VI - Incarcérations
Nous avons précédemment souligné la diversité des expériences de lincarcération : derrière le statut commun de détenu et apparemment de semblables conditions de vie en détention, émerge la singularité de sujets confrontés aux institutions pénitentiaires et judiciaires. Dans un premier temps, nous avons dégagé des problématiques et processus communs aux différentes personnes rencontrées lors de cette recherche, en ce qui concerne leurs représentations du VIH-sida, des risques de transmission-contamination de maladies et autres maux, leurs rapports au corps, à la santé, aux soins, les conduites adaptatives déployées pour " faire sa prison ". Nous mettions déjà à la fois laccent sur la communauté des traits constitutifs de lépreuve que constitue lenfermement et sur la singularité de lexpérience subjective, fonction de lhistoire personnelle, des ressources sociales et psychiques dans lesquelles chacun puise pour aménager sa vie derrière les murs.
Nous souhaitons dans les pages qui suivent, avant de conclure ce compte rendu de recherche, illustrer plus précisément cette diversité en nous appuyant sur quelques rencontres cliniques. Elles sont porteuses, certes, des limites que connaît dune manière générale létude de cas, mais si elles ne peuvent prétendre à la représentativité, leur valeur réside néanmoins dans lexemplarité des expériences présentées.
Parmi les 55 personnes incarcérées interviewées, nous avons choisi trois hommes et trois femmes. Non pas pour tenter, à partir de ces cas, de construire une typologie, mais pour illustrer la diversité des origines, des appartenances, des ressources et des stratégies.
Ces cas sont exemplaires, au sens où ils condensent des traits et des processus partagés par dautres personnes détenues.
Siméon a 45 ans. Il est incarcéré depuis six mois et condamné à une peine de deux ans. Cest sa cinquième condamnation pour des motifs toujours analogues liés à sa toxicomanie. Il est séropositif et suit une trithérapie.
Jim a 43 ans. Il est incarcéré depuis deux mois et attend la révision de son jugement. Primaire, il fait lexpérience du choc carcéral, et lapprentissage du mode demploi des ressources disponibles dans la prison, dune nouvelle économie de soi à construire. En matière de santé, il est essentiellement question pour lui de souffrance psychique.
Paul a 24 ans et attend son jugement depuis deux ans. Il retrace ces deux ans de détention, les menaces perçues de contagion-contamination et les stratégies défensives élaborées pour se protéger.
Fatima a 32 ans. Elle est hospitalisée pour une opération chirurgicale. De sa chambre-cellule, elle évoque son histoire familiale, sa galère de S.D.F., sa toxicomanie et sa découverte de la prison.
Suzanne a 68 ans et elle est incarcérée depuis bientôt deux ans. Plus âgée et dun autre milieu social que la plupart des autres détenues, elle aménage sa vie carcérale entre un repli dans lisolement de sa cellule, une rupture avec lextérieur et lentretien dune sociabilité intra-muros qui linscrit dans des rapports maternants et autoritaires.
Carmen a 30 ans et elle est prévenue. Emprisonnée depuis huit mois, elle témoigne de son expérience de lenfermement, marquée par son appartenance à la communauté de ses compatriotes incarcérés. Après sept ans de clandestinité, elle se prépare à passer de nombreuses années en détention et sinterroge sur le comment vivre en prison.
1- Siméon
Dans le couloir, un homme mûr dallure robuste sapproche dun pas assuré. Son apparence physique et sa vêture sont celles dun citadin appartenant à la petite bourgeoisie. Nous apprendrons quil est né à Constantine dans une famille musulmane il y a quarante cinq ans, quil possède la nationalité française et quil est ouvrier professionnel qualifié. Cest sur le conseil dun camarade de cellule, T. - queffectivement nous connaissons - quil a demandé à rencontrer un membre de léquipe de recherche.
Il a été écroué à la Maison darrêt il y a six mois. Il raconte demblée quil a été condamné à deux ans pour avoir été pris dans un café avec des amis qui essayaient de vendre de la drogue à un inspecteur de police. Cest sa cinquième condamnation (et sa cinquième incarcération) en onze ans pour des motifs analogues.
Sa santé ? Elle est " plus ou moins bonne ". Il est porteur du VIH. Sa séropositivité a été découverte lors dune précédente entrée en prison, à la faveur du bilan médical proposé aux arrivants. Depuis, il est sous traitement, actuellement une trithérapie qui na jamais été interrompue. Il est suivi ici par le médecin (le Dr D.) qui prend en charge les détenus atteints par le VIH-sida. Il estime que tout se passe bien à cet égard.
Il est " toxico
", de façon discontinue, avec des épisodes dabstinence. Actuellement, il est abstinent, mais il sait bien que " beaucoup de gens ici essaient de continuer ", ce quil napprouve pas. Il a été initié par son ex-femme, à une époque où cela paraissait tout simple : on fumait du haschich, et puis on voulait monter plus haut, éprouver dautres sensations. Il attribue sa contamination par le VIH au partage de matériel dinjection avec des camarades, à lépoque où les seringues nétaient pas en vente libre.En matière de prévention, il na plus de problème : depuis quil trouve facilement des seringues propres, il na jamais cessé de prendre des précautions. De même, il prend des précautions - mais il ne précise pas en quoi elles consistent - lors des rapports sexuels.
Avant sa dernière incarcération, il bénéficiait dun produit de substitution (le Subutex) qui lui était prescrit par le Dr E., à la consultation spécialisée de lhôpital B. A son arrivée ici, ce traitement a été suspendu. Il aurait voulu avoir un soutien médicamenteux pendant son sevrage, mais on laurait oublié ; puis il sest dit que cétait tant mieux. Il a souffert pendant trois semaines, " malade comme un chien
". Comme il na pas compris pourquoi on la laissé ainsi, il voudrait revoir le médecin de lU.C.S.A. ; néanmoins, lorsquil a interrogé le Dr D. à ce sujet, celui-ci lui a répondu que cétait normal. A part cela, il estime que les services médicaux se sont " vachement améliorés " depuis 1993. Les prisons ont fait beaucoup defforts dans le domaine de la santé.Pour les soins dentaires, " ça traîne
". Il faut attendre trois mois pour se faire extraire une dent, et cest pire pour " les gens qui nont pas la Sécurité sociale ". Tandis que lui-même, quand il était à la prison de H., a pu faire réparer son dentier en trois mois; alors quici il faut six mois pour extraire trois dents. Pourtant, " ils ont du matériel hypersophistiqué ici ". Il est sensible aux injustices, il nadmet pas les inégalités. " Mais pas pour moi ! ". " Il y a des privilégiés en prison, ils écrivent et ils ont tout tout de suite, pas nous. Et pourtant on a tous un numéro décrou ". " On a tous fait quelque chose, on doit payer, mais on doit payer pareil ". Pourquoi y aurait-il des privilégiés ? " Pour nimporte quelle raison, je ne sais pas. Pour avoir une douche médicale, on va voir le dermatologue, ça leur est refusé, alors que dautres ils lont, et renouvelée. Cest à la tête du client ".Quant à lhygiène, " il faut être propre
" ; " en vivant avec des gens propres on sentend bien ". Sa cellule est lavée chaque jour, " on na que ça à faire ". La nourriture " nest pas fameuse ", alors on cantine et lon fait sa petite popote. Malheureusement les prix sont doubles de ceux des grandes surfaces, certains plus élevés encore. Il se soucie de la situation économique des détenus, car, dit-il, il y a des gens ici qui sont dans la misère, qui nont pas de chaussettes, pas de chaussures, pas de sucre (enfin si, ils reçoivent du sucre, mais seulement un kilo par mois); ils reçoivent trois doses de shampooing par mois, un rouleau de papier hygiénique, etc. ; quant à ceux qui ont obtenu du travail, ils sont mal payés et travaillent dans leur cellule jusque dans la nuit pour atteindre le rendement exigé. Siméon juge ces conditions de travail inacceptables, " cest de lexploitation ". Il compare avec la prison de G., où " les paies sont trois fois plus grandes ", où lon peut obtenir des vêtements de travail. Il enchaîne sur le prix de location du récepteur de télévision, près de dix francs par jour, les appareils ont dix ans dâge, " ils ont eu le temps de les amortir, et il y a des gens qui sont seuls et nont pas dargent ".Professionnellement, Siméon est fraiseur P3. Dernièrement, il navait pas de travail car il ne supporte plus de rester debout toute la journée. Il a donc déposé un dossier pour passer en COTOREP et obtenir de travailler à mi-temps. Il aurait voulu mettre à profit son séjour en prison pour suivre un stage de formation, mais il ne la pas obtenu ; il aurait aimé apprendre langlais et perfectionner son grec moderne. Il fait de la gymnastique, de la musculation. Le reste du temps, il sennuie en cellule. Il aimerait être plus actif. Il trouve quà la prison de G. (où il a séjourné deux ans auparavant) on prend davantage en considération les demandes des détenus. Ici, il est aidé dans ses démarches par " lassistante sociale de linfirmerie
" et " léducatrice du service socio-éducatif ", en fait, dit-il, surtout par la première. " Elle au moins elle travaille, elle aime son travail, cest une brave dame ".A part son cocellulaire T., lui aussi porteur du VIH (et forcément le personnel médical et médico-social), personne ici nest au courant de sa séropositivité, pas même le troisième détenu de la cellule. Les surveillants ne sont pas au courant, il en est sûr. Le secret est donc bien gardé, puisque, sinon, " les gens parleraient beaucoup
", et " on serait mis à lécart ". Au-dehors, il y a le frère de T. (que Siméon connaissait déjà) et sa propre soeur qui savent.Il na pas denfants. " Jai tout perdu : famille, amis, travail
". Néanmoins sa soeur vient le voir régulièrement au parloir.A une question sur son avenir, il répond en exposant sa vision et ses projets. " Je vais déposer ma conditionnelle dans cinq mois
", de façon, si la démarche réussit, à gagner un an. Il compte faire valoir sa bonne conduite en prison (" je nai jamais eu de rapport "). Il revient sur son désir dobtenir une occupation ici, ne serait-ce que (il en convient) pour prouver quil met de la bonne volonté pour sen sortir. A sa libération, il aura un logement (une chambre chez sa soeur). Il ferait volontiers du bénévolat. Il est plutôt manuel, il se verrait bien travailler à la campagne (les vendanges, la cueillette), il aime la terre, les plantes, la forêt, le bois. Il sera suivi médicalement à la consultation spécialisée en toxicologie et sidologie de lhôpital B.Après extinction du magnétophone, Siméon est revenu sur quelques-uns des thèmes du début de lentretien (certains termes crus cités plus haut sont extraits de cette phase terminale). Son vécu de linégalité na plus tout à fait les mêmes couleurs. Par exemple, il parle de léclairage de la cellule. Il ny a quun interrupteur, situé à côté de la porte mais à lextérieur. Au-delà de 23 heures, tout surveillant qui passe éteindra, et donc on ne pourra plus lire ni écrire. Il y a bien des prises de courant à lintérieur, qui permettent de brancher un lecteur de cassettes ou un thermoplongeur, mais on na pas le droit davoir une lampe de chevet. Alors ? " On a magouillé avec lélectricien pour en avoir une
". Et quarrivera-t-il en cas de fouille de cellule ? " Nous, on nen a jamais eu. Il ny a jamais de problème. Il y a bien quelques surveillants un peu emmerdants mais jamais jusque là ".Siméon voudrait soccuper de gens qui ne savent pas écrire, conseiller des étrangers. Dailleurs, ces temps-ci, il est venu en aide à un Thaïlandais qui ne parle pas français ; il souhaite réussir à le faire sortir de prison.
