Dominique LHUILIER, Aldona SIMONPIETRI, Claude VEIL
avec la collaboration de Luis MORALES
VIH-SIDA et SANTÉ :
REPRÉSENTATIONS ET PRATIQUES DES PERSONNES INCARCÉRÉES
JUIN 1999
Université Paris VII - Denis Diderot
Laboratoire de changement social
2 place Jussieu, 75251 Paris cedex 05
2 - Méthodologie
3 - Clinique du sujet - clinique du social
I - Revue de la littérature1 - La prison, terre à découvrir
2 - Exclusion, précarité, vulnérabilité : les déterminants sociaux de la santé et de la maladie
3 - VIH-sida et prison
4 - Quelques autres pathologies particulièrement préoccupantes5 - Santé publique en prison et après
II - Etre séropositif et incarcéré
1 - Mesures de la prévalence de la séropositivité
2 - Diversité des expériences
3 - La connaissance du statut sérologique
4 - Se savoir séropositif faire savoir sa séropositivité
5 - Séropositivité et temporalité
III - De la transmission du VIH-sida
1 - Les représentations du VIH-sida2 - Prévalence de la problématique de la contagiosité
3 - Enveloppe corporelle - enveloppe groupale
IV - La santé et lenfermement carcéral
1 - De la souffrance à la pathologie
2 - La contention psycho-physique
3 - Adaptations, ressources, stratégies
V - Représentations de loffre de soins et usages
1 - Lorganisation sanitaire
2 - Evaluation de la qualité des soins
3 - Les usages
4 - La continuité des soins
VI - Incarcérations
1 - Siméon
2 - Jim
3 - Paul
4 - Fatima
5 - Suzanne
6 - Carmen
1 - Note dinformation aux détenu(e)s p. 287
2 - Guide dentretien p. 288
3 - Grille danalyse des entretiens
4 - Liste des détenu(e)s interviewé(e)s
5 - Synthèse du rapport " Identité professionnelle, identité de sexe et sida : le cas des surveillants de prison " (convention ANRS)
A.N.R.S. Agence nationale de recherche sur le sida
CESDIP Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales
(Ministère de la justice)
C.I.D.A.G. Centre dinformation et de dépistage du VIH anonyme et gratuit
C.M.P.R. Centre médico-psychologique régional
COTOREP Commission dorientation des travailleurs handicapés (loi du 30 juin 1975)
CREDES Centre de recherche, détudes et de documentation en économie de la santé
CREDOC Centre de recherche et de documentation sur la consommation
(devenu) : Centre de recherche pour létude et lobservation des conditions de vie
C.F.E.S. Comité français déducation pour la santé
C.S.S.T. Centre spécialisé dans les soins aux toxicomanes
D.A.P. Direction de ladministration pénitentiaire
D.G.S. Direction générale de la santé
D.H. Direction des hôpitaux
DIV Drogues intraveineuses
I.N.E.D. Institut national détudes démographiques
I.N.S.E.E. Institut national de la statistique et des études économiques
I.V.G. Interruption volontaire de grossesse
M.A.F. Maison darrêt pour femmes
M.A.H. Maison darrêt pour hommes
M.I.R.E. Mission recherche et expérimentation (Ministère des affaires sociales)
M.S.T. Maladie sexuellement transmissible
O.M.S. Organisation mondiale de la santé
O.N.G. Organisation non gouvernementale
O.R.S. Observatoire régional de la santé
PACA Provence-Alpes-Côte dazur
P.V.I.H. Personne porteuse du virus de limmunodéficience humaine
Q.I.S. Quartier intermédiaire sortants
S.E.S.I. Service des statistiques, des études et des systèmes dinformation
(Ministère de la santé publique)
SCERI Service de la communication, des études et des relations internationales
(Ministère de la justice)
S.M.P.R. Service médico-psychologique régional
U.C.S.A. Unités de consultations et de soins ambulatoires
UDIV Usager(s) de drogues intraveineuses
Introduction
1 - Problématique et hypothèses
Le thème du sida, abordé ici dans le cadre plus général de la santé et des maladies transmissibles en prison, a été exploré dans un premier temps à partir du seul point de vue des personnels (personnels de surveillance essentiellement, mais aussi personnels soignants). En effet, pour des raisons qui tiennent aux spécificités du contexte carcéral, il nétait pas envisageable de mener dans les mêmes établissements une investigation auprès des gardés et des gardants.
