative à cette recherche auprès des détenus. Or cette assistante sociale est plus spécifiquement chargée du suivi des séropositifs dans cet établissement. Dans la maison darrêt pour femmes, linformation a été relayée par les infirmières de lU.C.S.A. Il ny a pas là de dispositif de suivi particulier pour les détenues séropositives.
Dans la mesure où, pour des raisons qui tiennent à la fois aux exigences déontologiques de la confidentialité et à la définition de notre objet de recherche, nous navons pas demandé à recevoir en entretien des détenus séropositifs, nous nous en remettions au "hasard" des modalités de diffusion de notre appel aux volontaires et à la variété des mobiles de ceux qui manifestaient leur désir de nous rencontrer.
Se pose alors la question de lattitude des détenues porteuses du VIH. Si une part significative des détenues rencontrées ont déclaré être infectées par le virus de lhépatite, le VIH-sida a seulement été évoqué à propos dautres femmes de la détention. Peut-on penser quil est plus difficile de se présenter comme porteuse du VIH que du VHC ? Que les femmes séropositives de la maison darrêt, certes moins nombreuses que les hommes séropositifs de lautre maison darrêt, préfèrent taire cette pathologie associée à un risque de stigmatisation ou au poids dune culpabilité supérieure ?
Nous navons pas de réponse à ces questions et ne pouvons que mettre en perspective nos observations lors de cette recherche et celles recueillies à loccasion dautres travaux qui soulignent que " le silence et la culpabilité accompagnent lépidémie chez la femme " (Lavaud, 1999). La vulnérabilité physiologique à linfection par le VIH, un statut socioéconomique moins élevé, les lacunes de la prévention, le manque dautonomie face aux moyens de protection sont autant de facteurs contribuant à majorer les difficultés des femmes face au VIH.
Jusquà présent, les décisions politiques à destination des femmes ont principalement concerné la transmission materno-foetale. Le silence des autorités sanitaires et des campagnes de prévention sur le sida au féminin pourrait bien contribuer à entretenir le silence des femmes séropositives. Dabord, le sida a été pensé comme frappant les hommes homosexuels, puis les femmes ont été plus ou moins considérées comme de simples agents de transmission du virus. Ces représentations sociales semblent peser encore aujourdhui et peuvent amplifier la peur de parler évoquée par la plupart des personnes séropositives.
Nous allons donc ici dégager les principaux résultats de lanalyse des entretiens conduits auprès des huit détenus séropositifs connus comme tels. Mais, comme nous lavons souligné dans la présentation de notre objet de recherche, nous aurons ultérieurement à intégrer dautres pathologies, notamment les hépatites, dans notre exploration. La focalisation sur le VIH-sida laisse dans lombre les associations-combinaisons avec dautres infections dont la part en milieu carcéral va croissant. Il ne sagit pas là de banaliser lépidémie à HIV mais au contraire de lui reconnaître son rôle de révélateur de situations de précarité sanitaire.
Lanalyse des entretiens nous conduit tout dabord à souligner la diversité des expériences individuelles au delà dun statut commun : statut sérologique et statut social de détenu. Le rapport à la séropositivité, la signification qui lui est donnée, son impact sur les représentations de soi, la relation au corps, au temps et aux autres, les ressources qui sont mobilisées face à la connaissance et à lexpérience de la contamination sont aussi divers que de précédentes recherches conduites auprès des personnes atteintes et libres lont indiqué.
Vivre au quotidien avec la séropositivité recouvre en prison, comme dehors, des expériences très différentes.
2 - Diversité des expériences
A travers deux exemples présentés ici, nous souhaitons souligner cette diversité et commencer à identifier les variables qui contribuent à la façonner.
- Damien
Damien a 28 ans. Il est incarcéré depuis deux ans, dans lattente de son jugement.
Demblée lors de notre première rencontre, il évoque pêle-mêle ses problèmes de santé et son parcours pénitentiaire, scandant sa dénonciation des conditions de vie carcérale par laffirmation répétée dun " moi, jai rien à perdre, jouvre ma gueule
".A 28 ans, Damien a déjà fait 10 ans de prison : il "est tombé" 5 fois. La première, alors quil avait 15 ans. Il a alors été incarcéré 3 mois dans un centre de jeunes détenus " pour des conneries de gamin, des vols, des casses, des choses qui ne valent pas la peine dêtre en prison ". Ensuite suivront deux autres condamnations de 6 et 4 mois avant sa dernière incarcération longue de 8 ans. Il a connu un an de liberté avant de " replonger pour une affaire dassises ". Il évalue sa prochaine condamnation à 10 ou 15 ans.
Aussi la prison est son monde. Il " la connaît par coeur
", remarquant au passage quil est " instable ", quil aime bouger, quil faut quil change dair, et quil passe lessentiel de sa vie à être enfermé.Par lintermédiaire de lassistante sociale du service médical, Damien a demandé à rencontrer léquipe de chercheurs qui travaille dans la prison. " Besoin de parler
" dit-il, de dénoncer des conditions de vie qui lui deviennent de plus en plus insupportables.Lhistoire de Damien se présente comme une succession de " galères
", de ruptures, de passages à lacte, une histoire évoquée comme une sorte de destinée inexorable depuis la séparation davec sa famille.Alors quil a 12 ans, un juge pour enfants décide un placement en foyer : " il sest permis de dire que mes parents navaient pas de prise sur moi ! Je nai jamais accepté cette séparation imposée par le juge
". De 12 ans à 16 ans, Damien connaîtra 5 foyers : toujours en fugue ou renvoyé parce quil " faisait les 400 coups ", il évoque à nouveau son instabilité, mais aussi le désir de signifier sa révolte contre la décision du juge. Faire " connerie sur connerie ", cest démontrer lincapacité du système institutionnel à suppléer à sa famille, et, lors de ses fugues, Damien retourne chez ses parents.Lentrée dans " la galère
" est située à cette période, celle du désaveu de lautorité parentale : dans ce contexte, en affirmant sa " révolte contre la société ", Damien se bat aussi pour défendre, restaurer limage dun père auquel il sidentifie massivement et dune mère qui, malgré sa fragilité, ne la jamais abandonné. Son père est portugais, et Damien a dans sa cellule un dictionnaire franco-portugais avec lequel il apprend à écrire cette langue quil parle déjà. Il dit aussi avoir toujours été turbulent enfant, toujours voyageur, " comme mon père jeune qui na jamais pu tenir en place ". Sa mère " a une mauvaise santé, des problèmes de scoliose, de dépression ". Elle est actuellement hospitalisée mais vient régulièrement voir son fils au parloir des différentes prisons où il a séjourné.A propos de ses parents, Damien dira encore quil nont jamais divorcé et que cest la seule chance quil ait eu dans sa vie, la seule.
A la première sortie de prison à 15 ans, les passages à lacte saccélèrent. Le regard porté sur son passé et la reconstruction quil en fait portent toujours les mêmes traits : le mal sorigine dans cette rupture de filiation imposée, le mal vient " des foyers qui mont rendu marginal ", de la prison qui rend " encore plus dur, plus révolté
".Les quelques années de liberté que Damien a connues sont ponctuées dinterpellations, de gardes à vue, et dincarcérations sur fond de " casses
", de " came " et de prostitution. Damien ne se définit pas aujourdhui comme un toxicomane : il la été et consommait 3 à 5 grammes par jour dhéroïne avant de rentrer à nouveau en prison à 18 ans. Quand il en est sorti à 25 ans, il retrouve celle quil désigne comme sa " copine ". Il la rencontrée lors dune permission et " elle a attendu que je sorte pour se mettre avec moi ". Cest la première relation investie avec une femme, une femme stable, sérieuse, qui fait des études. Mais " les galères " reprennent, le manque dargent, " les conneries "... jusquau retour en prison, quelques mois plus tard.
Lors de la visite médicale dentrée, un test du VIH lui est proposé. Il refuse : " javais la tête ailleurs, je venais de tomber
". Un mois après, il demande ce test : " jai eu le temps de penser, je voulais savoir pour ma copine si y avait un risque de contagion pour elle ". Le VIH-sida, Damien en a entendu parler depuis longtemps. A 16-17 ans, alors quil consommait de lhéroïne et se prostituait, il savait bien que cette maladie existait, mais ne savait pas trop comment ça sattrapait. Il y avait moins dinformation, de prévention quaujourdhui. Pendant son année de liberté, il a recours plusieurs fois au dépistage HIV. Le mode de contamination est dabord associé aux rapports sexuels non protégés. Sa peur est toujours celle de contaminer son amie. Damien refuse le préservatif et préfère sabstenir plutôt que davoir " des relations qui ne sont pas pareilles, des sensations qui sont loin dêtre les mêmes ".Lannonce de la séropositivité en prison sinscrit dans la continuité dune histoire de vie marquée par la persistance du malheur. Elle nintroduit pas de véritable rupture dans la représentation de soi, dans le mode de vie, mais vient sajouter, se fondre à la succession des " galères
" rencontrées. Damien apprend sans surprise son statut sérologique. " La came, les gardes à vue, la prison, la séropositivité... tout marrive. Je mattendais à être séropositif. Avec la malchance que jai toujours eue, il ne manquait plus que ça ! ".La contamination est située dans le temps, juste avant son incarcération, à loccasion dune injection dhéroïne avec la seringue dun autre : " jai pas pensé aux conséquences, jétais ailleurs, je voulais prendre de la came
".Quand Damien entame lentretien par " ici, ça pèse sur ma santé
", il évoque tout à la fois le poids du régime de détention en maison darrêt, lincertitude relative à la date de son jugement et à la durée de la peine, le sentiment dune fragilisation de sa santé exposée aux menaces dun environnement morbide...Depuis deux ans, Damien mesure la différence avec la vie en centre de détention quil a connue précédemment. Lenfermement dans une cellule, le peu dactivités accessibles, un quotidien indéfiniment répété... " toujours pareil, je nen peux plus
". Il a hâte que ce temps suspendu dans lattente du jugement cesse, hâte " davoir laddition " pour demander son transfert dans un autre établissement.Lattente dun transfert est aussi lattente du procès. Damien sait que la peine sera longue mais, tant que celle-ci nest pas fixée, il est comme dépossédé de son devenir, suspendu à la décision du tribunal, dune autorité impersonnelle quil perçoit comme une machine à casser, à broyer. Sa lutte dit-il, cest celle du pot de terre contre le pot de fer : il na aucune chance et nattend rien que la répétition de ce quil a maintes fois connu. Lattente en même temps que lappréhension du jugement est associée au regard de sa mère. La culpabilité est déplacée, et Damien exprime la crainte du mal que sa nouvelle condamnation lui fera.
Lors dun deuxième entretien, à la demande de Damien, celui-ci revient sur la date de son procès : elle devrait lui être communiquée prochainement. Cest alors de ses tentatives de suicide quil est question. Il sent à nouveau la tension monter en lui, " un ras le bol de tout, lenvie de me foutre en lair
". Lors de sa précédente longue peine, il a tenté de se suicider en absorbant des médicaments. Depuis quil a été réincarcéré, il a tenté deux fois de se pendre. Il a été sauvé la première fois par un co-cellulaire, la seconde par un surveillant. " Je leur en veux de mavoir sauvé, jaurais retrouvé la liberté ".Les sursauts de révolte ne constituent pas des alternatives, ils ne visent pas lavenir. Damien répète avec insistance, " je nai plus rien à perdre, je suis déjà condamné
". Condamné depuis longtemps, lui qui nen finit pas avec la prison, qui part là encore pour un long séjour derrière les murs et se sait malade.Les ruptures dans le suivi de sa trithérapie sinscrivent, comme les tentatives de suicide, dans une tentative de maîtrise de sa vie, de son devenir. Cest encore une manière de signifier aux autorités judiciaire et pénitentiaire, au " système
", quen dernier ressort la décision lui revient, quils ne peuvent avoir de prise sur lui. Sa liberté, cest celle du choix de la mort.La séropositivité vient accélérer, amplifier les pertes déjà contenues dans lanticipation de la durée de la peine à venir.
Perte de tout projet, de la possibilité de se projeter dans lavenir : " je ne sais même pas si je sortirai dici vivant, parce que je vais avoir une grosse peine. Et même si je sors, dans quel état, hein ? Dans quel état, je sortirai...
"Perte des quelques relations maintenues avec le dehors : son père refuse de venir le voir, de lui écrire. Ils ne se sont pas rencontrés depuis deux ans, et seule la mère sert de trait dunion avec lui pendant que Damien apprend seul dans sa cellule à écrire le portugais.