En quittant la pièce, il exprime sa satisfaction de lentretien.
2 - Jim
Jim est incarcéré depuis deux mois lorsque nous lavons rencontré pour la première fois. Cest un des sous-directeurs de la maison darrêt qui lui a présenté lobjet de notre recherche et lui a demandé sil accepterait dy participer. Ce sous-directeur nous adresse ce détenu en précisant quil vit difficilement cette première incarcération et que le fait de pouvoir parler lui ferait sans doute du bien.
Nous le revoyons le lendemain dans un petit bureau installé près des " parloirs avocats ". A peine assis sur sa chaise, Jim se met à parler : son débit est rapide même sil cherche de temps en temps ses mots. Britannique, il parle couramment français.
Demblée il se présente comme un futur collaborateur pour notre recherche et argumente en se référant à la fois à sa propre expérience de lincarcération et à sa compétence professionnelle.
Jim est journaliste et connaît le travail dinvestigation : il pourrait donc nous aider considérablement en aiguillant notre enquête dans létablissement. Il a déjà recensé les personnes quil nous faudrait rencontrer, les lieux quil nous faudrait visiter. Il se propose dêtre en quelque sorte notre " ambassadeur
", de nous accompagner lors de notre séjour dans létablissement.Derrière cette demande se manifeste aussi une profonde souffrance, un grand désarroi. Se mêlent ici lexpression de cette souffrance personnelle et la réponse à notre attente supposée : des informations, des commentaires sur " la santé en prison
"." Ça fait deux mois que je suis là, cest comme deux ans, mais cest deux mois. Cest très long. On est fermé pendant 22 heures par jour. Il ny a presque aucune activité ici, cest une maison darrêt alors les gens sont enfermés en cellule. Il ny a pas un très bon choix avec qui vous êtes enfermé, cest le hasard et ça change tout le temps. Vous pouvez vous trouver avec quelquun de bien pendant 10 jours et après vous vous trouvez avec un toxicomane en deux mois jai vu 10 personnes et on est trois dans la cellule, dans une pièce de 7m2. Cest très difficile. Y a que leau froide en cellule avec un petit bassin alors lhygiène, cest très difficile. Moi jinsiste dans la cellule on nettoie à fond tous les jours à leau de javel, il y a plein de cafards, cest très vieux ici.
Jai rencontré des gens de lâge de 18 ans jusquà 75 ans, je sais quil y a beaucoup de toxicomanes ici avec leurs problèmes à eux, qui ont dautres maladies et dautres qui ne sont pas toxicomanes, qui ont des maladies graves, des diabétiques. Pour ces gens-là cest très difficile. Je suis devenu ami avec un des docteurs ici, il faut absolument que vous le rencontriez, jai une liste de gens dans ma tête avec qui il faut que vous parliez
"Jim investit massivement la proposition qui lui a été faite dans lespoir de retrouver un peu de ce quil a perdu, dalléger ce qui lui pèse le plus depuis son arrivée en prison.
"
Travailler avec nous ", cest rompre avec le statut commun et uniformisant de détenu, pour sinscrire dans une position quasiment professionnelle en détention (un travail denquêteur), cest soccuper, retrouver une activité qui atténue le poids dune temporalité longue et vide, cest renouer un lien avec le dehors et recevoir des visites plus fréquentes, cest sortir de cellule plus souvent et gagner un peu de mobilité en détention. Cest aussi, et peut-être essentiellement, pouvoir disposer dun espace de parole où sa souffrance peut être exprimée, où il peut décharger les émotions contenues. Un espace ouvert à une parole sur soi, sur cette expérience de lincarcération dans laquelle il se sent totalement pris, qui lenvahit.Tout au long de ce premier entretien Jim va progressivement se détacher de cette présentation comme collaborateur-informateur décrivant les conditions de détention, les différents types de populations incarcérées pour une expression plus personnelle, pour dire sa propre souffrance. La référence réitérée à sa proposition de " collaboration
" est alors explicitement présentée comme un appel à laide.Jim, au moment où nous lavons rencontré pour la première fois, fait massivement lexpérience du " choc carcéral
". Il témoigne alors à la fois des épreuves subies et des stratégies défensives quil tente de mobiliser pour " tenir ", pour ne pas seffondrer.Le " choc carcéral
", cest dabord pour lui la rupture brutale, inattendue davec son mode de vie et son milieu dappartenance. Il a 43 ans, et la présentation de son histoire de vie comme celle de son incarcération soulignent cet effet de rupture." Je viens dune très grande famille
" nous dit-il. Un père banquier, une mère sculpteur, une famille unie, des études dans les meilleures écoles, une formation universitaire et une passion pour les courses automobiles tout cela linscrit dans un milieu social qui lui a offert " beaucoup dopportunités, un solide carnet dadresses et un niveau de vie très appréciable ".Jim ne sera pas, comme son père laurait souhaité, banquier mais journaliste à la suite dun grave accident qui loblige à cesser son activité de pilote de course. Et il souligne, dans la description de son milieu, des réseaux damis et des relations professionnelles, le contraste avec sa situation actuelle. La mise en perspective de cette vie facile où tout paraît possible, accessible, de ces grands noms du monde industriel, de la haute-couture, du sport avec lenfermement, la dépendance et la rencontre avec la misère est saisissante. Cest la découverte dun autre monde, une plongée dans linconnu, un passage de lautre côté du miroir.
" Je suis en contact ici avec des gens que je ne voyais jamais dehors. Ça ma choqué beaucoup de voir tous ces gens ici sans rien, qui, quand ils sortiront dici, sortiront avec quelques affaires dans un sac en plastique sans savoir où aller. Ici je vis avec eux alors que dehors on les voit sur le journal ( ) moi, je suis quelquun de tellement extraverti, jadore la vie, jadore les gens, bouger. Je suis un peu privilégié parce que jai une bonne éducation, jai un métier qui est très intéressant et pour me retrouver complétement à lopposé ici, enfermé 22 heures sur 24 ! Cest dur. "
La rupture est aussi celle du contraste entre ce sentiment de toute-puissance que peut donner le pouvoir sur sa vie et sur les choses, et lexpérience de cette impuissance radicale qui accompagne la perte de contrôle de sa propre vie et de son devenir.
Liberté et enfermement, pouvoir et dépendance, assurance et vulnérabilité, suractivité et passivité contrainte, euphorie et dépression la mise en perspective du dehors-hier au dedans-aujourdhui est synonyme deffondrement. Les certitudes nourries à son propre sujet et à propos de " son monde
" seffondrent en le laissant désarmé, abattu.La première effraction dans cette vie présentée comme idyllique, la première confrontation à la toute-puissance dun pouvoir perçu comme arbitraire est celle de larrestation.
Jim habite à Londres et cest à loccasion du passage de la frontière française, alors quil venait à Paris pour un week-end fêter son anniversaire de mariage avec son épouse quil est arrêté.
Parti pour " un week-end de rêve
", il est menotté et informé quil est lobjet dun mandat darrêt qui date de 1990. Conduit au commissariat de la ville la plus proche, puis dans une cellule de la prison départementale où il restera deux jours, il arrivera à la maison darrêt où il est incarcéré et où un avocat linforme enfin du mobile de ce mandat darrêt.Domine ici dans la narration de ces évènements lexpression dune violence subie, dune incompréhension radicale, dun arbitraire, au point que lexpérience paraît incroyable, irréelle. Elle évoque " un mauvais cauchemar dont le réveil va me délivrer
" ou lerreur policière qui sera nécessairement rapidement dévoilée. Mais lavocat confirme la réalité de la situation : Jim a été condamné à deux ans de prison pour vol il y a 7 ans et il lapprend en prison." Jai eu un choc, une dépression. Jétais inquiet pour ma femme, pour mes affaires, mon travail. Le choc. Je nai pas cru que les gens ne me croient pas. Ma femme a eu une fausse couche trois semaines après mon arrivée ici, de langoisse
".Cette nouvelle perte vient amplifier les autres, raviver la douleur de la séparation, lexpérience quotidienne de linaccessibilité de ce à quoi on tient. Cest cette nouvelle, communiquée par télégramme, qui est présentée comme le déclencheur dune demande daide auprès des services médicaux. Jim demande à voir le psychiatre : " Ça a pris 4 semaines. Je lai vue pour la première fois hier. Jai écrit chaque jour pour demander un rendez-vous, je suis en dépression, je veux parler avec quelquun. Hier je lai vue vingt minutes, je suis parti. Elle moffrait du Prozac, un médicament pour dormir et du Lexomil pour me calmer. Cest incroyable !
"Cest la découverte du monde carcéral, et la description quen fait Jim est régulièrement ponctuée de " cest incroyable
", comme sil faisait là un voyage en terre étrangère. " Cest un monde à part ici " : létrangeté nest pas seulement celle de ce nouvel environnement. Cest aussi une étrangeté à soi-même quand Jim ne se reconnaît plus dans cette nouvelle vulnérabilité qui est la sienne, dans cette nouvelle économie de soi dans le rapport aux autres, dans cette " forteresse " quil a construite en lui-même " pour ne pas être trop brisé ".Jim fait simultanément lexpérience dune profonde solitude et dun espace surpeuplé où lintimité est réduite à sa portion congrue. Lomniprésence permanente des autres, la cohabitation imposée dans un espace réduit induisent paradoxalement lisolement.
