Sida et Santé : représentations et pratiques des personnes incarcérées : Incarcérations

 



VI - Incarcérations

 

Nous avons précédemment souligné la diversité des expériences de l’incarcération : derrière le statut commun de détenu et apparemment de semblables conditions de vie en détention, émerge la singularité de sujets confrontés aux institutions pénitentiaires et judiciaires. Dans un premier temps, nous avons dégagé des problématiques et processus communs aux différentes personnes rencontrées lors de cette recherche, en ce qui concerne leurs représentations du VIH-sida, des risques de transmission-contamination de maladies et autres maux, leurs rapports au corps, à la santé, aux soins, les conduites adaptatives déployées pour " faire sa prison ". Nous mettions déjà à la fois l’accent sur la communauté des traits constitutifs de l’épreuve que constitue l’enfermement et sur la singularité de l’expérience subjective, fonction de l’histoire personnelle, des ressources sociales et psychiques dans lesquelles chacun puise pour aménager sa vie derrière les murs.

Nous souhaitons dans les pages qui suivent, avant de conclure ce compte rendu de recherche, illustrer plus précisément cette diversité en nous appuyant sur quelques rencontres cliniques. Elles sont porteuses, certes, des limites que connaît d’une manière générale l’étude de cas, mais si elles ne peuvent prétendre à la représentativité, leur valeur réside néanmoins dans l’exemplarité des expériences présentées.

Parmi les 55 personnes incarcérées interviewées, nous avons choisi trois hommes et trois femmes. Non pas pour tenter, à partir de ces cas, de construire une typologie, mais pour illustrer la diversité des origines, des appartenances, des ressources et des stratégies.

Ces cas sont exemplaires, au sens où ils condensent des traits et des processus partagés par d’autres personnes détenues.

Siméon a 45 ans. Il est incarcéré depuis six mois et condamné à une peine de deux ans. C’est sa cinquième condamnation pour des motifs toujours analogues liés à sa toxicomanie. Il est séropositif et suit une trithérapie.

Jim a 43 ans. Il est incarcéré depuis deux mois et attend la révision de son jugement. Primaire, il fait l’expérience du choc carcéral, et l’apprentissage du mode d’emploi des ressources disponibles dans la prison, d’une nouvelle économie de soi à construire. En matière de santé, il est essentiellement question pour lui de souffrance psychique.

Paul a 24 ans et attend son jugement depuis deux ans. Il retrace ces deux ans de détention, les menaces perçues de contagion-contamination et les stratégies défensives élaborées pour se protéger.

Fatima a 32 ans. Elle est hospitalisée pour une opération chirurgicale. De sa chambre-cellule, elle évoque son histoire familiale, sa galère de S.D.F., sa toxicomanie et sa découverte de la prison.

Suzanne a 68 ans et elle est incarcérée depuis bientôt deux ans. Plus âgée et d’un autre milieu social que la plupart des autres détenues, elle aménage sa vie carcérale entre un repli dans l’isolement de sa cellule, une rupture avec l’extérieur et l’entretien d’une sociabilité intra-muros qui l’inscrit dans des rapports maternants et autoritaires.

Carmen a 30 ans et elle est prévenue. Emprisonnée depuis huit mois, elle témoigne de son expérience de l’enfermement, marquée par son appartenance à la communauté de ses compatriotes incarcérés. Après sept ans de clandestinité, elle se prépare à passer de nombreuses années en détention et s’interroge sur le comment vivre en prison.

 

1- Siméon

Dans le couloir, un homme mûr d’allure robuste s’approche d’un pas assuré. Son apparence physique et sa vêture sont celles d’un citadin appartenant à la petite bourgeoisie. Nous apprendrons qu’il est né à Constantine dans une famille musulmane il y a quarante cinq ans, qu’il possède la nationalité française et qu’il est ouvrier professionnel qualifié. C’est sur le conseil d’un camarade de cellule, T. - qu’effectivement nous connaissons - qu’il a demandé à rencontrer un membre de l’équipe de recherche.

Il a été écroué à la Maison d’arrêt il y a six mois. Il raconte d’emblée qu’il a été condamné à deux ans pour avoir été pris dans un café avec des amis qui essayaient de vendre de la drogue à un inspecteur de police. C’est sa cinquième condamnation (et sa cinquième incarcération) en onze ans pour des motifs analogues.