Il a rompu aussi avec cette amie après lui avoir écrit presque tous les jours pendant un an et demi. Une relation sans avenir : " moi malade, en prison, elle na rien à attendre
".La perte davenir est aussi liée au renoncement de la possibilité davoir un enfant. " Je ne prendrai jamais le risque davoir un enfant à cause de la maladie. Cest ça qui mattriste le plus. Jadore les enfants ".
Perte enfin de la maîtrise de son corps quil voit se transformer sans plus dénergie pour lutter contre ce quil perçoit comme une dégradation. Damien, comme de nombreux détenus, investissait beaucoup les activités sportives, pour se maintenir en forme, pour lutter contre les marques corporelles de lenfermement. Cet investissement suppose et entretient une mobilisation de soi, de son corps dans lactivité, la mise à lépreuve. Là, Damien a lâché prise : il a cessé de faire des pompes dans sa cellule, refuse daller sentasser avec dautres détenus dans la salle de musculation, et se contente de tourner en rond dans la cour de promenade de temps en temps.
La précarité de son état de santé alimente son anxiété, un repli sur soi en même temps que des mouvements de révolte et de contestation. Damien se plaint de la nourriture : insuffisante, viande pas cuite, confectionnée dans des conditions dhygiène douteuses. Il a récemment envoyé son plateau repas à la figure dun surveillant, ce qui lui a valu 6 jours de mitard. " Jai rigolé, dit-il. Jai déjà fait 45 jours ! "
Il a obtenu par le service médical un régime hypercalorique, mais cette " viande pas cuite " reste synonyme de risque de maladies. Linsalubrité des locaux, le manque dhygiène, la saleté des douches, autant de menaces pour lui qui, " plus que les autres, risque dattraper des maladies ".
Le rapport que Damien entretient avec les services médicaux de la prison sinscrit dans les diverses ressources sur lesquelles il sappuie pour " faire sa prison
", pour tenir. On verra quil faut entendre ici le terme de "ressource" comme recouvrant à la fois des données matérielles tangibles et des supports affectifs et relationnels.Les représentations qua Damien des services médicaux sont ordonnées autour dun clivage qui oppose ceux qui lui veulent du bien, qui se soucient de lui, et le reste de linstitution soignante, qui comme toutes les institutions apparaît comme menaçante.
Ainsi, il distingue le médecin chargé du suivi des détenus séropositifs, une femme qui lui a annoncé " avec beaucoup de gentillesse " les résultats de son test VIH et qui, depuis, le reçoit en consultation chaque semaine, attentive à ses plaintes concernant son traitement, à lécoute de ses angoisses. " Elle sintéresse à moi
" dit-il, comme sil trouvait là, et là seulement, le sentiment dêtre investi positivement par autrui. Cest moins laspect strictement médical qui est important pour Damien que la manifestation de lattention qui lui est portée.De la même manière, mais dans une moindre mesure, sa venue bi-quotidienne à lU.C.S.A. comme la durée de son incarcération lui permettent des relations avec léquipe infirmière plus personnalisées. Cest alors loccasion de sortir de sa cellule certes, mais aussi de discuter un moment avec les soignants, de profiter de ces temps " dextraction " hors de lespace de la détention.
Les rapports avec le S.M.P.R. et le psychiatre comme le psychologue sont dune autre nature. " Les psychiatres, quand on rentre dans leur bureau, ils nous disent : "quest-ce que vous voulez ?" Cest des distributeurs à cachets
". Et Damien use des services de ces " distributeurs " qui renouvellent leurs prescriptions sans revoir le patient. Ainsi depuis 2 ans, il a un traitement de psychotropes, " des trucs pour endormir les chevaux " et avec lesquels il " achète des trucs parce que en détention, il y en a qui courent après les cachets ". Le traitement, détourné de son usage, sinscrit dans le système de troc sur le marché clandestin de la prison.La consultation hebdomadaire du psychologue offre moins de ressources : " au début, je parlais beaucoup. Là non. Jy vais parce que ça me permet de sortir de cellule
". Lécoute du psychologue ne lui paraît pas authentique : son silence persistant nest pas tolérable pour Damien en quête de signes dattention, daffection.Il sera aussi question du dentiste : Damien na plus de denture supérieure. La perte de ses dents, " cest la came, et puis on me les a arrachées en prison
". Il envisage de demander un appareil mais attend pour cela son transfert en centre de détention ou en centrale parce que la rumeur dans létablissement où il est actuellement présente les dentistes comme des bouchers.Lambivalence à légard de son traitement pour le VIH témoigne du clivage des représentations attachée au système de soins. Damien suit pendant un à deux mois sa trithérapie puis il arrête. Il évoque à la fois son intolérance aux médicaments (fatigue, nausées, diarrhées) et sa méfiance à légard du médical. " Je nai pas confiance dans la science. Je ne crois pas à la médecine. Cest eux qui ont apporté la maladie à force de faire des tests
". Ainsi, la médecine ne soigne pas, elle rend malade, comme son traitement le rend malade.Pourtant, cest auprès des médecins, de certains médecins que Damien trouve un étayage essentiel dans cette période de sa vie. " Moralement, le médecin maide beaucoup, le fait de parler avec elle. Cest quelquun dextérieur à ladministration pénitentiaire, ça me fait du bien. Etre écouté, cest beaucoup
".Pendant toute la période où Damien suspend le suivi de sa trithérapie, il se soigne par les plantes : il faut entendre ici un traitement par la marijuana. Approvisionné au parloir, Damien fume " 20 grammes par semaine pour ma maladie
". Alors quil ne supportait pas le traitement médical, " jai fumé et mes T4 se sont stabilisés ". Depuis quelque temps, ses sources dapprovisionnement se sont taries et Damien est contraint de limiter sa consommation à ce que le système de troc intra-muros lui permet dacquérir. Reste donc seulement un joint de temps en temps, " pour me relaxer, pas pour me soigner ".
Lors du second entretien, Damien annonce demblée quil a repris son traitement : une bithérapie. Il a été convaincu par le médecin qui lui a fait part de la dégradation de ses résultats aux tests. Mais dans ses propos se trouvent toujours mêlés la maladie et les médicaments comme cause indifférenciée de ses malaises. " Quand jarrête le traitement, jai la forme et quand je suis le traitement tout me semble difficile, jai des douleurs digestives, des diarrhées... Là, javais des vomissements, des nausées. Cest le virus qui se remet en marche. Jai repris le traitement
".Les autres ressources de Damien sont les quelques visites au parloir quil a encore : celle de sa mère, mais aussi celle dun frère cadet à travers qui il vit par procuration dehors. Un jeune frère de 18 ans pour qui " il ferait tout. Moi, cest fini pour moi, la maladie, la peine...
"Reste encore lécriture, la seule activité que Damien investisse vraiment : il écrit beaucoup, des lettres essentiellement, sans que celles-ci naient toujours de destinataire connu. Il écrit la nuit surtout quand la détention est plus calme. Ces lettres, cest à la fois un moyen de " sexprimer sans être interrompu
", une parole adressée à lautre sans avoir à composer avec laltérité, les réactions, les désirs de lautre. Cest aussi un bel ouvrage qui suppose une mise en forme, un travail esthétique : lécriture est appliquée, la présentation soignée. Damien compare cette production-création au plaisir trouvé lors de son apprentissage de menuisier, métier quil na jamais exercé. Ce travail décriture lui évoque le travail du bois, la naissance dun bel objet façonné par lui. Les moments les plus difficiles en détention sont ceux où " le cafard est tellement intense que je ne peux même plus écrire, la lettre est raturée, je la déchire. Alors je mallonge et jessaie de dormir. Si on menlève lécriture ici, cest foutu ". Et justement, sa maladie ou ses médicaments, il ne sait pas trop, lempêche décrire : il rate toutes ses lettres. Ce courrier en partie adressé lui permet aussi de recevoir, et " le fait de recevoir, ça fait du bien ".Damien na plus à découvrir le mode demploi de la prison. La prison, il la connaît par coeur et il puise dans lensemble des ressources disponibles dans la vie clandestine de la détention pour améliorer le quotidien. Avec son traitement trimestriel, il achète des choses : " pour arranger sa prison, chacun se débrouille. Y a des trafics en tous genres, argent, médicament, came... On peut tout se procurer ici comme dehors. Cest une ville dans la ville. Cest ma ville à moi. Je sais tout ce qui se passe, on parle, on écoute, on sait les embrouilles quil y a, qui balance...
"Dans sa ville où tout se sait, Damien ne cache pas sa séropositivité sans lafficher non plus : elle ne le définit pas. Il est plutôt, y compris à ses propres yeux quelquun qui est identifié comme un ancien de la prison, quelquun qui connaît bien lunivers carcéral et qui bénéficie de la reconnaissance de lancienneté. Quelquun enfin qui dispose du savoir et du savoir-faire nécessaires à laménagement de la vie quotidienne derrière les murs.
Il sait aussi limportance du regard des autres en détention et le poids des normes carcérales auxquelles il convient de se conformer.
Si Damien informe toujours ses co-cellulaires de sa séropositivité (" cest une question de franchise, on vit ensemble 22 heures sur 24, faut savoir sil y a une maladie transmissible
"), il sait aussi que la distance à légard des séropositifs pourrait être autant due à la peur de la transmission quà celui du désaveu par les autres détenus. " Pour se donner une image par rapport aux autres ", chacun doit se conformer au rejet des séropositifs, " comme des chrétiens en pays musulman ". Damien ne se sent pas menacé par cette stigmatisation : il est dabord et essentiellement un vieux routard de la prison. Il conteste lappartenance à la catégorie des durs : " y a pas de durs en prison, y a ceux qui se laissent pas faire par les surveillants. Et cest comme ça quon se fait respecter par les autres aussi ".Si Damien dénonce la ségrégation à légard des séropositifs, il participe activement à une autre, celle usuelle dans le monde carcéral, qui vise les délits sexuels. Là encore le poids du regard des détenus est essentiel : " on sera une cellule mal vue si on accepte un violeur. Cest mal vu par les autres. Normalement on doit pas les accepter. Alors, dès quun gars arrive dans la cellule, je lui demande son mandat de dépôt. "
Damien sait encore que les relations sexuelles entre détenus sont " mal vues ". Sur cette question, le silence est largement entretenu à la fois parce que cest sexposer à la honte, à la stigmatisation des autres, et parce que ces pratiques homosexuelles suscitent une interrogation sur le devenir de lidentité de sexe lorsque lenfermement est de longue durée.
" Y a des rapports dhomme à homme. Moi non. Faut pas divulguer ça en tout cas. Cest pas forcément une mauvaise personne, faut comprendre après des années denfermement. Et puis y a ceux qui étaient homos avant la prison aussi. Moi, ça mest arrivé quun mec me fasse une petite gâterie, mais faut pas divulguer ça. Cest très mal vu, pédé, tapette. Jespère ne pas devenir homo mais peut-être que ça marrivera après 10 ou 15 ans de prison. Cest un manque affectif ".
Dans le silence contraint de lenfermement et du code carcéral, Damien crie parfois et se rebelle. " Jouvre ma gueule pour faire savoir que je suis là, pour prouver que je suis encore vivant
".- Pierre
Pierre est condamné à 15 ans de prison et il est incarcéré depuis 3 ans dans la même maison darrêt. Primaire, il évoque son arrivée en détention comme " un choc brutal ", la découverte dun monde inconnu dans lequel il est subitement plongé. Salarié dune grande entreprise américaine, ses informations sur le monde carcéral se limitaient aux " quelques échos communiqués par la cellule prison dActup ". Peu de temps après son arrivée, Pierre entame son combat contre ladministration pénitentiaire et sinscrit dans une position de militant. Lentretien sera essentiellement centré sur les modalités et la signification de ce combat.
Pierre découvre sa séropositivité en 1984. Les nombreuses maladies et la mort de ses amis éveillent une peur qui le conduit à demander un dépistage à lInstitut Pasteur, un mois après la mise au point du test. La révélation de son statut sérologique, conjuguée à la perte de ses proches, amorce un processus de recomposition identitaire articulant histoire individuelle et histoire collective dans la référence à la communauté dappartenance. La séropositivité comme catégorie biologique est ici transformée en catégorie sociale, dans un mouvement de subversion des traits associés : si la transmission du VIH est subie et que le porteur du virus, exposé à la stigmatisation, se cache, la position militante revendique une identité affichée et un rôle dacteur. Elle permet aussi linscription dans des réseaux associatifs qui constituent des ressources relationnelles, affectives et identitaires. Lannonce de la séropositivité vient redoubler la menace de marginalisation déjà vécue : " parce que, entre parenthèses, je suis homo, donc ça me rendait encore plus marginal par ma situation et cest pour ça que jai fondu dans le militantisme
".Ici la séropositivité nest pas seulement une composante identitaire, cest une ressource : elle donne accès à un statut social collectivement revendiqué, elle permet de sortir de lombre dune homosexualité vécue dans la clandestinité, elle offre la reconnaissance dune identité collective par laffirmation de lappartenance au groupe des homosexuels et par la valorisation du rôle quil a pris dans la gestion de lépidémie.