" Moi je nai pas trouvé de copains ici, quelquun à qui je peux parler. Ici on parle de tout superficiellement, et ça cest très difficile. Y a aucune complicité. Jai construit un mur autour de moi et ma femme mappelle " forteresse Jim ". Y a des gens qui rentrent dans la cellule, des toxicomanes en manque, ils fouillent dans vos affaires, ils volent vos timbres. Moi je ferme ma gueule. Cest très difficile de garder tout dedans, cest pas mon habitude
".Le contrôle de soi, lautocensure dans ses réactions, la vigilance, la prudence que supposent les rapports aux autres, autres détenus et membres du personnel, redoublent lenfermement et ses contraintes. Tenir les autres à distance est une opération physiquement impossible : le seul recours est ce masque porté et la conformité aux usages dentretien et de respect de cette " bonne distance
" carcérale.Jim observe et apprend ces usages : il sait quil convient de se serrer la main entre détenus, quil est inconvenant de tendre la main à un membre du personnel de surveillance (sauf à vouloir le mettre mal à laise devant ses collègues). Il sait que son statut de marginal en détention (journaliste, étranger) lautorise à entrer en contact avec différents mondes de la détention (les braqueurs, les terroristes, les dealers, les pointeurs) et à entretenir de bonnes relations avec chacun à condition de respecter cette superficialité, cet engagement personnel minimum et ce code viril qui nautorise pas la manifestation de la défaillance, de la souffrance. Parce que " y a ce truc de macho ici. Le premier mot quand on rencontre quelquun cest " tu as le moral, fonce ! ". Cest pas " bonjour comment vous allez ? " Celui qui montre quil na pas le moral, il est à part
". Le rôle à tenir pour se conformer au code de la mise en scène suppose une répression, une inhibition de lexpression émotionnelle. Il favorise aussi les positions régressives dans le repli sur soi et le sommeil." Jai des moments très bas. Je vis pour mes lettres. Et ici ils sen foutent des lettres. Y a deux jours je nen ai reçu aucune. Une erreur. Cétait terrible. Je me suis mis sur mon lit, jai voulu pleurer. Cest très difficile avec trois personnes dans la cellule, on se connaît pas. Je fais un peu de bouddhisme, ça me calme et je me force à dormir. Même si ça prend cinq heures, je tourne ma tête vers le mur. Mais quand on est très proche davoir des larmes dans les yeux, cest très difficile.
"Pour " tenir
", Jim simpose une organisation de ses journées : réveil à 7 heures, douche, rangement et ménage dans la cellule, écriture de son courrier (sept à dix lettres par jour), promenade dune heure dans la cour, préparation du déjeuner, télévision ou lecture, promenade dune heure à nouveau jusquau dîner servi à 17h30.La " promenade
" est présentée comme un exercice hygiénique auquel il se contraint car " cest une petite cour dégueulasse où les gens pissent contre les murs, vous tournez en rond comme des bêtes. Je parle avec personne là. Normalement les gens en promenade parlent de ce quils vont faire en sortant dici, quest-ce quils vont braquer. Cest le pipeau des prisons, cest pas intéressant. "Maintenir une activité, une mobilisation de soi, cest aussi sorganiser pour avoir accès aux ressources de la prison. Jim multiplie les demandes écrites quotidiennes " pour sortir de la cellule
" : demandes de participation aux activités organisées en détention (échec, ping-pong, etc.), demandes de consultation à lU.C.S.A., demandes de prêt de livres à la bibliothèque. La visite hebdomadaire dun avocat et celle, bimensuelle, de son épouse constituent encore des occasions de déplacement, de rencontre. Jim ainsi parvient à sortir de sa cellule une ou deux fois par jour. Et ajoute-t-il, " jai espoir quavec vous je pourrai sortir beaucoup plus ".Son isolement est partiellement atténué par un groupe dappartenance constitué autour dune nationalité commune : les six Anglais de la prison se sont " repérés
" et développent des relations de solidarité même sils nont, au delà de ce point commun, que peu daffinités.Des ressources relationnelles sont progressivement construites, et cest à travers quelques relations interpersonnelles privilégiées que Jim trouve lécoute et la confiance quil recherche. Mais ces relations ne sont jamais dépourvues de visées stratégiques : elles sont prises dans lensemble du système de transactions qui tissent la quotidienneté carcérale. Comme si les rapports interpersonnels supposaient pour pouvoir sétablir, des relations déchange à la marge ou dans la dérogation, ou dans la transgression des règles. Ainsi, Jim évoque la situation dun autre détenu, " une situation pire que la mienne
" : incarcéré depuis vingt mois, sans aucune visite, marqué physiquement par une toxicomanie de longue date, et qui consomme intra-muros de fortes doses de psychotropes. Lengagement dans une relation plus personnalisée où il est possible de parler de soi, de ce qui est difficile, douloureux dans cette expérience de lincarcération saccompagne dun " troc ". Comme si la confiance supposait une sorte de complicité liant tacitement les partenaires. Ce détenu travaille aux cuisines. Il y vole du café, denrée rare en prison où on ne sert que de la chicorée, et le donne à Jim qui en retour lui donne produits quil cantine. Mais, ajoute Jim, " il ne fait pas ça par intérêt, il fait ça pour moi ".De même, Jim trouve auprès dun médecin de lU.C.S.A. une écoute quil a cherchée sans succès auprès du psychiatre qui la reçu en consultation. Ce médecin est " la seule personne ici à qui je peux sortir ce que jai dans moi, jai confiance en lui. Cest quelquun que jaime beaucoup. " Cest aussi celui qui lui permet davoir accès à une douche quotidienne. Alors que le règlement prévoit deux douches par semaines, Jim bénéficie dune " douche médicale
" : " jai demandé ça au médecin par amitié, il a le pouvoir de le faire. En prison, il faut malheureusement être un peu manipulateur, cest pas le vrai monde ici, cest un autre monde ". Le recours au service médical pour obtenir des dérogations, des allègements aux contraintes carcérales place celui-ci dans une position de contre-pouvoir face au pouvoir pénitentiaire.Mais les personnels pénitentiaires usent aussi des dérogations, et cest sur la base de ces formations contractuelles implicites que se tissent des liens plus personnalisés entre détenus et surveillants. Ainsi un premier surveillant accorde à Jim une plus grande liberté de mouvement dans le quartier de la détention : " il a confiance en moi, il me laisse traîner
". La confiance accordée dégage cette relation du cadre habituel des rapports gardants-gardés : le poids des rôles et des places respectives qui entretient la distance et la méfiance réciproque sont atténuées au profit dune relation engageant deux personnes.Le monde des détenus apparaît comme divisé, hiérarchisé : les réseaux de socialité sont constitués autour des origines nationales et des délits. Laffectation dans un des blocs de la détention surdétermine le " type
" de personne avec qui on pourra entrer en contact. La cellule de Jim est située dans le bloc où sont incarcérés les Européens ; dans un autre bloc se trouvent essentiellement des Africains, dans un autre encore les Maghrébins. Cette première séparation instituée est redoublée par une autre, plus informelle mais néanmoins très structurante dans la division des rapports sociaux en prison : " ici les durs restent avec les durs, les escrocs avec les escrocs, les toxicos avec les toxicos ". Lentraide, la solidarité sont essentiellement réservées à ces relations intra-catégorielles. Et, si Jim paraît pouvoir " circuler " entre ces différents groupes parce que nappartenant à aucun, il est plus particulièrement intéressé par les grands noms du milieu, sorte délite carcérale, comme dehors son groupe de référence était ces grands noms de la finance, du sport ou de la haute couture. Ceux qui finalement émergent de la masse des sans-nom, des détenus anonymes.Une catégorie tient aussi une place à part : celle que constituent les toxicomanes, ceux qui apparaissent comme ne respectant pas le code qui préside à la construction dun mode de cohabitation dans la promiscuité ; code qui rend celle-ci, sinon acceptable, au moins tolérable.
" Les plus difficiles à vivre, ce sont les toxicomanes. Cest raciste à dire. Parce quils volent tout le temps. Quand on est à trois dans une cellule, faut avoir une certaine solidarité, faut pas fouiller dans les affaires des autres. Tout ce que jai ici cest des vêtements, des timbres. Heureusement mes lettres sont en anglais mais jai vu, ils ont fouillé dedans. Cest pas très gentil, ça crée une mauvaise atmosphère mais je ne dis rien. Mais je sais que ça crée des bagarres dans les cellules entre les gens. "
La vulnérabilité que créent labsence despace personnel et limpossibilité de préserver ses effets les plus personnels du regard et/ou de la convoitise des autres entretient la méfiance, la distance.
Les toxicomanes sont aussi ceux qui sont identifiés comme porteurs de maladies et malades : malades de cette toxicomanie qui se poursuit en prison par une forte consommation de psychotropes, malades du manque, malades et cherchant refuge dans le sommeil, malades et toujours en demande de soins, de médicaments à lU.C.S.A., malades de ces maladies transmissibles ou contagieuses dont il convient de se protéger. Le risque de contamination nest pas électivement associé à ces maladies mais il apparaît comme beaucoup plus diffus.
Lors de ce premier entretien, Jim évoquera avec insistance et de façon répétitive combien la prison est sale, répugnante, et toute lénergie déployée pour se défendre de cette souillure envahissante. Les douches, " quatre douches dans une pièce dégueulasse qui pue. Faut porter des tongues, ne rien toucher, prendre seulement leau qui coule. "
Les cellules, " elles sont très vieux, cest plein de poussière, y a une invasion de cafards même nous qui nettoyons avec de leau de Javel. "
Les cuisines, " daprès mes compatriotes qui y travaillent, cest mieux de ne pas toucher ce quon mange ici, cest dégueulasse. "
Et Jim ajoute : " ici, cest inhumain, cest sale, très sale
". Cette saleté omniprésente est associée aux oubliettes : ces lieux abandonnés quon nentretient plus et où croupissent ceux qui ont été déchus de leur statut humain.De désinvestissements, doubli, dabandon et de mort, il est aussi question à propos de ce moment très particulier de la vie en détention quest la nuit.
Alors, tous les mouvements sarrêtent, les détenus sont enfermés dans leur cellule, les personnels quittent la prison et il ne reste dans létablissement que léquipe de surveillance de garde, cest-à-dire
" un ou deux surveillants sur chaque bloc. Si quelquun tombe malade ou tente un suicide, cest pratiquement impossible davoir de laide en moins dune demi-heure. Alors, il y a une certain solidarité si quelquun tombe malade, on crie par les fenêtres et tous les détenus prennent des tabourets et tapent sur les portes, font du bruit. Cest la seule chose qui me fait vraiment peur ici une crise cardiaque, cest trop tard. "Lidée de la mort est ici électivement associée à cette désertion, cet abandon : lextrême dépendance créée par lenfermement dans une cellule, le sentiment dêtre à la merci des absences ou des défaillances de ceux qui disposent des clefs, sont exacerbés dans ces moments qui sont aussi ceux de la confrontation à soi-même.
