Sida et Santé : représentations et pratiques des personnes incarcérées : être séropositif et incarcéré

 

 

II - Etre séropositif et incarcéré

 

1 - Mesures de la prévalence de la séropositivité

Les données les plus récentes relatives à l’infection par le VIH en milieu pénitentiaire (Wcislo et Bonnevie, 1997) font état d’une persistance des tendances observées ces dernières années. On peut se reporter à l’étude de ce phénomène dans le chapitre " Revue de la littérature ". La proportion de détenus connus un jour donné comme atteints d’infection à VIH continue de décroître : 5,8% en 1990 et 1,6% en 1997.

Le jour de cette dernière enquête, en juin 1997, 56 251 personnes étaient incarcérées en France et, parmi elles, 906 étaient atteintes par le VIH (statut sérologique connu des équipes médicales).

Cette enquête confirme un constat souvent souligné : la prévalence de la séropositivité au VIH est éminemment variable en fonction de la région considérée. Les régions Ile-de-France et Provence-Alpes-Côte-d’Azur regroupent à elles seules 60% de la totalité des patients VIH connus (39,5% pour l’Ile-de-France et 20,9% pour la Provence-Alpes-Côte d’Azur), alors que les établissements pénitentiaires de ces deux régions ne regroupent que 32% de l’ensemble des détenus.

Nous ne reviendrons pas ici sur les limites des mesures de la séroprévalence HIV en prison. Nous avons évoqué plus haut le fait que, le sérodiagnostic n’étant pas obligatoire (ni en prison, ni ailleurs), toutes ces données numériques sont affectées par un biais de recueil et que l’ampleur de la sous-évaluation de la séropositivité reste indéterminée.

Néanmoins, ici encore, l’étude comparative peut éclairer ces données en mettant en perspective la situation intra-muros et celle de l’épidémie dans la population générale en France. Les évolutions observées récemment vont dans le même sens que celles constatées en prison : le nombre de nouveaux cas de sida a diminué de façon très importante à partir du 2ème semestre 1996 (-31% entre les deux semestres 1996), et cette diminution se poursuit depuis, mais à des taux plus faibles. Après correction de la sous-déclaration et des délais de déclaration, le nombre de cas de sida diagnostiqués au 1er semestre 1998 est estimé à 1100 (il était de 2700 au 1er semestre 1996). Ici l’hypothèse de la diffusion très rapide des trithérapies semble la plus probable pour expliquer la brusque diminution des cas de sida. Les disparités régionales doivent encore être soulignées au delà de la diminution globale du nombre de cas de sida. Entre le 1er juillet 1997 et le 30 juin 1998, 2431 cas de sida ont été déclarés dont environ 45% en Ile-de-France. Les taux annuels par million d’habitants sont de 23 en Bretagne, de 55 en région Provence-Alpes-Côte d’Azur et de 100 en Ile-de-France.

L’insuffisance voire l’absence des données comparatives suivant le sexe mérite d’être soulignée. Certes, les femmes ne constituent qu’une minorité, soit 4% de la population carcérale réparti dans une soixantaine d’établissements, dans des quartiers femmes attenants aux prisons pour hommes pour l’essentiel. Mais on doit attirer l’attention sur les études conduites dans le cadre de l’Observatoire régional de la santé de la région PACA qui ont dès 1995 mis en évidence l’existence d’une prévalence de l’infection différente selon le sexe et dont nous avons rendu compte plus en détail dans le chapitre " Revue de la littérature ". Les femmes, à âge égal et à toxicomanie égale, sont plus souvent séropositives (Rotily, 1995). L’inégalité des sexes des détenus face à la séropositivité devrait ouvrir de nouvelles perspectives pour la recherche et l’action de santé publique en prison si cette variable parvient à se faire reconnaître.

Pour ce qui concerne les deux établissements où nous avons conduit cette recherche, nous sommes dans l’incapacité, au niveau des données chiffrées de la séroprévalence, de comparer leurs situations respectives. L’absence de prise en compte de la variable sexe dans l’enquête un jour donné ne permet pas de distinguer les mesures recueillies à la maison d’arrêt des femmes de celles de la maison d’arrêt des hommes à laquelle elle est attachée.

Dans cette maison d’arrêt (regroupant donc les quartiers hommes et le quartier femmes), la proportion de détenu(e)s atteints par le VIH est de 3,36%. Dans l’autre maison d’arrêt, où seuls des hommes sont incarcérés, la proportion est de 2,64%.

Lors des entretiens que nous avons réalisés dans ces deux établissements, nous avons rencontré 8 hommes ayant fait état de leur séropositivité alors qu’aucune femme interviewée n’a déclaré être porteuse du virus.

On peut envisager ici plusieurs hypothèses pour expliquer ce constat.

Tout d’abord, les modalités d’accès aux personnes interviewées.

Dans les deux établissements, nous avons souhaité faire appel au volontariat des détenus et éviter les biais d’un "recrutement" pénitentiaire ou hospitalier. Cependant, dans la maison d’arrêt pour hommes, nous avons bénéficié du concours d’une assistante sociale de l’U.C.S.A. dans la diffusion de l’information relative à cette recherche auprès des détenus. Or cette assistante sociale est plus spécifiquement chargée du suivi des séropositifs dans cet établissement. Dans la maison d’arrêt pour femmes, l’information a été relayée par les infirmières de l’U.C.S.A. Il n’y a pas là de dispositif de suivi particulier pour les détenues séropositives.

Dans la mesure où, pour des raisons qui tiennent à la fois aux exigences déontologiques de la confidentialité et à la définition de notre objet de recherche, nous n’avons pas demandé à recevoir en entretien des détenus séropositifs, nous nous en remettions au "hasard" des modalités de diffusion de notre appel aux volontaires et à la variété des mobiles de ceux qui manifestaient leur désir de nous rencontrer.

Se pose alors la question de l’attitude des détenues porteuses du VIH. Si une part significative des détenues rencontrées ont déclaré être infectées par le virus de l’hépatite, le VIH-sida a seulement été évoqué à propos d’autres femmes de la détention. Peut-on penser qu’il est plus difficile de se présenter comme porteuse du VIH que du VHC ? Que les femmes séropositives de la maison d’arrêt, certes moins nombreuses que les hommes séropositifs de l’autre maison d’arrêt, préfèrent taire cette pathologie associée à un risque de stigmatisation ou au poids d’une culpabilité supérieure ?

Nous n’avons pas de réponse à ces questions et ne pouvons que mettre en perspective nos observations lors de cette recherche et celles recueillies à l’occasion d’autres travaux qui soulignent que " le silence et la culpabilité accompagnent l’épidémie chez la femme " (Lavaud, 1999). La vulnérabilité physiologique à l’infection par le VIH, un statut socioéconomique moins élevé, les lacunes de la prévention, le manque d’autonomie face aux moyens de protection sont autant de facteurs contribuant à majorer les difficultés des femmes face au VIH.

Jusqu’à présent, les décisions politiques à destination des femmes ont principalement concerné la transmission materno-foetale. Le silence des autorités sanitaires et des campagnes de prévention sur le sida au féminin pourrait bien contribuer à entretenir le silence des femmes séropositives. D’abord, le sida a été pensé comme frappant les hommes homosexuels, puis les femmes ont été plus ou moins considérées comme de simples agents de transmission du virus. Ces représentations sociales semblent peser encore aujourd’hui et peuvent amplifier la peur de parler évoquée par la plupart des personnes séropositives.

Nous allons donc ici dégager les principaux résultats de l’analyse des entretiens conduits auprès des huit détenus séropositifs connus comme tels. Mais, comme nous l’avons souligné dans la présentation de notre objet de recherche, nous aurons ultérieurement à intégrer d’autres pathologies, notamment les hépatites, dans notre exploration. La focalisation sur le VIH-sida laisse dans l’ombre les associations-combinaisons avec d’autres infections dont la part en milieu carcéral va croissant. Il ne s’agit pas là de banaliser l’épidémie à HIV mais au contraire de lui reconnaître son rôle de révélateur de situations de précarité sanitaire.

L’analyse des entretiens nous conduit tout d’abord à souligner la diversité des expériences individuelles au delà d’un statut commun : statut sérologique et statut social de détenu. Le rapport à la séropositivité, la signification qui lui est donnée, son impact sur les représentations de soi, la relation au corps, au temps et aux autres, les ressources qui sont mobilisées face à la connaissance et à l’expérience de la contamination sont aussi divers que de précédentes recherches conduites auprès des personnes atteintes et libres l’ont indiqué.

Vivre au quotidien avec la séropositivité recouvre en prison, comme dehors, des expériences très différentes.

 

 

2 - Diversité des expériences

A travers deux exemples présentés ici, nous souhaitons souligner cette diversité et commencer à identifier les variables qui contribuent à la façonner.

- Damien

Damien a 28 ans. Il est incarcéré depuis deux ans, dans l’attente de son jugement.

D’emblée lors de notre première rencontre, il évoque pêle-mêle ses problèmes de santé et son parcours pénitentiaire, scandant sa dénonciation des conditions de vie carcérale par l’affirmation répétée d’un " moi, j’ai rien à perdre, j’ouvre ma gueule ".

A 28 ans, Damien a déjà fait 10 ans de prison : il "est tombé" 5 fois. La première, alors qu’il avait 15 ans. Il a alors été incarcéré 3 mois dans un centre de jeunes détenus " pour des conneries de gamin, des vols, des casses, des choses qui ne valent pas la peine d’être en prison ". Ensuite suivront deux autres condamnations de 6 et 4 mois avant sa dernière incarcération longue de 8 ans. Il a connu un an de liberté avant de " replonger pour une affaire d’assises ". Il évalue sa prochaine condamnation à 10 ou 15 ans.

Aussi la prison est son monde. Il " la connaît par coeur ", remarquant au passage qu’il est " instable ", qu’il aime bouger, qu’il faut qu’il change d’air, et qu’il passe l’essentiel de sa vie à être enfermé.

Par l’intermédiaire de l’assistante sociale du service médical, Damien a demandé à rencontrer l’équipe de chercheurs qui travaille dans la prison. " Besoin de parler " dit-il, de dénoncer des conditions de vie qui lui deviennent de plus en plus insupportables.

L’histoire de Damien se présente comme une succession de " galères ", de ruptures, de passages à l’acte, une histoire évoquée comme une sorte de destinée inexorable depuis la séparation d’avec sa famille.

Alors qu’il a 12 ans, un juge pour enfants décide un placement en foyer : " il s’est permis de dire que mes parents n’avaient pas de prise sur moi ! Je n’ai jamais accepté cette séparation imposée par le juge ". De 12 ans à 16 ans, Damien connaîtra 5 foyers : toujours en fugue ou renvoyé parce qu’il " faisait les 400 coups ", il évoque à nouveau son instabilité, mais aussi le désir de signifier sa révolte contre la décision du juge. Faire " connerie sur connerie ", c’est démontrer l’incapacité du système institutionnel à suppléer à sa famille, et, lors de ses fugues, Damien retourne chez ses parents.

L’entrée dans " la galère " est située à cette période, celle du désaveu de l’autorité parentale : dans ce contexte, en affirmant sa " révolte contre la société ", Damien se bat aussi pour défendre, restaurer l’image d’un père auquel il s’identifie massivement et d’une mère qui, malgré sa fragilité, ne l’a jamais abandonné. Son père est portugais, et Damien a dans sa cellule un dictionnaire franco-portugais avec lequel il apprend à écrire cette langue qu’il parle déjà. Il dit aussi avoir toujours été turbulent enfant, toujours voyageur, " comme mon père jeune qui n’a jamais pu tenir en place ". Sa mère " a une mauvaise santé, des problèmes de scoliose, de dépression ". Elle est actuellement hospitalisée mais vient régulièrement voir son fils au parloir des différentes prisons où il a séjourné.

A propos de ses parents, Damien dira encore qu’il n’ont jamais divorcé et que c’est la seule chance qu’il ait eu dans sa vie, la seule.

A la première sortie de prison à 15 ans, les passages à l’acte s’accélèrent. Le regard porté sur son passé et la reconstruction qu’il en fait portent toujours les mêmes traits : le mal s’origine dans cette rupture de filiation imposée, le mal vient " des foyers qui m’ont rendu marginal ", de la prison qui rend " encore plus dur, plus révolté ".

Les quelques années de liberté que Damien a connues sont ponctuées d’interpellations, de gardes à vue, et d’incarcérations sur fond de " casses ", de " came " et de prostitution. Damien ne se définit pas aujourd’hui comme un toxicomane : il l’a été et consommait 3 à 5 grammes par jour d’héroïne avant de rentrer à nouveau en prison à 18 ans. Quand il en est sorti à 25 ans, il retrouve celle qu’il désigne comme sa " copine ". Il l’a rencontrée lors d’une permission et " elle a attendu que je sorte pour se mettre avec moi ". C’est la première relation investie avec une femme, une femme stable, sérieuse, qui fait des études. Mais " les galères " reprennent, le manque d’argent, " les conneries "... jusqu’au retour en prison, quelques mois plus tard.

Lors de la visite médicale d’entrée, un test du VIH lui est proposé. Il refuse : " j’avais la tête ailleurs, je venais de tomber ". Un mois après, il demande ce test : " j’ai eu le temps de penser, je voulais savoir pour ma copine si y avait un risque de contagion pour elle ". Le VIH-sida, Damien en a entendu parler depuis longtemps. A 16-17 ans, alors qu’il consommait de l’héroïne et se prostituait, il savait bien que cette maladie existait, mais ne savait pas trop comment ça s’attrapait. Il y avait moins d’information, de prévention qu’aujourd’hui. Pendant son année de liberté, il a recours plusieurs fois au dépistage HIV. Le mode de contamination est d’abord associé aux rapports sexuels non protégés. Sa peur est toujours celle de contaminer son amie. Damien refuse le préservatif et préfère s’abstenir plutôt que d’avoir " des relations qui ne sont pas pareilles, des sensations qui sont loin d’être les mêmes ".