Lhistoire personnelle de la contamination est réévaluée au regard dune histoire collective qui sert dancrage aux remaniements identitaires et qui permet de penser la séropositivité moins comme une rupture, un effondrement, que comme loccasion dun "renforcement biographique" (Carricaburu et Pierret,1994).
Lincarcération vient rompre ce travail de construction dune continuité dans lhistoire de vie : elle est synonyme de rupture davec le mode de vie antérieur, davec les ressources et repères habituels. Cest lentrée dans " un autre monde
", et Pierre se trouve à nouveau confronté au sentiment de perte de maîtrise de sa vie, de son environnement. Alors quil recourt à ses premières stratégies de silence et de secret, il se heurte brutalement à la menace de la stigmatisation et du rejet.Lors de la visite médicale dentrée, il est reçu par un médecin de lU.C.S.A. Lors de cet entretien, Pierre informe le médecin de son statut sérologique, lui indique quil suit une trithérapie mais quil ne dispose pas de son traitement depuis son incarcération et précise quil a " déjà tout un dossier à lInstitut Pasteur
". Il souligne encore quil veut " dabord analyser le fonctionnement de la détention avant de révéler ma pathologie ". Mais, alors quil rentre de promenade, il retrouve en cellule un de ses co-détenus qui lui tend les médicaments en lui disant : " tiens, cest pour toi ". Alors quil navait pas encore donné son accord pour suivre sa trithérapie en prison, préférant repérer dabord les modes de gestion du savoir et du secret en détention, il se voit " dévoilé ", brutalement exposé aux regards de ses co-cellulaires." Là, ça ma fait péter un plomb ! Quand vous venez à peine de rentrer et que dehors, vous vous battez contre ce genre de chose, contre la mise sous étiquette des personnes... Là, javais lAZT déballée dans la cellule et les autres mont dit : "on ne veut plus de toi dans la cellule". Je leur ai dit : "mais, vous ne risquez rien". Pendant trois jours, cétait une ambiance exécrable dans la cellule et je me suis lancé dans une grève de la faim sur la confidentialité des traitements et la distribution deau de Javel
".
Le dévoilement de son statut sérologique constitue le déclencheur dun nouveau combat contre ladministration pénitentiaire, un combat inscrit dans la continuité de celui quil menait déjà dehors contre la stigmatisation des porteurs du VIH.
Contraint par la rupture de la confidentialité à assumer son identité de séropositif, Pierre renoue avec son engagement militant, avec cette stratégie de survie dautant plus essentielle quil sait que son incarcération sera de longue durée. Ainsi, huit jours après son arrivée, il entame sa première grève de la faim et remobilise ce travail de restauration dune continuité au delà de la rupture que constitue lemprisonnement.
" Je me battais déjà contre le système. Pour moi, cétait aussi une façon dexister parce que je savais que ma peine allait être longue
".Faire reconnaître la légitimité de ses revendications est aussi une manière de se faire reconnaître.
Son militantisme intra-muros est la reprise, dans des conditions plus difficiles, de son engagement antérieur. La visée de restauration identitaire est la même mais son exigence est amplifiée par le contexte carcéral.
Militer, cest être actif, cest donner un sens à sa vie, cest lutter contre la maladie, le spectre de la mort. Cest aussi, en prison, lutter contre lemprise carcérale, le ravalement au statut de détenu parmi tous les autres détenus-objets du traitement pénitentiaire ; cest sortir de la passivité imposée et de luniformisation où la singularité de chacun se perd.
Militer, cest conquérir, retrouver une position dacteur, un statut de sujet et ainsi restaurer une représentation de soi ici doublement menacée par la maladie et par lincarcération.
" Ma maladie, je lai toujours vécue comme une passion. Parce quà un moment vous êtes obligé de rentrer de plain-pied dans la maladie
".Cette " passion
" permet de faire face à lidée de la mort, elle est un combat existentiel, une mission." Je me suis rapidement trouvé investi, pratiquement comme un devoir. Moi, je nai jamais demandé à avoir cette maladie, là, et dès que jai appris que je lavais, jai pris des mesures. Ce qui ma bien servi pour moi, cest de me battre pour les autres. Cest ce qui ma permis de maccrocher à chaque fois, de toujours garder cette volonté, de rebondir aussi vite ".
Dehors, lors de lannonce de la séropositivité, comme dedans, alors quil sait que sa peine sera longue, Pierre " rebondit " en renversant les termes de sa situation : séropositif et détenu, il est doublement menacé par la stigmatisation. Celui qui est perçu comme une menace pour les autres devient une sorte de héros au service dune cause collective. Figure du mal, il se met au service du bien des autres, pas seulement celui des séropositifs comme lui en butte à la condamnation sociale, mais au service de la prévention de la transmission du virus. Ainsi dehors, il exige lutilisation du préservatif lors de ses relations sexuelles au risque de faire fuir ses partenaires. Dedans, il exige lobtention deau de Javel pour désinfecter la cellule. " Pour enrayer lépidémie, faut mettre un maximum de barrières. Or vu la promiscuité en prison... Moi, ça marrive de me couper en me rasant et on est quand même 4 en cellule. On a un seul lavabo où on se lave, on fait la vaisselle... Moi, je me sentais coupable vis-à-vis de mes co-détenus. Eux, ils prenaient ça un peu à la légère mais pour moi, cétait évident quil fallait que je me batte
".
Lengagement dans la lutte permet de ne plus subir mais de " gérer sa détention
", de se faire reconnaître comme acteur-interlocuteur. Lextension du combat contre la stigmatisation des séropositifs à celui de la reconnaissance des droits des détenus permet de sortir de lisolement, de chercher des alliances, de se dégager du poids de la faute.Si Pierre " se sentait coupable vis-à-vis de ses co-détenus
", il souligne aussi que " les détenus se sentent fautifs, ils ont le sentiment dêtre déchus de leurs droits. Moi, je discute avec eux, je leur dis leurs droits. Plus les détenus sont soutenus par des actions extérieures, plus ils prennent en charge leur détention. Moi, je nai jamais subi ma détention, jai toujours géré ma détention. Je ne me suis jamais fondu dans la masse en me disant : "attends". Parce que cest aussi une façon dexister aussi par rapport à la maladie, à lintérieur, parce quon nest pas privé de tous nos droits ".La maladie, comme lincarcération, est synonyme de perte, et, pour ne pas se perdre soi-même dans lidée de la mort ou dans lexpérience de lenfermement comme sorte de mort sociale, laffrontement " au système
" permet de tenir debout, de se faire reconnaître comme personne vivante.Pierre mobilise plusieurs moyens et ressources pour mener ce combat.
Il se sert dabord de son corps pour faire pression sur lautorité pénitentiaire : les grèves de la faim et le refus des traitements, de tous les traitements pendant un an. La dégradation de son état de santé oblige à une hospitalisation dabord à lhôpital de secteur, puis à lhôpital pénitentiaire où il restera trois semaines. A son retour en détention, un nouveau conflit loppose aux surveillants qui " laccusent de stockage illégal de médicaments
". Convoqué au prétoire, Pierre fera 20 jours de " mitard " : il découvre alors le quartier disciplinaire où pendant les premiers jours il ne pourra communiquer ni avec son avocat, ni avec le service médical. " Je me suis dit, la seule façon de ten sortir, cest de te faire remarquer par lautorité judiciaire ".Il refuse son affectation en détention à la sortie du quartier disciplinaire. Ce qui lui vaut une nouvelle sanction : à nouveau 20 jours de " mitard ". Là il reprend sa grève de la faim mais en gérant celle-ci de façon à ne pas se mettre en danger " parce que physiquement, ça devenait dangereux, alors jai continué mais en fractionnant, 8 jours, 10 jours. Ils mont sorti précipitamment du quartier disciplinaire ".
Pierre raconte les pressions dont il est lobjet, les brimades et persécutions quil subit : à lhôpital pénitentiaire, les douches lui étaient refusées ; on " oubliait
" douvrir la porte de sa cellule pour lui permettre daller en promenade ; à son retour en détention, " sur 400 surveillants, jen avais pas loin de 200 derrière moi à me mettre la pression " ; une brigade de surveillants est rentrée dans sa cellule " pour me casser bien comme il faut " et laccuse de trafic de médicaments ; il connaît le prétoire et le " mitard "...Se servir de son corps, de sa santé comme dune arme contre la pénitentiaire ne suffit pas : il mobilise alors des ressources extérieures pour se dégager de ce face à face avec la direction de la prison. Il écrit aux Affaires sanitaires et sociales, contacte AIDES, dépose une demande de liberté provisoire et, par lintermédiaire de son avocat, sollicite une entrevue auprès du Premier Président de la Cour de cassation. Ce dernier le reçoit : " là, il a vu un zombie, 41 jours de grève de la faim, après 28 jours, après 21 jours... Jétais en piteux état. Mon avocat a expliqué les raisons de ma grève de la faim : mettre de la Javel dans les produits cantinables. Le président ny croyait pas. trois mois denfer !
"Ce même président dépêche un expert médical à la prison. Celui-ci rend " un rapport lamentable pour ladministration pénitentiaire, et là ma situation sest complètement débloquée. Ils ont fini par mettre de la Javel. "
Lintervention de tiers a permis un renversement du rapport de forces dans ce bras de fer engagé avec la direction de la prison. Et
" maintenant ladministration pénitentiaire me chouchoute. Dès que je demande quelque chose, on me le donne avant que ça soit un gros scandale. Individuellement, ils se comportent bien vis-à-vis de moi ".
La conquête dun statut et dun traitement dexception le promeut au rang dinterlocuteur des décideurs. Evoquant au passage sa rencontre avec Simone Veil bien avant son incarcération, Pierre souligne comment, à loccasion dune opération chirurgicale lors de sa détention, il profite de son passage à lhôpital pour rencontrer le médecin-chef et "lui exposer tout ce qui nallait pas dans les services médicaux de la prison. Jai tiré la sonnette dalarme
". Il dit trouver là une oreille attentive : " pour lui, je suis un patient, pas un détenu. Il na pas mal pris ma lutte. Il a trouvé que cétait justifié. Il était là pour remettre de lordre dans le service ". " Justement ", ce médecin chef était, à lépoque, chargé de la mise en oeuvre de la réforme sanitaire et dassurer une rupture davec certaines pratiques de la médecine pénitentiaire.De la même manière, Pierre " a interpellé la responsable du SMPR
" à propos de la prescription des psychotropes, de la surconsommation des médicaments détournés de leur usage et de laccroissement du trafic au profit dune toxicomanie médicamenteuse. Signalant une inversion du projet thérapeutique (" on met les gens en prison, ils sont censés être soignés et ça devient linverse "), Pierre sinscrit là encore dans une position de critique-contestation du " système ", tout en faisant valoir des intérêts communs et donc de possibles alliances." Je me bats un peu contre eux mais un peu avec eux parce que, finalement, ça va dans le bon sens
".Lécho favorable que son combat a trouvé auprès des personnels soignants est lié sans doute à son statut de " client privilégié
" : Pierre fréquente quotidiennement le service médical et il nappartient plus à la masse des consultants. Mais ses revendications ne peuvent être que soutenues dans la perspective dune politique sanitaire et préventive." Tout le service médical sest mobilisé derrière moi car finalement, cétait dénoncer leurs conditions de travail ; ce qui ma rendu populaire, cest ma grève de la faim pour la Javel. Ils estimaient ça normal ".
De la même manière, il relève lambivalence des surveillants à légard de son combat et plus globalement à légard du changement. Lamélioration des conditions de détention est mise en perspective avec lamélioration des conditions de travail, en même temps que les changements traduisent des interdits en droits et du même coup désavouent les pratiques antérieures.