La dépendance est pour Jim une épreuve difficile : elle bouleverse limage quil a de lui-même, et on retrouve ce sentiment détrangeté déjà évoqué : " Vous devenez une autre personne ici. Dehors, je suis quelquun de fort, je soutiens beaucoup de gens. Ici, cest linverse. Je dépends complètement des autres. "
Lexpérience de limpuissance, de la vulnérabilité, ravive des mouvements régressifs et lémergence dun vécu menaçant, destructeur, envahissant. Peuplée de mauvais objets, la prison est un lieu où les fantasmes de persécution sont massivement convoqués et toujours validés et renforcés par la réalité de certains modes de traitement des détenus. La confrontation à ce qui est perçu comme de la violence et de larbitraire, lentretien des rumeurs sur des pratiques cachées parce quinavouables, la vétusté et le délabrement de certains lieux de détention contribuent à alimenter ce vécu menaçant. Les défenses archaïques, telles le clivage ou la projection, sont massivement mobilisées et amplifient encore le caractère persécuteur du monde carcéral.
Jim évoque larbitraire auquel expose toute demande : " Souvent les douches sont vides, ce serait pas difficile davoir une douche tous les jours. A 7 heures, je dis au surveillant : " Est-ce que je peux aller à la douche ? " Pour le plaisir, il dit : " non " Alors je sors mon papier " douche médicale " Cest des choses comme ça, la prison ".
Ou encore, il évoque les coulisses des coulisses, ce lieu auquel il na jamais eu accès mais dont il connaît lexistence par dautres détenus : " Il y a ici une chose qui sappelle le mitard, cest pour les gens qui font des problèmes mais jai entendu des histoires, pas de preuves, seulement des histoires des gens qui dorment par terre, sans lumière ou avec de la lumière tout le temps ".
La nourriture est infecte, menaçante elle aussi : ce qui est offert, servi en prison ne peut quêtre suspect. Aussi Jim ne mange-t-il jamais le repas tel quil lui est donné en cellule. Les mandats quil reçoit lui permettent de cantiner de la nourriture, il lave la viande " pénitentiaire " et la recuit. Ces opérations sont aussi loccasion dune activité collective dans la cellule : la confection du repas partagé contribue à restaurer dans ces 7 m2 ce rite dentretien du lien.
Ce premier entretien où se manifeste massivement ce quil est convenu dappeler " le choc carcéral ", se conclut autour dune question : " Combien de temps je vais rester ici ? " Lincertitude est liée à la procédure dappel qua faite Jim. La date du jugement est approximativement fixée : il reste un mois dattente avant de savoir si la peine est confirmée ou modifiée.
Nous rencontrons Jim lors de trois autres entretiens qui chacun témoigne dévolutions sensibles dans ses préoccupations et dans le regard porté sur lui-même à travers lanalyse quil fait de son expérience dans le temps.
Lors du deuxième entretien, Jim sinstalle à nouveau sur sa chaise et évoque demblée son nouveau statut : il est " classé " (entendre affecté et rémunéré) à la gestion des commandes de périodiques pour lensemble de la détention.
Jim est transformé : il porte le bleu de travail des détenus classés quil retire le temps de lentretien comme un salarié au moment de " sa pause ", il se présente comme quelquun de pressé, soucieux de ses horaires de travail et heureux de pouvoir témoigner de ce qui fait penser à une sorte de promotion.
Lentretien portera essentiellement sur les nouvelles ressources que Jim utilise, sur la poursuite de son apprentissage dans lorganisation de sa vie quotidienne en prison. Ce nouveau travail est en lui-même une ressource importante : il permet de " faire enfin travailler ma tête ", de centrer son attention et de sengager dans une activité qui le mobilise, qui nest pas sans rappeler son " vrai métier ", qui lui offre la possibilité dune grande liberté de déplacement dans les différents bâtiments de la détention. La stimulation intellectuelle saccompagne aussi dune dépense dénergie physique qui sest dailleurs traduite par une perte de poids : " Je fais 5 ou 6 kilomètres par jour, monter, descendre les escaliers. Ça me fait du bien. "
En tant que " travailleur
", il a droit à une douche quotidienne et na plus besoin de recourir à la prescription médicale.Jim dispose aussi dun bureau et dun ordinateur. Il retrouve ici un ersatz de distinction entre lieu dhabitation et de travail, de même que son temps est organisé entre celui du travail et du non-travail. Ici, les week-end sont redoutés : Jim retrouve lenfermement dans une cellule et les journées qui nen finissent pas.
En semaine, ses multiples déplacements multiplient les occasions de rencontre, et son nouveau statut conjugué à des contacts plus fréquents lui permet dautres relations aux surveillants. Ceux-ci lui accordent plus volontiers de nouvelles dérogations comme une durée de parloir prolongée (un " double-parloir
") ou lautorisation daller prendre un café avec un détenu dans sa celluleLa rémunération que lui permet ce travail nest pas essentielle pour Jim : il reçoit depuis le début de son incarcération des mandats qui lui permettent daméliorer le quotidien carcéral.
Lors du troisième entretien, Jim dispose de plus de temps : il a fini sa journée de travail. Dans ses propos, on perçoit un changement du regard quil porte sur la prison. Son activité lui permet une position dobservateur et dapprofondir sa connaissance des us et coutumes de la détention, des caractéristiques de la carcéralité, comme sil était lui-même presque extérieur au milieu observé.
Cette place ambiguë, à la fois au dedans et au dehors du groupe des détenus, Jim tente de la faire reconnaître à travers une proposition que les autorités de létablissement refuseront. Il soumet par courrier son projet à la direction : rédiger un bulletin interne traduit en différentes langues qui serait distribué aux détenus. Ce bulletin donnerait des informations sur les ressources de létablissement (accès aux parloirs, aux différentes activités, aux différentes consultations médicales) ; il comprendrait aussi des jeux, des mots croisés.
Durant cette première partie de lentretien, Jim nous propose une sorte de témoignage et poursuit en rappelant son projet : faire à sa sortie un reportage sur la prison, faire connaître la réalité de la vie quotidienne derrière les murs.
Il évoque aussi limportance des informations (des " balances
"), lui-même ayant été " approché " pour lui proposer cette activité supplémentaire. Lacceptation de cette forme de collaboration en échange davantages supposés tels quune libération conditionnelle ou du travail contribue à empêcher et à alimenter la méfiance entre détenus.Il parle aussi des concessionnaires, " ces esclavagistes
" qui font travailler les détenus les plus démunis dans leur cellule " pour une misère ". Il évoque encore les indigents qui ramassent dans la cour de promenade les mégots jetés pour pouvoir récupérer un peu de tabac à fumer.Jim se propose " dexpliquer dehors ce quest la prison
" en même temps quil annonce aussitôt son projet de rupture davec la prison, davec cette expérience comme pour tourner la page, tente doublier. " En sortant dici, je ne garderai contact avec personne. Je jetterai mes vêtements, ça pue ici, pas littéralement mais il faut que je change mes idées ". Il projette aussi de voir un psychologue qui laiderait à se retrouver.Jim appréhende sa sortie : il se sait différent et ne peut se représenter ce que sera cette nouvelle vie. A partir de cette première rupture qua constituée pour lui son incarcération, il envisage un nouveau mode de vie : " cesser de travailler comme un fou et sinstaller à la campagne
". Mais ce sont surtout les interrogations qui dominent : comment vont réagir les gens, quelles seront les incidences de ce statut dex-prisonnier, quelle marque portera-t-il de ce séjour en prison, comment celui-ci transformera-t-il sa relation de couple ?Jim évoque alors cette relation privilégiée, quasi-fusionnelle, construite avec son épouse depuis son incarcération. Ce lien au dehors lui est essentiel : la part de lui-même investie dans cette relation, dans cette personne, lui permet de vivre dehors comme par procuration. Lentretien de ce lien passe par de multiples petits détails qui rendent toujours lautre présent : échange de bagues à chaque parloir, échange de lunettes, parfumer le linge remis lors des visites, marquer un mouchoir dun baiser, mouchoir précieusement conservé sous son oreiller. Les photos aussi sont essentielles, et Jim " me présente
" sa femme." Dehors, je trouvais beaucoup de choses normales dans cette relation. Aujourdhui, je sais que ces choses-là ont une valeur inestimable. Notre relation a changé. Elle ma vu au pire, moi aussi. Cest pas une expérience normale de couple, la séparation dans une prison.
"Lincarcération est une mise à lépreuve de cette relation. La douleur de la séparation et la quête de lautre conduisent ici à des stratégies dunion au delà des murs, au delà de la réalité de labsence.
Et ce lien au dehors est dautant plus essentiel que Jim ne se sent appartenir à aucune des micro-sociétés quil observe en détention. " Ceux qui font un braquage ici, qui entrent, qui sortent, eux ne sont pas seuls. En cour de promenade y a les habitués ensemble, ceux qui nont rien, qui sont perdus, qui nont pas de parloir, et des gens comme moi.
"Lentretien se conclut sur ces quelques phrases qui condensent lanalyse faire par Jim de son expérience de la prison ; comme une sorte de synthèse-bilan au moment où la date de son procès approche.
" La prison ne ma pas blessé. Jai mes deux bras, mes deux jambes, on ne me frappe pas, je mange trois fois par jour, je peux écrire à qui je veux. La prison en elle-même nest pas dure mais il y a deux choses qui sont dures dans la prison : la séparation avec ceux quon aime, la coupure, larrêt du mouvement, labsence de contrôle de ma vie. Et les autres, les surveillants et les prisonniers. La prison, cest les autres.
Ici un gramme pèse une tonne. Alors il y a beaucoup de façons de faire sa prison, y a ceux qui la font en solitaire, ceux qui la font avec leurs amis de prison et ceux qui sont faibles comme moi qui ont besoin du soutien de lextérieur. Jai besoin du dehors. "
Cette " faiblesse "-là, Jim la découverte en prison. Ses certitudes et son assurance se sont lézardées, et cest un autre lui-même qui attend sa comparution à la Cour dappel.
Notre dernière entrevue est plus brève : Jim est à nouveau abattu, déstabilisé. La Cour dappel a décidé une mise en délibération pendant un mois, et il lui faut donc attendre à nouveau dans lincertitude du jugement.
Ce retour en détention et le prolongement de lattente réveillent des angoisses et inhibent toute projection dans lavenir. Chaque projet élaboré évoque aussitôt le risque dune confirmation de la peine et du maintien en détention. Se laisser aller à penser à la sortie, cest sexposer à un effondrement, à une souffrance telle quil serait préférable denvisager la confirmation. Jim est comme pris au piège, dans lincapacité de penser son futur immédiat : imaginer passer encore de longs mois en détention est insoutenable ; imaginer sa libération, cest accroître sa vulnérabilité en cas de refus.
Reste alors à se recroqueviller sur le temps présent. Mais ce recours est aussi impossible : ce mois est nécessairement un mois dattente anxieuse du jour fatidique où la cour prononcera enfin son jugement.
3 - Paul
Paul a 24 ans et attend son jugement depuis deux ans à la Maison darrêt où nous le rencontrons. Il est incarcéré pour la première fois.