Cependant, et pour permettre une approche globale du rapport au sida, à la santé et aux soins en prison, ce premier travail devait être complété par la réalisation dun même protocole denquête auprès des personnes incarcérées.
Cette recherche sinscrit donc dans le prolongement de ces travaux engagés depuis fin 1994. La possibilité qui nous a été offerte de prolonger dans le temps notre recherche a permis dintégrer à notre démarche une approche diachronique : lentrée du VIH en prison a été contemporaine dune évolution de celle-ci.
Associée à la forte augmentation du nombre de toxicomanes incarcérés, lépidémie de sida a contribué à la révélation de la précarité sanitaire des populations emprisonnées et à la réforme des modalités de prise en charge sanitaire des détenus (loi du 18 janvier 1994). De plus, les progrès en matière de traitement du sida ont modifié limage de cette maladie, image qui est aujourdhui associée à celle des hépatites et de la tuberculose. Les informations diffusées sur les modes de transmission et les techniques de prévention ont été développées auprès des personnes incarcérées. Lexploration des attitudes et des pratiques face au VIH, et plus globalement face à la problématique de la contagiosité en prison, doit être articulée au regard de ces données.
Cest dans ce contexte que nous nous proposions, à loccasion de cette recherche, de poursuivre deux objectifs :
Identifier les représentations et les pratiques des personnes incarcérées face au VIH-sida et, au-delà, face à la santé dans linstitution carcérale, et ce dans un contexte de changement du système de soins.
Dégager des informations utiles dans le champ de la prévention de la transmission du VIH, de la contagion des maladies, de léducation sanitaire des populations incarcérées et des modalités daccompagnement du transfert de la mission de soins aux hôpitaux.
Le thème du sida est traité en tant quobjet révélateur de problématiques et processus préexistants à son " entrée " dans lunivers carcéral : il en accroît la visibilité et intervient dans laccélération des changements relatifs à la santé et aux soins. Les représentations du sida sont conçues comme des produits de lactivité psychique ici spécifiquement et différemment positionnés par rapport à cet objet : des personnes incarcérées, hommes et femmes. Létude du rapport au VIH, aux séropositifs et aux malades, à la contagiosité de maladies, à lentretien du corps et de la santé repose sur une double hypothèse : les représentations et pratiques sont imprégnées de la culture carcérale et en partie différenciées suivant la catégorie de sexe.
Notre recherche a été conduite à partir de la définition des hypothèses suivantes :
La problématique de la contagiosité révélée par lentrée du VIH-sida en prison, par le développement des hépatites et de la tuberculose, et explorée par nos travaux auprès des personnels de surveillance, trouve des résonances chez les personnes incarcérées. La surpopulation carcérale, en particulier dans les maisons darrêt, la promiscuité quelle induit dans des conditions de vie où lespace personnel comme les conditions dintimité et dhygiène sont extrêmement réduites favorisent le sentiment dêtre exposé à une possible contamination. Contraints à la cohabitation par un enfermement synonyme de confinement et sans autre information sur létat de santé des codétenus que celle que ces derniers veulent bien donner, les personnes incarcérées peuvent appréhender une contamination physique de maladies bénignes ou graves.
Lexploration devrait permettre de repérer les représentations de ces maladies, leur hiérarchisation et les moyens perçus comme susceptibles de les prévenir. Le thème de la contamination physique peut être aussi entendu comme une métaphore de la contamination morale : le mélange dans les détentions des groupes dâge, des ethnies, des catégories dinfractions confronte à des contacts avec des codétenus considérés comme indésirables. La référence aux maladies (somatiques et psychiques) peut contribuer à des processus de catégorisation et de discrimination sociale.
Lincarcération introduirait à une modification du rapport au corps et à la santé. La population pénale, considérée comme population à risques en terme de santé publique, présente le plus souvent des tableaux cliniques lourds et a rarement eu accès aux dispositifs déducation sanitaire et de soins avant lincarcération.La prison apparaît alors synonyme daccès contraint aux soins : de nombreuses affections y seront diagnostiquées à loccasion de lexamen médical obligatoire pour tout arrivant. Séropositivité au VIH, tuberculose, hépatites, maladies sexuellement transmissibles, etc. peuvent être révélées aux détenus, et ce bilan de santé peut contribuer à un réinvestissement de lentretien du corps et de la santé tout comme à une aggravation du choc carcéral et des réactions dépressives qui lui sont associées.