L’annonce de la séropositivité en prison s’inscrit dans la continuité d’une histoire de vie marquée par la persistance du malheur. Elle n’introduit pas de véritable rupture dans la représentation de soi, dans le mode de vie, mais vient s’ajouter, se fondre à la succession des " galères " rencontrées. Damien apprend sans surprise son statut sérologique. " La came, les gardes à vue, la prison, la séropositivité... tout m’arrive. Je m’attendais à être séropositif. Avec la malchance que j’ai toujours eue, il ne manquait plus que ça ! ".

La contamination est située dans le temps, juste avant son incarcération, à l’occasion d’une injection d’héroïne avec la seringue d’un autre : " j’ai pas pensé aux conséquences, j’étais ailleurs, je voulais prendre de la came ".

Quand Damien entame l’entretien par " ici, ça pèse sur ma santé ", il évoque tout à la fois le poids du régime de détention en maison d’arrêt, l’incertitude relative à la date de son jugement et à la durée de la peine, le sentiment d’une fragilisation de sa santé exposée aux menaces d’un environnement morbide...

Depuis deux ans, Damien mesure la différence avec la vie en centre de détention qu’il a connue précédemment. L’enfermement dans une cellule, le peu d’activités accessibles, un quotidien indéfiniment répété... " toujours pareil, je n’en peux plus ". Il a hâte que ce temps suspendu dans l’attente du jugement cesse, hâte " d’avoir l’addition " pour demander son transfert dans un autre établissement.

L’attente d’un transfert est aussi l’attente du procès. Damien sait que la peine sera longue mais, tant que celle-ci n’est pas fixée, il est comme dépossédé de son devenir, suspendu à la décision du tribunal, d’une autorité impersonnelle qu’il perçoit comme une machine à casser, à broyer. Sa lutte dit-il, c’est celle du pot de terre contre le pot de fer : il n’a aucune chance et n’attend rien que la répétition de ce qu’il a maintes fois connu. L’attente en même temps que l’appréhension du jugement est associée au regard de sa mère. La culpabilité est déplacée, et Damien exprime la crainte du mal que sa nouvelle condamnation lui fera.

Lors d’un deuxième entretien, à la demande de Damien, celui-ci revient sur la date de son procès : elle devrait lui être communiquée prochainement. C’est alors de ses tentatives de suicide qu’il est question. Il sent à nouveau la tension monter en lui, " un ras le bol de tout, l’envie de me foutre en l’air ". Lors de sa précédente longue peine, il a tenté de se suicider en absorbant des médicaments. Depuis qu’il a été réincarcéré, il a tenté deux fois de se pendre. Il a été sauvé la première fois par un co-cellulaire, la seconde par un surveillant. " Je leur en veux de m’avoir sauvé, j’aurais retrouvé la liberté ".

Les sursauts de révolte ne constituent pas des alternatives, ils ne visent pas l’avenir. Damien répète avec insistance, " je n’ai plus rien à perdre, je suis déjà condamné ". Condamné depuis longtemps, lui qui n’en finit pas avec la prison, qui part là encore pour un long séjour derrière les murs et se sait malade.

Les ruptures dans le suivi de sa trithérapie s’inscrivent, comme les tentatives de suicide, dans une tentative de maîtrise de sa vie, de son devenir. C’est encore une manière de signifier aux autorités judiciaire et pénitentiaire, au " système ", qu’en dernier ressort la décision lui revient, qu’ils ne peuvent avoir de prise sur lui. Sa liberté, c’est celle du choix de la mort.

La séropositivité vient accélérer, amplifier les pertes déjà contenues dans l’anticipation de la durée de la peine à venir.

Perte de tout projet, de la possibilité de se projeter dans l’avenir : " je ne sais même pas si je sortirai d’ici vivant, parce que je vais avoir une grosse peine. Et même si je sors, dans quel état, hein ? Dans quel état, je sortirai... "

Perte des quelques relations maintenues avec le dehors : son père refuse de venir le voir, de lui écrire. Ils ne se sont pas rencontrés depuis deux ans, et seule la mère sert de trait d’union avec lui pendant que Damien apprend seul dans sa cellule à écrire le portugais.

Il a rompu aussi avec cette amie après lui avoir écrit presque tous les jours pendant un an et demi. Une relation sans avenir : " moi malade, en prison, elle n’a rien à attendre ".

La perte d’avenir est aussi liée au renoncement de la possibilité d’avoir un enfant. " Je ne prendrai jamais le risque d’avoir un enfant à cause de la maladie. C’est ça qui m’attriste le plus. J’adore les enfants ".

Perte enfin de la maîtrise de son corps qu’il voit se transformer sans plus d’énergie pour lutter contre ce qu’il perçoit comme une dégradation. Damien, comme de nombreux détenus, investissait beaucoup les activités sportives, pour se maintenir en forme, pour lutter contre les marques corporelles de l’enfermement. Cet investissement suppose et entretient une mobilisation de soi, de son corps dans l’activité, la mise à l’épreuve. Là, Damien a lâché prise : il a cessé de faire des pompes dans sa cellule, refuse d’aller s’entasser avec d’autres détenus dans la salle de musculation, et se contente de tourner en rond dans la cour de promenade de temps en temps.

La précarité de son état de santé alimente son anxiété, un repli sur soi en même temps que des mouvements de révolte et de contestation. Damien se plaint de la nourriture : insuffisante, viande pas cuite, confectionnée dans des conditions d’hygiène douteuses. Il a récemment envoyé son plateau repas à la figure d’un surveillant, ce qui lui a valu 6 jours de mitard. " J’ai rigolé, dit-il. J’ai déjà fait 45 jours ! "

Il a obtenu par le service médical un régime hypercalorique, mais cette " viande pas cuite " reste synonyme de risque de maladies. L’insalubrité des locaux, le manque d’hygiène, la saleté des douches, autant de menaces pour lui qui, " plus que les autres, risque d’attraper des maladies ".

Le rapport que Damien entretient avec les services médicaux de la prison s’inscrit dans les diverses ressources sur lesquelles il s’appuie pour " faire sa prison ", pour tenir. On verra qu’il faut entendre ici le terme de "ressource" comme recouvrant à la fois des données matérielles tangibles et des supports affectifs et relationnels.

Les représentations qu’a Damien des services médicaux sont ordonnées autour d’un clivage qui oppose ceux qui lui veulent du bien, qui se soucient de lui, et le reste de l’institution soignante, qui comme toutes les institutions apparaît comme menaçante.

Ainsi, il distingue le médecin chargé du suivi des détenus séropositifs, une femme qui lui a annoncé " avec beaucoup de gentillesse " les résultats de son test VIH et qui, depuis, le reçoit en consultation chaque semaine, attentive à ses plaintes concernant son traitement, à l’écoute de ses angoisses. " Elle s’intéresse à moi " dit-il, comme s’il trouvait là, et là seulement, le sentiment d’être investi positivement par autrui. C’est moins l’aspect strictement médical qui est important pour Damien que la manifestation de l’attention qui lui est portée.

De la même manière, mais dans une moindre mesure, sa venue bi-quotidienne à l’U.C.S.A. comme la durée de son incarcération lui permettent des relations avec l’équipe infirmière plus personnalisées. C’est alors l’occasion de sortir de sa cellule certes, mais aussi de discuter un moment avec les soignants, de profiter de ces temps " d’extraction " hors de l’espace de la détention.

Les rapports avec le S.M.P.R. et le psychiatre comme le psychologue sont d’une autre nature. " Les psychiatres, quand on rentre dans leur bureau, ils nous disent : "qu’est-ce que vous voulez ?" C’est des distributeurs à cachets ". Et Damien use des services de ces " distributeurs " qui renouvellent leurs prescriptions sans revoir le patient. Ainsi depuis 2 ans, il a un traitement de psychotropes, " des trucs pour endormir les chevaux " et avec lesquels il " achète des trucs parce que en détention, il y en a qui courent après les cachets ". Le traitement, détourné de son usage, s’inscrit dans le système de troc sur le marché clandestin de la prison.

La consultation hebdomadaire du psychologue offre moins de ressources : " au début, je parlais beaucoup. Là non. J’y vais parce que ça me permet de sortir de cellule ". L’écoute du psychologue ne lui paraît pas authentique : son silence persistant n’est pas tolérable pour Damien en quête de signes d’attention, d’affection.

Il sera aussi question du dentiste : Damien n’a plus de denture supérieure. La perte de ses dents, " c’est la came, et puis on me les a arrachées en prison ". Il envisage de demander un appareil mais attend pour cela son transfert en centre de détention ou en centrale parce que la rumeur dans l’établissement où il est actuellement présente les dentistes comme des bouchers.

L’ambivalence à l’égard de son traitement pour le VIH témoigne du clivage des représentations attachée au système de soins. Damien suit pendant un à deux mois sa trithérapie puis il arrête. Il évoque à la fois son intolérance aux médicaments (fatigue, nausées, diarrhées) et sa méfiance à l’égard du médical. " Je n’ai pas confiance dans la science. Je ne crois pas à la médecine. C’est eux qui ont apporté la maladie à force de faire des tests ". Ainsi, la médecine ne soigne pas, elle rend malade, comme son traitement le rend malade.

Pourtant, c’est auprès des médecins, de certains médecins que Damien trouve un étayage essentiel dans cette période de sa vie. " Moralement, le médecin m’aide beaucoup, le fait de parler avec elle. C’est quelqu’un d’extérieur à l’administration pénitentiaire, ça me fait du bien. Etre écouté, c’est beaucoup ".

Pendant toute la période où Damien suspend le suivi de sa trithérapie, il se soigne par les plantes : il faut entendre ici un traitement par la marijuana. Approvisionné au parloir, Damien fume " 20 grammes par semaine pour ma maladie ". Alors qu’il ne supportait pas le traitement médical, " j’ai fumé et mes T4 se sont stabilisés ". Depuis quelque temps, ses sources d’approvisionnement se sont taries et Damien est contraint de limiter sa consommation à ce que le système de troc intra-muros lui permet d’acquérir. Reste donc seulement un joint de temps en temps, " pour me relaxer, pas pour me soigner ".

Lors du second entretien, Damien annonce d’emblée qu’il a repris son traitement : une bithérapie. Il a été convaincu par le médecin qui lui a fait part de la dégradation de ses résultats aux tests. Mais dans ses propos se trouvent toujours mêlés la maladie et les médicaments comme cause indifférenciée de ses malaises. " Quand j’arrête le traitement, j’ai la forme et quand je suis le traitement tout me semble difficile, j’ai des douleurs digestives, des diarrhées... Là, j’avais des vomissements, des nausées. C’est le virus qui se remet en marche. J’ai repris le traitement ".

Les autres ressources de Damien sont les quelques visites au parloir qu’il a encore : celle de sa mère, mais aussi celle d’un frère cadet à travers qui il vit par procuration dehors. Un jeune frère de 18 ans pour qui " il ferait tout. Moi, c’est fini pour moi, la maladie, la peine... "

Reste encore l’écriture, la seule activité que Damien investisse vraiment : il écrit beaucoup, des lettres essentiellement, sans que celles-ci n’aient toujours de destinataire connu. Il écrit la nuit surtout quand la détention est plus calme. Ces lettres, c’est à la fois un moyen de " s’exprimer sans être interrompu ", une parole adressée à l’autre sans avoir à composer avec l’altérité, les réactions, les désirs de l’autre. C’est aussi un bel ouvrage qui suppose une mise en forme, un travail esthétique : l’écriture est appliquée, la présentation soignée. Damien compare cette production-création au plaisir trouvé lors de son apprentissage de menuisier, métier qu’il n’a jamais exercé. Ce travail d’écriture lui évoque le travail du bois, la naissance d’un bel objet façonné par lui. Les moments les plus difficiles en détention sont ceux où " le cafard est tellement intense que je ne peux même plus écrire, la lettre est raturée, je la déchire. Alors je m’allonge et j’essaie de dormir. Si on m’enlève l’écriture ici, c’est foutu ". Et justement, sa maladie ou ses médicaments, il ne sait pas trop, l’empêche d’écrire : il rate toutes ses lettres. Ce courrier en partie adressé lui permet aussi de recevoir, et " le fait de recevoir, ça fait du bien ".

Damien n’a plus à découvrir le mode d’emploi de la prison. La prison, il la connaît par coeur et il puise dans l’ensemble des ressources disponibles dans la vie clandestine de la détention pour améliorer le quotidien. Avec son traitement trimestriel, il achète des choses : " pour arranger sa prison, chacun se débrouille. Y a des trafics en tous genres, argent, médicament, came... On peut tout se procurer ici comme dehors. C’est une ville dans la ville. C’est ma ville à moi. Je sais tout ce qui se passe, on parle, on écoute, on sait les embrouilles qu’il y a, qui balance... "

Dans sa ville où tout se sait, Damien ne cache pas sa séropositivité sans l’afficher non plus : elle ne le définit pas. Il est plutôt, y compris à ses propres yeux quelqu’un qui est identifié comme un ancien de la prison, quelqu’un qui connaît bien l’univers carcéral et qui bénéficie de la reconnaissance de l’ancienneté. Quelqu’un enfin qui dispose du savoir et du savoir-faire nécessaires à l’aménagement de la vie quotidienne derrière les murs.