Sa santé ? Elle est " plus ou moins bonne ". Il est porteur du VIH. Sa séropositivité a été découverte lors d’une précédente entrée en prison, à la faveur du bilan médical proposé aux arrivants. Depuis, il est sous traitement, actuellement une trithérapie qui n’a jamais été interrompue. Il est suivi ici par le médecin (le Dr D.) qui prend en charge les détenus atteints par le VIH-sida. Il estime que tout se passe bien à cet égard.

Il est " toxico ", de façon discontinue, avec des épisodes d’abstinence. Actuellement, il est abstinent, mais il sait bien que " beaucoup de gens ici essaient de continuer ", ce qu’il n’approuve pas. Il a été initié par son ex-femme, à une époque où cela paraissait tout simple : on fumait du haschich, et puis on voulait monter plus haut, éprouver d’autres sensations. Il attribue sa contamination par le VIH au partage de matériel d’injection avec des camarades, à l’époque où les seringues n’étaient pas en vente libre.

En matière de prévention, il n’a plus de problème : depuis qu’il trouve facilement des seringues propres, il n’a jamais cessé de prendre des précautions. De même, il prend des précautions - mais il ne précise pas en quoi elles consistent - lors des rapports sexuels.

Avant sa dernière incarcération, il bénéficiait d’un produit de substitution (le Subutex) qui lui était prescrit par le Dr E., à la consultation spécialisée de l’hôpital B. A son arrivée ici, ce traitement a été suspendu. Il aurait voulu avoir un soutien médicamenteux pendant son sevrage, mais on l’aurait oublié ; puis il s’est dit que c’était tant mieux. Il a souffert pendant trois semaines, " malade comme un chien ". Comme il n’a pas compris pourquoi on l’a laissé ainsi, il voudrait revoir le médecin de l’U.C.S.A. ; néanmoins, lorsqu’il a interrogé le Dr D. à ce sujet, celui-ci lui a répondu que c’était normal. A part cela, il estime que les services médicaux se sont " vachement améliorés " depuis 1993. Les prisons ont fait beaucoup d’efforts dans le domaine de la santé.

Pour les soins dentaires, " ça traîne ". Il faut attendre trois mois pour se faire extraire une dent, et c’est pire pour " les gens qui n’ont pas la Sécurité sociale ". Tandis que lui-même, quand il était à la prison de H., a pu faire réparer son dentier en trois mois; alors qu’ici il faut six mois pour extraire trois dents. Pourtant, " ils ont du matériel hypersophistiqué ici ". Il est sensible aux injustices, il n’admet pas les inégalités. " Mais pas pour moi ! ". " Il y a des privilégiés en prison, ils écrivent et ils ont tout tout de suite, pas nous. Et pourtant on a tous un numéro d’écrou ". " On a tous fait quelque chose, on doit payer, mais on doit payer pareil ". Pourquoi y aurait-il des privilégiés ? " Pour n’importe quelle raison, je ne sais pas. Pour avoir une douche médicale, on va voir le dermatologue, ça leur est refusé, alors que d’autres ils l’ont, et renouvelée. C’est à la tête du client ".

Quant à l’hygiène, " il faut être propre " ; " en vivant avec des gens propres on s’entend bien ". Sa cellule est lavée chaque jour, " on n’a que ça à faire ". La nourriture " n’est pas fameuse ", alors on cantine et l’on fait sa petite popote. Malheureusement les prix sont doubles de ceux des grandes surfaces, certains plus élevés encore. Il se soucie de la situation économique des détenus, car, dit-il, il y a des gens ici qui sont dans la misère, qui n’ont pas de chaussettes, pas de chaussures, pas de sucre (enfin si, ils reçoivent du sucre, mais seulement un kilo par mois); ils reçoivent trois doses de shampooing par mois, un rouleau de papier hygiénique, etc. ; quant à ceux qui ont obtenu du travail, ils sont mal payés et travaillent dans leur cellule jusque dans la nuit pour atteindre le rendement exigé. Siméon juge ces conditions de travail inacceptables, " c’est de l’exploitation ". Il compare avec la prison de G., où " les paies sont trois fois plus grandes ", où l’on peut obtenir des vêtements de travail. Il enchaîne sur le prix de location du récepteur de télévision, près de dix francs par jour, les appareils ont dix ans d’âge, " ils ont eu le temps de les amortir, et il y a des gens qui sont seuls et n’ont pas d’argent ".