Si lincarcération peut permettre une prise en charge sanitaire jusque-là absente ou défaillante, elle contribue aussi à lapparition ou à laggravation de certaines pathologies : augmentation de langoisse qui peut prendre la forme dhypochondrie, troubles sensoriels (vue, ouïe), troubles de la digestion, douleurs musculaires. Dans cette perspective, on peut faire lhypothèse dune représentation ambiguë du rapport santé-emprisonnement : la possibilité dune prise en charge thérapeutique, dans un contexte de menace daltération de létat de santé.
Les représentations et modes dusage de ce qui est " offert " par linstitution carcérale (et peut-être, plus généralement, compte tenu de la population concernée, par toutes les institutions) portent la marque dune ambivalence qui imprègne tout, y compris les actes de soins proposés et réalisés. La valeur qui leur est attribuée est " contaminée " par limage de leur lieu dexercice. La prison comme cadre signifiant oriente les perceptions et les représentations. Dans un tel contexte, lacceptation des examens sérologiques pourrait être favorisée ou empêchée suivant que loffre de soin est perçue comme concomitante ou non à la proposition de linvestigation, suivant que le respect de la confidentialité paraît plus ou moins assuré.
De même, lacceptation des traitements et de leur suivi serait influencée par la confiance que les personnes incarcérées accordent aux médecins, et, au-delà, au système de soins en prison, mais aussi à leurs codétenus. En effet, la promiscuité dans lespace carcéral expose aux risques dindiscrétion et de stigmatisation des malades, notamment de ceux perçus comme porteurs de maladies contagieuses.
La recherche devra ici explorer les processus permettant ou empêchant létablissement dune contractualisation de la relation de soin dans un contexte de transfert de la médecine pénitentiaire à la médecine hospitalière. Les effets de ce transfert au niveau des représentations tant de la qualité des soins offerts que des pratiques devront être identifiés.
La temporalité apparaît comme une dimension essentielle dans le rapport à la santé et à la peine. Tout dabord parce que les maladies à lavenir incertain (telles que sida, hépatites) révèlent et intensifient la conflictualité du rapport au temps dans linstitution carcérale. Entre lincarcération et la libération, le temps paraît suspendu dans lattente comme pour en annuler les effets, comme pour tenter dêtre à la sortie ce que lon a été avant dentrer. Mais ici, lattente de la sortie est aussi un temps qui peut être vécu comme celui dune approche de la mort. Lintolérance aux porteurs du VIH ne renverrait pas seulement à la crainte de la contamination mais au refus de supporter la présence quotidienne dindividus porteurs dimage de mort.
De plus, le temps de la détention est marqué par des étapes chronologiques qui auraient chacune un effet spécifique sur létat de santé du détenu et sa demande en matière de soin. Il conviendra de distinguer ici le temps de lentrée en prison, celui de lattente du jugement en maison darrêt et celui de la peine et de la préparation à la sortie.
Enfin, et dans la mesure où la réforme sanitaire vise au développement dune continuité des soins en prévenant toute rupture de la prise en charge lors du retour en milieu libre, il conviendra dexplorer à la fois les projets de suivi de leur santé tels que les construisent les détenus et les pratiques effectives telles quévoquées par les détenus lors de réincarcérations.
Dans une perspective déducation sanitaire et de prévention, des actions ont été engagées intra-muros et peuvent contribuer à une amélioration du niveau de connaissance des personnes incarcérées sur les modes de transmission du VIH, des hépatites, sur la contagiosité des maladies, sur les dispositions préventives à mettre en uvre. Cependant, le niveau de connaissance renforcé nimplique pas automatiquement une modification des pratiques en détention (consommation de drogue par voie intraveineuse, pratiques sexuelles, tatouage, " piercing
", partage de rasoir). Le développement des actions de prévention (accessibilité de préservatifs dans les infirmeries, distribution deau de Javel diluée) pourrait être freiné par lanticipation dune stigmatisation (de pratiques homosexuelles), dune sanction (linterdit de pratiques toxicomaniaques). La recherche devra explorer les facteurs favorisant le développement de la prévention dans une perspective de santé publique, et sattacher à repérer le rôle joué par les pairs, les codétenus et les ex-détenus, tant en matière dinformation que de prévention.Enfin, il sagit là dune hypothèse transversale qui recoupe les cinq autres :
Les représentations du sida, de la santé et les pratiques associées sont en partie différenciées suivant la catégorie de sexe. Les tableaux cliniques présentés par les détenus et les détenues ne sont pas exactement de même nature, le rapport au corps, à son entretien et la demande de soins, comme les relations établies avec les personnels portent la marque des identités de sexe.