Il sait aussi l’importance du regard des autres en détention et le poids des normes carcérales auxquelles il convient de se conformer.

Si Damien informe toujours ses co-cellulaires de sa séropositivité (" c’est une question de franchise, on vit ensemble 22 heures sur 24, faut savoir s’il y a une maladie transmissible "), il sait aussi que la distance à l’égard des séropositifs pourrait être autant due à la peur de la transmission qu’à celui du désaveu par les autres détenus. " Pour se donner une image par rapport aux autres ", chacun doit se conformer au rejet des séropositifs, " comme des chrétiens en pays musulman ". Damien ne se sent pas menacé par cette stigmatisation : il est d’abord et essentiellement un vieux routard de la prison. Il conteste l’appartenance à la catégorie des durs : " y a pas de durs en prison, y a ceux qui se laissent pas faire par les surveillants. Et c’est comme ça qu’on se fait respecter par les autres aussi ".

Si Damien dénonce la ségrégation à l’égard des séropositifs, il participe activement à une autre, celle usuelle dans le monde carcéral, qui vise les délits sexuels. Là encore le poids du regard des détenus est essentiel : " on sera une cellule mal vue si on accepte un violeur. C’est mal vu par les autres. Normalement on doit pas les accepter. Alors, dès qu’un gars arrive dans la cellule, je lui demande son mandat de dépôt. "

Damien sait encore que les relations sexuelles entre détenus sont " mal vues ". Sur cette question, le silence est largement entretenu à la fois parce que c’est s’exposer à la honte, à la stigmatisation des autres, et parce que ces pratiques homosexuelles suscitent une interrogation sur le devenir de l’identité de sexe lorsque l’enfermement est de longue durée.

Y a des rapports d’homme à homme. Moi non. Faut pas divulguer ça en tout cas. C’est pas forcément une mauvaise personne, faut comprendre après des années d’enfermement. Et puis y a ceux qui étaient homos avant la prison aussi. Moi, ça m’est arrivé qu’un mec me fasse une petite gâterie, mais faut pas divulguer ça. C’est très mal vu, pédé, tapette. J’espère ne pas devenir homo mais peut-être que ça m’arrivera après 10 ou 15 ans de prison. C’est un manque affectif ".

Dans le silence contraint de l’enfermement et du code carcéral, Damien crie parfois et se rebelle. " J’ouvre ma gueule pour faire savoir que je suis là, pour prouver que je suis encore vivant ".

- Pierre

Pierre est condamné à 15 ans de prison et il est incarcéré depuis 3 ans dans la même maison d’arrêt. Primaire, il évoque son arrivée en détention comme " un choc brutal ", la découverte d’un monde inconnu dans lequel il est subitement plongé. Salarié d’une grande entreprise américaine, ses informations sur le monde carcéral se limitaient aux " quelques échos communiqués par la cellule prison d’Actup ". Peu de temps après son arrivée, Pierre entame son combat contre l’administration pénitentiaire et s’inscrit dans une position de militant. L’entretien sera essentiellement centré sur les modalités et la signification de ce combat.

Pierre découvre sa séropositivité en 1984. Les nombreuses maladies et la mort de ses amis éveillent une peur qui le conduit à demander un dépistage à l’Institut Pasteur, un mois après la mise au point du test. La révélation de son statut sérologique, conjuguée à la perte de ses proches, amorce un processus de recomposition identitaire articulant histoire individuelle et histoire collective dans la référence à la communauté d’appartenance. La séropositivité comme catégorie biologique est ici transformée en catégorie sociale, dans un mouvement de subversion des traits associés : si la transmission du VIH est subie et que le porteur du virus, exposé à la stigmatisation, se cache, la position militante revendique une identité affichée et un rôle d’acteur. Elle permet aussi l’inscription dans des réseaux associatifs qui constituent des ressources relationnelles, affectives et identitaires. L’annonce de la séropositivité vient redoubler la menace de marginalisation déjà vécue : " parce que, entre parenthèses, je suis homo, donc ça me rendait encore plus marginal par ma situation et c’est pour ça que j’ai fondu dans le militantisme ".

Ici la séropositivité n’est pas seulement une composante identitaire, c’est une ressource : elle donne accès à un statut social collectivement revendiqué, elle permet de sortir de l’ombre d’une homosexualité vécue dans la clandestinité, elle offre la reconnaissance d’une identité collective par l’affirmation de l’appartenance au groupe des homosexuels et par la valorisation du rôle qu’il a pris dans la gestion de l’épidémie.

L’histoire personnelle de la contamination est réévaluée au regard d’une histoire collective qui sert d’ancrage aux remaniements identitaires et qui permet de penser la séropositivité moins comme une rupture, un effondrement, que comme l’occasion d’un "renforcement biographique" (Carricaburu et Pierret,1994).

L’incarcération vient rompre ce travail de construction d’une continuité dans l’histoire de vie : elle est synonyme de rupture d’avec le mode de vie antérieur, d’avec les ressources et repères habituels. C’est l’entrée dans " un autre monde ", et Pierre se trouve à nouveau confronté au sentiment de perte de maîtrise de sa vie, de son environnement. Alors qu’il recourt à ses premières stratégies de silence et de secret, il se heurte brutalement à la menace de la stigmatisation et du rejet.

Lors de la visite médicale d’entrée, il est reçu par un médecin de l’U.C.S.A. Lors de cet entretien, Pierre informe le médecin de son statut sérologique, lui indique qu’il suit une trithérapie mais qu’il ne dispose pas de son traitement depuis son incarcération et précise qu’il a " déjà tout un dossier à l’Institut Pasteur ". Il souligne encore qu’il veut " d’abord analyser le fonctionnement de la détention avant de révéler ma pathologie ". Mais, alors qu’il rentre de promenade, il retrouve en cellule un de ses co-détenus qui lui tend les médicaments en lui disant : " tiens, c’est pour toi ". Alors qu’il n’avait pas encore donné son accord pour suivre sa trithérapie en prison, préférant repérer d’abord les modes de gestion du savoir et du secret en détention, il se voit " dévoilé ", brutalement exposé aux regards de ses co-cellulaires.

Là, ça m’a fait péter un plomb ! Quand vous venez à peine de rentrer et que dehors, vous vous battez contre ce genre de chose, contre la mise sous étiquette des personnes... Là, j’avais l’AZT déballée dans la cellule et les autres m’ont dit : "on ne veut plus de toi dans la cellule". Je leur ai dit : "mais, vous ne risquez rien". Pendant trois jours, c’était une ambiance exécrable dans la cellule et je me suis lancé dans une grève de la faim sur la confidentialité des traitements et la distribution d’eau de Javel ".

Le dévoilement de son statut sérologique constitue le déclencheur d’un nouveau combat contre l’administration pénitentiaire, un combat inscrit dans la continuité de celui qu’il menait déjà dehors contre la stigmatisation des porteurs du VIH.

Contraint par la rupture de la confidentialité à assumer son identité de séropositif, Pierre renoue avec son engagement militant, avec cette stratégie de survie d’autant plus essentielle qu’il sait que son incarcération sera de longue durée. Ainsi, huit jours après son arrivée, il entame sa première grève de la faim et remobilise ce travail de restauration d’une continuité au delà de la rupture que constitue l’emprisonnement.

Je me battais déjà contre le système. Pour moi, c’était aussi une façon d’exister parce que je savais que ma peine allait être longue ".

Faire reconnaître la légitimité de ses revendications est aussi une manière de se faire reconnaître.

Son militantisme intra-muros est la reprise, dans des conditions plus difficiles, de son engagement antérieur. La visée de restauration identitaire est la même mais son exigence est amplifiée par le contexte carcéral.

Militer, c’est être actif, c’est donner un sens à sa vie, c’est lutter contre la maladie, le spectre de la mort. C’est aussi, en prison, lutter contre l’emprise carcérale, le ravalement au statut de détenu parmi tous les autres détenus-objets du traitement pénitentiaire ; c’est sortir de la passivité imposée et de l’uniformisation où la singularité de chacun se perd.

Militer, c’est conquérir, retrouver une position d’acteur, un statut de sujet et ainsi restaurer une représentation de soi ici doublement menacée par la maladie et par l’incarcération.

Ma maladie, je l’ai toujours vécue comme une passion. Parce qu’à un moment vous êtes obligé de rentrer de plain-pied dans la maladie ".

Cette " passion " permet de faire face à l’idée de la mort, elle est un combat existentiel, une mission.

Je me suis rapidement trouvé investi, pratiquement comme un devoir. Moi, je n’ai jamais demandé à avoir cette maladie, là, et dès que j’ai appris que je l’avais, j’ai pris des mesures. Ce qui m’a bien servi pour moi, c’est de me battre pour les autres. C’est ce qui m’a permis de m’accrocher à chaque fois, de toujours garder cette volonté, de rebondir aussi vite ".

Dehors, lors de l’annonce de la séropositivité, comme dedans, alors qu’il sait que sa peine sera longue, Pierre " rebondit " en renversant les termes de sa situation : séropositif et détenu, il est doublement menacé par la stigmatisation. Celui qui est perçu comme une menace pour les autres devient une sorte de héros au service d’une cause collective. Figure du mal, il se met au service du bien des autres, pas seulement celui des séropositifs comme lui en butte à la condamnation sociale, mais au service de la prévention de la transmission du virus. Ainsi dehors, il exige l’utilisation du préservatif lors de ses relations sexuelles au risque de faire fuir ses partenaires. Dedans, il exige l’obtention d’eau de Javel pour désinfecter la cellule. " Pour enrayer l’épidémie, faut mettre un maximum de barrières. Or vu la promiscuité en prison... Moi, ça m’arrive de me couper en me rasant et on est quand même 4 en cellule. On a un seul lavabo où on se lave, on fait la vaisselle... Moi, je me sentais coupable vis-à-vis de mes co-détenus. Eux, ils prenaient ça un peu à la légère mais pour moi, c’était évident qu’il fallait que je me batte ".

L’engagement dans la lutte permet de ne plus subir mais de " gérer sa détention ", de se faire reconnaître comme acteur-interlocuteur. L’extension du combat contre la stigmatisation des séropositifs à celui de la reconnaissance des droits des détenus permet de sortir de l’isolement, de chercher des alliances, de se dégager du poids de la faute.

Si Pierre " se sentait coupable vis-à-vis de ses co-détenus ", il souligne aussi que " les détenus se sentent fautifs, ils ont le sentiment d’être déchus de leurs droits. Moi, je discute avec eux, je leur dis leurs droits. Plus les détenus sont soutenus par des actions extérieures, plus ils prennent en charge leur détention. Moi, je n’ai jamais subi ma détention, j’ai toujours géré ma détention. Je ne me suis jamais fondu dans la masse en me disant : "attends". Parce que c’est aussi une façon d’exister aussi par rapport à la maladie, à l’intérieur, parce qu’on n’est pas privé de tous nos droits ".

La maladie, comme l’incarcération, est synonyme de perte, et, pour ne pas se perdre soi-même dans l’idée de la mort ou dans l’expérience de l’enfermement comme sorte de mort sociale, l’affrontement " au système " permet de tenir debout, de se faire reconnaître comme personne vivante.

Pierre mobilise plusieurs moyens et ressources pour mener ce combat.

Il se sert d’abord de son corps pour faire pression sur l’autorité pénitentiaire : les grèves de la faim et le refus des traitements, de tous les traitements pendant un an. La dégradation de son état de santé oblige à une hospitalisation d’abord à l’hôpital de secteur, puis à l’hôpital pénitentiaire où il restera trois semaines. A son retour en détention, un nouveau conflit l’oppose aux surveillants qui " l’accusent de stockage illégal de médicaments ". Convoqué au prétoire, Pierre fera 20 jours de " mitard " : il découvre alors le quartier disciplinaire où pendant les premiers jours il ne pourra communiquer ni avec son avocat, ni avec le service médical. " Je me suis dit, la seule façon de t’en sortir, c’est de te faire remarquer par l’autorité judiciaire ".

Il refuse son affectation en détention à la sortie du quartier disciplinaire. Ce qui lui vaut une nouvelle sanction : à nouveau 20 jours de " mitard ". Là il reprend sa grève de la faim mais en gérant celle-ci de façon à ne pas se mettre en danger " parce que physiquement, ça devenait dangereux, alors j’ai continué mais en fractionnant, 8 jours, 10 jours. Ils m’ont sorti précipitamment du quartier disciplinaire ".

Pierre raconte les pressions dont il est l’objet, les brimades et persécutions qu’il subit : à l’hôpital pénitentiaire, les douches lui étaient refusées ; on " oubliait " d’ouvrir la porte de sa cellule pour lui permettre d’aller en promenade ; à son retour en détention, " sur 400 surveillants, j’en avais pas loin de 200 derrière moi à me mettre la pression " ; une brigade de surveillants est rentrée dans sa cellule " pour me casser bien comme il faut " et l’accuse de trafic de médicaments ; il connaît le prétoire et le " mitard "...