Une certaine tension dans son attitude corporelle est également observable dans son débit verbal rapide, entrecoupé de bégaiement. Une forme dinsécurité qui pourrait en être déduite apparaît à plusieurs reprises au cours de lentretien, explicitement lorsque Paul évoque ses " peurs ", mais imprègne aussi son discours dune manière plus diffuse. Lincarcération et " le dedans " le renvoient immanquablement " au dehors ", à son histoire de vie et à l" après " de la prison. Lemprisonnement est pour lui " un mauvais moment à passer ". Il pense quil sera condamné à 5, peut-être 6 ans. A la fin de sa peine, il voudrait " tout recommencer à zéro ".
Paul est né dans la région parisienne, dun père béninois et dune mère polonaise. Ses parents se séparent peu après sa naissance. Il ne revoit sa mère quà lâge de 16 ans. Il vit avec son père et successivement deux belles-mères et plusieurs demi-frères et soeurs dont il est laîné jusquà lappel sous les drapeaux, après avoir passé un bac électronique. " Je nai pas dattaches maternelles ". " Papa na pas toujours été tendre avec moi ". Ou encore : " Je nai pas eu daffection, que des coups ".
Paul décrit les deux années passées en prison comme un " combat de tous les jours pour tenir ". Il différencie " le début " du " maintenant ". Pour lui, en ce qui concerne la santé, ce sont " les problèmes psychologiques plus que les problèmes de santé du corps " qui ont de limportance.
A son arrivée, Paul était " au bloc ". Il partageait la cellule avec dautres détenus. " Cétait la folie " dit-il en évoquant un codétenu toxicomane et suicidaire puis un autre qui était sidéen. Confronté à leur souffrance, à celle de la cohabitation imposée, à limpossibilité de sy soustraire, Paul pensait quil allait devenir fou. Il se sentait psychiquement envahi, il avait peur dêtre contaminé par le sida parce quil ne pouvait jamais être sûr quen son absence, le détenu malade ne se servirait pas de son rasoir par exemple. Même si le médecin de lU.C.S.A. aurait répondu à Paul que " ça nest pas grave ".
Limage de ces inconnus, de fait familiers, leur âge proche du sien, leur état physique et psychique réveillent chez Paul une angoisse quil fuit en faisant tout pour quitter le bloc et la cellule à plusieurs où il se sent emprisonné par le " regard systématique ". " Si ce nest pas le surveillant, cest les autres détenus ". " Vous êtes prisonnier dans la cellule même ". Lenfermement serait double : physique et relationnel. " Quand vous êtes seul, personne vous regarde. " Paul a demandé " dêtre avec des vieux ", il a également commencé des cours par correspondance avec Paris 7, ce qui lui a permis au bout de quelques mois dêtre " en division ", dans une cellule individuelle. Isolé dune proximité trop insupportable avec ses pairs, Paul évite aussi les contacts personnels avec lextérieur. " Tout ce qui me permet de maccrocher à lextérieur, cest encore plus dur, faut que je lélimine pour vivre plus facilement ma prison ". " Faut se séparer de tout ce quil y a à lextérieur, sinon vous craquez ". Paul dit ne pas souhaiter de visites des proches ou dune copine qui pourrait venir le voir au parloir. Il ne répondra pas non plus au courrier que lui avait envoyé sa mère. La tentative agie de maîtriser les liens à lintérieur comme à lextérieur de la prison coexiste chez Paul avec le sentiment dabandon et de mort : " Le monde tourne sans vous dehors, comme si vous étiez mort ".
" Lune des peurs quon a en général cest quen prison on sait pas si les soins sont les mêmes quà lextérieur ". " On est bien soigné si on a un petit bobo ". " Ici cest un service minimum ". " En prison, quelque part, vous avez peur du diagnostic. Vous ne savez pas sil est bon ". Langoisse diffuse dont témoigne ce discours semble concerner les soins médicaux qui seraient confondus avec la prison elle-même et les " soins " quelle fournit. Linquiétude de Paul apparaît avec une vivacité particulière, lorsquil évoque léventualité dun malaise ou dune tentative de suicide la nuit. " Ici, il y a deux ou trois rondes (des surveillants) la nuit, cest tout " et il utilise la même expression " service minimum " pour lexprimer. Ce " service minimum ", Paul se lexplique : " Vous êtes un poids à la société ". " Vous ne produisez rien ".
Pendant plus dun an Paul a rencontré régulièrement en entretien un psychiatre et des psychologues au S.M.P.R. Il pense en avoir eu besoin " au début " mais cétait aussi " pour le procès ". " Pour une personne malade, ça ne la guérit pas ". " Vous navez pas la même confiance quun patient peut avoir avec un médecin de lextérieur ".
A son arrivée à la Maison darrêt, Paul a bénéficié dun examen de santé, dun dépistage sérologique pour le VIH et du vaccin contre lhépatite B. Il avait à lépoque mal au genou pour lequel " une radio " a été faite. " Dehors, ils auraient approfondi " pense-t-il.
Paul a toujours été en bonne santé. Il " mangeait sain ", il pratiquait intensivement différents sports : volley, foot. En arrivant en prison, il avait perdu 20 kg sur 90. Il en pèse maintenant 74. Sa vue a aussi beaucoup baissé. " Quelque part, je me dis que cest des grillages. Si jai perdu la vue cest pas naturellement quoi, cest les circonstances ". A ces pertes mesurables, objectivables, Paul ajoute le sentiment davoir perdu beaucoup de temps, mais il semble croire que les pertes seront toutes réversibles dès quil pourra manger comme avant, quand il ira consulter à lhôpital pour sa vue, lorsquil prendra des vacances. " Pendant au moins la moitié du temps passé ici ".
4 - .. Fatima
Fatima est hospitalisée : elle nous reçoit dans sa chambre-cellule, immobilisée sur son lit par un plâtre qui enserre toute sa jambe droite. Très menue, presque maigre, Fatima paraît très jeune. Elle a aussi une petite voix denfant. Cest avec un plaisir manifeste, une certaine fébrilité même, quelle accepte notre proposition dentretien après que nous lui ayons présenté lobjet de notre étude : la santé et les soins en prison.
Lentretien durera trois heures et demie : lheure du déjeuner est passée mais les aides-soignantes ont, semble-t-il, préféré ne pas interrompre notre échange.
Fatima investit massivement cet espace et parle avec une sorte davidité, évoquant pêle-mêle sa condamnation, son expérience de la maison darrêt des femmes, son opération chirurgicale, son passé, sa galère de S.D.F., ses projets, ses expériences des institutions de soins.
Son discours est décousu en même temps que très précis, jalonné de dates ponctuant les événements marquants. Cette labilité semble moins le fait dune confusion de la pensée que dune sorte de trop-plein accumulé, comme si loffre de cette rencontre permettait enfin de se libérer du poids dun silence et dun isolement qui a trop duré. Les morceaux de soi et de son histoire trouvent dans la parole les voies dune reconstruction progressive.
Lentretien est saisi comme un cadre daccueil dune décharge verbale et émotionnelle puis, petit à petit, comme un cadre délaboration et de subjectivation. Comme si progressivement Fatima se réunifiait, se rassemblait dans cette histoire sur elle-même et autour de son histoire de vie. Elle est surprise de cet espèce dapaisement trouvé par ce qui se présente comme des retrouvailles avec elle-même. La parole la fait exister, éprouver ce Je assoupi dans la solitude et le repli.
Et le retour sur son passé permet un dégagement de lemprise du présent où Fatima est doublement enfermée : dans la prison-hôpital, dans cet énorme plâtre qui la cloue sur son lit et complique ses moindres mouvements. Ces allers et retours, passé-présent-futur, restaurent une mobilité psychique et un recentrement sur sa personne. Celle-ci ne se réduit pas à son double statut de malade détenue, son horizon ne se réduit pas aux 4 m2 de cette chambre cellule.
Fatima cherche refuge dans ce confinement et cet isolement : elle y est dabord contrainte par la double contention qui est la sienne, mais elle tente aussi par là de se protéger delle-même, de sa vulnérabilité face à des expériences multiples et répétées dabandon, de défaillance, de trahison.
Se couper de toute relation pour éviter de revivre des expériences douloureuses, toujours de lordre de la désillusion, cest aussi vivre une sorte de mort à soi-même : cette quête déconomie de soi, quand les ressources narcissiques font défaut, expose à la dilution de lêtre quand celui-ci ne trouve plus dans le regard de lautre ce qui lui permet sa confirmation.
Fatima est seule dans sa cellule doù elle ne sort jamais. Elle a une visite par semaine, de trente minutes, le samedi : un ami, S.D.F. lui aussi, quelle a " sorti de la rue
" avant dêtre incarcérée, vient la voir à lhôpital.Elle présente cette solitude comme un choix : " pour être tranquille
". Mais cette restriction relationnelle conjuguée à lisolement psychosensoriel et aux privations identitaires et affectives font de cette " tranquillité " une épreuve douloureuse. Elle ravive à nouveau, parce quen résonance avec elles, les expériences de perte et de carence qui jalonnent lhistoire de vie de Fatima.Cette femme-enfant au corps gracile et meutri a 32 ans. Elle est née dans la banlieue dune grande ville de province où elle a vécu jusquà lâge de 17 ans. Troisième dune famille de 8 enfants, elle appartient à cette deuxième génération de migrants du Maghreb : son père est venu en France chercher du travail, et sa femme la rejoint. La mère de Fatima meurt alors que celle-ci a 7 ans : " une hémorragie suite à son dernier accouchement
".De sa mère, Fatima ne dira pas grand chose sinon quelle était
" belle et gentille ". On peut imaginer que les grossesses successives et la naissance de 5 enfants en 7 ans laissent peu de temps, de disponibilité à cette mère pour soccuper des plus grands. Mais on peut aussi penser que lévitement de la référence à cette figure maternelle masque une certaine agressivité à son égard : sa disparition équivaut à un abandon, à un défaut de protection et de sécurité que larrivée dune belle-mère va confirmer. La culpabilité peut aussi expliquer ce silence. A la mort de sa mère, Fatima est laînée des filles vivant au domicile familial. Les autres surs le quitteront rapidement, et Fatima vit alors avec son père, la petite sur dont elle s occupe beaucoup et ses frères. La relation privilégiée quelle entretient avec son père apparaît tout au long de lentretien. Et Fatima déploie une grande énergie pour préserver une image idéalisée de ce père malgré et pour ne pas voir le spectacle douloureux de son invalidation.Ce père " pensait quon avait besoin dune belle-mère
". Cest en quelque sorte par amour pour ses enfants quil fait venir au foyer une nouvelle femme. Cet amour se traduit pour Fatima par une sorte de répudiation. Elle est conviée à retourner à sa place denfant parmi les autres enfants, dautant que trois autres naissances viennent agrandir la fratrie. " Quand elle a eu ses propres enfants avec mon père, elle a beaucoup changé avec nous. Elle était assez dure, elle ne pouvait pas me voir. Mon père maimait beaucoup. "La présentation de ce nouveau couple est structurée autour dun clivage qui oppose une belle-mère rejetante, disqualifiante, autoritaire, violente et un père affectueux, aimant, à qui elle " dit tout, ne cache rien
".Et, pour protéger limage de ce père idéalisé, Fatima intériorise un sentiment dindignité qui seul peut justifier les défaillances parentales. Ce père, toujours bon, paraît pourtant bien impuissant face au pouvoir et à la violence de cette belle-mère. L occultation de ce spectacle douloureux suppose quelle reprenne à son compte le discours de cette belle-mère à son propos. Pour ne pas reconnaître lhumiliation de ce père qui nassure plus son rôle de protecteur, Fatima assume un vécu dindignité. Elle ne trouve plus auprès de ce père les ressources pour se défendre, et le projet de sa belle-mère,
" projet de mariage avec quelquun du bled que je ne connaissais même pas ", est encore une autre forme de rejet et de répudiation. Pas assez bien pour être gardée, ce mariage imposé serait une manière de se débarrasser delle. Quelle se conforme à ce projet, à cette place assignée, cest renoncer au sentiment dexister, se perdre comme sujet, pour nêtre que lobjet du projet familial. Quelle refuse, c est consacrer un vécu dillégitimité déjà expérimenté dans sa relation à ce nouveau couple parental.A cette violence symbolique sajoutent des violences réelles exercées par la belle-mère et les frères de Fatima quand celle-ci, après avoir rendu visite à une sur aînée, rentre tardivement au domicile. Cest alors la rupture avec lenvironnement familial et territorial, avec ses attaches, celles qui contraignent mais qui protègent à la fois. La désaffiliation samorce lors de ce qui se présente comme une fugue.