2 - Méthodologie
La mise en perspective des données recueillies précédemment auprès des professionnels et ici auprès des détenus supposait la mise en uvre dune même démarche méthodologique.
Nous avons donc poursuivi, actualisé et complété la recherche bibliographique en nous intéressant non seulement à la documentation relative au VIH-sida en prison mais aussi aux travaux traitant de la problématique santé-précarité sociale, de la situation sanitaire des populations les plus exposées et de leurs rapports au système de soins. Lanalyse de cette documentation est présentée dans un premier chapitre de ce rapport.
Nous avons eu par ailleurs des réunions de travail avec des représentants de ladministration pénitentiaire afin de déterminer les établissements qui pourraient être retenus pour lenquête. Compte tenu de la prévalence reconnue du VIH, il nous a paru opportun de retenir deux maisons darrêt, lune pour hommes et lautre pour femmes, toutes deux situées en zone sensible, cest-à-dire dans les régions où le pourcentage de détenus séropositifs est important (comparativement à dautres régions).
Nous avons dans ces deux établissements visité les locaux des services de soins, mais aussi des cellules, des salles dactivités, ateliers, installations sanitaires, parloirs, cours de promenade. Nous avons rencontré des personnels de direction de ces maisons darrêt et des personnels de santé (médecins et infirmières) afin de recueillir des informations sur les caractéristiques de chacun de ces établissements, sur lorganisation des soins, sur leurs représentations des demandes en matière sanitaire.
Nous présenterons ici brièvement ces deux prisons.
La maison darrêt des hommes, située en zone urbaine, est un établissement ancien, de taille imposante. Sa capacité daccueil théorique est de 1250 détenus. Elle en héberge actuellement environ 1300 alors quen 1989, il y en avait 2500. Cette diminution sensible est expliquée par la direction par louverture de nouveaux établissements intégrés dans ce quon appelle " le programme 13000 " et par le fait que la qualification du délit dInfraction à la législation sur les étrangers (I.L.E.) ne suffit plus à motiver une incarcération.
Les I.L.E. auraient, à une période précédente, constitué près de 80 % des motifs dincarcération dans cette prison. Il reste que cette maison darrêt accueille toujours une population jeune et étrangère à 70 %, répartie en 82 nationalités. Il sagit dune population marginale, provenant essentiellement de milieux sociaux défavorisés.
Le temps moyen en détention est de 8 mois. Cinquante pour cent des détenus sont des condamnés en attente de transfert dans un établissement pour peines ou en attente de libération, ou encore ceux qui sont qualifiés par la pénitentiaire d " ingérables " et qui vont dun établissement à lautre quand ils ne paraissent pas pouvoir être intégrés durablement en maison centrale. Les autres 50 % des détenus sont des prévenus en attente de jugement.
Lévolution des catégories de délits dans cette prison est comparable à celle observée nationalement : diminution du vol, augmentation des Infractions à la législation sur les stupéfiants (I.L.S., près de 35 %) et des délits sexuels. Près de 90% des personnes emprisonnées ont déjà connu une ou plusieurs autres incarcérations.
Cet établissement se caractérise aussi par la vétusté de la majeure partie de la détention, linsuffisance (24 douches pour 300 détenus) et létat de délabrement des installations sanitaires, des conditions dhygiène très problématiques. Régulièrement des campagnes de dératisation ou de lutte contre les cafards ou punaises sont menées sans que leur éradication soit vraiment atteinte.
La maison darrêt des femmes, située en banlieue dune importante agglomération, appartient à une grande maison darrêt qui héberge environ deux mille détenus dont une centaine de femmes. Limage de cet établissement est celle dune prison caractérisée à la fois par un turn-over de détenus dits " transitaires
", cest-à-dire en attente de transfert dans un autre établissement, et par un régime disciplinaire plus strict que dans dautres maisons darrêt.La maison darrêt des femmes a été ouverte en 1987 suite à un mouvement des détenues dune autre prison pour femmes. Les transferts des femmes incarcérées de cet établissement surpeuplé et en crise ont été réalisés en urgence et, depuis, la M.A.F. sert toujours au désengorgement de cette autre prison. Sa capacité théorique est de 100 places dans des cellules individuelles. Lors de notre séjour, environ 110 à 120 femmes y étaient incarcérées. On note une diminution des incarcérations depuis 1996 dans cette prison.