Se servir de son corps, de sa santé comme d’une arme contre la pénitentiaire ne suffit pas : il mobilise alors des ressources extérieures pour se dégager de ce face à face avec la direction de la prison. Il écrit aux Affaires sanitaires et sociales, contacte AIDES, dépose une demande de liberté provisoire et, par l’intermédiaire de son avocat, sollicite une entrevue auprès du Premier Président de la Cour de cassation. Ce dernier le reçoit : " là, il a vu un zombie, 41 jours de grève de la faim, après 28 jours, après 21 jours... J’étais en piteux état. Mon avocat a expliqué les raisons de ma grève de la faim : mettre de la Javel dans les produits cantinables. Le président n’y croyait pas. trois mois d’enfer ! "

Ce même président dépêche un expert médical à la prison. Celui-ci rend " un rapport lamentable pour l’administration pénitentiaire, et là ma situation s’est complètement débloquée. Ils ont fini par mettre de la Javel. "

L’intervention de tiers a permis un renversement du rapport de forces dans ce bras de fer engagé avec la direction de la prison. Et maintenant l’administration pénitentiaire me chouchoute. Dès que je demande quelque chose, on me le donne avant que ça soit un gros scandale. Individuellement, ils se comportent bien vis-à-vis de moi ".

La conquête d’un statut et d’un traitement d’exception le promeut au rang d’interlocuteur des décideurs. Evoquant au passage sa rencontre avec Simone Veil bien avant son incarcération, Pierre souligne comment, à l’occasion d’une opération chirurgicale lors de sa détention, il profite de son passage à l’hôpital pour rencontrer le médecin-chef et "lui exposer tout ce qui n’allait pas dans les services médicaux de la prison. J’ai tiré la sonnette d’alarme ". Il dit trouver là une oreille attentive : " pour lui, je suis un patient, pas un détenu. Il n’a pas mal pris ma lutte. Il a trouvé que c’était justifié. Il était là pour remettre de l’ordre dans le service ". " Justement ", ce médecin chef était, à l’époque, chargé de la mise en oeuvre de la réforme sanitaire et d’assurer une rupture d’avec certaines pratiques de la médecine pénitentiaire.

De la même manière, Pierre " a interpellé la responsable du SMPR " à propos de la prescription des psychotropes, de la surconsommation des médicaments détournés de leur usage et de l’accroissement du trafic au profit d’une toxicomanie médicamenteuse. Signalant une inversion du projet thérapeutique (" on met les gens en prison, ils sont censés être soignés et ça devient l’inverse "), Pierre s’inscrit là encore dans une position de critique-contestation du " système ", tout en faisant valoir des intérêts communs et donc de possibles alliances.

Je me bats un peu contre eux mais un peu avec eux parce que, finalement, ça va dans le bon sens ".

L’écho favorable que son combat a trouvé auprès des personnels soignants est lié sans doute à son statut de " client privilégié " : Pierre fréquente quotidiennement le service médical et il n’appartient plus à la masse des consultants. Mais ses revendications ne peuvent être que soutenues dans la perspective d’une politique sanitaire et préventive.

Tout le service médical s’est mobilisé derrière moi car finalement, c’était dénoncer leurs conditions de travail ; ce qui m’a rendu populaire, c’est ma grève de la faim pour la Javel. Ils estimaient ça normal ".

De la même manière, il relève l’ambivalence des surveillants à l’égard de son combat et plus globalement à l’égard du changement. L’amélioration des conditions de détention est mise en perspective avec l’amélioration des conditions de travail, en même temps que les changements traduisent des interdits en droits et du même coup désavouent les pratiques antérieures.

L’épisode de la Javel, je mettais en question l’ensemble du système. Ça m’a valu 200 surveillants contre moi. J’ai été au quartier disciplinaire pour ça. Et après y a eu une directive du Ministère de la Santé. Ça a été un choc pour eux ! En même temps que "ce combat pour la Javel", ça leur permettait de faire leur job dans des conditions sanitaires acceptables. C’est pour ça qu’il y en a beaucoup qui m’ont appuyé par rapport à la Javel parce que quand ils rentraient dans certaines cellules, ils se disaient : "c’est pas possible !". Même les douches, eux-mêmes disaient : "mais comment on peut prendre sa douche là ! ".

En mettant au centre de " son combat ", la question de l’hygiène et de la propreté des locaux en détention, Pierre ne peut que rencontrer une certaine " popularité " dépassant les clivages gardants-gardés. Il se fait aussi partenaire de l’institution sanitaire et de sa logique hygiéniste.

En cela, il reproduit intra-muros le même type de relations établies antérieurement à son incarcération. Pierre, comme les mouvements associatifs auxquels il appartient, est à la fois dans une position de collaboration et de dénonciation. Dénonciation des pratiques stigmatisantes du milieu médical, collaboration dans la prévention et le traitement sanitaire. Cette sorte de partenariat est liée aussi au savoir acquis sur le VIH, sur les modes de traitement, sur la gestion de l’épidémie. Et Pierre d’ajouter. " Nous, dans les associations, on était parfois plus performants que les médecins ".

C’est à propos de la prévention que Pierre évoque la question des rapports sexuels en prison. Ici, il n’est plus question de revendications mais de pratiques clandestines exposées au désaveu des détenus, à la sanction pénitentiaire. " Les rapports sexuels en prison ça existe. Moi je sais que personnellement j’en ai eus pendant 8 mois, donc c’est des choses possibles ". L’accès aux préservatifs suppose soit un contact avec le visiteur de AIDES (" lui, il en a toujours dans son sac "), soit une demande de consultation à l’U.C.S.A. (" on écrit, j’ai mal à la tête et les infirmières vous font venir "). Obtenir un préservatif " demande quand même une démarche volontaire du détenu " et en même temps une certain discrétion.

Si la séropositivité de Pierre lui confère une statut social, l’homosexualité, elle, doit être maintenue secrète.

Par rapport aux autres détenus, c’est des choses qui se cachent quand même, qui ne se passent pas au grand jour. Alors que ma maladie, tout le monde sait exactement ma position par rapport à ça ".

Lors de l’entretien, Pierre fait référence à un nouveau groupe d’appartenance : le " nous, les longues peines " l’inscrit dans le haut d’une hiérarchie qui structure la population carcérale en deux catégories : ceux qui savent qu’ils sont incarcérés pour de nombreuses années et ceux qui sont considérés comme de passage. Presque des "intrus" du point de vue des premiers qui tendent à s’approprier l’espace carcéral comme lieu de vie. Pierre " estime que la prison est un lieu de vie comme un autre. C’est notre lieu de vie et c’est normal qu’on veuille faire avancer la prison (...) Y a que les longues peines qui peuvent se permettre de rentrer comme ça, de contester, de demander à voir le directeur ".

L’avenir de Pierre est indissociable de l’avenir de la pénitentiaire, une pénitentiaire qui n’aime pas que les détenus connaissent leurs droits. " Mais de plus en plus ça sera comme ça ".

Pierre et Damien sont tous deux séropositifs dans la même maison d’arrêt. Ils appartiennent tous deux à ce qu’il est convenu d’appeler des "groupes à risque", celui des homosexuels et celui des toxicomanes. Sans revenir ici sur le dévoiement de sens de la notion de risque initialement pensée dans une logique probabiliste à la caractérisation d’individus comme personnes à risque (Fabre, 1998), il nous faut tenir compte des différences relatives aux modes de contamination, au sentiment d’appartenance à une communauté de situations et de pratiques, à l’insertion dans les réseaux tissés par les communautés en question.

Si Pierre se définit comme un homosexuel appartenant à la " communauté des homosexuels ", appartenance renforcée par la découverte de son statut sérologique et traduite par son engagement dans le milieu associatif, Damien, lui, ne se reconnaît pas dans la catégorie des toxicomanes, pas plus qu’il se définit au regard de sa séropositivité. S’il est inscrit dans les réseaux relationnels, c’est ceux des désaffiliés (Castel, 1995) et des exclus, notamment ceux pour qui la prison est devenue un lieu de vie.

La séropositivité de Pierre et de Damien émerge et fait l’objet d’un travail de signification contrastée à partir d’histoires de vie singulières. Si, pour l’un, elle prend sens au regard de la mise en perspective d’une histoire collective, pour l’autre, elle est référée à une destinée personnelle caractérisée par la répétition et la persistance du malheur.

D’autres différences notables peuvent encore être évoquées, telles leurs milieux socioculturels respectifs, l’ancienneté et les modalités de la révélation de leur séropositivité, le mode de relation aux systèmes de soins, leur expérience du monde pénitentiaire, leurs stratégies de lutte, de résistance à la menace d’une double emprise, celle de la maladie et celle de l’institution carcérale, les ressources dont chacun dispose: ressources intrapsychiques, matérielles, affectives, relationnelles...

Par delà la diversité des expériences et des conduites repérées à travers les entretiens, on peut néanmoins dégager certaines problématiques transversales, communes à chacun.

Tout d’abord ce qui a trait à la connaissance du statut sérologique et qui peut être décliné à trois niveaux : l’attitude face au dépistage, se savoir séropositif, faire savoir cette séropositivité.

La réévaluation du rapport au temps biographique est une autre dimension commune qui doit être articulée avec la trajectoire pénale et la durée de la peine.

 

3 - La connaissance du statut sérologique

Parmi les huit personnes séropositives connues rencontrées, sept ont appris leur infection au VIH à l’occasion d’un test effectué en prison. Seul Pierre, sensibilisé par la mort de proches, a eu recours dès 1984 aux tests proposés par l’Institut Pasteur. Il est aussi le seul à être inséré dans les réseaux associatifs de lutte contre l’épidémie de sida.

Les autres connaissent leur séropositivité depuis un temps variable : deux, primaires, depuis 3 et 18 mois, c’est-à-dire depuis leur incarcération, les autres, récidivistes, depuis au plus 11 ans, au moins 3 ans. Le diagnostic a été fait lors du bilan médical proposé à leur dernière ou à une précédente entrée en prison.

L’analyse des attitudes face au dépistage intra-muros ne dégage pas de différences significatives entre les détenus séropositifs et séronégatifs.

Tou(te)s les détenu(e)s rencontrés évoquent la visite médicale d’entrée et le dépistage du VIH. Pour la plupart, ils mentionnent la proposition de test, certains évoquant plutôt ce dernier comme appartenant à la série d’examens réalisés sans qu’ils aient à signaler une quelconque demande ni accord. D’autres enfin traduisent cet ensemble d’examens, test VIH compris, comme une obligation à laquelle ils doivent se soumettre.

On remarque, pour la quasi totalité des personnes rencontrées, une acceptation du dépistage en prison, alors même que nombre d’entre eux n’ont jamais eu recours aux centres de dépistage dehors. Ce dernier constat doit cependant être nuancé chez les femmes qui ont fréquemment utilisé les prestations des services de santé. C’est lors d’hospitalisations (maternité ou autre) ou lors de consultations antérieures à l’incarcération que la sérologie VHC a été révélée.

Si bien souvent, comme cela a déjà été constaté (Sueur, 1993), la séropositivité est découverte en prison, on ne peut dissocier la question du dépistage de la question plus globale des relations au système de santé avant l’incarcération.

La population carcérale comprend, pour l’essentiel, des personnes fortement marginalisées, précarisées, déviantes, pour qui la question de la santé ne se pose pas dans les mêmes termes que pour les personnes insérées dans le " monde ordinaire ".

Le rapport entre incarcération et précarité a déjà été maintes fois souligné (M. Foucault, 1975 ; Godefroy et Laffargue, 1992 ; Marchetti, 1995), et l’on voit depuis quelques années se développer des travaux de recherche sur la problématique santé-précarité. Recherches engagées à partir d’un constat récurrent : les personnes les plus en difficulté sont celles qui bénéficient le moins des services du système de santé (absence de protection sociale, non usage des droits, faible recours aux soins) (Aïach, 1991).

Les observations s’accordent aussi à relever l’absence de pathologies spécifiques mais un cumul de problèmes de santé et des relations spécifiques entre l’état de santé et le manque de ressources (matérielles, sociales, affectives, identitaires...). Ainsi, " la particularité de ces populations, en matière de santé, porte donc plus sur leur comportement que sur des pathologies. Elles expriment plus de préoccupations pour l’urgence vitale - la survie - (se nourrir, se loger, travailler, trouver des ressources), la préservation du capital santé n’étant pas de fait une priorité. Les problèmes de santé peuvent être longtemps niés. Ce sont la douleur, l’incapacité qui seront les signaux d’alarme. L’attente est parfois longue entre le déclenchement des symptômes et le recours aux soins " (Fabre, 1995).

La priorité est essentiellement l’aménagement d’un quotidien de base, et, pour ces populations, le sida se dilue dans la précarité, même si par ailleurs émergent toujours des questions sur les conséquences de ce qui est reconnu comme des prises de risque (électivement le partage de seringues et les rapports sexuels non protégés avec un(e) partenaire " "incertain(e) "). Dans ce contexte, on ne peut que souligner la difficulté à intégrer des pratiques préventives (dans lesquelles s’inscrit le dépistage) qui relèvent d’une autre représentation et d’un autre rapport à la santé que ceux promus par la logique médicale et les institutions sanitaires.

La précarité n’est pas sans lien avec la temporalité dans un double processus: la focalisation sur le temps immédiat, le temps court étant à la fois induit par la précarité des conditions de vie en même temps qu’elle l’alimente et la renforce. Or les temporalités jouent un rôle important dans l’approche du système de santé et ici des démarches à visée diagnostique (Joubert, 1995). La prévention suppose l’anticipation, une projection de soi dans le temps. Ceux qui sont pressés par la nécessité immédiate ou ceux pour qui la projection ne présente aucun sens ne peuvent s’engager dans cette anticipation a fortiori quand il s’agit, non pas de faire disparaître une douleur actuelle, mais de détecter des pathologies ou des risques potentiels.

Le diagnostic suppose aussi bien souvent une planification des démarches. Si un minimum de capacité de programmation est requis pour suivre un protocole de soins intra-muros, le recours au dépistage implique au moins deux temps : celui de l’examen, celui de la communication des résultats. Ce qui, pour être mené à terme, nécessite la persistance d’une démarche toujours fortement ambivalente, empreinte à la fois du désir et de la peur de savoir.