Professionnellement, Siméon est fraiseur P3. Dernièrement, il n’avait pas de travail car il ne supporte plus de rester debout toute la journée. Il a donc déposé un dossier pour passer en COTOREP et obtenir de travailler à mi-temps. Il aurait voulu mettre à profit son séjour en prison pour suivre un stage de formation, mais il ne l’a pas obtenu ; il aurait aimé apprendre l’anglais et perfectionner son grec moderne. Il fait de la gymnastique, de la musculation. Le reste du temps, il s’ennuie en cellule. Il aimerait être plus actif. Il trouve qu’à la prison de G. (où il a séjourné deux ans auparavant) on prend davantage en considération les demandes des détenus. Ici, il est aidé dans ses démarches par " l’assistante sociale de l’infirmerie " et " l’éducatrice du service socio-éducatif ", en fait, dit-il, surtout par la première. " Elle au moins elle travaille, elle aime son travail, c’est une brave dame ".

A part son cocellulaire T., lui aussi porteur du VIH (et forcément le personnel médical et médico-social), personne ici n’est au courant de sa séropositivité, pas même le troisième détenu de la cellule. Les surveillants ne sont pas au courant, il en est sûr. Le secret est donc bien gardé, puisque, sinon, " les gens parleraient beaucoup ", et " on serait mis à l’écart ". Au-dehors, il y a le frère de T. (que Siméon connaissait déjà) et sa propre soeur qui savent.

Il n’a pas d’enfants. " J’ai tout perdu : famille, amis, travail ". Néanmoins sa soeur vient le voir régulièrement au parloir.

A une question sur son avenir, il répond en exposant sa vision et ses projets. " Je vais déposer ma conditionnelle dans cinq mois ", de façon, si la démarche réussit, à gagner un an. Il compte faire valoir sa bonne conduite en prison (" je n’ai jamais eu de rapport "). Il revient sur son désir d‘obtenir une occupation ici, ne serait-ce que (il en convient) pour prouver qu’il met de la bonne volonté pour s’en sortir. A sa libération, il aura un logement (une chambre chez sa soeur). Il ferait volontiers du bénévolat. Il est plutôt manuel, il se verrait bien travailler à la campagne (les vendanges, la cueillette), il aime la terre, les plantes, la forêt, le bois. Il sera suivi médicalement à la consultation spécialisée en toxicologie et sidologie de l’hôpital B.

Après extinction du magnétophone, Siméon est revenu sur quelques-uns des thèmes du début de l’entretien (certains termes crus cités plus haut sont extraits de cette phase terminale). Son vécu de l’inégalité n’a plus tout à fait les mêmes couleurs. Par exemple, il parle de l’éclairage de la cellule. Il n’y a qu’un interrupteur, situé à côté de la porte mais à l’extérieur. Au-delà de 23 heures, tout surveillant qui passe éteindra, et donc on ne pourra plus lire ni écrire. Il y a bien des prises de courant à l’intérieur, qui permettent de brancher un lecteur de cassettes ou un thermoplongeur, mais on n’a pas le droit d’avoir une lampe de chevet. Alors ? " On a magouillé avec l’électricien pour en avoir une ". Et qu’arrivera-t-il en cas de fouille de cellule ? " Nous, on n’en a jamais eu. Il n’y a jamais de problème. Il y a bien quelques surveillants un peu emmerdants mais jamais jusque là ".

Siméon voudrait s’occuper de gens qui ne savent pas écrire, conseiller des étrangers. D’ailleurs, ces temps-ci, il est venu en aide à un Thaïlandais qui ne parle pas français ; il souhaite réussir à le faire sortir de prison.

En quittant la pièce, il exprime sa satisfaction de l’entretien.

 

 

2 - Jim

Jim est incarcéré depuis deux mois lorsque nous l’avons rencontré pour la première fois. C’est un des sous-directeurs de la maison d’arrêt qui lui a présenté l’objet de notre recherche et lui a demandé s’il accepterait d’y participer. Ce sous-directeur nous adresse ce détenu en précisant qu’il vit difficilement cette première incarcération et que le fait de pouvoir parler lui ferait sans doute du bien.