A 17 ans, Fatima " monte à Paris
". Elle sera tout dabord jeune fille au pair et femme de ménage pendant six mois. " Les parents étaient super mais la petite infernale. Ils nétaient pas là la semaine et rentraient le week end. Je faisais tout. Jétais nourrie et logée. Le week end, jallais en boîte. Jadore danser. Ma drogue cest la musique et la danse. Là jai rencontré une copine qui travaillait dans la restauration. Son patron ma prise. Il me payait 7500 francs au lieu de 1500 francs dans la famille. " Fatima restera quatre ans chez cet employeur, puis en changera plusieurs fois, trouvant facilement du travail, car " jétais dynamique et les gens maimaient bien. "Une nouvelle période dans sa vie samorce avec la rencontre dun garçon, " la première fois que je suis tombée amoureuse ". Pendant quatre ans, elle vivra avec lui : " Il ma fait goûter des trucs quil faut pas, des bêtises, de lhéroïne. Il ne voulait pas que je travaille ". Fatima découvre ce milieu qui devient son seul univers jusquà ce que son ami soit arrêté et incarcéré.
Cette nouvelle rupture la laisse à nouveau seule. Elle se tourne alors vers celui à qui elle sadresse toujours lorsquelle est en détresse : son père. " Il a essayé de maider, jai essayé un traitement. Je vomissais les médicaments, ça na pas marché. Javais trop honte de moi, je suis partie à Paris ".
Lintolérance au sevrage, son extrême difficulté à rompre avec ses pratiques toxicomaniaques ravive une blessure narcissique déjà ancienne. Elle ne peut soutenir le regard de son père et fuit, à nouveau, devant ce quelle perçoit comme une trahison des valeurs familiales.
Une série derrances se succèdent alors jusquà son arrestation et son incarcération. Fatima connaît des conditions de vie précaires, difficiles, les souffrances physiques liées à la toxicomanie, le poids du dénuement et de la privation et la honte encore. Elle tente dassurer sa survie quotidienne en mobilisant un réseau individualisé (les rares amis avec qui elle a gardé contact) et grâce aux réseaux assistantiels (restau du cur, foyer dhébergement temporaire, etc.). Un accident viendra encore aggraver sa situation, accentuer la dévalorisation narcissique et limage invalidée delle même par les stigmates quil occasionne : elle garde une jambe très abîmée et ne peut marcher sans béquilles.
A propos de sa santé, Fatima dit " ne pas avoir de problèmes particuliers. Javais même une bonne santé. Mon père ma bien élevée ". Ce don du père, ce capital santé est altéré quand elle ne bénéficie plus de sa protection. Car le mal vient des autres. La maladie est exogène, elle sincarne dans des facteurs extérieurs et sidentifie à une contamination ou une agression. Sa toxicomanie lui vient de son ami ; son handicap est le résultat dun accident et de la maltraitance de lhôpital qui la reçue aux urgences ; son absence de denture est le résultat du travail du dentiste de la prison.
Pourtant, malgré ses galères, les nuits passées dans les abris-bus, la faim et la fatigue, Fatima a toujours dune certaine manière pris soin delle-même. " Je ne me piquais pas, je sniffais " ; " pour avoir des rapports avec moi faut que je connaisse la personne. Je mets la capote, on est plus en sécurité ". " Jai fait le vaccin pour lhépatite et le test VIH avant de tomber. Javais vu une émission à la télé. Cétait gratuit. Jai préféré le faire, cest comme la polio, une sécurité en plus dans ma vie. "
Une vie plus marquée par la précarité, la fragilité que par la sécurité.
Fatima amorce un an avant son incarcération un processus de reconstruction. Cest encore de son père quil est question, un père quelle na pas vu depuis cinq ans.
"
Jétais malheureuse de ne pas voir mon père. Javais honte de la drogue. Je voulais men sortir seule. Jen avais marre de cette vie ". Elle sinscrit sur une liste dattente dun centre de la Croix-Rouge pour un traitement de substitution. Six mois après, elle est convoquée pour commencer son traitement. Et là " toutes les démarches que jai pas fait en quatre ans, je les ai faites en trois mois. Avec le traitement ça change tout. Plus sûre de moi, plus forte ".Fatima, grâce à lincarcération dun ami, dispose de son appartement et donc dune adresse stable. Elle fait refaire ses papiers didentité perdus depuis son accident, elle va voir une assistante sociale et constitue un dossier de demande de RMI.
Dans ce contexte, son incarcération apparaît dabord comme un effondrement, une invalidation des efforts engagés pour " décrocher
", pour faire la preuve dune dignité restaurée dans lautonomie (rompre avec la dépendance aux stupéfiants, sen sortir seule).On peut dailleurs noter que cette incarcération est directement liée à sa situation de S.D.F. : Fatima, il y a un an, a été condamnée à 4 mois de prison avec sursis pour un vol de voiture. Cette peine est assortie dune mesure de contrôle judiciaire ; une lettre de convocation lui est adressée, lettre quelle ne recevra jamais. Ladresse quelle avait donnée à lépoque nest plus la sienne. Fatima passe dhébergements temporaires en solutions de dépannage diverses.
Lors dun contrôle de papiers, elle est arrêtée, présentée au juge : Fatima a cette fois une peine de 4 mois. Sans avocat, elle se défend elle-même, et le juge termine laudience sur le commentaire suivant : " on va vous apprendre la loi
".Fatima retrouvera surtout en prison, le monde de la toxicomanie, du racket et du vol. Elle vit cette peine comme une injustice (" je ne me suis pas présentée, je ne savais pas, depuis un an, jétais stable et là crack à la M.A.F., une fille est tombée avec 250 grammes dhéro, elle a pris deux mois seulement parce quelle avait un bon avocat. Moi, la drogue, je lai jamais vendue, jamais donnée. "), une nouvelle épreuve, signe renouvelé dune sorte de fatalité, de son incapacité à conserver le bon, à construire du durable, du stable. Renvoyée à la précarité, à la honte encore, bien plus quà la culpabilité, elle trouve pourtant en prison un cadre contenant et restaurant.
Tout dabord à travers la place quelle occupe et le rôle quelle tient en détention, puis à travers la prise en charge sanitaire et lattention portée à son corps meurtri par les galères, la défonce et son accident.
Sa vulnérabilité manifeste suscite la compassion, et son statut de handicapée de la détention la protège. Sa mobilité réduite la cantonne le plus souvent dans lespace de sa cellule, mais elle établit de bonnes relations avec les surs et quelques surveillantes de la prison.
" Protégée par mes béquilles, personne ne maurait touchée
" : elle sautorise donc à uvrer pour ce quelle appelle " une mission "." On dirait que je suis arrivée là-bas pour effectuer une mission
", pour aider les plus faibles, celles qui portent le stigmate de linfanticide, celles qui " cachetonnent " jusquà loverdose médicamenteuse, celles qui terrorisées par dautres se soumettent à tous les abus.Fatima trouve en détention le plaisir de se sentir utile, la possibilité de montrer ce dont elle est capable, loccasion de prouver, de se prouver quelle nest pas mauvaise, incapable, inférieure. Cette restauration narcissique offerte par la découverte heureuse dêtre quelquun qui compte, qui recueille en prison des signes de considération, lamène à accepter ce que jusque-là elle avait toujours différé : une nouvelle opération chirurgicale.
Fatima garde les traces de son expérience traumatique dans des institutions de soins. Le coût des traitements conjugué à labsence de couverture sociale sajoute à la terreur dun retour à lhôpital : elle na jamais, avant son incarcération, pu se résoudre à faire soigner " cette jambe tordue
".En 1995, Fatima avait été renversée par une moto. Inconsciente, elle est conduite au service durgences le plus proche. Elle subit deux opérations successives (" y avait un os qui sortait de ma peau
") et reste hospitalisée pendant trois mois. Sans visite et sans ressources, Fatima circule dans lhôpital sur sa chaise roulante, elle regarde la télévision dans les chambres voisines, se fait offrir cigarettes et café à laccueil puis se retrouve au moment de sa sortie sans argent, sans logement, mais avec un plâtre qui lui enserre toute la jambe et deux béquilles.Elle commence par casser son plâtre pour pouvoir marcher avec moins de difficultés, et passe trois jours dans un abri-bus où elle finira par être recueillie par
" un vieux monsieur très gentil " qui lhébergera plusieurs mois.Fatima revient souvent lors de lentretien sur cette comparaison entre ces deux prises en charge hospitalières : cette première et celle actuelle en prison. " Jétais traumatisée par la première opération. Ici ils soccupent bien de moi, mieux quà X. Dabord ils ont fait une réunion pendant une heure pour savoir comment ils allaient mopérer. Ils mont descendue au bloc à 9h30 et mont ramenée à 15h. Ici, ils mont remis ma jambe droite. Jen ai pleuré de joie. Jai retrouvé lespoir. "
Cette double réparation, esthétique et narcissique, lui permet de renouer avec son père : à sa libération, elle envisage une convalescence chez lui avant de chercher du travail.