" Lépisode de la Javel, je mettais en question lensemble du système. Ça ma valu 200 surveillants contre moi. Jai été au quartier disciplinaire pour ça. Et après y a eu une directive du Ministère de la Santé. Ça a été un choc pour eux ! En même temps que "ce combat pour la Javel", ça leur permettait de faire leur job dans des conditions sanitaires acceptables. Cest pour ça quil y en a beaucoup qui mont appuyé par rapport à la Javel parce que quand ils rentraient dans certaines cellules, ils se disaient : "cest pas possible !". Même les douches, eux-mêmes disaient : "mais comment on peut prendre sa douche là !
".En mettant au centre de " son combat
", la question de lhygiène et de la propreté des locaux en détention, Pierre ne peut que rencontrer une certaine " popularité " dépassant les clivages gardants-gardés. Il se fait aussi partenaire de linstitution sanitaire et de sa logique hygiéniste.En cela, il reproduit intra-muros le même type de relations établies antérieurement à son incarcération. Pierre, comme les mouvements associatifs auxquels il appartient, est à la fois dans une position de collaboration et de dénonciation. Dénonciation des pratiques stigmatisantes du milieu médical, collaboration dans la prévention et le traitement sanitaire. Cette sorte de partenariat est liée aussi au savoir acquis sur le VIH, sur les modes de traitement, sur la gestion de lépidémie. Et Pierre dajouter. " Nous, dans les associations, on était parfois plus performants que les médecins
".Cest à propos de la prévention que Pierre évoque la question des rapports sexuels en prison. Ici, il nest plus question de revendications mais de pratiques clandestines exposées au désaveu des détenus, à la sanction pénitentiaire. " Les rapports sexuels en prison ça existe. Moi je sais que personnellement jen ai eus pendant 8 mois, donc cest des choses possibles
". Laccès aux préservatifs suppose soit un contact avec le visiteur de AIDES (" lui, il en a toujours dans son sac "), soit une demande de consultation à lU.C.S.A. (" on écrit, jai mal à la tête et les infirmières vous font venir "). Obtenir un préservatif " demande quand même une démarche volontaire du détenu " et en même temps une certain discrétion.Si la séropositivité de Pierre lui confère une statut social, lhomosexualité, elle, doit être maintenue secrète.
" Par rapport aux autres détenus, cest des choses qui se cachent quand même, qui ne se passent pas au grand jour. Alors que ma maladie, tout le monde sait exactement ma position par rapport à ça ".
Lors de lentretien, Pierre fait référence à un nouveau groupe dappartenance : le " nous, les longues peines
" linscrit dans le haut dune hiérarchie qui structure la population carcérale en deux catégories : ceux qui savent quils sont incarcérés pour de nombreuses années et ceux qui sont considérés comme de passage. Presque des "intrus" du point de vue des premiers qui tendent à sapproprier lespace carcéral comme lieu de vie. Pierre " estime que la prison est un lieu de vie comme un autre. Cest notre lieu de vie et cest normal quon veuille faire avancer la prison (...) Y a que les longues peines qui peuvent se permettre de rentrer comme ça, de contester, de demander à voir le directeur ".Lavenir de Pierre est indissociable de lavenir de la pénitentiaire, une pénitentiaire qui naime pas que les détenus connaissent leurs droits. " Mais de plus en plus ça sera comme ça
".Pierre et Damien sont tous deux séropositifs dans la même maison darrêt. Ils appartiennent tous deux à ce quil est convenu dappeler des "groupes à risque", celui des homosexuels et celui des toxicomanes. Sans revenir ici sur le dévoiement de sens de la notion de risque initialement pensée dans une logique probabiliste à la caractérisation dindividus comme personnes à risque (Fabre, 1998), il nous faut tenir compte des différences relatives aux modes de contamination, au sentiment dappartenance à une communauté de situations et de pratiques, à linsertion dans les réseaux tissés par les communautés en question.
Si Pierre se définit comme un homosexuel appartenant à la " communauté des homosexuels
", appartenance renforcée par la découverte de son statut sérologique et traduite par son engagement dans le milieu associatif, Damien, lui, ne se reconnaît pas dans la catégorie des toxicomanes, pas plus quil se définit au regard de sa séropositivité. Sil est inscrit dans les réseaux relationnels, cest ceux des désaffiliés (Castel, 1995) et des exclus, notamment ceux pour qui la prison est devenue un lieu de vie.La séropositivité de Pierre et de Damien émerge et fait lobjet dun travail de signification contrastée à partir dhistoires de vie singulières. Si, pour lun, elle prend sens au regard de la mise en perspective dune histoire collective, pour lautre, elle est référée à une destinée personnelle caractérisée par la répétition et la persistance du malheur.
Dautres différences notables peuvent encore être évoquées, telles leurs milieux socioculturels respectifs, lancienneté et les modalités de la révélation de leur séropositivité, le mode de relation aux systèmes de soins, leur expérience du monde pénitentiaire, leurs stratégies de lutte, de résistance à la menace dune double emprise, celle de la maladie et celle de linstitution carcérale, les ressources dont chacun dispose: ressources intrapsychiques, matérielles, affectives, relationnelles...
Par delà la diversité des expériences et des conduites repérées à travers les entretiens, on peut néanmoins dégager certaines problématiques transversales, communes à chacun.
Tout dabord ce qui a trait à la connaissance du statut sérologique et qui peut être décliné à trois niveaux : lattitude face au dépistage, se savoir séropositif, faire savoir cette séropositivité.
La réévaluation du rapport au temps biographique est une autre dimension commune qui doit être articulée avec la trajectoire pénale et la durée de la peine.
3 - La connaissance du statut sérologique
Parmi les huit personnes séropositives connues rencontrées, sept ont appris leur infection au VIH à loccasion dun test effectué en prison. Seul Pierre, sensibilisé par la mort de proches, a eu recours dès 1984 aux tests proposés par lInstitut Pasteur. Il est aussi le seul à être inséré dans les réseaux associatifs de lutte contre lépidémie de sida.
Les autres connaissent leur séropositivité depuis un temps variable : deux, primaires, depuis 3 et 18 mois, cest-à-dire depuis leur incarcération, les autres, récidivistes, depuis au plus 11 ans, au moins 3 ans. Le diagnostic a été fait lors du bilan médical proposé à leur dernière ou à une précédente entrée en prison.
Lanalyse des attitudes face au dépistage intra-muros ne dégage pas de différences significatives entre les détenus séropositifs et séronégatifs.
Tou(te)s les détenu(e)s rencontrés évoquent la visite médicale dentrée et le dépistage du VIH. Pour la plupart, ils mentionnent la proposition de test, certains évoquant plutôt ce dernier comme appartenant à la série dexamens réalisés sans quils aient à signaler une quelconque demande ni accord. Dautres enfin traduisent cet ensemble dexamens, test VIH compris, comme une obligation à laquelle ils doivent se soumettre.
On remarque, pour la quasi totalité des personnes rencontrées, une acceptation du dépistage en prison, alors même que nombre dentre eux nont jamais eu recours aux centres de dépistage dehors. Ce dernier constat doit cependant être nuancé chez les femmes qui ont fréquemment utilisé les prestations des services de santé. Cest lors dhospitalisations (maternité ou autre) ou lors de consultations antérieures à lincarcération que la sérologie VHC a été révélée.
Si bien souvent, comme cela a déjà été constaté (Sueur, 1993), la séropositivité est découverte en prison, on ne peut dissocier la question du dépistage de la question plus globale des relations au système de santé avant lincarcération.
La population carcérale comprend, pour lessentiel, des personnes fortement marginalisées, précarisées, déviantes, pour qui la question de la santé ne se pose pas dans les mêmes termes que pour les personnes insérées dans le " monde ordinaire
".Le rapport entre incarcération et précarité a déjà été maintes fois souligné (M. Foucault, 1975 ; Godefroy et Laffargue, 1992 ; Marchetti, 1995), et lon voit depuis quelques années se développer des travaux de recherche sur la problématique santé-précarité. Recherches engagées à partir dun constat récurrent : les personnes les plus en difficulté sont celles qui bénéficient le moins des services du système de santé (absence de protection sociale, non usage des droits, faible recours aux soins) (Aïach, 1991).
Les observations saccordent aussi à relever labsence de pathologies spécifiques mais un cumul de problèmes de santé et des relations spécifiques entre létat de santé et le manque de ressources (matérielles, sociales, affectives, identitaires...). Ainsi, " la particularité de ces populations, en matière de santé, porte donc plus sur leur comportement que sur des pathologies. Elles expriment plus de préoccupations pour lurgence vitale - la survie - (se nourrir, se loger, travailler, trouver des ressources), la préservation du capital santé nétant pas de fait une priorité. Les problèmes de santé peuvent être longtemps niés. Ce sont la douleur, lincapacité qui seront les signaux dalarme. Lattente est parfois longue entre le déclenchement des symptômes et le recours aux soins " (Fabre, 1995).
La priorité est essentiellement laménagement dun quotidien de base, et, pour ces populations, le sida se dilue dans la précarité, même si par ailleurs émergent toujours des questions sur les conséquences de ce qui est reconnu comme des prises de risque (électivement le partage de seringues et les rapports sexuels non protégés avec un(e) partenaire " "incertain(e) "). Dans ce contexte, on ne peut que souligner la difficulté à intégrer des pratiques préventives (dans lesquelles sinscrit le dépistage) qui relèvent dune autre représentation et dun autre rapport à la santé que ceux promus par la logique médicale et les institutions sanitaires.
La précarité nest pas sans lien avec la temporalité dans un double processus: la focalisation sur le temps immédiat, le temps court étant à la fois induit par la précarité des conditions de vie en même temps quelle lalimente et la renforce. Or les temporalités jouent un rôle important dans lapproche du système de santé et ici des démarches à visée diagnostique (Joubert, 1995). La prévention suppose lanticipation, une projection de soi dans le temps. Ceux qui sont pressés par la nécessité immédiate ou ceux pour qui la projection ne présente aucun sens ne peuvent sengager dans cette anticipation a fortiori quand il sagit, non pas de faire disparaître une douleur actuelle, mais de détecter des pathologies ou des risques potentiels.
Le diagnostic suppose aussi bien souvent une planification des démarches. Si un minimum de capacité de programmation est requis pour suivre un protocole de soins intra-muros, le recours au dépistage implique au moins deux temps : celui de lexamen, celui de la communication des résultats. Ce qui, pour être mené à terme, nécessite la persistance dune démarche toujours fortement ambivalente, empreinte à la fois du désir et de la peur de savoir.
La perturbation du rapport au temps des toxicomanes est toujours relevée : " leurs difficultés ou leur incapacité à se situer dans une continuité temporelle fait que leur vie apparaît, dun point de vue phénoménologique, comme une suite dévénements instantanés dépourvus de liens. Ce vécu dimmédiateté permanente, détaché de références au passé et sans orientation vers lavenir, sans projet, donne un caractère bien précaire à léchange dinformations et aux meilleures résolutions " (Sueur, 1993).
Labsence de sensation, de douleur, de signe de la maladie contribue encore à loccultation des problèmes de santé, à différer à un " autre jour
", " plus tard ", la décision dun sérodiagnostic. Tant que les troubles de santé restent non perceptibles, soit parce que la pathologie " sommeille " pour reprendre lexpression des personnes interviewées, soit parce que la consommation de drogue anesthésie la douleur et les maux, soit parce que les conditions de vie nautorisent pas la reconnaissance dune défaillance du corps, le dépistage ne sera pas dactualité. Deux simples exemples peuvent illustrer cette " suspension " de la question sanitaire." Jai 15 ans de came derrière moi et avec toutes ces années, jai des trous de mémoire. Avec la coke et le crak, je pétais les plombs, mais javais pas de douleurs physiques. Avec lhéro si, quand on est en manque. Les problèmes dentaires, cest la came. Je suis arrivée ici, pire quune éthiopienne, je faisais 44 kilos. Dehors avec la coke on mange pas, on na pas dappétit. Mais on ne se sent pas malade. Cest juste trouver la came
" (Sonia)." Dehors on nest jamais malade. On sendurcit. Les gens en appart, ils ont toujours quelque chose. Moi je suis en meilleure santé queux. Cest seulement la fatigue des fois. Les nuits sans sommeil, le froid, la pluie. On ne sait pas où aller. On dort que dun oeil. On peut aller en foyer pour se reposer un peu, mais cest des dortoirs. Moi jévite les foyers de SDF. Je veux devenir comme tout le monde, ne plus être dans la rue
" (Philippe).La distance au système de soins nest pas indépendante de la distance aux systèmes institutionnels dans leur ensemble. Beaucoup de personnes rencontrées en prison ont depuis longtemps rompu ou se sont vues écartées des normes et dispositifs institutionnels. La méfiance à légard de linstitué est associée à ce quelles rejettent : un ordre social dans lequel elles nont pas trouvé de place.