La durée moyenne en détention est de 4 à 5 mois pour les condamnées. Nombreuses sont les détenues qui ont connu plusieurs incarcérations. Lâge moyen est de 23 ans et les chefs dinculpation sont bien souvent liés à la toxicomanie même si les infractions à la législation sur les stupéfiants sont finalement peu nombreuses.
Ces femmes incarcérées ont fréquemment eu une histoire de vie marquée par la violence, labandon, les ruptures. Nombreuses sont celles qui ont subi des viols, des incestes et diverses formes de maltraitance. Les personnels de direction et de santé saccordent pour souligner que le tableau offert par les entrantes est celui du " bout du bout de la misère
", " de femmes abîmées, cassées ", " de situations plus dures que celles quon trouve chez les hommes ".La détention de la M.A.F. est concentrée sur une seule coursive de trois étages, le rez-de-chaussée étant pour lessentiel attribué aux différents services et bureaux, dont le service de santé.
Lentretien et lhygiène des locaux contrastent avec létat de la maison darrêt des hommes précédemment présentée. Si létablissement est une construction ancienne, il na pas la vétusté constatée ailleurs. En réponse à notre remarque, il nous sera invariablement répondu que " les femmes sont plus propres que les hommes
".Linvestigation conduite dans ces deux établissements a dû composer avec les contraintes carcérales, et nos prévisions méthodologiques ont, pour partie, été adaptées en fonction des possibilités locales.
Notre principal outil de recueil de données a été lentretien. Nous avons réalisé 35 entretiens individuels à la M.A.H. et 20 entretiens individuels à la M.A.F. ainsi que 3 entretiens collectifs dans chacun de ces établissements.
Nous envisagions la construction de notre échantillon à partir de différents critères :1/4 dentrants, 1/4 de prévenus en attente de jugement, 1/4 de condamnés, 1/4 de sortants, chacune de ces catégories devant comprendre des primaires et des récidivistes. De même, nous avions prévu de conduire des entretiens collectifs darrivants et de sortants.
Mais ces prévisions, légitimes sur le plan de la rigueur méthodologique, devaient aussi prendre en compte la réalité du fonctionnement des établissements et des précautions qui doivent être nécessairement prises quand on travaille en milieu carcéral. Nous souhaitions tout dabord éviter deux principaux écueils : ne rencontrer que des détenus " désignés " par les directions ou lencadrement de ces établissements, et favoriser par notre mode dapproche des rumeurs sur létat de santé des personnes rencontrées.
Nous avons donc privilégié un " recrutement " par volontariat et avons été très vigilants quant aux informations diffusées sur lobjet et les visées de notre étude. Après des rencontres avec les personnes de direction et de santé, nous avons convenu à la M.A.H. dutiliser deux voies dinformation et de sollicitation de volontaires : le canal de télévision interne et des affiches dans les services de soin. Les détenus souhaitant participer à notre étude prenaient contact avec une assistante sociale de lU.C.S.A., soit directement, soit par courrier interne. Et nous les faisions appeler pour les recevoir en entretien individuel dans des salles ou bureaux qui nous ont été attribués par la direction.
A la M.A.F., ce sont les infirmières de lU.C.S.A. qui ont accepté dinformer les détenues par une note écrite distribuée dans les cellules et de centraliser les demandes dentretiens. Linformation diffusée est présentée en annexe.
Dans ces deux établissements, nous avons donc après coup pu vérifier la diversité des situations au regard des critères préétablis (entrants/sortants, prévenus/condamnés, primaires/récidivistes) et non en amont comme ce qui avait été envisagé. La valorisation du " volontariat " nous a permis de travailler à partir de la demande des personnes rencontrées, ce qui a bien sûr favorisé la qualité des échanges et du matériel recueilli.
Nous avons aussi rappelé que lobjet de notre étude était la santé et les soins en prison tels que perçus et vécus par les personnes incarcérées, et ce quel que soit leur état de santé présent ou passé. Nous voulions là éviter le risque dune assimilation-stigmatisation des détenus rencontrés à des détenus malades ou porteurs de virus.
Nous nous sommes toujours engagés à veiller à la confidentialité des éléments susceptibles de remettre en cause la protection de lanonymat des personnes. Nous avons donc modifié tous les prénoms et les lieux, voire les dates comme nous avons, à loccasion, transformé ou tu quelques informations susceptibles de permettre lidentification des personnes ou des établissements.