" Ces quatre mois de prison, je ne les aurai pas faits pour rien
", poursuit-elle. Mais derrière cette satisfaction trouvée dans cette autre image delle-même se profilent des inquiétudes, des doutes, et, à nouveau, la peur de lavenir.Lassistante sociale de la prison lui a fait remplir un dossier COTOREP, le médecin lui a dit quelle devrait porter
" une semelle dans ma chaussure pour compenser les deux centimètres en moins de ma jambe " et le dentiste de la M.A.F. lui a enlevé toutes ses dents.Elle redoute aussi son renvoi en détention : lhôpital pourrait la transférer à la M.A.F. jusquà sa libération, les soins ne nécessitant pas le maintien dans ce service. Cette " menace
" nest pas sans évoquer ses autres expériences dexpulsion, de rejet : celle initiée par sa belle-mère, celle de son frère auprès de qui elle cherche secours quand elle quitte le foyer familial, celle de lhôpital à la suite de sa première opération.Retrouver la détention, cest aussi se confronter à la dépendance à légard des co-cellulaires puisquelle ne peut se déplacer. Cest encore retrouver une jeune détenue avec qui elle a partagé sa cellule et qui la profondément déçue. Fatima la considérait comme " sa petite sur
" : asthmatique, elle veillait à sa santé, lempêchait de prendre les cachets quon lui " troquait " en cour de promenade, la protégeait des autres. Cette relation confortait Fatima dans sa quête de légitimation, de validation delle-même. Mais, pendant son hospitalisation, cette détenue la rejointe à la suite dune overdose médicamenteuse. Elles ont partagé la même chambre jusquau moment du retour en détention de cette amie, qui profitant de labsence de Fatima, lui a volé des affaires personnelles. " Ça ma fait mal. Je men fous des vêtements mais je lai considérée comme ma petite sur ".Limage idéalisée de cette relation seffondre, et cest une nouvelle rupture, dans la répétition des multiples histoires relationnelles quelle a connues dans le " milieu de la toxicomanie ". Fatima " saccroche " à lhôpital même si elle étouffe dans cette solitude et attend les retrouvailles avec son père à sa libération.
5 - Suzanne
Simplement habillée, corpulente, sthénique, le maintien digne, Suzanne ne paraît pas ses 68 ans. Sitôt assise bien droite sur sa chaise, elle entre dans le vif dune revendication. " Je voulais dire que, en prison, on nest pas bien soigné, que il ny a pas de suivi
".Puis elle raconte, sur un ton posé mais ferme, en détachant les syllabes. Pendant lannée qui a suivi son incarcération, personne ne se serait occupé delle. Lorsquelle commence à souffrir de son intestin, on lui fait une prise de sang. On lui trouve " des ennuis urinaires, un microbe ". Elle estime avoir été alors bien traitée. Mais, par la suite, " on na pas cherché à savoir si le microbe existait encore ou pas ". Elle a protesté, et obtenu dêtre transférée à lhôpital pour de nouvelles analyses. Ceci en dépit de lopposition du médecin de la maison darrêt, qui lui a dit quil ny avait " pas de corrélation " ; mais elle est revenue à la charge auprès dun autre médecin venu en remplacement. " On vous laisse dans la nature. Il faut insister ". On a donc refait lexamen, mais elle nen connaît pas le résultat. Toutefois, linfirmière lui a dit quil y avait " un problème ", et, voici un mois, le docteur a donné une précision peu éclairante : " à mille cest rien ", ce quelle commente ainsi : " et je ne sais pas ce que ça veut dire mille ". Et puis, elle a reçu notre lettre lui proposant un entretien avec léquipe de recherche. Elle en a été heureuse ; juste après, pour la première fois, elle a été convoquée à linfirmerie pour une consultation médicale.
Elle est entrée en prison il y aura bientôt deux ans. Dabord à G. (un mois, et on lui a demandé tout de suite si elle avait des problèmes de santé), puis ici. Elle possède donc des éléments de comparaison des services médicaux ; pour elle, la cause est entendue: à G. on est mieux suivie. " Il faut vraiment faire quelque chose pour que les détenus soient pris en charge dès le départ ".
Elle a toujours
" les problèmes de reins et de microbes quon attrape ici ". Alors quavant dentrer en prison elle avait toujours été en bonne santé. Elle sait ce quelle a, cest une insuffisance rénale. Dans son cas, insiste-t-elle, on doit boire beaucoup. Or on lui a refusé lautorisation de boire pendant les cours dinformatique quelle suit (" ça passe le temps, ça fait du bien ").A son avis, lhygiène de létablissement nest pas bonne. La viande sent mauvais.
" Ici on attrape des diarrhées par lalimentation... Si on na pas dargent pour cantiner. Les filles attrapent des microbes, des diarrhées incompréhensibles... On nous dit vous avez une gastro ". Pour elle-même, elle cantine : elle achète de leau de Vittel, des produits frais, des fruits, de la salade, des légumes. Elle cuisine sur un réchaud (120 francs) à pâte combustible (7 francs par jour). Elle discute les coûts : " On " profite des achats pour faire des bénéfices, " je ne sais pas du tout qui gère la cantine ".Lhygiène dans la cellule ? Il y a deux douches par semaine, ce nest pas suffisant. Il ny a pas assez de produits de nettoyage. On peut avoir maintenant de leau de Javel en la cantinant. Elle vit seule dans sa cellule, comme elle la demandé. Elle écoute la radio, elle regarde un peu la télévision, elle lit beaucoup. Elle emprunte des livres à la bibliothèque (mais à G. la bibliothèque était beaucoup plus belle). Elle relit Balzac, Zola. A une question, elle répond quelle nécrit pas mais se propose de le faire.
Son parcours ? Elle est en prison en tant que prévenue, car, après avoir été condamnée en correctionnelle, elle a fait appel. Son affaire doit venir dans trois mois. Elle entreprend dexpliquer de quoi il sagit. Selon elle, cela tourne autour de la commercialisation dun appareil paramédical donnant, par apposition des mains, la mesure du rythme cardiaque, du pouls, afin de permettre aux gens de savoir sils sont malades du coeur. Elle-même est intervenue dans un premier temps comme conseillère en gestion et en questions fiscales. Linventeur navait pas dargent pour la réalisation, alors elle a pris un brevet et emprunté en son propre nom. Ils ont reçu " des milliers de commandes
". Le prototype a été fabriqué à létranger, mais lappareil nétait pas au point et elle a refusé de le vendre. Elle na pas pu faire face aux échéances de son emprunt. Néanmoins lidée " apportait quelque chose ", elle en a eu la preuve quand son mari a mis sa main dans lappareil. " La pulsation était à 130, jai pensé que quelque chose nallait pas dans lappareil, mais, 48 heures après, mon mari, décédé depuis, était en réanimation à lhôpital C. ". Linventeur sest retourné contre elle et lui a intenté un procès, quil a perdu. La caution bancaire na pas fonctionné. La guerre du Golfe est venue alourdir les difficultés. Suzanne voulait, dit-elle, rembourser ses créanciers, et à cette fin travailler. Mais le juge dinstruction la envoyée en prison, où elle ne pouvait pas gagner cet argent. Elle éclate en sanglots et reprend son récit en termes plus dramatiques : elle avait fait valoir que son mari était mourant, mais on ne la dabord pas crue, et elle na été libérée quau bout de six semaines. Elle a été réincarcérée quelques mois plus tard, au motif de navoir pu réunir le montant de la caution (plusieurs centaines de milliers de francs). Elle se considère comme responsable des sommes dues (" cest une affaire civile ") mais perçoit son inculpation et sa condamnation en première instance comme une blessure injustifiée et un obstacle au règlement définitif.Les deux ans passés en prison ? " Je ne men suis pas aperçue
". Il y a pourtant " des choses aberrantes " en prison. Par exemple il y avait le dimanche et les jours fériés des promenades de la journée (cest-à-dire un total de huit heures), cela a été supprimé il y a un mois, sans explications. Toutefois, " le directeur a lair gentil ".Suzanne a eu ses diplômes à lâge de quinze ans. Elle a été pendant dix ans lassociée dun expert comptable, puis elle a racheté le cabinet. Elle a travaillé pendant quarante ans. Elle sait quelle fait moins que son âge réel.
Suzanne a un fils. Elle ne veut pas quil laide. " Il a ses problèmes... Jai voulu men tirer moi-même
". Elle ne veut même pas quil vienne la voir. Elle lui écrit, rarement.Suzanne déclare quelle est croyante, quelle a la foi.
Entretien collectif, trois mois plus tard.
Dans le groupe, Suzanne apparaît demblée comme la personnalité dominante; elle y joue un rôle maternel autoritaire, sans familiarité (pendant toute la durée de lentretien les participantes se vouvoient), qui semble être habituellement reconnu par bon nombre de ses co-détenues (par exemple dans cette déclaration de lune delles : " Elle me remonte le moral "). Elle affirme quelle ne veut pas entrer dans les querelles entre détenues, et dailleurs elle se présente volontiers comme représentante de lensemble. A ce titre, elle reprend les principaux thèmes de son entretien individuel. Par exemple: " La santé cest très important. On attrape des choses ici ". A lunisson les participantes se plaignent des mauvais rapports quelles ont avec le médecin qui vient régulièrement à linfirmerie, et qui leur fait regretter son prédécesseur.
A propos de comparaisons, Suzanne en a beaucoup en réserve. Chez les hommes les douches sont froides alors quici elles sont chaudes. A la prison de G. on est plus libre quici, la cantine est meilleure et moins chère, tandis quici il y a beaucoup moins de bruit, moins de bagarres; la discipline nest pas la même ; à G. on ne se croit pas en prison, " ici ça fait un choc
". " A G., il y a des bonnes soeurs et pas de fouilles, et au niveau santé on est très bien suivies ".Elle ne comprend pas pourquoi on met les drogués en prison. " Il y a des clans, il faut choisir...des clans des médicaments, des clans de la drogue
". Elle a vu des droguées revenir trois fois depuis quelle est là. " On leur donne des médicaments de substitution, on dirait des zombies "; elles mettent le feu à leur cellule, elles font des crises, à quoi ça sert ?Suzanne tient à nuancer ses jugements (cest ainsi quelle approuve la ministre de la Justice davoir le projet de faire installer une douche dans chaque cellule). Elle aime rendre service à plus faible quelle. Elle a servi de garde-malade pendant deux-trois mois à une détenue cardiaque. Elle prodigue les conseils autour delle : il faut sortir tous les jours, il faut marcher tous les jours dans la cour de promenade, il faut faire des stages de formation. " Le directeur, quand on lui demande, ça lui plaît. Ecrivez-lui
". " Les surveillantes il faut les respecter pareil...quoique des fois il y a des surveillantes qui cherchent ". Le débat va alors sorienter vers lévocation dun obscur conflit avec une surveillante, né à propos dune serpillière et qui a pris des proportions insolites.Pour ce qui la concerne personnellement, elle déclare quelle ne veut pas raconter sa vie. Néanmoins, elle valorise sa place dans la micro-société carcérale :
" Je suis connue. Je naccepte pas le tutoiement. On me respecte ". Ce respect connaît quand même au moins une limite: Suzanne ne supporte pas quon lappelle - cela arrive souvent - par son nom de jeune fille. Cette sensibilité sexplique vraisemblablement par le fait que ce patronyme est indéniablement balkanique, alors que son nom dépouse nattire pas lattention. Or, venait-elle de dire, " il y a très peu de Françaises. Il y a des Arabes, des Noires, des Basques... ".Après une question sur les rapports avec lextérieur, Suzanne laisse paraître sa souffrance et son repli. " Je ne veux ni contact ni courrier. Je ne veux plus.