Nous le revoyons le lendemain dans un petit bureau installé près des " parloirs avocats ". A peine assis sur sa chaise, Jim se met à parler : son débit est rapide même s’il cherche de temps en temps ses mots. Britannique, il parle couramment français.

D’emblée il se présente comme un futur collaborateur pour notre recherche et argumente en se référant à la fois à sa propre expérience de l’incarcération et à sa compétence professionnelle.

Jim est journaliste et connaît le travail d’investigation : il pourrait donc nous aider considérablement en aiguillant notre enquête dans l’établissement. Il a déjà recensé les personnes qu’il nous faudrait rencontrer, les lieux qu’il nous faudrait visiter. Il se propose d’être en quelque sorte notre " ambassadeur ", de nous accompagner lors de notre séjour dans l’établissement.

Derrière cette demande se manifeste aussi une profonde souffrance, un grand désarroi. Se mêlent ici l’expression de cette souffrance personnelle et la réponse à notre attente supposée : des informations, des commentaires sur " la santé en prison ".

Ça fait deux mois que je suis là, c’est comme deux ans, mais c’est deux mois. C’est très long. On est fermé pendant 22 heures par jour. Il n’y a presque aucune activité ici, c’est une maison d’arrêt alors les gens sont enfermés en cellule. Il n’y a pas un très bon choix avec qui vous êtes enfermé, c’est le hasard… et ça change tout le temps. Vous pouvez vous trouver avec quelqu’un de bien pendant 10 jours et après vous vous trouvez avec un toxicomane… en deux mois j’ai vu 10 personnes et on est trois dans la cellule, dans une pièce de 7m2. C’est très difficile. Y a que l’eau froide en cellule avec un petit bassin alors l’hygiène, c’est très difficile. Moi j’insiste dans la cellule on nettoie à fond tous les jours à l’eau de javel, il y a plein de cafards, c’est très vieux ici.

J’ai rencontré des gens de l’âge de 18 ans jusqu’à 75 ans, je sais qu’il y a beaucoup de toxicomanes ici avec leurs problèmes à eux, qui ont d’autres maladies et d’autres qui ne sont pas toxicomanes, qui ont des maladies graves, des diabétiques. Pour ces gens-là c’est très difficile. Je suis devenu ami avec un des docteurs ici, il faut absolument que vous le rencontriez, j’ai une liste de gens dans ma tête avec qui il faut que vous parliez… "

Jim investit massivement la proposition qui lui a été faite dans l’espoir de retrouver un peu de ce qu’il a perdu, d’alléger ce qui lui pèse le plus depuis son arrivée en prison.

Travailler avec nous ", c’est rompre avec le statut commun et uniformisant de détenu, pour s’inscrire dans une position quasiment professionnelle en détention (un travail d’enquêteur), c’est s’occuper, retrouver une activité qui atténue le poids d’une temporalité longue et vide, c’est renouer un lien avec le dehors et recevoir des visites plus fréquentes, c’est sortir de cellule plus souvent et gagner un peu de mobilité en détention. C’est aussi, et peut-être essentiellement, pouvoir disposer d’un espace de parole où sa souffrance peut être exprimée, où il peut décharger les émotions contenues. Un espace ouvert à une parole sur soi, sur cette expérience de l’incarcération dans laquelle il se sent totalement pris, qui l’envahit.

Tout au long de ce premier entretien Jim va progressivement se détacher de cette présentation comme collaborateur-informateur décrivant les conditions de détention, les différents types de populations incarcérées pour une expression plus personnelle, pour dire sa propre souffrance. La référence réitérée à sa proposition de " collaboration " est alors explicitement présentée comme un appel à l’aide.

Jim, au moment où nous l’avons rencontré pour la première fois, fait massivement l’expérience du " choc carcéral ". Il témoigne alors à la fois des épreuves subies et des stratégies défensives qu’il tente de mobiliser pour " tenir ", pour ne pas s’effondrer.

Le " choc carcéral ", c’est d’abord pour lui la rupture brutale, inattendue d’avec son mode de vie et son milieu d’appartenance. Il a 43 ans, et la présentation de son histoire de vie comme celle de son incarcération soulignent cet effet de rupture.