La question du " trouver sa place
", souvent évoquée par les personnes rencontrées, engage un travail sur la texture des liens qui lient le sujet au monde et à lui-même. Souffrir de ne pas trouver place, de nêtre pas à sa place, de ne pas savoir ce quelle doit être... et le corps est réduit à lui-même, il ne tient pas en place." Lorsquon cherche une place, on transfère sans le savoir les difficultés quon a eu à se faire une place (dans la famille, dans lécole, dans différents collectifs...). La quête dune place transfère toujours danciennes questions qui tiennent à la place précédente : au désir de la quitter, de ne pas y rester, surtout quand cest le trou familial, le creuset dorigine " (Sibony, 1991). La trame sociale prend le relais de lorigine et sy rejoue cette lancinante interrogation sur lêtre au monde.
Le refus des attributions identitaires que suppose lentrée dans les dispositifs institutionnels, la résistance à lenfermement dans une catégorie dusagers de services institués, cest ici à propos du dépistage du VIH lappréhension dêtre identifié par la maladie, dêtre identifié comme on le dit dun suspect. Le moment du diagnostic est un temps mort du processus identitaire : la possible annonce de la séropositivité cloue le sujet sur place, dans une clôture identitaire dautant plus insoutenable quelle signifie lentrée dans la mortalité.
Le dépistage, pour les toxicomanes par voie intraveineuse, cest aussi le risque dun dévoilement de leur toxicomanie. Et la crainte davoir à sexpliquer sur leur consommation, sur leurs pratiques dinjection. Le dépistage, cest risquer la visibilité de pratiques clandestines et lévaluation-inquisition de représentants dun ordre social rejeté. Les questions posées font résonance : elles renvoient à dautres formes dinterrogatoires expérimentés dans les locaux de police à loccasion darrestation, de garde à vue.
Enfin, faire le test, cest prendre le risque de se rendre malade.
La séropositivité est un fait biologique plutôt que clinique au sens où la personne " devient malade " daprès les marqueurs biologiques, daprès limagerie médicale. Cest le diagnostic qui désigne le sujet comme patient, entendu par lui comme malade. Diagnostic qui tend à effacer le sujet ou à labsenter, en tout cas à le réduire. Etre " porteur du VIH ", cest sexposer à un marquage qui vient remettre en cause ses inscriptions dans des réseaux affectifs et sociaux déjà précaires et pourtant essentiels à la survie, à la gestion du quotidien. Le refus de connaître son statut sérologique peut être une manière de ménager " un système de vie qui porte lensemble des pratiques quotidiennes (échanges économiques, de produits, daffects, de références communes) ".
P. Bouhnik et S. Touzé (1995), à loccasion de leur recherche auprès de toxicomanes incarcérés, mettent en évidence comment les pratiques addictives et les activités qui leur sont connexes (trafics, délinquance) peuvent venir se substituer au jeu des interactions du monde ordinaire pour faire, à leur tour, lien et support. Fixé dans un réseau de relations et dinterdépendance qui enferme et soutient en même temps, le toxicomane, en recourant au dépistage, prend le risque dune fragilisation de son ancrage-étayage dans ce système commun.
La peur de savoir, en ce quelle renvoie à une possible mise en cause dun équilibre relationnel, nest pas ici propre aux toxicomanes. La séropositivité au VIH, comme toute pathologie transmissible, interroge nécessairement le rapport à lautre.
Mais, cest aussi bien sûr dun possible effondrement de la représentation de soi quil est question. La persistance de lassociation mort-sida fait du sérodiagnostic le moment dune possible mort annoncée. Et peut-être, pour recourir au dépistage, faut-il déjà pouvoir envisager, si ce nest sa finitude, au moins sa vulnérabilité. Le refus daffronter lidée de la mort ou la quête dune consistance vitale à travers des prises de risque répétées font du test une épreuve douloureuse. Il contient une menace narcissique trop intense pour ceux qui tentent dans la toute puissance du passage à lacte de se dégager dun sentiment insoutenable de vide intérieur sans limite.
Si on met en perspective ces différents freins ou obstacles au recours au dépistage dehors avec la situation et lexpérience de lincarcération, on peut alors dégager ce qui, au-dedans, permet le sérodiagnostic.
Loffre de dépistage extra-muros est fondée sur la demande ; derrière les murs, la question de la demande est demblée diluée. Lentrée en prison est celle dune prise en charge : passage au greffe, au vestiaire, fouille à corps, fouille des effets personnels, remise du " paquetage ", passage à la douche, affectation dans une cellule etc.
Le rituel est quotidiennement répété ; la personne est dabord " un arrivant
". Celle-ci na plus à exprimer des choix, des désirs mais à se conformer aux séquences prévues, au rite institué. Elle fait lobjet dun " traitement " programmé pour toute admission dans lespace carcéral. Il ne lui est pas demandé de sexprimer mais de répondre à des questions. Les premiers moments en détention seront bien sûr diversement vécus suivant quil sagit là dune première expérience ou dun scénario maintes fois répété. Mais, dans tous les cas, ce rituel signe la rupture avec le dehors et lentrée dans un autre univers où le statut demblée octroyé est celui dun " gardé " : le sujet appartient à la pénitentiaire, et lattribution dun numéro décrou vient signifier lintégration et faciliter la gestion des " stocks ".La visite médicale dentrée sinscrit dans ce rituel : chaque arrivant doit être convoqué par un médecin afin deffectuer le bilan de santé lui aussi programmé. Et cest à loccasion de cette rencontre quune proposition de test de VIH lui sera faite.
On peut comprendre, dès lors, pourquoi certains détenus évoquent le caractère obligatoire du test. Il sintègre à un ensemble de pratiques et dexamens (pénitentiaires et sanitaires) obligatoires. Mais là, brusquement, à propos du VIH, une question est posée renvoyant à un choix.
" Quand on arrive, on rencontre une infirmière, cest une consultation très rapide et puis y a la radio des poumons, cest systématique. Ensuite y a un dépistage du sida qui est obligatoire. On est convoqué doffice. Cest une antenne extérieure qui se déplace ici pour faire ça mais vous pouvez refuser. On vous propose un dépistage. A priori, ce que jai vu, la majorité des gens acceptent. Pas mal de gens dehors ont peur de la démarche en fait, aller faire un dépistage, attendre la réponse.... Alors quici, on les convoque, ils sont dans le bureau, on leur propose une prise de sang, ils nont pas le temps de réfléchir, ils en profitent. Pareil pour le dépistage de lhépatite mais ça faut le demander. Un médecin juge si vous êtes une personne à risque et, en fonction, vous le propose. Il ne suffit pas de le demander. Alors que le VIH, ils le proposent à tout le monde
" (François).Systématique, obligatoire, proposer, demander le dépistage du VIH, contrairement à celui du VHC, apparaît comme tellement systématique quil pourrait bien être, comme dautres examens, obligatoire ou du moins quon nait pas à formuler une demande tant loffre anticipe, court-circuite le travail délaboration.
Ces observations rejoignent celles faites par A. Tellier (1994) à propos de laccès aux soins de linfection à VIH pour les toxicomanes. Peu de ceux quelle a rencontrés dans le cadre de cette recherche ont pris personnellement la décision deffectuer un test de dépistage. Souvent, celui-ci a été réalisé à loccasion dune hospitalisation (suite à un accident ou une maternité) ou dune consultation aux urgences (le recours aux urgences hospitalières constitue le mode daccès aux soins le plus fréquent) ou dune incarcération.
Ici, cest la prise en charge institutionnelle qui semble le plus souvent déclencher la procédure de dépistage, avec ou sans laccord de lintéressé. Intéressé qui pour penser pouvoir refuser doit pouvoir se représenter comme sujet de droit, ce que les rituels dadmission ne peuvent favoriser.
Ceci nest pas bien sûr sans évoquer les travaux de E. Goffman (1968) sur le mode de traitement des arrivants-résidents dans les institutions totales et les fonctions et effets de celui-ci. " Les institutions totalitaires suspendent ou dénaturent ces actes mêmes dont la fonction dans la vie normale est de permettre à lagent daffirmer, à ses propres yeux et à la face des autres, quil détient une certaine maîtrise de son milieu, quil est une personne adulte douée dindépendance, dautonomie et de liberté daction. Sil ne peut conserver cette sorte de libre-arbitre propre au statut de ladulte, ou qui du moins le symbolise, le reclus peut éprouver la terreur de se sentir irrémédiablement rétrogradé dans la hiérarchie des âges ".
La prise en charge est lamorce de lemprise institutionnelle qui tend à leffacement symbolique du sujet de droit et de désir. Elle procède aussi dune réduction du sujet à son corps. Car cest bien ce corps qui est enfermé, nourri, lavé, déplacé, ausculté, diagnostiqué.
Un corps que les prises en charge antérieures à larrivée en détention semblent singulièrement oublier. Nombreux sont les détenus qui évoquent leur passage en garde à vue ou au dépôt comme une période durant laquelle les besoins les plus essentiels trouvent difficilement satisfaction. Manger, boire, se laver, voilà aussi ce quoffre lentrée en prison, cette machine à absorber qui, en même temps quelle confisque ce que chacun a de plus personnel, donne pour répondre aux besoins les plus communs. Ici le Je se dissout au profit de linstallation dans un état de dépendance, voire daliénation.
La représentation de la prison comme cadre contenant, hébergeant, restaurant peut aussi favoriser la soumission : se faire prendre en charge, offrir un lit, un repas, des soins quand dehors la personne na plus rien.
" Y a la visite médicale à lentrée ici. Y font la radio des poumons, ils posent des questions. Jai attrapé la syphilis, cest en prison que je lai appris, ils avaient fait une prise de sang. Pas cette fois-ci, la fois davant. Là, ils ont refait des prises de sang. Dehors, jai rien. Ici on soccupe mieux de nous. Dehors, jai pas envie de faire les démarches. Cest non pas ce bureau, pas ce jour... Faire des démarches pour sen sortir mais quand vous navez rien, ça naboutit pas. Ou alors faut vous dire où aller pour trouver des gens compétents. Et puis se déplacer sans argent, prendre le bus sans payer, une amende, deux, trois, on narrive pas à sen sortir. Sortir dici plus vite, cest pas mon intérêt. La prison ça devient un cercle vicieux. Tout ce quil y a en prison et quil ny a pas dehors. Pourquoi on nous donne tout ça dedans et quon nous laisse crever sur un banc dehors. Les chiens sont mieux traités que les gars qui errent dehors
". (Philippe)
Quand inversement la représentation de la prison est celle dune machine à réprimer, à enfermer, à maltraiter, quand domine le choc carcéral de la première incarcération, la rencontre avec le médical peut offrir un support au clivage et permettre de sauvegarder un bon objet même derrière les murs.
Non seulement lincarcération vient nécessairement bousculer le sentiment de la maîtrise de sa propre destinée, le sujet nétant plus celui qui organise sa vie, qui gère ses choix ou exerce ses propres déterminations, mais cette rupture peut aussi faire effraction quand larrestation na jamais été pensée, quand rien ne préparait à la rencontre avec le monde pénitentiaire. Ce sentiment de dépossession peut être associé à lacte qui a motivé la conduite en prison. Leffet traumatique de lincarcération (Gravier, 1997) et la prévalence des mécanismes de défense archaïques peuvent renforcer la dépendance vis-à-vis de ceux qui se présentent comme étrangers à la machine pénitentiaire. Ce clivage entre ceux qui " cassent
" et ceux qui " réparent " peut être favorisé par les soignants eux-mêmes dans leur quête de différenciation et dautonomie." Mon arrivée ici, ça a été la surprise totale, du jour au lendemain tout mest tombé dessus. Ces premiers moments, ça a été les plus durs. On comprend pas, on nous prend tout. On est enfermé dans une "cellule-arrivant". Ils disent, "envoyé à la douche, fouillé à poil..." Après, le lendemain, on est convoqué à lU.C.S.A. pour une visite médicale. Et là y a des choses qui mont réconforté. On est tellement choqué de ce qui nous arrive, on est réconforté davoir un lien avec quelquun qui nappartient pas à ladministration pénitentiaire. Le domaine médical, cest pas le même combat. Cest réconfortant. Eux, ils sont là pour réparer. Les autres sont là pour casser. Cest la prison
". (Roger)Lincarcération est encore un temps darrêt, une suspension des possibilités du recours à lagir, une perte des repères antérieurs.