" Ses compagnes parlent de lhumiliation des fouilles quelles subissent réglementairement lors des passages au parloir : " cest épouvantable...ah ça non, je ne veux pas ! .... mais comme jai perdu mon mari... ". A plusieurs reprises au cours de lentretien on lentend protester: Elle dira: " On fait tout pour avilir lhomme. Il faut surtout pas se laisser embarquer ". Elle fait chorus avec les formulations du désespoir telles que " la vie ici serait la mort " mais ajoute que, pour vivre, il y a " la grâce providentielle ".
6 - Carmen
Lentretien avec Carmen a lieu dans un bureau au rez-de-chaussée de la détention, à quelques dizaines de mètres de sa cellule.
Plutôt menue, des cheveux bruns bouclés, en bataille, elle parle avec un fort accent espagnol.
Carmen, 30 ans, se trouve en prison pour la première fois et na pas encore été jugée. Elle sait, cependant, quelle sera condamnée à une longue peine.
Originaire dune famille ouvrière, laînée de trois filles, elle a passé son bac à 19 ans et na quitté la maison parentale, située dans un village de 8000 habitants quà lâge de 23 ans. Le médecin de famille était un ami de son père. Carmen dit avoir toujours été en bonne santé. Elle évoque avec émotion le souvenir de lopération des amygdales lorsquelle avait 4 ans, réminiscence particulièrement vive : elle navait pas le droit de manger de lomelette dont elle avait très envie.
En parlant de son incarcération et de ses effets sur elle, Carmen dit avoir vécu " des moments très forts
" dans sa vie. Elle pense y avoir réagi plusieurs mois plus tard par des manifestations allergiques. Cest en se couvrant de plaques rouges sur le visage et sur les mains quelle a répondu au " stress " consécutif à son entrée en prison mais aussi à la grève de la faim qui lavait beaucoup affaiblie physiquement. Il sagissait dune grève observée par les détenues de même origine de deux maisons darrêt de la région parisienne.Le moment de lincarcération était vécu par elle comme celui des retrouvailles avec ses compatriotes. Elle compare dailleurs à plusieurs reprises la maison darrêt où elle est emprisonnée depuis 8 mois et où nous la rencontrons avec celle quelle avait connue pendant trois semaines, au tout début de son incarcération. Lors de cette période, elle navait pas le temps de réfléchir dit-elle. Maintenant, plus isolée, elle se sent davantage confrontée à un règlement plus strict et à un personnel de surveillance plus autoritaire. " Là-bas, on ne pensait pas à la prison
". " Cest plus dur maintenant quau début ". Et elle affirme en mentionnant la période de la clandestinité quelle a connue pendant 7 ans : " Je navais pas peur de la prison ". " Je savais que jirais un jour en prison ".Le sentiment intense dappartenance à une minorité culturelle mais aussi à un groupe solidaire de détenu(e)s animés par un cause commune, soutenu activement à lextérieur, colore dune manière spécifique le vécu de lincarcération chez Carmen. L euphorie suivie de souffrance à peine voilée de la séparation davec ses amies lamène à rapprocher les événements chargés fortement daffects et ses somatisations.
Et les autres détenues ? La sensibilité à la détresse de certaines dentre elles la mobilise activement et la vulnérabilise. Carmen a cosigné une lettre adressée à la Direction de la maison darrêt demandant lautorisation de " se cotiser
", réunir un pécule pour une détenue enceinte sans ressources et sans aide extérieure. La réponse avait été " non ". Mais parler avec les autres détenues, écouter leurs histoires et surtout y repenser une fois seule dans sa cellule induit chez elle un désarroi dont elle cherche à se protéger en évitant ce type déchanges." Penser à la prison
" signifie pour Carmen sinterroger " comment la passer? ", " comment se concentrer ? " dans cet univers où " tout est fait pour casser tout ça : elle décrit les bruits et le rythme quotidien immuable de linstitution ponctué par les ouvertures/fermetures incessantes de portes et scandé par des mots " bonjour ", " poubelles ", " rentrer les poubelles ", " cantine ", " promenade " etc.Son choix de faire des études de sociologie la rassure autant quil linquiète. Elle a le projet de suivre des cours par correspondance dans une université de son pays dorigine mais na pas encore décidé en quelle langue. On ne parlait que lespagnol dans sa famille même si ses parents lavaient inscrite toute petite à un cours pour apprendre la langue nationale quelle parle couramment. Eloignée de ses amies, séparée aussi de son compagnon incarcéré dans une autre maison darrêt, loin de sa famille, Carmen se pose des questions. Pourra-t-elle à nouveau étudier après une si longue interruption ? Comment saccommodera-t-elle de ces " cassures
" imposées par la vie en prison ? Pour le moment, après la fermeture des portes le soir (" le seul moment tranquille "), elle " essaie décrire " des lettres et des choses qui lui passent par la tête, elle lit.Avant lincarcération, Carmen avait souffert dune douleur au genou, " un problème de rotule
". Elle avait consulté à lépoque un médecin qui lui avait prescrit des examens radiologiques et un scanner. Cette douleur sétait réveillée à nouveau en prison. Le médecin de lU.C.S.A. lavait adressée à un orthopédiste de lhôpital de la prison qui, après avoir pratiqué un examen clinique, lui avait prescrit des séances de kinésithérapie en lui disant que des examens complémentaires seraient effectués à lissue de celles-ci. La kinésithérapie lavait soulagée mais le même type de douleur sétait manifesté à lautre genou et elle a à nouveau été soignée par la kinésithérapie. " Il ny a pas de kiné ici ". " La M.A.F. refusait. Cest le médecin dici qui sétait battu pour que le kiné vienne de lhôpital. Mais je nai jamais eu de scanner ni de radio ". Sa revendication un peu résignée lui paraît dautant plus fondée que sa douleur réapparaît occasionnellement.A ma question sur le suivi gynécologique, Carmen répond quelle nen avait pas eu depuis ses 23 ans et quelle en a un en prison. Cette réponse la fait sourire.
" Nous, nous avons un suivi par une équipe médicale à lextérieur. Ils sont là pour ça. Il y a différents spécialistes, psychiatres, psychologues.
" Carmen explique que ses compatriotes incarcéré(e)s pour des raisons " politiques " contactent ou sont contactés par des médecins qui suivent " de lextérieur " lévolution de leur santé mais qui peuvent, une fois lautorisation de visite obtenue, les rencontrer au parloir et prendre également contact avec lU.C.S.A. Selon Carmen, il serait cependant difficile davoir accès aux dossiers médicaux de leurs patient(e)s détenu(e)s.Pour ses douleurs aux genoux, Carmen a été suivie par une amie médecin qui venait la voir au parloir. Celle-ci lui avait conseillé certains exercices et lui avait apporté des livres " pour se muscler
".Carmen reçoit régulièrement les visites de sa famille, ses parents, sa soeur. " Ils font 1000 kilomètres pour venir
".Après une consultation ophtalmologique, des lunettes ont été fournies à Carmen par lU.C.S.A. " Cest un problème médical, je ne veux pas de lunettes de la prison, elles me donnent de lallergie
". " Linfirmière ma dit de mettre du scotch ". " Je veux celles du dehors ". La famille de Carmen, ayant obtenu lautorisation, lui a en effet fait faire une paire et les avait déposées pour elle avec des vêtements lors dun récent parloir. " Lautre jour, jai fait une crise pas possible, jai fait le bordel ". Au retour du parloir avec sa soeur, elle trouvait dans sa cellule quelle occupe seule, les vêtements mais non les lunettes. " Mais jai signé le bon des vêtements et des lunettes " insiste-t-elle. La surveillante appelée pour lui donner des explications, après sêtre renseignée, aurait dit à Carmen que ses lunettes ne pouvaient lui être restituées que par le service médical. " Tout est comme ça ". " On nous amène au bout des nerfs " et elle mentionne " celles qui se coupent pour avoir des serviettes hygiéniques ".La santé en prison ? " Il ny a pas de produits frais, pas de frigo
". " Jessaie de me soigner quand même ". Carmen cantine des fruits et des légumes et se plaint de la fumée que dégagent les pastilles utilisées pour chauffer le café ou les aliments quelle prépare elle-même. " Encore en été on peut ouvrir la fenêtre, mais en hiver " Elle déplore aussi le manque dun vrai gymnase mais pratique laérobic et " se force à faire des abdos en cellule ". " Si je me laisse aller maintenant, comment je vais devenir ? " Elle considère quétant en prison pour longtemps, elle ne peut se permettre de négliger son apparence ni son régime alimentaire. Beaucoup de détenues incarcérées pour de courtes peines " se laissent aller ". " Elles ne se lavent pas, ne se coiffent pas ". " Moi, je fais attention à ce que je mange " et elle précise quelle dort très bien. Ce qui les distingue cest qu" quelles parlent de ce quelles vont faire à la sortie ". La préoccupation de Carmen est de savoir " comment vivre en prison ? "Quant à la santé des autres détenues, " cest un problème de drogue
" et " la prison c est pas un hôpital ". " Les toxicos, cest pas leur place ici ". " Elles mangent des pilules sinon ça serait le bordel ".Faire des études de sociologie nest pas le seul projet de Carmen. " Je vais me marier
" annonce-t-elle dun ton assuré et en riant, " pour passer un moment ensemble, pour se parler ". Il lui est possible, en effet, de correspondre avec son ami, parfois le rencontrer dans le camion les conduisant au Palais, mais le parloir leur est interdit.Pour le moment, le souhait de Carmen est " dêtre dans la même prison que ses amies et plus proche de chez soi
". Et il lui arrive parfois de " rêver aussi de quand on sort ".Dernière mise à jour : lundi 20 septembre 1999 17:23:50 Dr Jean-Michel Thurin