Pour ce qui concerne les entretiens collectifs, nous avons là encore sollicité des volontaires et, avec le concours des directions des deux maisons darrêt, nous avons organisé ces rencontres. Notons que lorganisation dentretiens de " sortants " constitue un projet très difficilement réalisable dans la mesure où la programmation des libérations dépend de lautorité judiciaire et non de la pénitentiaire. Ce qui est massivement souligné par différents acteurs dans les établissements à propos du défaut de préparation à la sortie trouve ici une de ses manifestations : nous navons pas pu nous tenir strictement à nos prévisions, et les entretiens collectifs réalisés ont donc rassemblé des détenus dont les prévisions de libération, sujettes à modification (demande de libération conditionnelle, réductions de peine, autre " affaire " en cours dinstruction, transfert à létude) sont fort variables.
Un guide dentretien a été élaboré (annexe). Nous présentions lobjet de notre étude, léquipe de chercheurs attachée à lUniversité de Paris 7 et nous introduisions léchange par la proposition de deux thèmes généraux : la santé et les soins avant lincarcération et depuis le début de lincarcération, en laissant les personnes libres de la manière et de lordre selon lesquels elles se saisissaient de cette proposition.
Ces entretiens cliniques visent non pas à faire répondre mais à favoriser lexpression des personnes incarcérées à partir de cette introduction générale. Les thèmes soumis à lexpression des personnes interviewées, quand ils ne sont pas spontanément abordés par elles, concernent la place de la santé, des maladies dans leur histoire de vie et dans le contexte carcéral, les conditions de vie et dhygiène en prison, les maladies sexuellement transmissibles ou contagieuses, leur expérience ou connaissance des pratiques de prévention et de soins, leur expérience ou leurs prévisions relatives à leur libération. La possibilité de compléter ou délargir ces thèmes est laissée ouverte ce qui permet dêtre attentif à la façon dont les locuteurs opèrent les transitions dun thème à lautre.
Lenregistrement des entretiens a été systématiquement soumis à laccord des personnes rencontrées. Seul un quart des interviewés a refusé ou manifesté des réserves, auquel cas nous prenions des notes pendant et à lissue de lentretien.
Lanalyse du matériel recueilli a été conduite à la fois sur les plans longitudinal et transversal :
analyse longitudinale permettant de repérer les modalités dorganisation des systèmes de représentations, la stratégie discursive générale et la tonalité du discours propre à chaque entretien.
analyse transversale visant à repérer les modalités dexpression, les positions et les représentations relatives au VIH-sida, aux séropositifs et aux maladies, à lexpérience de lincarcération et à ses incidences sur la santé, à lévaluation des risques et des prises en charge sanitaires en prison.
Une grille danalyse des entretiens a été élaborée afin dorganiser les axes dinvestigation et de comparaison (voir en annexe).
3 - Clinique du sujet clinique du social
Lanalyse des relations établies à loccasion de ces entretiens fournit de précieuses indications cliniques.
La demande, plus ou moins explicite, qui sous-tend lacceptation de la proposition dentretien peut être diverse : faire savoir, dénoncer les conditions dincarcération, transmettre des attentes, des demandes, rencontrer une personne qui représente " le dehors ", la vie libre, sortir de cellule et se déplacer dans la détention, introduire du nouveau dans la monotonie de la quotidienneté carcérale, parler et être écouté
Au-delà de cette diversité, on remarque essentiellement trois traits caractérisant lessentiel des entretiens réalisés : une demande massive découte et de reconnaissance, une présentation de soi soulignant la singularité du sujet, un usage de ces rencontres au service des stratégies dadaptation et des systèmes de défense mobilisés pour résister à lemprise carcérale.
Lambivalence apparaît lors des premiers moments de lentretien quand la personne est prise entre son désir de parler et la crainte des effets de cette parole. Lincertitude relative à la destination du contenu des entretiens, au respect de lanonymat, à la confiance qui peut être accordée, aux capacités découte et de compréhension du chercheur, à son autonomie vis-à-vis du pouvoir pénitentiaire ou judiciaire, alimente une certaine réserve ou un discours peu impliqué sur le plan personnel. Les premiers temps de la rencontre sont ceux dune sorte dobservation et de mise à lépreuve de linterlocuteur afin de cerner le cadre et les limites comme les possibilités dune parole engagée.