Dès ladmission, " cest le début de certains changements radicaux dans la carrière morale du nouveau venu, carrière marquée par une modification progressive des certitudes quil nourrit à son propre sujet et au sujet dautres personnes qui importent à ses yeux " (Goffman, 1968). Dans ce temps où la personne se dérobe à elle-même par défaut de ses étayages habituels, le retour sur soi est une forme de résistance à ces pertes. Le détenu se penche sur lui-même dans le miroir offert par lespace clos. Il sagit de se connaître, se reconnaître dans et malgré le bouleversement de lexpérience. La quête et la lutte pour rester soi-même dans un moment de désorientation profonde conduisent à un repli sur soi pour résister à leffacement de soi.
" La prison installe les détenus directement au sein de la problématique de lidentité " (Molina, 1989). Le repli sur lespace intérieur est repli sur la corporéité comme subjectivité incarnée. Ici, lacceptation de loffre de dépistage relève dune problématique plus globale de recherche de savoir sur soi.
Cette offre peut aussi représenter lopportunité de laccès à un savoir qui se dérobe, dans une quête de certitude sur soi, dune identité compacte sans toutes ces failles et toutes ces fuites qui harcèlent le sujet.
Le sérodiagnostic appartient à ce savoir sur soi qui, fui au dehors parce que synonyme de clôture identitaire, peut être recherché au dedans pour conforter une dynamique identitaire menacée. Le test est un moyen dobtenir une réponse à des questions émergentes avant lincarcération mais restées en suspens.
Sont évoqués ici les moments dinquiétude suite à ce qui est dans laprès-coup évalué comme une prise de risque.
" La peur est revenue, peur du sida en 84 après des rapports sexuels..., cétait loccasion de savoir cette fois
". (Entretien collectif)
Certains profitent de cette offre, dans une quête de certitude que de précédents dépistages nont pas assouvi.
" A la visite médicale, ils mont demandé si je voulais faire le test du sida. Jai dit : "je lai fait il y a deux semaines à la Croix-Rouge mais je veux bien recommencer. Comme javais mal au dos, jai pensé que cétait peut être le sida, cest pour ça que jai demandé le test la première fois en Belgique, à la prison. Après en France, à la Croix-Rouge, jai refait avec le test de lhépatite B. Je voulais être sûr. On ma dit quil faut faire plusieurs tests pour être sûr
". (Paul)." Dehors, jai fait le test et ici, cétait une bonne occasion de le refaire. Là, je pensais en redemander un, ça fait 6 mois le premier. Pour être sûr à 100%. Le VIH je pensais pas lavoir mais on nest jamais sûr à 100%
". (Zéfir)Lacceptation du test peut enfin sinscrire dans le même processus que celui qui a conduit à la prison, celle-ci apparaissant comme lieu de refuge, de dégagement dune situation devenue insoutenable. Ici le passage à lacte représente une fuite en avant, une façon de précipiter une rupture sans quune autre issue paraisse possible. Cest notamment le cas pour des toxicomanes pour qui lincarcération est la traduction dune intention plus ou moins consciente de se faire arrêter pour arrêter une accélération de processus mortifères, un enchaînement de conduites à risque. La " mise à lombre
" correspond à une nécessité de mise à distance du produit et des réseaux de consommateurs et pourvoyeurs. Ce sursaut, sous-tendu par une pulsion dautoconservation, se traduit par un souci de sa santé qui ouvre à une fréquentation assidue des soignants. Dans ce contexte, linvestigation médicale est bien acceptée, comme lensemble des prestations sanitaires sont massivement consommées.La sortie du " milieu
", du système dans lequel leur pratique toxicomaniaque se trouve prise, rompt temporairement les interdépendances qui faisaient du dépistage la menace dune mise à lécart.La gestion du secret intra-muros est une question sur laquelle nous reviendrons. Soulignons seulement ici que la rupture du réseau relationnel induit par lenfermement permet de " tenir au secret
" une éventuelle séropositivité.
4 - Se savoir séropositif / faire savoir sa séropositivité
La connaissance du statut sérologique ouvre sur deux questions toujours articulées : il sagit de la double face du savoir sur soi relatif à la séropositivité. Tout dabord, les modalités dintégration-acceptation de cette information et lentrée dans un processus de transformation de limage de soi. Puis la question de la communication de cette information, de la relation aux autres, de leur regard porté sur soi.
Nous rejoignons ici les travaux de Cl. Raynaut et F. Muhongayire (1994) qui, dans un autre contexte, celui de lépidémie au Rwanda, mettent en évidence la diversité de modes de réponse au choc du sida dans larticulation à la double question : comment est reçue ou repoussée, partagée ou celée lannonce de la séropositivité ?
Les exemples donnés par cette recherche, comme nos propres investigations, indiquent que la gestion du secret nest pas le point de départ et le coeur de lorganisation de la nouvelle situation créée par lirruption du virus dans leur vie. Cest dabord de la confrontation avec une part de soi révélée quil sagit, de la possibilité de lintégrer à une représentation de soi avec les réaménagements que cette intégration implique en termes de déconstruction-reconstruction. Quant à la question du secret ou de la révélation de la contamination, les stratégies développées ne sont pas indépendantes de la place prise par la séropositivité dans la définition de soi, dabord à ses propres yeux. Comme elles ne se limitent pas aux dire ou taire : au delà de cette opposition binaire, dinfinies nuances sont possibles. Elles tiennent à la fois aux diverses déclinaisons de lacceptation du diagnostic et aux systèmes relationnels construits en détention et avec le dehors.
Comme nous lécrivions plus haut, la séropositivité est dabord un fait biologique détecté par des techniques biomédicales. Lentrée dans la pathologie ne relève pas dune expérience sensible mais du savoir médical qui signifie ainsi une lisibilité de létat de la personne qui na pas dancrage dans un vécu corporel.
La dissociation du savoir sur le corps et de la corporéité soumet le sujet à un travail dappropriation dune donnée doublement exogène : signifiée par lautre au sujet, elle révèle lintrusion dun agent pathogène dans lorganisme. La pathologie apparaît ici moins de lordre de laltération que de laltérité.
Lannonce de la séropositivité apparaît comme une double effraction : celle du diagnostic posé comme attribution et celle du virus, intrus à lorigine de linfection.
Limpact symbolique de cette double effraction peut se saisir à travers certaines imputations étiologiques : quand Damien, évoquant lorigine du sida comme relevant de lacte médical, nous dit que " cest la médecine qui a apporté la maladie à force de faire des tests
", il signale un glissement métonymique qui fait de lacte de dévoilement du virus son origine.La reconnaissance du virus en soi suppose de réaménager les couples doppositions qui structurent notre rapport au monde et à nous-mêmes, qui étayent la conception dun soi différencié et unifié : lopposition interne-externe, individuel-social, moi-non moi.
Il sagit bien là dun réaménagement identitaire. Si " le sentiment didentité sappuie sur la conviction quon vit à lintérieur de lenveloppe charnelle et la certitude que le corps et le soi sont indissociables " (Mac Dougall, 1978), la révélation de la séropositivité peut introduire à une dissociation soma-psyché et à une sorte de dépossession de soi. La reconstruction de lidentité de soi comme personne totale (bio-psycho-sociale), comme unité vécue et dans sa qualité de sujet, suppose lassimilation du trait dévoilé et la possibilité de rétablir, daménager une certaine continuité et une cohérence identitaire au delà de ce changement, de cette rupture signifiée par lannonce de linfection.
La présence invisible du virus, comme le fait quêtre contaminé par le VIH cest être porteur dun risque de maladie létale à plus ou moins long terme, sans quon sache quand la maladie fera son apparition, diluent les repères habituels constitutifs de la distinction santé-maladie. Le mal a forcé lenveloppe corporelle, il est au-dedans de soi, mais sommeille jusquau moment incertain où il " se mettra en marche
". Là encore ce sont les examens médicaux réguliers qui donneront des nouvelles de cet étranger, de ce quelque chose en trop, ce surcroît indésirable qui menace de prendre possession du corps.
Les femmes détenues porteuses du VHC font cette même expérience : se savoir " habitée " par le virus sans en éprouver la présence.
" Jai lhépatite C mais elle est cachée quelque part. Elle est pas en développement. Jai rien. Ils ont fait des prises de sang, ça va
". (Sonia)" Jai lhépatite
" et " jai rien " à la fois : comment intégrer ce savoir quand le corps nen dit rien ?" Jai une hépatite C mais elle est inactive. Je suis passée au travers de tout le reste. Jai appris ça lors dun bilan de santé complet, y a plus de 12 ans. Lhépatite C cest avec le père de ma fille. Il touchait à la came, moi aussi. Lhépatite, ça na rien changé à ma vie. On me dit quelle dort. Quand jai des examens à faire, je demande des nouvelles de ma petite compagne
". (Sophia)Le virus est apprivoisé : ici sa présence est reconnue mais banalisée. Il faut souligner aussi que cette présence peut rester bien abstraite au regard du cumul des problèmes de santé que connaissent les toxicomanes et de leur expérience de la douleur en situation de manque.
Lintégration de la séropositivité nous semble diversement réalisée en fonction des liaisons établies entre lexpérience somatique, lintervention médicale et lattribution sociale. Lidentification de linfection comporte une double déclinaison : sidentifier comme porteur du virus, être identifié comme porteur du virus.
Le schéma suivant illustre les différents " pôles " mobilisés :
Diagnostic
Corporéité Traitement Regard social
Se savoir séropositif Faire savoir sa séropositivité
Savoir ou ignorer linfection repose, certes, sur le diagnostic, mais plus essentiellement nous semble-t-il sur la mise en relation entre ce diagnostic et lexpérience somatique ou/et sur la prise en charge médicale (examens, prescriptions, traitements).
Tous les détenus séropositifs rencontrés sont suivis par le service médical.
On peut distinguer différentes situations.
- Ceux pour qui la séropositivité reste un savoir abstrait, entre banalisation défensive et déni.
" Actuellement je suis bien portant. Moi, je nai pas de nausées, de diarrhées. Il a même fallu des prises de sang approfondies pour quils voient ma séropositivité. Sinon elle se voit pas. Je suis séropositif depuis 1989, cest ici que je lai appris. Cest la deuxième fois que je viens ici. A lépoque, on me donnait de lAZT matin, midi et soir mais je crois pas que cest efficace. La trithérapie je lai commencée ici. Dehors, je nai pas de soins, je suis pas suivi
". (Sigismond)- Ceux qui trouvent dans lexpérience corporelle des indices dune sorte de validation du diagnostic, indices permettant lappropriation de ce savoir, au-delà dun refus initial.
" Je suis arrivé ici en avril et jai appris que je suis séropositif en juin. Avant javais aucun soins médicaux, jamais de maladie. Là, cest en faisant une prise de sang. Jai dit "cest impossible". Ils ont refait une prise de sang et ça sest avéré vrai. Là, jai des problèmes de tension aussi et des problèmes de plaquettes quon narrive pas à résoudre. On ma changé trois fois de traitement mais on ny arrive pas
". (Simon)- Ceux enfin qui trouvent dans le traitement lui-même un étayage à la représentation de linfection, sans que dailleurs les troubles somatiques puissent être clairement associés au virus ou au traitement. On retrouve lindistinction soulignée précédemment entre la maladie et la thérapeutique.
" Jai repris le traitement mais une bithérapie, pas la trithérapie. Jai été convaincu par le médecin. Mes résultats aux tests se sont dégradés. Javais arrêté le traitement parce que javais des malaises. Quand jarrête le traitement, jai la forme et quand je suis le traitement tout me semble difficile, jai des douleurs digestives, des diarrhées... Là, javais des vomissements, des nausées. Cest le virus qui se remet en marche. Jai repris le traitement
". (Damien)Vivre avec la séropositivité recouvre des expériences très diverses, nécessairement singulières car en relation avec lhistoire de chaque sujet, la signification que ce statut sérologique recouvre pour chacun et les stratégies défensives mobilisées pour contenir langoisse associée au diagnostic. Mais, dans la mesure où même dans une phase asymptomatique, les patients sont régulièrement suivis, pris en charge dans le dispositif de traitement de linfection du VIH intra-muros, loccultation du virus est rendue plus difficile.
La mise sous traitement impose un nouvel aménagement psychique, le déni de la séropositivité et de lévolution de la maladie se trouvant dès lors inopérant. Doù lambivalence parfois vis-à-vis du traitement, son arrêt puis sa reprise. Ou labsence de recours aux soins à la sortie de prison. On retrouve ici la question de la demande que suppose le recours alors que la prise en charge institutionnelle relativise celle-ci.