Je viens d’une très grande famille " nous dit-il. Un père banquier, une mère sculpteur, une famille unie, des études dans les meilleures écoles, une formation universitaire et une passion pour les courses automobiles… tout cela l’inscrit dans un milieu social qui lui a offert " beaucoup d’opportunités, un solide carnet d’adresses et un niveau de vie très appréciable ".

Jim ne sera pas, comme son père l’aurait souhaité, banquier mais journaliste à la suite d’un grave accident qui l’oblige à cesser son activité de pilote de course. Et il souligne, dans la description de son milieu, des réseaux d’amis et des relations professionnelles, le contraste avec sa situation actuelle. La mise en perspective de cette vie facile où tout paraît possible, accessible, de ces grands noms du monde industriel, de la haute-couture, du sport… avec l’enfermement, la dépendance et la rencontre avec la misère est saisissante. C’est la découverte d’un autre monde, une plongée dans l’inconnu, un passage de l’autre côté du miroir.

Je suis en contact ici avec des gens que je ne voyais jamais dehors. Ça m’a choqué beaucoup de voir tous ces gens ici sans rien, qui, quand ils sortiront d’ici, sortiront avec quelques affaires dans un sac en plastique sans savoir où aller. Ici je vis avec eux alors que dehors on les voit sur le journal (…) moi, je suis quelqu’un de tellement extraverti, j’adore la vie, j’adore les gens, bouger. Je suis un peu privilégié parce que j’ai une bonne éducation, j’ai un métier qui est très intéressant… et pour me retrouver complétement à l’opposé ici, enfermé 22 heures sur 24 ! C’est dur. "

La rupture est aussi celle du contraste entre ce sentiment de toute-puissance que peut donner le pouvoir sur sa vie et sur les choses, et l’expérience de cette impuissance radicale qui accompagne la perte de contrôle de sa propre vie et de son devenir.

Liberté et enfermement, pouvoir et dépendance, assurance et vulnérabilité, suractivité et passivité contrainte, euphorie et dépression… la mise en perspective du dehors-hier au dedans-aujourd’hui est synonyme d’effondrement. Les certitudes nourries à son propre sujet et à propos de " son monde " s’effondrent en le laissant désarmé, abattu.

La première effraction dans cette vie présentée comme idyllique, la première confrontation à la toute-puissance d’un pouvoir perçu comme arbitraire est celle de l’arrestation.

Jim habite à Londres et c’est à l’occasion du passage de la frontière française, alors qu’il venait à Paris pour un week-end fêter son anniversaire de mariage avec son épouse qu’il est arrêté.

Parti pour " un week-end de rêve ", il est menotté et informé qu’il est l’objet d’un mandat d’arrêt qui date de 1990. Conduit au commissariat de la ville la plus proche, puis dans une cellule de la prison départementale où il restera deux jours, il arrivera à la maison d’arrêt où il est incarcéré et où un avocat l’informe enfin du mobile de ce mandat d’arrêt.

Domine ici dans la narration de ces évènements l’expression d’une violence subie, d’une incompréhension radicale, d’un arbitraire, au point que l’expérience paraît incroyable, irréelle. Elle évoque " un mauvais cauchemar dont le réveil va me délivrer " ou l’erreur policière qui sera nécessairement rapidement dévoilée. Mais l’avocat confirme la réalité de la situation : Jim a été condamné à deux ans de prison pour vol il y a 7 ans et il l’apprend en prison.

J’ai eu un choc, une dépression. J’étais inquiet pour ma femme, pour mes affaires, mon travail. Le choc. Je n’ai pas cru que les gens ne me croient pas. Ma femme a eu une fausse couche trois semaines après mon arrivée ici, de l’angoisse ".