Le cadre offert est celui dune rencontre en marge du judiciaire, du pénitentiaire, du médical. En nous présentant et en présentant lobjet de notre étude, en précisant notre position face à ces différentes institutions, nous nous situons hors des logiques stratégiques et utilitaires. Sans pouvoir, nous ne pouvons, en échange ou grâce à cet entretien, favoriser laccès à tel ou tel service, à tel ou tel aménagement du régime de détention. Lentretien ici est non-obligatoire, et non-utilitaire au sens où concrètement il ne permet rien. Rien dautre quun espace-temps ouvert à une parole sur soi. Cet entretien, sans prétention thérapeutique, toujours présenté comme sinscrivant dans un travail de recherche, sinscrit à partir dune inversion des positions usuellement rencontrées en prison : ici le détenu nest pas demandeur, et lefficacité de lécoute du chercheur tient peut-être au fait que cest lui qui exprime explicitement une demande. En mettant à disposition des personnes rencontrées nos capacités découte, en favorisant et accompagnant le déploiement dune parole subjective, nous favorisons une démarche réflexive, un retour sur soi.
Les relations de méfiance, de suspicion, dinstrumentalisation qui prévalent en prison pouvaient se reproduire lors de la rencontre, mais rapidement, le plus souvent, les personnes rencontrées se sont saisies de loffre de ce cadre en marge pour engager un travail de reconstruction dun moi menacé par luniformisation voire la dépersonnalisation favorisées par le contexte carcéral.
La marginalité de ce cadre, hors des situations daudition ou daudience ou de consultation, dans lesquelles le discours doit préalablement subir une codification pour se faire entendre, a permis aux personnes rencontrées de se saisir de notre offre tout dabord, comme une occasion de parler simplement, de " vider son sac ", de décharger les mots, les émotions contenues, de dévoiler une part de soi tenue cachée derrière le " masque " de la vie en détention où chacun se sent exposé aux regards des autres, où la distribution des rôles (gardants/gardés, toxicomanes, braqueurs, petits et gros délits, anciens et nouveaux, petites et longues peines etc.) figent les personnes dans une mise en scène codifiée.
Laccent mis sur lensemble des traits distinctifs, sur la singularité du sujet renseigne sur lenjeu de la rencontre, sur la demande qui la soutient et sur ce contre quoi sont déployées des stratégies défensives : lenjeu est celui de la reconnaissance, non seulement aux yeux de linterlocuteur, mais aussi à ses propres yeux. Une sorte de réappropriation de soi peut sengager à loccasion de cette ouverture sur lhistoire de vie, resituant la question de la santé et des soins au-delà du temps de lincarcération. La restauration dune continuité entre le dedans et le dehors des murs comme le thème même soumis à lexpression des personnes, la santé, favorisent un retour et une parole sur soi. Une parole souvent dissoute dans la léthargie du rituel morne de la vie carcérale et dans le bavardage de cet univers souvent décrit comme artificiel, factice. Linhibition de la pensée au service dun allégement de la souffrance saccompagne dune dilution de soi, et donc linvestissement de cet espace de parole a pu permettre à certains de se dégager, un temps, de la déliaison qui attaque la pensée et la parole. Lindividuation a été favorisée par lécoute de la personne en tant que telle, sans réduction à son état de " détenu " ou de " patient " (nous navons jamais cherché à savoir quel était le délit ayant motivé lincarcération, comme nous avons éventuellement précisé que nous nétions pas médecin). Cette individuation sest souvent accompagnée au cours ou à la fin de lentretien de lexpression dune sorte de surprise des effets perçus : soulagement certes occasionné par cette parole enfin retrouvée ou lâchée, mais aussi plaisir lors de cette rencontre avec soi-même, dans ce travail pour se reconnaître soi-même au-delà de luniformisation et de la séparation davec ce qui était constitutif de son identité dêtre humain libre.
Lensemble des entretiens réalisés nest pas homogène bien sûr, et lon peut distinguer des discours plus factuels, plus descriptifs, moins impliqués, alors que dautres sont essentiellement des discours incarnés, engagés où le Je saffirme progressivement.
De la même manière, la singularité des expériences de lincarcération apparaît massivement, au point que dans les premières phases de notre recherche nous nous interrogions sur la pertinence et les possibilités dune analyse comparative susceptible de dégager des traits communs.