La perturbation du rapport au temps des toxicomanes est toujours relevée : " leurs difficultés ou leur incapacité à se situer dans une continuité temporelle fait que leur vie apparaît, d’un point de vue phénoménologique, comme une suite d’événements instantanés dépourvus de liens. Ce vécu d’immédiateté permanente, détaché de références au passé et sans orientation vers l’avenir, sans projet, donne un caractère bien précaire à l’échange d’informations et aux meilleures résolutions " (Sueur, 1993).

L’absence de sensation, de douleur, de signe de la maladie contribue encore à l’occultation des problèmes de santé, à différer à un " autre jour ", " plus tard ", la décision d’un sérodiagnostic. Tant que les troubles de santé restent non perceptibles, soit parce que la pathologie " sommeille " pour reprendre l’expression des personnes interviewées, soit parce que la consommation de drogue anesthésie la douleur et les maux, soit parce que les conditions de vie n’autorisent pas la reconnaissance d’une défaillance du corps, le dépistage ne sera pas d’actualité. Deux simples exemples peuvent illustrer cette " suspension " de la question sanitaire.

J’ai 15 ans de came derrière moi et avec toutes ces années, j’ai des trous de mémoire. Avec la coke et le crak, je pétais les plombs, mais j’avais pas de douleurs physiques. Avec l’héro si, quand on est en manque. Les problèmes dentaires, c’est la came. Je suis arrivée ici, pire qu’une éthiopienne, je faisais 44 kilos. Dehors avec la coke on mange pas, on n’a pas d’appétit. Mais on ne se sent pas malade. C’est juste trouver la came " (Sonia).

Dehors on n’est jamais malade. On s’endurcit. Les gens en appart, ils ont toujours quelque chose. Moi je suis en meilleure santé qu’eux. C’est seulement la fatigue des fois. Les nuits sans sommeil, le froid, la pluie. On ne sait pas où aller. On dort que d’un oeil. On peut aller en foyer pour se reposer un peu, mais c’est des dortoirs. Moi j’évite les foyers de SDF. Je veux devenir comme tout le monde, ne plus être dans la rue " (Philippe).

La distance au système de soins n’est pas indépendante de la distance aux systèmes institutionnels dans leur ensemble. Beaucoup de personnes rencontrées en prison ont depuis longtemps rompu ou se sont vues écartées des normes et dispositifs institutionnels. La méfiance à l’égard de l’institué est associée à ce qu’elles rejettent : un ordre social dans lequel elles n’ont pas trouvé de place.

La question du " trouver sa place ", souvent évoquée par les personnes rencontrées, engage un travail sur la texture des liens qui lient le sujet au monde et à lui-même. Souffrir de ne pas trouver place, de n’être pas à sa place, de ne pas savoir ce qu’elle doit être... et le corps est réduit à lui-même, il ne tient pas en place.

" Lorsqu’on cherche une place, on transfère sans le savoir les difficultés qu’on a eu à se faire une place (dans la famille, dans l’école, dans différents collectifs...). La quête d’une place transfère toujours d’anciennes questions qui tiennent à la place précédente : au désir de la quitter, de ne pas y rester, surtout quand c’est le trou familial, le creuset d’origine " (Sibony, 1991). La trame sociale prend le relais de l’origine et s’y rejoue cette lancinante interrogation sur l’être au monde.

Le refus des attributions identitaires que suppose l’entrée dans les dispositifs institutionnels, la résistance à l’enfermement dans une catégorie d’usagers de services institués, c’est ici à propos du dépistage du VIH l’appréhension d’être identifié par la maladie, d’être identifié comme on le dit d’un suspect. Le moment du diagnostic est un temps mort du processus identitaire : la possible annonce de la séropositivité cloue le sujet sur place, dans une clôture identitaire d’autant plus insoutenable qu’elle signifie l’entrée dans la mortalité.

Le dépistage, pour les toxicomanes par voie intraveineuse, c’est aussi le risque d’un dévoilement de leur toxicomanie. Et la crainte d’avoir à s’expliquer sur leur consommation, sur leurs pratiques d’injection. Le dépistage, c’est risquer la visibilité de pratiques clandestines et l’évaluation-inquisition de représentants d’un ordre social rejeté. Les questions posées font résonance : elles renvoient à d’autres formes d’interrogatoires expérimentés dans les locaux de police à l’occasion d’arrestation, de garde à vue.

Enfin, faire le test, c’est prendre le risque de se rendre malade.

La séropositivité est un fait biologique plutôt que clinique au sens où la personne " devient malade " d’après les marqueurs biologiques, d’après l’imagerie médicale. C’est le diagnostic qui désigne le sujet comme patient, entendu par lui comme malade. Diagnostic qui tend à effacer le sujet ou à l’absenter, en tout cas à le réduire. Etre " porteur du VIH ", c’est s’exposer à un marquage qui vient remettre en cause ses inscriptions dans des réseaux affectifs et sociaux déjà précaires et pourtant essentiels à la survie, à la gestion du quotidien. Le refus de connaître son statut sérologique peut être une manière de ménager " un système de vie qui porte l’ensemble des pratiques quotidiennes (échanges économiques, de produits, d’affects, de références communes) ".

P. Bouhnik et S. Touzé (1995), à l’occasion de leur recherche auprès de toxicomanes incarcérés, mettent en évidence comment les pratiques addictives et les activités qui leur sont connexes (trafics, délinquance) peuvent venir se substituer au jeu des interactions du monde ordinaire pour faire, à leur tour, lien et support. Fixé dans un réseau de relations et d’interdépendance qui enferme et soutient en même temps, le toxicomane, en recourant au dépistage, prend le risque d’une fragilisation de son ancrage-étayage dans ce système commun.

La peur de savoir, en ce qu’elle renvoie à une possible mise en cause d’un équilibre relationnel, n’est pas ici propre aux toxicomanes. La séropositivité au VIH, comme toute pathologie transmissible, interroge nécessairement le rapport à l’autre.

Mais, c’est aussi bien sûr d’un possible effondrement de la représentation de soi qu’il est question. La persistance de l’association mort-sida fait du sérodiagnostic le moment d’une possible mort annoncée. Et peut-être, pour recourir au dépistage, faut-il déjà pouvoir envisager, si ce n’est sa finitude, au moins sa vulnérabilité. Le refus d’affronter l’idée de la mort ou la quête d’une consistance vitale à travers des prises de risque répétées font du test une épreuve douloureuse. Il contient une menace narcissique trop intense pour ceux qui tentent dans la toute puissance du passage à l’acte de se dégager d’un sentiment insoutenable de vide intérieur sans limite.

Si on met en perspective ces différents freins ou obstacles au recours au dépistage dehors avec la situation et l’expérience de l’incarcération, on peut alors dégager ce qui, au-dedans, permet le sérodiagnostic.

L’offre de dépistage extra-muros est fondée sur la demande ; derrière les murs, la question de la demande est d’emblée diluée. L’entrée en prison est celle d’une prise en charge : passage au greffe, au vestiaire, fouille à corps, fouille des effets personnels, remise du " paquetage ", passage à la douche, affectation dans une cellule etc.

Le rituel est quotidiennement répété ; la personne est d’abord " un arrivant ". Celle-ci n’a plus à exprimer des choix, des désirs mais à se conformer aux séquences prévues, au rite institué. Elle fait l’objet d’un " traitement " programmé pour toute admission dans l’espace carcéral. Il ne lui est pas demandé de s’exprimer mais de répondre à des questions. Les premiers moments en détention seront bien sûr diversement vécus suivant qu’il s’agit là d’une première expérience ou d’un scénario maintes fois répété. Mais, dans tous les cas, ce rituel signe la rupture avec le dehors et l’entrée dans un autre univers où le statut d’emblée octroyé est celui d’un " gardé " : le sujet appartient à la pénitentiaire, et l’attribution d’un numéro d’écrou vient signifier l’intégration et faciliter la gestion des " stocks ".

La visite médicale d’entrée s’inscrit dans ce rituel : chaque arrivant doit être convoqué par un médecin afin d’effectuer le bilan de santé lui aussi programmé. Et c’est à l’occasion de cette rencontre qu’une proposition de test de VIH lui sera faite.

On peut comprendre, dès lors, pourquoi certains détenus évoquent le caractère obligatoire du test. Il s’intègre à un ensemble de pratiques et d’examens (pénitentiaires et sanitaires) obligatoires. Mais là, brusquement, à propos du VIH, une question est posée renvoyant à un choix.

Quand on arrive, on rencontre une infirmière, c’est une consultation très rapide et puis y a la radio des poumons, c’est systématique. Ensuite y a un dépistage du sida qui est obligatoire. On est convoqué d’office. C’est une antenne extérieure qui se déplace ici pour faire ça mais vous pouvez refuser. On vous propose un dépistage. A priori, ce que j’ai vu, la majorité des gens acceptent. Pas mal de gens dehors ont peur de la démarche en fait, aller faire un dépistage, attendre la réponse.... Alors qu’ici, on les convoque, ils sont dans le bureau, on leur propose une prise de sang, ils n’ont pas le temps de réfléchir, ils en profitent. Pareil pour le dépistage de l’hépatite mais ça faut le demander. Un médecin juge si vous êtes une personne à risque et, en fonction, vous le propose. Il ne suffit pas de le demander. Alors que le VIH, ils le proposent à tout le monde " (François).

Systématique, obligatoire, proposer, demander le dépistage du VIH, contrairement à celui du VHC, apparaît comme tellement systématique qu’il pourrait bien être, comme d’autres examens, obligatoire ou du moins qu’on n’ait pas à formuler une demande tant l’offre anticipe, court-circuite le travail d’élaboration.

Ces observations rejoignent celles faites par A. Tellier (1994) à propos de l’accès aux soins de l’infection à VIH pour les toxicomanes. Peu de ceux qu’elle a rencontrés dans le cadre de cette recherche ont pris personnellement la décision d’effectuer un test de dépistage. Souvent, celui-ci a été réalisé à l’occasion d’une hospitalisation (suite à un accident ou une maternité) ou d’une consultation aux urgences (le recours aux urgences hospitalières constitue le mode d’accès aux soins le plus fréquent) ou d’une incarcération.

Ici, c’est la prise en charge institutionnelle qui semble le plus souvent déclencher la procédure de dépistage, avec ou sans l’accord de l’intéressé. Intéressé qui pour penser pouvoir refuser doit pouvoir se représenter comme sujet de droit, ce que les rituels d’admission ne peuvent favoriser.

Ceci n’est pas bien sûr sans évoquer les travaux de E. Goffman (1968) sur le mode de traitement des arrivants-résidents dans les institutions totales et les fonctions et effets de celui-ci. " Les institutions totalitaires suspendent ou dénaturent ces actes mêmes dont la fonction dans la vie normale est de permettre à l’agent d’affirmer, à ses propres yeux et à la face des autres, qu’il détient une certaine maîtrise de son milieu, qu’il est une personne adulte douée d’indépendance, d’autonomie et de liberté d’action. S’il ne peut conserver cette sorte de libre-arbitre propre au statut de l’adulte, ou qui du moins le symbolise, le reclus peut éprouver la terreur de se sentir irrémédiablement rétrogradé dans la hiérarchie des âges ".

La prise en charge est l’amorce de l’emprise institutionnelle qui tend à l’effacement symbolique du sujet de droit et de désir. Elle procède aussi d’une réduction du sujet à son corps. Car c’est bien ce corps qui est enfermé, nourri, lavé, déplacé, ausculté, diagnostiqué.

Un corps que les prises en charge antérieures à l’arrivée en détention semblent singulièrement oublier. Nombreux sont les détenus qui évoquent leur passage en garde à vue ou au dépôt comme une période durant laquelle les besoins les plus essentiels trouvent difficilement satisfaction. Manger, boire, se laver, voilà aussi ce qu’offre l’entrée en prison, cette machine à absorber qui, en même temps qu’elle confisque ce que chacun a de plus personnel, donne pour répondre aux besoins les plus communs. Ici le Je se dissout au profit de l’installation dans un état de dépendance, voire d’aliénation.

La représentation de la prison comme cadre contenant, hébergeant, restaurant peut aussi favoriser la soumission : se faire prendre en charge, offrir un lit, un repas, des soins quand dehors la personne n’a plus rien.

Y a la visite médicale à l’entrée ici. Y font la radio des poumons, ils posent des questions. J’ai attrapé la syphilis, c’est en prison que je l’ai appris, ils avaient fait une prise de sang. Pas cette fois-ci, la fois d’avant. Là, ils ont refait des prises de sang. Dehors, j’ai rien. Ici on s’occupe mieux de nous. Dehors, j’ai pas envie de faire les démarches. C’est non pas ce bureau, pas ce jour... Faire des démarches pour s’en sortir mais quand vous n’avez rien, ça n’aboutit pas. Ou alors faut vous dire où aller pour trouver des gens compétents. Et puis se déplacer sans argent, prendre le bus sans payer, une amende, deux, trois, on n’arrive pas à s’en sortir. Sortir d’ici plus vite, c’est pas mon intérêt. La prison ça devient un cercle vicieux. Tout ce qu’il y a en prison et qu’il n’y a pas dehors. Pourquoi on nous donne tout ça dedans et qu’on nous laisse crever sur un banc dehors. Les chiens sont mieux traités que les gars qui errent dehors ". (Philippe)

Quand inversement la représentation de la prison est celle d’une machine à réprimer, à enfermer, à maltraiter, quand domine le choc carcéral de la première incarcération, la rencontre avec le médical peut offrir un support au clivage et permettre de sauvegarder un bon objet même derrière les murs.