Cette nouvelle perte vient amplifier les autres, raviver la douleur de la séparation, l’expérience quotidienne de l’inaccessibilité de ce à quoi on tient. C’est cette nouvelle, communiquée par télégramme, qui est présentée comme le déclencheur d’une demande d’aide auprès des services médicaux. Jim demande à voir le psychiatre : " Ça a pris 4 semaines. Je l’ai vue pour la première fois hier. J’ai écrit chaque jour pour demander un rendez-vous, je suis en dépression, je veux parler avec quelqu’un. Hier je l’ai vue vingt minutes, je suis parti. Elle m’offrait du Prozac, un médicament pour dormir et du Lexomil pour me calmer. C’est incroyable ! "

C’est la découverte du monde carcéral, et la description qu’en fait Jim est régulièrement ponctuée de " c’est incroyable ", comme s’il faisait là un voyage en terre étrangère. " C’est un monde à part ici : l’étrangeté n’est pas seulement celle de ce nouvel environnement. C’est aussi une étrangeté à soi-même quand Jim ne se reconnaît plus dans cette nouvelle vulnérabilité qui est la sienne, dans cette nouvelle économie de soi dans le rapport aux autres, dans cette " forteresse " qu’il a construite en lui-même " pour ne pas être trop brisé ".

Jim fait simultanément l’expérience d’une profonde solitude et d’un espace surpeuplé où l’intimité est réduite à sa portion congrue. L’omniprésence permanente des autres, la cohabitation imposée dans un espace réduit induisent paradoxalement l’isolement.

Moi je n’ai pas trouvé de copains ici, quelqu’un à qui je peux parler. Ici on parle de tout superficiellement, et ça c’est très difficile. Y a aucune complicité. J’ai construit un mur autour de moi et ma femme m’appelle " forteresse Jim ". Y a des gens qui rentrent dans la cellule, des toxicomanes en manque, ils fouillent dans vos affaires, ils volent vos timbres. Moi je ferme ma gueule. C’est très difficile de garder tout dedans, c’est pas mon habitude ".

Le contrôle de soi, l’autocensure dans ses réactions, la vigilance, la prudence que supposent les rapports aux autres, autres détenus et membres du personnel, redoublent l’enfermement et ses contraintes. Tenir les autres à distance est une opération physiquement impossible : le seul recours est ce masque porté et la conformité aux usages d’entretien et de respect de cette " bonne distance " carcérale.

Jim observe et apprend ces usages : il sait qu’il convient de se serrer la main entre détenus, qu’il est inconvenant de tendre la main à un membre du personnel de surveillance (sauf à vouloir le mettre mal à l’aise devant ses collègues). Il sait que son statut de marginal en détention (journaliste, étranger) l’autorise à entrer en contact avec différents mondes de la détention (les braqueurs, les terroristes, les dealers, les pointeurs) et à entretenir de bonnes relations avec chacun à condition de respecter cette superficialité, cet engagement personnel minimum et ce code viril qui n’autorise pas la manifestation de la défaillance, de la souffrance. Parce que " y a ce truc de macho ici. Le premier mot quand on rencontre quelqu’un c’est " tu as le moral, fonce ! ". C’est pas " bonjour comment vous allez ? " Celui qui montre qu’il n’a pas le moral, il est à part ". Le rôle à tenir pour se conformer au code de la mise en scène suppose une répression, une inhibition de l’expression émotionnelle. Il favorise aussi les positions régressives dans le repli sur soi et le sommeil.

J’ai des moments très bas. Je vis pour mes lettres. Et ici ils s’en foutent des lettres. Y a deux jours je n’en ai reçu aucune. Une erreur. C’était terrible. Je me suis mis sur mon lit, j’ai voulu pleurer. C’est très difficile avec trois personnes dans la cellule, on se connaît pas. Je fais un peu de bouddhisme, ça me calme et je me force à dormir. Même si ça prend cinq heures, je tourne ma tête vers le mur. Mais quand on est très proche d’avoir des larmes dans les yeux, c’est très difficile. "

Pour " tenir ", Jim s’impose une organisation de ses journées : réveil à 7 heures, douche, rangement et ménage dans la cellule, écriture de son courrier (sept à dix lettres par jour), promenade d’une heure dans la cour, préparation du déjeuner, télévision ou lecture, promenade d’une heure à nouveau jusqu’au dîner servi à 17h30.