Les variables telles que celles retenues (entrants/sortants, primaires/récidivistes, prévenus/condamnés, hommes/femmes) ne suffisent pas à létablissement de catégories pertinentes, a fortiori au dégagement dune typologie qui rendrait compte des différentes expériences de lenfermement. La diversité dexpériences singulières nous orientait vers une approche de type étude de cas, entendue comme travail danalyse et de présentation du matériel concernant une personne. Nous avons fait le choix den présenter quelques-unes dans ce rapport de recherche afin de mettre en question la représentation de la prison et de lempreinte carcérale. La prégnance, y compris dans notre équipe de recherche, dune conception de lexpérience de lenfermement avec son lot de contraintes, de privations, de dépossessions, favorise lattente dun discours, relativement homogène, reflétant luniformité dune représentation du cadre. La question du lien entre déterminants sociaux et incidences subjectives est pensée dans ce contexte sur un mode nivelant, diluant les singularités sous le poids de lemprise carcérale. A cette perspective univoque en quête de causalités externes, légitime mais trop étroite, répond laffirmation réitérée de la singularité des personnes rencontrées.
Le décalage expérimenté entre la diversité des situations singulières et la monotonie du discours social et sociologisant fait prendre conscience de limplication du chercheur dans son adhésion à cette représentation. Il oblige à une réévaluation du lien entre la subjectivité et le social dans ce contexte où le sujet est dabord et surtout, voire seulement considéré comme un détenu.
Lors de ces rencontres, se manifeste, dabord, massivement une épreuve qui reste essentiellement singulière, fonction de lhistoire personnelle, des ressources sociales et psychiques dans lesquelles chacun puise pour aménager sa vie derrière les murs. La situation dincarcération ne surdétermine pas simplement lexpérience subjective.
Si la recherche clinique a pour objet " létude de la personne totale en situation " (Lagache, 1962), " létude dune personnalité singulière dans la totalité de son évolution et de sa situation " (Favez-Boutonier, 1962) ou " la singularité et la totalité dun sujet, prenant simultanément en compte son fonctionnement psychique, son mode relationnel, lhistoire vécue, les événements extérieurs " (Bourguignon, 1986), elle se doit de résister à cette représentation qui occulte le sujet derrière son statut et ne pas méconnaître cette diversité des expériences telles quelle se saisit à travers les discours recueillis et présentés.
Le sujet parle de lui en parlant de la prison, non seulement parce quil exprime comment il y vit, quelles stratégies il mobilise pour euphémiser la contrainte et la séparation, quelles souffrances il subit ou combat, ce qua entraîné, changé pour lui son arrivée et son immersion dans lespace-temps de la détention, le choc que constitue la rencontre avec cet autre monde ou sa familiarité, mais surtout il montre comment son discours en organise une représentation, véritable projection de son intériorité et de léconomie de son histoire singulière.
Se dévoilent pourtant aussi, dans le même temps, des processus spécifiques suscités par la confrontation à lenfermement. La situation dincarcération ne peut être pensée comme un simple contexte entourant lindividu, comme un trauma objectif dont on aurait à évaluer ou traiter les effets plus ou moins graves ; ou comme un donné hors du champ " (Revault dAllonnes, 1989). Cette situation empêche, suscite, sollicite des processus observables à travers de nombreux entretiens.
La souffrance exprimée par Damien, Paul, Fatima ou Hélène nest pas seulement la mise en scène de leur propre vulnérabilité. Elle est aussi porte-parole de celle contenue dans la prison.
Les stratégies identitaires déployées par Pierre, Jim, Suzanne et Carmen ne renvoient pas seulement à des fêlures inscrites dans leurs histoires singulières ; elles sinscrivent dans une quête de préservation dune identité toujours menacée, fragilisée par la carcéralité.
Sil y a, comme le répètent souvent les personnes rencontrées, " différentes manières de vivre et de faire sa prison
", ces manières sont moins diverses que le nombre de détenus.Le récit singulier met en scène, pour exprimer la situation présente, léconomie dune histoire singulière, mais il le produit selon les " prescriptions ", les empreintes du contexte carcéral. Ici sobserve comment le social, la situation carcérale, traverse, imprègne la subjectivité. Et cette expérience subjective peut être le lieu possible dune lecture à la fois singulière et sociale.
Ainsi, à partir déléments recueillis lors de nos rencontres avec des personnes incarcérées, peuvent être dégagés des processus et leurs variations à luvre chez ces différentes personnes qui sont confrontées à des questions communes, dont lune delles centrale : comment se préserver, comment préserver son intégrité physique et psychique, quelle nouvelle économie de soi aménager pour " tenir ".
Une clinique de lenfermement se révèle à travers ces expériences singulières en même temps que partagées par une commune exigence induite par la confrontation à cette même situation dincarcération.
Dernière mise à jour : lundi 20 septembre 1999 17:23:50 Dr Jean-Michel Thurin