Non seulement l’incarcération vient nécessairement bousculer le sentiment de la maîtrise de sa propre destinée, le sujet n’étant plus celui qui organise sa vie, qui gère ses choix ou exerce ses propres déterminations, mais cette rupture peut aussi faire effraction quand l’arrestation n’a jamais été pensée, quand rien ne préparait à la rencontre avec le monde pénitentiaire. Ce sentiment de dépossession peut être associé à l’acte qui a motivé la conduite en prison. L’effet traumatique de l’incarcération (Gravier, 1997) et la prévalence des mécanismes de défense archaïques peuvent renforcer la dépendance vis-à-vis de ceux qui se présentent comme étrangers à la machine pénitentiaire. Ce clivage entre ceux qui " cassent " et ceux qui " réparent " peut être favorisé par les soignants eux-mêmes dans leur quête de différenciation et d’autonomie.

Mon arrivée ici, ça a été la surprise totale, du jour au lendemain tout m’est tombé dessus. Ces premiers moments, ça a été les plus durs. On comprend pas, on nous prend tout. On est enfermé dans une "cellule-arrivant". Ils disent, "envoyé à la douche, fouillé à poil..." Après, le lendemain, on est convoqué à l’U.C.S.A. pour une visite médicale. Et là y a des choses qui m’ont réconforté. On est tellement choqué de ce qui nous arrive, on est réconforté d’avoir un lien avec quelqu’un qui n’appartient pas à l’administration pénitentiaire. Le domaine médical, c’est pas le même combat. C’est réconfortant. Eux, ils sont là pour réparer. Les autres sont là pour casser. C’est la prison ". (Roger)

L’incarcération est encore un temps d’arrêt, une suspension des possibilités du recours à l’agir, une perte des repères antérieurs.

Dès l’admission, " c’est le début de certains changements radicaux dans la carrière morale du nouveau venu, carrière marquée par une modification progressive des certitudes qu’il nourrit à son propre sujet et au sujet d’autres personnes qui importent à ses yeux " (Goffman, 1968). Dans ce temps où la personne se dérobe à elle-même par défaut de ses étayages habituels, le retour sur soi est une forme de résistance à ces pertes. Le détenu se penche sur lui-même dans le miroir offert par l’espace clos. Il s’agit de se connaître, se reconnaître dans et malgré le bouleversement de l’expérience. La quête et la lutte pour rester soi-même dans un moment de désorientation profonde conduisent à un repli sur soi pour résister à l’effacement de soi.

" La prison installe les détenus directement au sein de la problématique de l’identité " (Molina, 1989). Le repli sur l’espace intérieur est repli sur la corporéité comme subjectivité incarnée. Ici, l’acceptation de l’offre de dépistage relève d’une problématique plus globale de recherche de savoir sur soi.

Cette offre peut aussi représenter l’opportunité de l’accès à un savoir qui se dérobe, dans une quête de certitude sur soi, d’une identité compacte sans toutes ces failles et toutes ces fuites qui harcèlent le sujet.

Le sérodiagnostic appartient à ce savoir sur soi qui, fui au dehors parce que synonyme de clôture identitaire, peut être recherché au dedans pour conforter une dynamique identitaire menacée. Le test est un moyen d’obtenir une réponse à des questions émergentes avant l’incarcération mais restées en suspens.

Sont évoqués ici les moments d’inquiétude suite à ce qui est dans l’après-coup évalué comme une prise de risque.

La peur est revenue, peur du sida en 84 après des rapports sexuels..., c’était l’occasion de savoir cette fois ". (Entretien collectif)

Certains profitent de cette offre, dans une quête de certitude que de précédents dépistages n’ont pas assouvi.

A la visite médicale, ils m’ont demandé si je voulais faire le test du sida. J’ai dit : "je l’ai fait il y a deux semaines à la Croix-Rouge mais je veux bien recommencer. Comme j’avais mal au dos, j’ai pensé que c’était peut être le sida, c’est pour ça que j’ai demandé le test la première fois en Belgique, à la prison. Après en France, à la Croix-Rouge, j’ai refait avec le test de l’hépatite B. Je voulais être sûr. On m’a dit qu’il faut faire plusieurs tests pour être sûr ". (Paul).

Dehors, j’ai fait le test et ici, c’était une bonne occasion de le refaire. Là, je pensais en redemander un, ça fait 6 mois le premier. Pour être sûr à 100%. Le VIH je pensais pas l’avoir mais on n’est jamais sûr à 100% ". (Zéfir)

L’acceptation du test peut enfin s’inscrire dans le même processus que celui qui a conduit à la prison, celle-ci apparaissant comme lieu de refuge, de dégagement d’une situation devenue insoutenable. Ici le passage à l’acte représente une fuite en avant, une façon de précipiter une rupture sans qu’une autre issue paraisse possible. C’est notamment le cas pour des toxicomanes pour qui l’incarcération est la traduction d’une intention plus ou moins consciente de se faire arrêter pour arrêter une accélération de processus mortifères, un enchaînement de conduites à risque. La " mise à l’ombre " correspond à une nécessité de mise à distance du produit et des réseaux de consommateurs et pourvoyeurs. Ce sursaut, sous-tendu par une pulsion d’autoconservation, se traduit par un souci de sa santé qui ouvre à une fréquentation assidue des soignants. Dans ce contexte, l’investigation médicale est bien acceptée, comme l’ensemble des prestations sanitaires sont massivement consommées.

La sortie du " milieu ", du système dans lequel leur pratique toxicomaniaque se trouve prise, rompt temporairement les interdépendances qui faisaient du dépistage la menace d’une mise à l’écart.

La gestion du secret intra-muros est une question sur laquelle nous reviendrons. Soulignons seulement ici que la rupture du réseau relationnel induit par l’enfermement permet de " tenir au secret " une éventuelle séropositivité.

 

4 - Se savoir séropositif / faire savoir sa séropositivité

La connaissance du statut sérologique ouvre sur deux questions toujours articulées : il s’agit de la double face du savoir sur soi relatif à la séropositivité. Tout d’abord, les modalités d’intégration-acceptation de cette information et l’entrée dans un processus de transformation de l’image de soi. Puis la question de la communication de cette information, de la relation aux autres, de leur regard porté sur soi.

Nous rejoignons ici les travaux de Cl. Raynaut et F. Muhongayire (1994) qui, dans un autre contexte, celui de l’épidémie au Rwanda, mettent en évidence la diversité de modes de réponse au choc du sida dans l’articulation à la double question : comment est reçue ou repoussée, partagée ou celée l’annonce de la séropositivité ?

Les exemples donnés par cette recherche, comme nos propres investigations, indiquent que la gestion du secret n’est pas le point de départ et le coeur de l’organisation de la nouvelle situation créée par l’irruption du virus dans leur vie. C’est d’abord de la confrontation avec une part de soi révélée qu’il s’agit, de la possibilité de l’intégrer à une représentation de soi avec les réaménagements que cette intégration implique en termes de déconstruction-reconstruction. Quant à la question du secret ou de la révélation de la contamination, les stratégies développées ne sont pas indépendantes de la place prise par la séropositivité dans la définition de soi, d’abord à ses propres yeux. Comme elles ne se limitent pas aux dire ou taire : au delà de cette opposition binaire, d’infinies nuances sont possibles. Elles tiennent à la fois aux diverses déclinaisons de l’acceptation du diagnostic et aux systèmes relationnels construits en détention et avec le dehors.

Comme nous l’écrivions plus haut, la séropositivité est d’abord un fait biologique détecté par des techniques biomédicales. L’entrée dans la pathologie ne relève pas d’une expérience sensible mais du savoir médical qui signifie ainsi une lisibilité de l’état de la personne qui n’a pas d’ancrage dans un vécu corporel.

La dissociation du savoir sur le corps et de la corporéité soumet le sujet à un travail d’appropriation d’une donnée doublement exogène : signifiée par l’autre au sujet, elle révèle l’intrusion d’un agent pathogène dans l’organisme. La pathologie apparaît ici moins de l’ordre de l’altération que de l’altérité.

L’annonce de la séropositivité apparaît comme une double effraction : celle du diagnostic posé comme attribution et celle du virus, intrus à l’origine de l’infection.

L’impact symbolique de cette double effraction peut se saisir à travers certaines imputations étiologiques : quand Damien, évoquant l’origine du sida comme relevant de l’acte médical, nous dit que " c’est la médecine qui a apporté la maladie à force de faire des tests ", il signale un glissement métonymique qui fait de l’acte de dévoilement du virus son origine.

La reconnaissance du virus en soi suppose de réaménager les couples d’oppositions qui structurent notre rapport au monde et à nous-mêmes, qui étayent la conception d’un soi différencié et unifié : l’opposition interne-externe, individuel-social, moi-non moi.

Il s’agit bien là d’un réaménagement identitaire. Si " le sentiment d’identité s’appuie sur la conviction qu’on vit à l’intérieur de l’enveloppe charnelle et la certitude que le corps et le soi sont indissociables " (Mac Dougall, 1978), la révélation de la séropositivité peut introduire à une dissociation soma-psyché et à une sorte de dépossession de soi. La reconstruction de l’identité de soi comme personne totale (bio-psycho-sociale), comme unité vécue et dans sa qualité de sujet, suppose l’assimilation du trait dévoilé et la possibilité de rétablir, d’aménager une certaine continuité et une cohérence identitaire au delà de ce changement, de cette rupture signifiée par l’annonce de l’infection.

La présence invisible du virus, comme le fait qu’être contaminé par le VIH c’est être porteur d’un risque de maladie létale à plus ou moins long terme, sans qu’on sache quand la maladie fera son apparition, diluent les repères habituels constitutifs de la distinction santé-maladie. Le mal a forcé l’enveloppe corporelle, il est au-dedans de soi, mais sommeille jusqu’au moment incertain où il " se mettra en marche ". Là encore ce sont les examens médicaux réguliers qui donneront des nouvelles de cet étranger, de ce quelque chose en trop, ce surcroît indésirable qui menace de prendre possession du corps.

Les femmes détenues porteuses du VHC font cette même expérience : se savoir " habitée " par le virus sans en éprouver la présence.

J’ai l’hépatite C mais elle est cachée quelque part. Elle est pas en développement. J’ai rien. Ils ont fait des prises de sang, ça va ". (Sonia)

J’ai l’hépatite " et " j’ai rien " à la fois : comment intégrer ce savoir quand le corps n’en dit rien ?

J’ai une hépatite C mais elle est inactive. Je suis passée au travers de tout le reste. J’ai appris ça lors d’un bilan de santé complet, y a plus de 12 ans. L’hépatite C c’est avec le père de ma fille. Il touchait à la came, moi aussi. L’hépatite, ça n’a rien changé à ma vie. On me dit qu’elle dort. Quand j’ai des examens à faire, je demande des nouvelles de ma petite compagne ". (Sophia)

Le virus est apprivoisé : ici sa présence est reconnue mais banalisée. Il faut souligner aussi que cette présence peut rester bien abstraite au regard du cumul des problèmes de santé que connaissent les toxicomanes et de leur expérience de la douleur en situation de manque.

L’intégration de la séropositivité nous semble diversement réalisée en fonction des liaisons établies entre l’expérience somatique, l’intervention médicale et l’attribution sociale. L’identification de l’infection comporte une double déclinaison : s’identifier comme porteur du virus, être identifié comme porteur du virus.

Le schéma suivant illustre les différents " pôles " mobilisés :

 

 

 

Diagnostic

Corporéité Traitement Regard social

 

 

 

 

Se savoir séropositif Faire savoir sa séropositivité

 

 

 

Savoir ou ignorer l’infection repose, certes, sur le diagnostic, mais plus essentiellement nous semble-t-il sur la mise en relation entre ce diagnostic et l’expérience somatique ou/et sur la prise en charge médicale (examens, prescriptions, traitements).

Tous les détenus séropositifs rencontrés sont suivis par le service médical.

On peut distinguer différentes situations.

- Ceux pour qui la séropositivité reste un savoir abstrait, entre banalisation défensive et déni.

Actuellement je suis bien portant. Moi, je n’ai pas de nausées, de diarrhées. Il a même fallu des prises de sang approfondies pour qu’ils voient ma séropositivité. Sinon elle se voit pas. Je suis séropositif depuis 1989, c’est ici que je l’ai appris. C’est la deuxième fois que je viens ici. A l’époque, on me donnait de l’AZT matin, midi et soir mais je crois pas que c’est efficace. La trithérapie je l’ai commencée ici. Dehors, je n’ai pas de soins, je suis pas suivi ". (Sigismond)

- Ceux qui trouvent dans l’expérience corporelle des indices d’une sorte de validation du diagnostic, indices permettant l’appropriation de ce savoir, au-delà d’un refus initial.

Je suis arrivé ici en avril et j’ai appris que je suis séropositif en juin. Avant j’avais aucun soins médicaux, jamais de maladie. Là, c’est en faisant une prise de sang. J’ai dit "c’est impossible". Ils ont refait une prise de sang et ça s’est avéré vrai. Là, j’ai des problèmes de tension aussi et des problèmes de plaquettes qu’on n’arrive pas à résoudre. On m’a changé trois fois de traitement mais on n’y arrive pas ". (Simon)

- Ceux enfin qui trouvent dans le traitement lui-même un étayage à la représentation de l’infection, sans que d’ailleurs les troubles somatiques puissent être clairement associés au virus ou au traitement. On retrouve l’indistinction soulignée précédemment entre la maladie et la thérapeutique.