La " promenade " est présentée comme un exercice hygiénique auquel il se contraint car " c’est une petite cour dégueulasse où les gens pissent contre les murs, vous tournez en rond comme des bêtes. Je parle avec personne là. Normalement les gens en promenade parlent de ce qu’ils vont faire en sortant d’ici, qu’est-ce qu’ils vont braquer. C’est le pipeau des prisons, c’est pas intéressant. "

Maintenir une activité, une mobilisation de soi, c’est aussi s’organiser pour avoir accès aux ressources de la prison. Jim multiplie les demandes écrites quotidiennes " pour sortir de la cellule : demandes de participation aux activités organisées en détention (échec, ping-pong, etc.), demandes de consultation à l’U.C.S.A., demandes de prêt de livres à la bibliothèque. La visite hebdomadaire d’un avocat et celle, bimensuelle, de son épouse constituent encore des occasions de déplacement, de rencontre. Jim ainsi parvient à sortir de sa cellule une ou deux fois par jour. Et ajoute-t-il, " j’ai espoir qu’avec vous je pourrai sortir beaucoup plus ".

Son isolement est partiellement atténué par un groupe d’appartenance constitué autour d’une nationalité commune : les six Anglais de la prison se sont " repérés " et développent des relations de solidarité même s’ils n’ont, au delà de ce point commun, que peu d’affinités.

Des ressources relationnelles sont progressivement construites, et c’est à travers quelques relations interpersonnelles privilégiées que Jim trouve l’écoute et la confiance qu’il recherche. Mais ces relations ne sont jamais dépourvues de visées stratégiques : elles sont prises dans l’ensemble du système de transactions qui tissent la quotidienneté carcérale. Comme si les rapports interpersonnels supposaient pour pouvoir s’établir, des relations d’échange à la marge ou dans la dérogation, ou dans la transgression des règles. Ainsi, Jim évoque la situation d’un autre détenu, " une situation pire que la mienne : incarcéré depuis vingt mois, sans aucune visite, marqué physiquement par une toxicomanie de longue date, et qui consomme intra-muros de fortes doses de psychotropes. L’engagement dans une relation plus personnalisée où il est possible de parler de soi, de ce qui est difficile, douloureux dans cette expérience de l’incarcération s’accompagne d’un " troc ". Comme si la confiance supposait une sorte de complicité liant tacitement les partenaires. Ce détenu travaille aux cuisines. Il y vole du café, denrée rare en prison où on ne sert que de la chicorée, et le donne à Jim qui en retour lui donne produits qu’il cantine. Mais, ajoute Jim, " il ne fait pas ça par intérêt, il fait ça pour moi ".

De même, Jim trouve auprès d’un médecin de l’U.C.S.A. une écoute qu’il a cherchée sans succès auprès du psychiatre qui l’a reçu en consultation. Ce médecin est " la seule personne ici à qui je peux sortir ce que j’ai dans moi, j’ai confiance en lui. C’est quelqu’un que j’aime beaucoup. " C’est aussi celui qui lui permet d’avoir accès à une douche quotidienne. Alors que le règlement prévoit deux douches par semaines, Jim bénéficie d’une " douche médicale : " j’ai demandé ça au médecin par amitié, il a le pouvoir de le faire. En prison, il faut malheureusement être un peu manipulateur, c’est pas le vrai monde ici, c’est un autre monde ". Le recours au service médical pour obtenir des dérogations, des allègements aux contraintes carcérales place celui-ci dans une position de contre-pouvoir face au pouvoir pénitentiaire.

Mais les personnels pénitentiaires usent aussi des dérogations, et c’est sur la base de ces formations contractuelles implicites que se tissent des liens plus personnalisés entre détenus et surveillants. Ainsi un premier surveillant accorde à Jim une plus grande liberté de mouvement dans le quartier de la détention : " il a confiance en moi, il me laisse traîner ". La confiance accordée dégage cette relation du cadre habituel des rapports gardants-gardés : le poids des rôles et des places respectives qui entretient la distance et la méfiance réciproque sont atténuées au profit d’une relation engageant deux personnes.