Larrêt du traitement ou lirrégularité de son suivi peuvent être interprétés comme renvoyant à la difficulté daccepter le diagnostic, délaboration des angoisses suscitées par la révélation.
" Lapprentissage de la maladie, cest autant lintériorisation de lidée dêtre malade, lapprentissage dun nouveau statut que la capacité personnelle à sinsérer dans le champ médical et de construire de nouveaux rapports sociaux " (Apostolidis et alii, 1991).
Cette " intériorisation " et cet " apprentissage " ne sont pas définitivement acquis. On observe, comme A. Tellier (1994) la déjà souligné, une difficulté dans la mise en oeuvre dun suivi régulier, des moments de banalisation de la séropositivité, une baisse de vigilance concernant les bilans et mesures de prévention, qui correspondent à une tentation doublier linfection.
Cependant, si le déni est compliqué, dautres mécanismes de défense peuvent contrôler langoisse : leuphémisation essentiellement, la dénégation et le déplacement, lattention étant alors portée sur dautres " maux " considérés comme plus essentiels. Mais les multiples contradictions dans le discours témoignent de la fragilité des défenses.
Sirius, alors quil parle de sa santé durant tout lentretien, nutilisera jamais les termes de sida, séropositivité, infection, virus.
" Jai de gros problèmes pathologiques depuis des années et qui sont toujours dactualité. Ça nécessite des soins toujours et ça se passe bien. A larrivée ici, ils tiennent compte des.... déceler les gens qui sont facteurs à risques, voir leur état de santé. Si vous désirez être soigné, cest pas obligé. Je ne veux pas dévoiler mes problèmes de santé
".Il reprend un peu plus tard sa réflexion sur son rapport à la santé.
" Etre en bonne santé pour moi, cest pouvoir réaliser ses projets, être en pleine possession de ses capacités intellectuelles et physiques. Mais ce nest plus pour moi lobjet de mes pensées. Je lai trop longtemps ignorée cette question et je men sors plutôt bien par rapport à certains, compte tenu de mes pathologies. Jévite dy penser. Cest toujours quelque part pour moi omniprésent mais cest pas le dernier de mes soucis
".La conception qua Sirius de la santé nous laisse entendre que la maladie est synonyme de transformation du rapport au temps, au futur notamment, et de pertes. Il tente de sen dégager, et bute sur une dénégation. Il enchaîne sur un déplacement: de la contrainte que représentent " ses pathologies
" à la contrainte de la toxicomanie et, au delà encore, aux contraintes existentielles auxquelles il doit faire face." Mon premier souci déjà, cest réussir à mettre de lordre par rapport à mes antécédents, mon sentiment de culpabilité, à ma vie. Une fois que jaurai réussi à faire le tri, je serai dégagé de certaines contraintes qui sont aussi omniprésentes. Ce qui concerne la toxicomanie par exemple
".A contrario, on peut observer une redéfinition de soi autour de la maladie quand la séropositivité devient un trait identitaire central. Il ne sagit pas ici de mettre en avant sa séropositivité comme présentation de soi afin de sajuster à la diversité des prises en charge médico-sociales intra-muros, mais plutôt de faire du statut sérologique une composante identitaire essentielle.
Pierre nous en donne un exemple tout au long de lentretien et, en particulier, quand il nous dit :
" Ma maladie, je lai toujours vécue comme une passion... parce que à un moment vous êtes obligé de rentrer de plain pied dans la maladie
".Entre ces deux positions opposées, on peut situer celle qui nous semble la plus fréquente : celle qui témoigne dune représentation de soi transformée par la perte et le deuil. Perte des certitudes, de la capacité à se projeter dans le futur, dun sentiment dinvulnérabilité, de celui du contrôle et de la maîtrise de son corps, de sa destinée, renoncement à la procréation...
Faire savoir ou cacher, les modes de gestion du secret ne sont pas indépendants du degré dintégration de la séropositivité dans la représentation de soi. Ou, pour le dire autrement, lidentité personnelle oriente lidentité sociale à travers les modes de présentation de soi et les stratégies relationnelles développées en détention.
On rencontre là encore divers types de réponse à la question posée : dire ou taire. Pour les uns, ceux qui sont dans une quête doccultation, ceux qui résistent à la reconnaissance de la maladie, optent logiquement pour le secret. Ce quils ne peuvent reconnaître en eux-mêmes ne doit pas pouvoir se lire dans le regard des autres. Ici, " le maintien du secret est au centre de la gestion de la vie quotidienne, autant pour soi-même que pour ses relations avec lentourage. Préserver le secret est une condition nécessaire pour vivre le plus normalement possible, tout en permettant aux hommes rencontrés de redéfinir leur contexte de vie et de mobiliser un certain nombre de ressources ". Ce que soulignent ici D. Carricaburu et J. Pierret (1992) à propos dune enquête réalisée auprès dhommes hémophiles et homosexuels peut trouver des résonances en prison, et ce indépendamment du mode de contamination. Mais lenfermement dans un espace clos et la réduction des alternatives et des choix relationnels comme limposition du " contexte de vie " limitent les marges de manoeuvre et la diversité des ressources.
Plusieurs options sont évoquées par les détenus rencontrés : le silence ou le faire savoir de la position militante. Entre les deux, le plus souvent, le partage du " secret " avec certains co-détenus. Avec les pairs, les autres séropositifs connus, et/ou les co-cellulaires.
Ici est souvent affirmée lexigence du respect dun principe de cohabitation dans lespace réduit de la cellule : informer ceux avec qui on partage cet espace des maladies transmissibles ou contagieuses dont on est porteur. Au delà de ce principe, le fait de suivre un traitement peut difficilement passer inaperçu.
" On est trois dans la cellule. Cest une cellule de travailleurs. Ils sont un peu plus vieux que moi. Ils savent que je suis séropositif. Jai préféré leur dire directement mais ils ont bien pris ça. Y en a dautres qui savent mais jétais toujours rejeté
". (Simon)" Mes co-détenus sont au courant. De toutes façons, il y en a un qui est séropositif aussi. Je le connais de longue date, de dehors. Lautre na pas peur. Moi, automatiquement je mets au courant
". (Sigismond)" A part le personnel médical et lassistante sociale et aussi un co-cellulaire qui est séropo lui aussi, personne nest au courant ici. Le troisième de la cellule ne sait pas non plus. Les surveillants ne sont pas au courant, je leur ai jamais parlé de ça. Faut garder le secret parce que sinon les gens parleraient beaucoup et on serait mis à lécart
". (Siméon)" Les co-détenus, je leur dis toujours que je suis séropositif. Cest une question de franchise. On vit ensemble 22 heures sur 24, faut savoir si y a une maladie transmissible. Y en a qui réagissent plutôt bien. Je ne cache pas que je suis séropositif. Je vis avec. Et ça me touche pas de savoir que les autres savent. Les autres pensent ce quils veulent. Mes rapports sont faits sur ma franchise, mon honnêteté. Je suis correct avec les autres détenus et ils mapprécient pour ça
". (Damien)La divulgation du statut sérologique apparaît comme incontournable du fait de labsence totale dintimité dans les situations, les plus fréquentes en maison darrêt, où la personne partage sa cellule avec dautres.
Mais faire savoir sa séropositivité, cest sexposer au rejet par les autres, un rejet dont les déclinaisons sont variables : de la distance à la demande de changement de cellule. Toutefois, létablissement de relations interpersonnelles ne réduit plus lidentité du co-cellulaire à sa maladie, et la cohabitation dans le quotidien peut être aménagée. Le lien peut se trouver renforcé par le partage du secret.
Le " être séropositif
" ou le " avoir le sida " ne différencie pas les deux temps de linfection mais celui quon connaît, avec qui on a une relation personnalisée et les autres, quon sent présents dans la prison, " qui ont le sida ".Cette question de la confidentialité sinscrit dans la problématique plus générale du secret et de linformation dans lunivers de la détention. Qui est lautre ? cet inconnu avec qui la cohabitation est imposée. Quels sont son délit, son réseau, ses liens avec le personnel pénitentiaire ?
La confidentialité ne peut se réduire à celle que garantit ou transgresse lautorité médicale. Souvent dénoncée, linfraction au secret médical semble voir ses possibilités réduites depuis la réforme du système sanitaire quand celle-ci sest traduite par larrivée de nouvelles équipes avec dautres pratiques. Ce nest pas toujours le cas, nous y reviendrons.
Mais cet aspect de la confidentialité " nest quun épiphénomène dans le contexte de la promiscuité et du non-respect de la personne privée dans le milieu carcéral " (Tabone, 1991). La fréquence des examens, des consultations, les allers et retours quotidiens à lU.C.S.A. pour prendre son traitement, les " douches médicales " accordées, les régimes alimentaires, les compléments en vitamines, autant de signes qui ne manqueront pas dêtre interprétés.
Ainsi, on peut entendre quà la fois le secret est gardé et que, en prison, le secret est impossible.
" Le plus souvent la personne le cache. On le sait jamais. Cest la honte et aussi la peur dêtre mis à lindex (...) Mais quand le gars, il va tous les jours à linfirmerie, le surveillant il va se douter de quelque chose. Quand un mec revient de là avec des vitamines, du lait, de leau minérale, cest que cest un séropo
". (Entretien collectif).Il faudra ici tenir compte de la taille de létablissement. En maison darrêt, plus quen établissement pour peines, le turn-over des personnes incarcérées est important. De plus, lespace carcéral est toujours un espace morcelé en bloc, division, étage, coursive. Les changements de cellule sont fréquents. Et la question de la confidentialité ne se pose pas dans les mêmes termes suivant quil sagit de maisons darrêt hébergeant près de 2000 détenus ou près de 100 détenues (cf. les deux établissements où nous avons réalisé les entretiens).
Lanonymat, favorisé par le nombre de détenus et les mouvements (changement daffectation) à lintérieur des différentes parties de la détention, contribue à la gestion du secret. Il nempêche cependant pas les rumeurs qui font lactualité carcérale.
5 - Séropositivité et temporalité
Nous avions souligné dans la présentation de nos hypothèses de recherche que la temporalité peut apparaître comme une dimension essentielle dans le rapport à la santé et à la peine.
Nous ne traiterons pas ici de lensemble de cette problématique qui trouve des déclinaisons essentielles dans le rapport au corps incarcéré, dans la demande de soins, dans le travail de la mort dans lunivers clos de la détention.
Nous nous attacherons à mettre en perspective ici les articulations et résonances entre les deux ruptures temporelles que constituent lincarcération et lannonce de la séropositivité.
La rupture temporelle correspond à une brisure de la continuité dans le cours du temps. " La rupture intervient dans la suite intime du temps, à partir dun obstacle ou dune interruption qui perturbe ce temps dans son écoulement. Ce moment de brisure est datable et repérable. Cest un événement temporel qui, en tant que tel, se dresse à lintérieur même de la dynamique historique individuelle ". (Fernandez-Zoïla, 1998)
Lincarcération constitue un événement temporel, non seulement comme discontinuité dans le temps social mais aussi comme perturbation du temps produit par chacun. La rupture temporelle fait effraction dans la vie intime, dans le sentiment du temps vécu et de la durée. Si cest dans le temps exogène que samorce la rupture, cest dans " lintra-soi " quelle se réalise quand le soi cesse dêtre le même sans pour autant être un autre.
Lentrée en prison correspond à la fois à une exclusion du temps comme lien social, à une déconnexion des rythmes sociaux articulés à des espaces différenciés et à limposition dun temps contraint rétracté dans un espace clos. Cet " apartheid temporel " (Chesneaux, 1996) produit une sorte de télescopage de lespace et du temps dans un effet dimmobilisation. Lincarcération est un temps darrêt. Et lexpérience de lenfermement est aussi celle de lapprentissage dune autre relation au temps, de formes de résistance à la temporalité carcérale, à la dépossession de son temps.
Lannonce de la séropositivité constitue aussi un temps darrêt dans la représentation de soi étayée sur celle de sa continuité. Elle est synonyme de rupture biographique : linfraction portée en soi signale une effraction de lespace corporel et cette présence transforme le sujet. Elle inaugure un avant et un après où là encore le soi cesse dêtre le même sans pour autant être un autre. Le rapport au temps se trouve modifié, bousculé par une double incertitude, celle du moment du déclenchement de la maladie, celle du moment de la mort.
Si lannonce du statut sérologique napparaît plus comme celle dune condamnation à mort à brève échéance, elle reste néanmoins synonyme dune confrontation à lidée de la mort, de sa finitude.