J’ai repris le traitement mais une bithérapie, pas la trithérapie. J’ai été convaincu par le médecin. Mes résultats aux tests se sont dégradés. J’avais arrêté le traitement parce que j’avais des malaises. Quand j’arrête le traitement, j’ai la forme et quand je suis le traitement tout me semble difficile, j’ai des douleurs digestives, des diarrhées... Là, j’avais des vomissements, des nausées. C’est le virus qui se remet en marche. J’ai repris le traitement ". (Damien)

Vivre avec la séropositivité recouvre des expériences très diverses, nécessairement singulières car en relation avec l’histoire de chaque sujet, la signification que ce statut sérologique recouvre pour chacun et les stratégies défensives mobilisées pour contenir l’angoisse associée au diagnostic. Mais, dans la mesure où même dans une phase asymptomatique, les patients sont régulièrement suivis, pris en charge dans le dispositif de traitement de l’infection du VIH intra-muros, l’occultation du virus est rendue plus difficile.

La mise sous traitement impose un nouvel aménagement psychique, le déni de la séropositivité et de l’évolution de la maladie se trouvant dès lors inopérant. D’où l’ambivalence parfois vis-à-vis du traitement, son arrêt puis sa reprise. Ou l’absence de recours aux soins à la sortie de prison. On retrouve ici la question de la demande que suppose le recours alors que la prise en charge institutionnelle relativise celle-ci.

L’arrêt du traitement ou l’irrégularité de son suivi peuvent être interprétés comme renvoyant à la difficulté d’accepter le diagnostic, d’élaboration des angoisses suscitées par la révélation.

" L’apprentissage de la maladie, c’est autant l’intériorisation de l’idée d’être malade, l’apprentissage d’un nouveau statut que la capacité personnelle à s’insérer dans le champ médical et de construire de nouveaux rapports sociaux " (Apostolidis et alii, 1991).

Cette " intériorisation " et cet " apprentissage " ne sont pas définitivement acquis. On observe, comme A. Tellier (1994) l’a déjà souligné, une difficulté dans la mise en oeuvre d’un suivi régulier, des moments de banalisation de la séropositivité, une baisse de vigilance concernant les bilans et mesures de prévention, qui correspondent à une tentation d’oublier l’infection.

Cependant, si le déni est compliqué, d’autres mécanismes de défense peuvent contrôler l’angoisse : l’euphémisation essentiellement, la dénégation et le déplacement, l’attention étant alors portée sur d’autres " maux " considérés comme plus essentiels. Mais les multiples contradictions dans le discours témoignent de la fragilité des défenses.

Sirius, alors qu’il parle de sa santé durant tout l’entretien, n’utilisera jamais les termes de sida, séropositivité, infection, virus.

J’ai de gros problèmes pathologiques depuis des années et qui sont toujours d’actualité. Ça nécessite des soins toujours et ça se passe bien. A l’arrivée ici, ils tiennent compte des.... déceler les gens qui sont facteurs à risques, voir leur état de santé. Si vous désirez être soigné, c’est pas obligé. Je ne veux pas dévoiler mes problèmes de santé ".

Il reprend un peu plus tard sa réflexion sur son rapport à la santé.

Etre en bonne santé pour moi, c’est pouvoir réaliser ses projets, être en pleine possession de ses capacités intellectuelles et physiques. Mais ce n’est plus pour moi l’objet de mes pensées. Je l’ai trop longtemps ignorée cette question et je m’en sors plutôt bien par rapport à certains, compte tenu de mes pathologies. J’évite d’y penser. C’est toujours quelque part pour moi omniprésent mais c’est pas le dernier de mes soucis ".

La conception qu’a Sirius de la santé nous laisse entendre que la maladie est synonyme de transformation du rapport au temps, au futur notamment, et de pertes. Il tente de s’en dégager, et bute sur une dénégation. Il enchaîne sur un déplacement: de la contrainte que représentent " ses pathologies " à la contrainte de la toxicomanie et, au delà encore, aux contraintes existentielles auxquelles il doit faire face.

Mon premier souci déjà, c’est réussir à mettre de l’ordre par rapport à mes antécédents, mon sentiment de culpabilité, à ma vie. Une fois que j’aurai réussi à faire le tri, je serai dégagé de certaines contraintes qui sont aussi omniprésentes. Ce qui concerne la toxicomanie par exemple ".

A contrario, on peut observer une redéfinition de soi autour de la maladie quand la séropositivité devient un trait identitaire central. Il ne s’agit pas ici de mettre en avant sa séropositivité comme présentation de soi afin de s’ajuster à la diversité des prises en charge médico-sociales intra-muros, mais plutôt de faire du statut sérologique une composante identitaire essentielle.

Pierre nous en donne un exemple tout au long de l’entretien et, en particulier, quand il nous dit :

Ma maladie, je l’ai toujours vécue comme une passion... parce que à un moment vous êtes obligé de rentrer de plain pied dans la maladie ".

Entre ces deux positions opposées, on peut situer celle qui nous semble la plus fréquente : celle qui témoigne d’une représentation de soi transformée par la perte et le deuil. Perte des certitudes, de la capacité à se projeter dans le futur, d’un sentiment d’invulnérabilité, de celui du contrôle et de la maîtrise de son corps, de sa destinée, renoncement à la procréation...

Faire savoir ou cacher, les modes de gestion du secret ne sont pas indépendants du degré d’intégration de la séropositivité dans la représentation de soi. Ou, pour le dire autrement, l’identité personnelle oriente l’identité sociale à travers les modes de présentation de soi et les stratégies relationnelles développées en détention.

On rencontre là encore divers types de réponse à la question posée : dire ou taire. Pour les uns, ceux qui sont dans une quête d’occultation, ceux qui résistent à la reconnaissance de la maladie, optent logiquement pour le secret. Ce qu’ils ne peuvent reconnaître en eux-mêmes ne doit pas pouvoir se lire dans le regard des autres. Ici, " le maintien du secret est au centre de la gestion de la vie quotidienne, autant pour soi-même que pour ses relations avec l’entourage. Préserver le secret est une condition nécessaire pour vivre le plus normalement possible, tout en permettant aux hommes rencontrés de redéfinir leur contexte de vie et de mobiliser un certain nombre de ressources ". Ce que soulignent ici D. Carricaburu et J. Pierret (1992) à propos d’une enquête réalisée auprès d’hommes hémophiles et homosexuels peut trouver des résonances en prison, et ce indépendamment du mode de contamination. Mais l’enfermement dans un espace clos et la réduction des alternatives et des choix relationnels comme l’imposition du " contexte de vie " limitent les marges de manoeuvre et la diversité des ressources.

Plusieurs options sont évoquées par les détenus rencontrés : le silence ou le faire savoir de la position militante. Entre les deux, le plus souvent, le partage du " secret " avec certains co-détenus. Avec les pairs, les autres séropositifs connus, et/ou les co-cellulaires.

Ici est souvent affirmée l’exigence du respect d’un principe de cohabitation dans l’espace réduit de la cellule : informer ceux avec qui on partage cet espace des maladies transmissibles ou contagieuses dont on est porteur. Au delà de ce principe, le fait de suivre un traitement peut difficilement passer inaperçu.

On est trois dans la cellule. C’est une cellule de travailleurs. Ils sont un peu plus vieux que moi. Ils savent que je suis séropositif. J’ai préféré leur dire directement mais ils ont bien pris ça. Y en a d’autres qui savent mais j’étais toujours rejeté ". (Simon)

Mes co-détenus sont au courant. De toutes façons, il y en a un qui est séropositif aussi. Je le connais de longue date, de dehors. L’autre n’a pas peur. Moi, automatiquement je mets au courant ". (Sigismond)

A part le personnel médical et l’assistante sociale et aussi un co-cellulaire qui est séropo lui aussi, personne n’est au courant ici. Le troisième de la cellule ne sait pas non plus. Les surveillants ne sont pas au courant, je leur ai jamais parlé de ça. Faut garder le secret parce que sinon les gens parleraient beaucoup et on serait mis à l’écart ". (Siméon)

Les co-détenus, je leur dis toujours que je suis séropositif. C’est une question de franchise. On vit ensemble 22 heures sur 24, faut savoir si y a une maladie transmissible. Y en a qui réagissent plutôt bien. Je ne cache pas que je suis séropositif. Je vis avec. Et ça me touche pas de savoir que les autres savent. Les autres pensent ce qu’ils veulent. Mes rapports sont faits sur ma franchise, mon honnêteté. Je suis correct avec les autres détenus et ils m’apprécient pour ça ". (Damien)

La divulgation du statut sérologique apparaît comme incontournable du fait de l’absence totale d’intimité dans les situations, les plus fréquentes en maison d’arrêt, où la personne partage sa cellule avec d’autres.

Mais faire savoir sa séropositivité, c’est s’exposer au rejet par les autres, un rejet dont les déclinaisons sont variables : de la distance à la demande de changement de cellule. Toutefois, l’établissement de relations interpersonnelles ne réduit plus l’identité du co-cellulaire à sa maladie, et la cohabitation dans le quotidien peut être aménagée. Le lien peut se trouver renforcé par le partage du secret.

Le " être séropositif " ou le " avoir le sida " ne différencie pas les deux temps de l’infection mais celui qu’on connaît, avec qui on a une relation personnalisée et les autres, qu’on sent présents dans la prison, " qui ont le sida ".

Cette question de la confidentialité s’inscrit dans la problématique plus générale du secret et de l’information dans l’univers de la détention. Qui est l’autre ? cet inconnu avec qui la cohabitation est imposée. Quels sont son délit, son réseau, ses liens avec le personnel pénitentiaire ?

La confidentialité ne peut se réduire à celle que garantit ou transgresse l’autorité médicale. Souvent dénoncée, l’infraction au secret médical semble voir ses possibilités réduites depuis la réforme du système sanitaire quand celle-ci s’est traduite par l’arrivée de nouvelles équipes avec d’autres pratiques. Ce n’est pas toujours le cas, nous y reviendrons.

Mais cet aspect de la confidentialité " n’est qu’un épiphénomène dans le contexte de la promiscuité et du non-respect de la personne privée dans le milieu carcéral " (Tabone, 1991). La fréquence des examens, des consultations, les allers et retours quotidiens à l’U.C.S.A. pour prendre son traitement, les " douches médicales " accordées, les régimes alimentaires, les compléments en vitamines, autant de signes qui ne manqueront pas d’être interprétés.

Ainsi, on peut entendre qu’à la fois le secret est gardé et que, en prison, le secret est impossible.

Le plus souvent la personne le cache. On le sait jamais. C’est la honte et aussi la peur d’être mis à l’index (...) Mais quand le gars, il va tous les jours à l’infirmerie, le surveillant il va se douter de quelque chose. Quand un mec revient de là avec des vitamines, du lait, de l’eau minérale, c’est que c’est un séropo ". (Entretien collectif).

Il faudra ici tenir compte de la taille de l’établissement. En maison d’arrêt, plus qu’en établissement pour peines, le turn-over des personnes incarcérées est important. De plus, l’espace carcéral est toujours un espace morcelé en bloc, division, étage, coursive. Les changements de cellule sont fréquents. Et la question de la confidentialité ne se pose pas dans les mêmes termes suivant qu’il s’agit de maisons d’arrêt hébergeant près de 2000 détenus ou près de 100 détenues (cf. les deux établissements où nous avons réalisé les entretiens).

L’anonymat, favorisé par le nombre de détenus et les mouvements (changement d’affectation) à l’intérieur des différentes parties de la détention, contribue à la gestion du secret. Il n’empêche cependant pas les rumeurs qui font l’actualité carcérale.

 

 

5 - Séropositivité et temporalité

Nous avions souligné dans la présentation de nos hypothèses de recherche que la temporalité peut apparaître comme une dimension essentielle dans le rapport à la santé et à la peine.

Nous ne traiterons pas ici de l’ensemble de cette problématique qui trouve des déclinaisons essentielles dans le rapport au corps incarcéré, dans la demande de soins, dans le travail de la mort dans l’univers clos de la détention.

Nous nous attacherons à mettre en perspective ici les articulations et résonances entre les deux ruptures temporelles que constituent l’incarcération et l’annonce de la séropositivité.

La rupture temporelle correspond à une brisure de la continuité dans le cours du temps. " La rupture intervient dans la suite intime du temps, à partir d’un obstacle ou d’une interruption qui perturbe ce temps dans son écoulement. Ce moment de brisure est datable et repérable. C’est un événement temporel qui, en tant que tel, se dresse à l’intérieur même de la dynamique historique individuelle ". (Fernandez-Zoïla, 1998)

L’incarcération constitue un événement temporel, non seulement comme discontinuité dans le temps social mais aussi comme perturbation du temps produit par chacun. La rupture temporelle fait effraction dans la vie intime, dans le sentiment du temps vécu et de la durée. Si c’est dans le temps exogène que s’amorce la rupture, c’est dans " l’intra-soi " qu’elle se réalise quand le soi cesse d’être le même sans pour autant être un autre.

L’entrée en prison correspond à la fois à une exclusion du temps comme lien social, à une déconnexion des rythmes sociaux articulés à des espaces différenciés et à l’imposition d’un temps contraint rétracté dans un espace clos. Cet " apartheid temporel " (Chesneaux, 1996) produit une sorte de télescopage de l’espace et du temps dans un effet d’immobilisation. L’incarcération est un temps d’arrêt. Et l’expérience de l’enfermement est aussi celle de l’apprentissage d’une autre relation au temps, de formes de résistance à la temporalité carcérale, à la dépossession de son temps.

L’annonce de la séropositivité constitue aussi un temps d’arrêt dans la représentation de soi étayée sur celle de sa continuité. Elle est synonyme de rupture biographique : l’infraction portée en soi signale une effraction de l’espace corporel et cette présence transforme le sujet. Elle inaugure un avant et un après où là encore le soi cesse d’être le même sans pour autant être un autre. Le rapport au temps se trouve modifié, bousculé par une double incertitude, celle du moment du déclenchement de la maladie, celle du moment de la mort.

Si l’annonce du statut sérologique n’apparaît plus comme celle d’une condamnation à mort à brève échéance, elle reste néanmoins synonyme d’une confrontation à l’idée de la mort, de sa finitude.

Le cumul, le télescopage dans le temps de l’incarcération et de la découverte de la séropositivité ont des effets de démultiplication-amplification du choc traumatique. Le dégagement de l’immobilisation, de la sidération implique un travail de restauration de la continuité temporelle. Elle se manifeste par une quête de sens, une mise en relation de l’avant et de l’après, du passé et du présent.

Simon connaît pour la première fois la prison, et, deux mois après son arrivée, il apprend sa séropositivité. Dans un premier temps, il refuse le diagnostic. Mais de nouveaux examens confirment les précédents. Il s’engage alors dans un travail biographique : il s’agit de donner sens au présent en puisant dans son passé.

La focalisation sur le moment de la transmission sert ici de trait d’union entre ce qu’il était et ce qu’il est. L’événement que constitue la découverte de la séropositivité doit, pour prendre sens, pouvoir être référé à l’histoire personnelle, y trouver une inscription. L’incertitude relative à ce moment qui fait basculer du côté de l’infection est douloureuse. La prégnance des questions posées à propos de la transmission (comment, quand, avec qui...) signale cette quête d’ancrage dans l’histoire de vie.

J’arrive pas à me fixer, à savoir comment j’ai attrapé ça. Les médecins m’ont dit ça doit remonter à 10 ans en arrière. J’ai la mémoire courte. C’est peut-être les femmes, les prostitués, c’est peut-être ça. Je ne vois pas autrement ". (Simon)

Le dégagement de la rupture temporelle par la recomposition d’une certaine continuité passe par la reconstruction de l’histoire de la contamination.

La comparaison du processus de reconstruction engagé par les différentes personnes rencontrées laisse penser qu’ici le mode de contamination, en tant qu’il renvoie à des " groupes d’appartenance ", est un élément important pour comprendre la plus ou moins grande complexité, la difficulté de ce travail d’ancrage de la représentation de sa propre séropositivité.

Quand la contamination se présente comme la conséquence d’un rapport hétérosexuel, elle n’apparaît pas comme résultante d’un choix de mode de vie, ni comme associée au fait d’appartenir à un groupe, une catégorie définie comme exposée au risque de transmission du sida. Le défaut d’ancrage sur ce qui, dans le passé, dans un déjà là pensé, rend plus difficile ce travail d’interprétation et d’intégration de la séropositivité dans l’histoire personnelle.

A contrario, quand la séropositivité n’est pas seulement un événement personnel mais peut être réinsérée dans une histoire commune, la sienne propre et celle de son environnement social, elle apparaît moins comme une rupture. Elle est intégrée dans une continuité biographique qui prend appui sur la référence à une histoire collective et/ou la référence au discours social localisant électivement le VIH dans les catégories " toxicomanes " et " homosexuels ".

L’entretien réalisé avec Pierre et présenté précédemment nous offre un exemple de processus de renforcement biographique permettant la restauration de la continuité temporelle et identitaire. Ici la référence à la communauté des homosexuels, à la place qu’elle a prise dans l’histoire de l’épidémie, est essentielle.

Les personnes rencontrées qui se définissent comme toxicomanes ou disent l’avoir été trouvent aussi dans cette attribution (auto et hétéro attribution) un cadre d’interprétation à leur nouvel état biologique. Le sida fait déjà partie d’une certaine manière de leur monde. Ils l’ont déjà rencontré, le plus souvent à l’occasion de la mort de leurs proches.

Nous rejoignons ici les travaux de P. Bouhnik et S. Touzé (1995) : " Le sida ne vient pas totalement polariser l’attention, il n’homogénéise pas les conditions des personnes touchées, mais vient compléter des totalités différenciées, selon le degré et la forme d’engagement dans les systèmes de vie portés par la toxicomanie aux drogues dures. La plupart vivent dans un système qui a intégré cette donnée : quand on est toxico en banlieue on vit depuis plusieurs années avec le sida. Un frère, voire plusieurs, un voisin, un partenaire sont morts dans les dernières années (...) Si la catastrophe est individuelle, elle est intégrée et parlée comme un risque collectif ".

Cette présence de la mort n’est d’ailleurs pas électivement associée au sida. Elle est d’abord celle de l’overdose et plus fondamentalement une mort portée en soi.

Un zombie, c’est un mort vivant. Moi je suis vivante, mais dedans je suis comme morte puisque je pense toujours qu’à la mort, à me détruire. Dehors pour moi c’est tout en même temps et sans limite, l’alcool, les médicaments, la came. Je m’injectais des médicaments, ça remplaçait l’héroïne quand j’étais en panne. J’ai commencé à me shooter quand mon frère est mort du sida en 89. Je voulais le rejoindre. Je l’ai vu mourir à petit feu. Il était chez mes parents et puis après à l’hôpital. Le virus avait attaqué la moelle épinière. Il était paralysé.

Je suis en cellule avec une autre détenue, elle est séropo, elle a une bithérapie. Moi, je suis séronégative mais j’ai une hépatite C diagnostiquée en prison. Avant, j’avais fait le test VIH dehors 2 ou 3 fois parce qu’en plus je ne faisais pas attention, je m’en foutais, je prenais pas de préservatif. Ma cocellulaire, j’aurais presque envie qu’elle me transmette son sida. "(Pascale)

La prégnance de la pulsion de mort, manifeste à travers la multiplication des tentatives de suicides et des conduites à risque vital, fait du sida un épiphénomène, une autre forme de mort possible.

Ici la révélation de la séropositivité est intégrée dans l’histoire de vie comme " une galère parmi d’autres ". Une vie de galère qui caractérise ceux qui appartiennent au même monde. La distinction entre ceux qui se reconnaissent dans cette communauté et " les autres " peut même orienter les pratiques préventives.

Pour soi et pour les pairs, le risque est là toujours " naturellement ", mais il doit être contenu au dedans de ce monde-là.

Quand j’ai appris que j’étais séropositif, ça ne m’a pas surpris. Ma copine est séropositive. On se protégeait pas. A l’extérieur maintenant j’ai des rapports protégés. Enfin, quand j’ai des rapports avec des gens qui ne sont pas malades, qui fréquentent pas les gens que je fréquente, je mets des préservatifs " (Sigismond)

Nous retrouvons ici l’analyse dégagée par D. Carribacuru et J. Pierret (1995). " Si la contamination par le virus du sida représente pour tous les hommes rencontrés, une atteinte profonde de leur identité, les processus de recomposition identitaire varient en fonction de l’origine de la contamination, du sens qu’elle prend par rapport à une histoire collective et de la façon dont les individus se situent par rapport à cette histoire collective ".

Ce retour sur l’histoire personnelle et collective est aussi mobilisé pour " intégrer " l’incarcération, pour rétablir une continuité biographique au-delà du choc carcéral des premiers temps de l’arrivée en détention. Cette continuité est plus ou moins accessible en fonction de la place qu’occupe la prison dans l’histoire du groupe social auquel on appartient. Quand une partie de la famille l’a déjà connue, quand les amis, des proches ont été incarcérés, quand la fréquentation assidue des services de police laisse penser qu’un jour on franchira les portes pénitentiaires, alors la prison apparaît là aussi comme " une galère parmi d’autres ", comme un moment presque inévitable et presque attendu.

Les " primaires " observent les " anciens " et mesurent la diversité des expériences : l’incarcération constitue pour les uns une rupture profonde, pour les autres elle est répétition. L’insoutenable réside moins dans la brutalité de la discontinuité que dans la sommation, l’accumulation du temps passé derrière les murs. Ici, c’est la sortie, la confrontation à la liberté qui peuvent constituer des mises à l’épreuve douloureuse, des ruptures temporelles.

Les multirécidivistes la prison, ça ne les dérange pas. Moi, je suis primaire. Je vis ça très difficilement. Mon arrivée ici, ça a été une surprise totale. Du jour au lendemain tout m’est tombé dessus. Ces premiers moments sont les plus durs. On ne comprend pas. On vous prend tout.

La prison rend malade. C’est une atteinte à l’intégrité physique et psychique. Mais ça dépend des détenus, de l’origine socioculturelle. Si on vient d’un quartier en difficulté, on aura peut-être moins de difficulté à s’adapter. Ça dépend des galères qu’on a eues dans son passé. Si on est multirécidiviste, c’est perçu différemment. " (Roger)

Des années de prison cumulées... on se demande où on va, on a envie de stopper cette spirale là mais on ne peut pas. Moi, j’en ai marre. Maintenant, je n’en peux plus, je deviens claustrophobe. Je dois assumer, ne pas céder à la panique. J’arrive pas à rester plus de trois mois dehors. Quand je sors, j’oublie la prison. La prison on s’en souvient quand on l’a fait une seule fois. Quand on l’a fait beaucoup, on ne peut pas s’en souvenir, ça fait partie intégrante de sa vie. On ne peut pas être affecté par la prison ". (Xavier)

Mais l’incarcération comme l’annonce de la séropositivité ne mobilisent pas seulement la relation au passé, une réévaluation de son histoire de vie pour y intégrer " l’événement ". Elles transforment aussi le rapport au futur et entament les capacités de projection de soi dans le temps. Le sentiment d’une perte de maîtrise de sa destinée se trouve redoublé, et par la maladie, et par la peine.

La perte de la fluidité anticipatoire, l’impossibilité d’établir des projets sans angoisse, la fin de l’insouciance face au temps rétractent la temporalité sur un temps court, sur le présent. La maladie rend l’avenir incertain ; elle vient révéler et amplifier la conflictualité du rapport au temps incarcéré. Entre l’incarcération et la libération, le temps paraît suspendu dans le moment, comme pour en annuler les effets, comme pour tenter d’être à la sortie ce qu’on a été avant d’entrer. Pour ne pas voir, ne pas vivre ce temps " volé ". Mais, ici, l’attente de la sortie est aussi un temps qui peut être vécu comme celui d’une dégradation somato-psychique, comme celui d’une approche de la mort.

L’incertitude quant à l’avenir est majorée par l’intrication de la situation pénale et de la situation sanitaire.

On distinguera ici les prévenus qui sont dans l’attente du jugement, sans autre repère sur leur futur que les hypothèses qu’ils tentent d’élaborer pour fixer dans le temps la durée de leur peine.

La séropositivité annoncée peut ici prendre le sens d’une première condamnation : elle équivaut à du temps volé, à une réduction de la durée de la vie et/ou à une vie contrainte par une limitation des possibles et une contraction du temps.

Les condamnés à de longues peines voient la butée temporelle de l’incarcération mais ne peuvent se projeter dans ce long terme où se profile le spectre de la mort.

Et les condamnés à de courtes peines voient leurs projets empreints des incidences de la présence du virus en eux. Ils ne seront pas à leur retour à la vie libre ce qu’ils étaient avant d’entrer. La séropositivité révélée en prison entrave les représentations d’une sortie pensée comme rupture. Dans le fréquent clivage qui oppose le dedans et le dehors, le mal étant concentré dans les murs, le projet de " tourner la page " se trouve compromis. Il ne suffira pas, comme cela a souvent été évoqué, de jeter tous ses vêtements portés en prison, de plonger dans un bain purificateur, de rompre toutes les relations établies intra-muros, de multiplier les signes de coupure-rupture. Le mal loge au dedans de soi.

Devant l’incertitude face au futur, devant un champ de vision temporelle rétracté, appauvri, barré par l’image de la maladie, les stratégies communément mobilisées pour tromper l’attente (du jugement, de la libération) se trouvent majorées. " La maison d’arrêt est un lieu où on attend toujours quelque chose : un changement de cellule, une place au sport, un travail, une autorisation de parloir, un avocat, un procès... On attend au bout du compte on ne sait trop quoi. On sait juste qu’on attend sans souvent que l’objet de l’attente soit clairement imaginable. C’est une attente sans l’artifice du rêve qui pourrait devenir réalité : on ne vit pas dans le désert des Tartares, on attend Godot. Cette attente arrête le temps. La maison d’arrêt, c’est un arrêt du temps. Le temps s’y transforme en une arbitraire succession d’instants " (Plichart et Golse,1997).

Cette transformation du temps n’est pas seulement le produit du temps exogène imposé par le rythme carcéral où règne la répétition, la scansion du même indéfiniment : temps des promenades, de la douche, des parloirs, du courrier, des repas. Elle est une forme de retranchement, de rétrécissement de soi où le sujet cherche refuge et se perd à la fois.

L’espace clos ramasse le temps dans sa coquille, et le repli narcissique et amnésiant sur le présent s’accompagne d’une déliaison de la durée et du moment. La durée s’évapore dans une sorte d’apesanteur temporelle ne laissant que des moments sans consistance. Se défendre du temps qui passe, de ce lent écoulement, passe par le refuge dans l’immédiat, l’installation dans la cage intemporelle du présent.

Il s’agit là d’une forme d’économie de soi face à la double contrainte temporelle de la maladie et de la peine.


Dernière mise à jour : lundi 20 septembre 1999 17:23:50

Dr Jean-Michel Thurin