Le cumul, le télescopage dans le temps de lincarcération et de la découverte de la séropositivité ont des effets de démultiplication-amplification du choc traumatique. Le dégagement de limmobilisation, de la sidération implique un travail de restauration de la continuité temporelle. Elle se manifeste par une quête de sens, une mise en relation de lavant et de laprès, du passé et du présent.
Simon connaît pour la première fois la prison, et, deux mois après son arrivée, il apprend sa séropositivité. Dans un premier temps, il refuse le diagnostic. Mais de nouveaux examens confirment les précédents. Il sengage alors dans un travail biographique : il sagit de donner sens au présent en puisant dans son passé.
La focalisation sur le moment de la transmission sert ici de trait dunion entre ce quil était et ce quil est. Lévénement que constitue la découverte de la séropositivité doit, pour prendre sens, pouvoir être référé à lhistoire personnelle, y trouver une inscription. Lincertitude relative à ce moment qui fait basculer du côté de linfection est douloureuse. La prégnance des questions posées à propos de la transmission (comment, quand, avec qui...) signale cette quête dancrage dans lhistoire de vie.
"
Jarrive pas à me fixer, à savoir comment jai attrapé ça. Les médecins mont dit ça doit remonter à 10 ans en arrière. Jai la mémoire courte. Cest peut-être les femmes, les prostitués, cest peut-être ça. Je ne vois pas autrement ". (Simon)
Le dégagement de la rupture temporelle par la recomposition dune certaine continuité passe par la reconstruction de lhistoire de la contamination.
La comparaison du processus de reconstruction engagé par les différentes personnes rencontrées laisse penser quici le mode de contamination, en tant quil renvoie à des " groupes dappartenance ", est un élément important pour comprendre la plus ou moins grande complexité, la difficulté de ce travail dancrage de la représentation de sa propre séropositivité.
Quand la contamination se présente comme la conséquence dun rapport hétérosexuel, elle napparaît pas comme résultante dun choix de mode de vie, ni comme associée au fait dappartenir à un groupe, une catégorie définie comme exposée au risque de transmission du sida. Le défaut dancrage sur ce qui, dans le passé, dans un déjà là pensé, rend plus difficile ce travail dinterprétation et dintégration de la séropositivité dans lhistoire personnelle.
A contrario, quand la séropositivité nest pas seulement un événement personnel mais peut être réinsérée dans une histoire commune, la sienne propre et celle de son environnement social, elle apparaît moins comme une rupture. Elle est intégrée dans une continuité biographique qui prend appui sur la référence à une histoire collective et/ou la référence au discours social localisant électivement le VIH dans les catégories " toxicomanes " et " homosexuels ".
Lentretien réalisé avec Pierre et présenté précédemment nous offre un exemple de processus de renforcement biographique permettant la restauration de la continuité temporelle et identitaire. Ici la référence à la communauté des homosexuels, à la place quelle a prise dans lhistoire de lépidémie, est essentielle.
Les personnes rencontrées qui se définissent comme toxicomanes ou disent lavoir été trouvent aussi dans cette attribution (auto et hétéro attribution) un cadre dinterprétation à leur nouvel état biologique. Le sida fait déjà partie dune certaine manière de leur monde. Ils lont déjà rencontré, le plus souvent à loccasion de la mort de leurs proches.
Nous rejoignons ici les travaux de P. Bouhnik et S. Touzé (1995) : " Le sida ne vient pas totalement polariser lattention, il nhomogénéise pas les conditions des personnes touchées, mais vient compléter des totalités différenciées, selon le degré et la forme dengagement dans les systèmes de vie portés par la toxicomanie aux drogues dures. La plupart vivent dans un système qui a intégré cette donnée : quand on est toxico en banlieue on vit depuis plusieurs années avec le sida. Un frère, voire plusieurs, un voisin, un partenaire sont morts dans les dernières années (...) Si la catastrophe est individuelle, elle est intégrée et parlée comme un risque collectif ".
Cette présence de la mort nest dailleurs pas électivement associée au sida. Elle est dabord celle de loverdose et plus fondamentalement une mort portée en soi.
" Un zombie, cest un mort vivant. Moi je suis vivante, mais dedans je suis comme morte puisque je pense toujours quà la mort, à me détruire. Dehors pour moi cest tout en même temps et sans limite, lalcool, les médicaments, la came. Je minjectais des médicaments, ça remplaçait lhéroïne quand jétais en panne. Jai commencé à me shooter quand mon frère est mort du sida en 89. Je voulais le rejoindre. Je lai vu mourir à petit feu. Il était chez mes parents et puis après à lhôpital. Le virus avait attaqué la moelle épinière. Il était paralysé.
Je suis en cellule avec une autre détenue, elle est séropo, elle a une bithérapie. Moi, je suis séronégative mais jai une hépatite C diagnostiquée en prison. Avant, javais fait le test VIH dehors 2 ou 3 fois parce quen plus je ne faisais pas attention, je men foutais, je prenais pas de préservatif. Ma cocellulaire, jaurais presque envie quelle me transmette son sida. "(Pascale)
La prégnance de la pulsion de mort, manifeste à travers la multiplication des tentatives de suicides et des conduites à risque vital, fait du sida un épiphénomène, une autre forme de mort possible.
Ici la révélation de la séropositivité est intégrée dans lhistoire de vie comme " une galère parmi dautres
". Une vie de galère qui caractérise ceux qui appartiennent au même monde. La distinction entre ceux qui se reconnaissent dans cette communauté et " les autres " peut même orienter les pratiques préventives.Pour soi et pour les pairs, le risque est là toujours " naturellement
", mais il doit être contenu au dedans de ce monde-là." Quand jai appris que jétais séropositif, ça ne ma pas surpris. Ma copine est séropositive. On se protégeait pas. A lextérieur maintenant jai des rapports protégés. Enfin, quand jai des rapports avec des gens qui ne sont pas malades, qui fréquentent pas les gens que je fréquente, je mets des préservatifs " (Sigismond)
Nous retrouvons ici lanalyse dégagée par D. Carribacuru et J. Pierret (1995). " Si la contamination par le virus du sida représente pour tous les hommes rencontrés, une atteinte profonde de leur identité, les processus de recomposition identitaire varient en fonction de lorigine de la contamination, du sens quelle prend par rapport à une histoire collective et de la façon dont les individus se situent par rapport à cette histoire collective ".
Ce retour sur lhistoire personnelle et collective est aussi mobilisé pour " intégrer " lincarcération, pour rétablir une continuité biographique au-delà du choc carcéral des premiers temps de larrivée en détention. Cette continuité est plus ou moins accessible en fonction de la place quoccupe la prison dans lhistoire du groupe social auquel on appartient. Quand une partie de la famille la déjà connue, quand les amis, des proches ont été incarcérés, quand la fréquentation assidue des services de police laisse penser quun jour on franchira les portes pénitentiaires, alors la prison apparaît là aussi comme " une galère parmi dautres
", comme un moment presque inévitable et presque attendu.Les " primaires
" observent les " anciens " et mesurent la diversité des expériences : lincarcération constitue pour les uns une rupture profonde, pour les autres elle est répétition. Linsoutenable réside moins dans la brutalité de la discontinuité que dans la sommation, laccumulation du temps passé derrière les murs. Ici, cest la sortie, la confrontation à la liberté qui peuvent constituer des mises à lépreuve douloureuse, des ruptures temporelles." Les multirécidivistes la prison, ça ne les dérange pas. Moi, je suis primaire. Je vis ça très difficilement. Mon arrivée ici, ça a été une surprise totale. Du jour au lendemain tout mest tombé dessus. Ces premiers moments sont les plus durs. On ne comprend pas. On vous prend tout.
La prison rend malade. Cest une atteinte à lintégrité physique et psychique. Mais ça dépend des détenus, de lorigine socioculturelle. Si on vient dun quartier en difficulté, on aura peut-être moins de difficulté à sadapter. Ça dépend des galères quon a eues dans son passé. Si on est multirécidiviste, cest perçu différemment.
" (Roger)" Des années de prison cumulées... on se demande où on va, on a envie de stopper cette spirale là mais on ne peut pas. Moi, jen ai marre. Maintenant, je nen peux plus, je deviens claustrophobe. Je dois assumer, ne pas céder à la panique. Jarrive pas à rester plus de trois mois dehors. Quand je sors, joublie la prison. La prison on sen souvient quand on la fait une seule fois. Quand on la fait beaucoup, on ne peut pas sen souvenir, ça fait partie intégrante de sa vie. On ne peut pas être affecté par la prison ". (Xavier)
Mais lincarcération comme lannonce de la séropositivité ne mobilisent pas seulement la relation au passé, une réévaluation de son histoire de vie pour y intégrer " lévénement
". Elles transforment aussi le rapport au futur et entament les capacités de projection de soi dans le temps. Le sentiment dune perte de maîtrise de sa destinée se trouve redoublé, et par la maladie, et par la peine.La perte de la fluidité anticipatoire, limpossibilité détablir des projets sans angoisse, la fin de linsouciance face au temps rétractent la temporalité sur un temps court, sur le présent. La maladie rend lavenir incertain ; elle vient révéler et amplifier la conflictualité du rapport au temps incarcéré. Entre lincarcération et la libération, le temps paraît suspendu dans le moment, comme pour en annuler les effets, comme pour tenter dêtre à la sortie ce quon a été avant dentrer. Pour ne pas voir, ne pas vivre ce temps " volé
". Mais, ici, lattente de la sortie est aussi un temps qui peut être vécu comme celui dune dégradation somato-psychique, comme celui dune approche de la mort.Lincertitude quant à lavenir est majorée par lintrication de la situation pénale et de la situation sanitaire.
On distinguera ici les prévenus qui sont dans lattente du jugement, sans autre repère sur leur futur que les hypothèses quils tentent délaborer pour fixer dans le temps la durée de leur peine.
La séropositivité annoncée peut ici prendre le sens dune première condamnation : elle équivaut à du temps volé, à une réduction de la durée de la vie et/ou à une vie contrainte par une limitation des possibles et une contraction du temps.
Les condamnés à de longues peines voient la butée temporelle de lincarcération mais ne peuvent se projeter dans ce long terme où se profile le spectre de la mort.
Et les condamnés à de courtes peines voient leurs projets empreints des incidences de la présence du virus en eux. Ils ne seront pas à leur retour à la vie libre ce quils étaient avant dentrer. La séropositivité révélée en prison entrave les représentations dune sortie pensée comme rupture. Dans le fréquent clivage qui oppose le dedans et le dehors, le mal étant concentré dans les murs, le projet de " tourner la page " se trouve compromis. Il ne suffira pas, comme cela a souvent été évoqué, de jeter tous ses vêtements portés en prison, de plonger dans un bain purificateur, de rompre toutes les relations établies intra-muros, de multiplier les signes de coupure-rupture. Le mal loge au dedans de soi.
Devant lincertitude face au futur, devant un champ de vision temporelle rétracté, appauvri, barré par limage de la maladie, les stratégies communément mobilisées pour tromper lattente (du jugement, de la libération) se trouvent majorées. " La maison darrêt est un lieu où on attend toujours quelque chose : un changement de cellule, une place au sport, un travail, une autorisation de parloir, un avocat, un procès... On attend au bout du compte on ne sait trop quoi. On sait juste quon attend sans souvent que lobjet de lattente soit clairement imaginable. Cest une attente sans lartifice du rêve qui pourrait devenir réalité : on ne vit pas dans le désert des Tartares, on attend Godot. Cette attente arrête le temps. La maison darrêt, cest un arrêt du temps. Le temps sy transforme en une arbitraire succession dinstants " (Plichart et Golse,1997).
Cette transformation du temps nest pas seulement le produit du temps exogène imposé par le rythme carcéral où règne la répétition, la scansion du même indéfiniment : temps des promenades, de la douche, des parloirs, du courrier, des repas. Elle est une forme de retranchement, de rétrécissement de soi où le sujet cherche refuge et se perd à la fois.
Lespace clos ramasse le temps dans sa coquille, et le repli narcissique et amnésiant sur le présent saccompagne dune déliaison de la durée et du moment. La durée sévapore dans une sorte dapesanteur temporelle ne laissant que des moments sans consistance. Se défendre du temps qui passe, de ce lent écoulement, passe par le refuge dans limmédiat, linstallation dans la cage intemporelle du présent.
Il sagit là dune forme déconomie de soi face à la double contrainte temporelle de la maladie et de la peine.
Dernière mise à jour : lundi 20 septembre 1999 17:23:50 Dr Jean-Michel Thurin