Le monde des détenus apparaît comme divisé, hiérarchisé : les réseaux de socialité sont constitués autour des origines nationales et des délits. L’affectation dans un des blocs de la détention surdétermine le " type " de personne avec qui on pourra entrer en contact. La cellule de Jim est située dans le bloc où sont incarcérés les Européens ; dans un autre bloc se trouvent essentiellement des Africains, dans un autre encore les Maghrébins. Cette première séparation instituée est redoublée par une autre, plus informelle mais néanmoins très structurante dans la division des rapports sociaux en prison : " ici les durs restent avec les durs, les escrocs avec les escrocs, les toxicos avec les toxicos ". L’entraide, la solidarité sont essentiellement réservées à ces relations intra-catégorielles. Et, si Jim paraît pouvoir " circuler " entre ces différents groupes parce que n’appartenant à aucun, il est plus particulièrement intéressé par les grands noms du milieu, sorte d’élite carcérale, comme dehors son groupe de référence était ces grands noms de la finance, du sport ou de la haute couture. Ceux qui finalement émergent de la masse des sans-nom, des détenus anonymes.

Une catégorie tient aussi une place à part : celle que constituent les toxicomanes, ceux qui apparaissent comme ne respectant pas le code qui préside à la construction d’un mode de cohabitation dans la promiscuité ; code qui rend celle-ci, sinon acceptable, au moins tolérable.

Les plus difficiles à vivre, ce sont les toxicomanes. C’est raciste à dire. Parce qu’ils volent tout le temps. Quand on est à trois dans une cellule, faut avoir une certaine solidarité, faut pas fouiller dans les affaires des autres. Tout ce que j’ai ici c’est des vêtements, des timbres. Heureusement mes lettres sont en anglais mais j’ai vu, ils ont fouillé dedans. C’est pas très gentil, ça crée une mauvaise atmosphère mais je ne dis rien. Mais je sais que ça crée des bagarres dans les cellules entre les gens. "

La vulnérabilité que créent l’absence d’espace personnel et l’impossibilité de préserver ses effets les plus personnels du regard et/ou de la convoitise des autres entretient la méfiance, la distance.

Les toxicomanes sont aussi ceux qui sont identifiés comme porteurs de maladies et malades : malades de cette toxicomanie qui se poursuit en prison par une forte consommation de psychotropes, malades du manque, malades et cherchant refuge dans le sommeil, malades et toujours en demande de soins, de médicaments à l’U.C.S.A., malades de ces maladies transmissibles ou contagieuses dont il convient de se protéger. Le risque de contamination n’est pas électivement associé à ces maladies mais il apparaît comme beaucoup plus diffus.

Lors de ce premier entretien, Jim évoquera avec insistance et de façon répétitive combien la prison est sale, répugnante, et toute l’énergie déployée pour se défendre de cette souillure envahissante. Les douches, " quatre douches dans une pièce dégueulasse qui pue. Faut porter des tongues, ne rien toucher, prendre seulement l’eau qui coule. "

Les cellules, " elles sont très vieux, c’est plein de poussière, y a une invasion de cafards même nous qui nettoyons avec de l’eau de Javel. "

Les cuisines, " d’après mes compatriotes qui y travaillent, c’est mieux de ne pas toucher ce qu’on mange ici, c’est dégueulasse. "

Et Jim ajoute : " ici, c’est inhumain, c’est sale, très sale ". Cette saleté omniprésente est associée aux oubliettes : ces lieux abandonnés qu’on n’entretient plus et où croupissent ceux qui ont été déchus de leur statut humain.

De désinvestissements, d’oubli, d’abandon et de mort, il est aussi question à propos de ce moment très particulier de la vie en détention qu’est la nuit.

Alors, tous les mouvements s’arrêtent, les détenus sont enfermés dans leur cellule, les personnels quittent la prison et il ne reste dans l’établissement que l’équipe de surveillance de garde, c’est-à-dire un ou deux surveillants sur chaque bloc. Si quelqu’un tombe malade ou tente un suicide, c’est pratiquement impossible d’avoir de l’aide en moins d’une demi-heure. Alors, il y a une certain solidarité si quelqu’un tombe malade, on crie par les fenêtres et tous les détenus prennent des tabourets et tapent sur les portes, font du bruit. C’est la seule chose qui me fait vraiment peur ici… une crise cardiaque, c’est trop tard. "

L’idée de la mort est ici électivement associée à cette désertion, cet abandon : l’extrême dépendance créée par l’enfermement dans une cellule, le sentiment d’être à la merci des absences ou des défaillances de ceux qui disposent des clefs, sont exacerbés dans ces moments qui sont aussi ceux de la confrontation à soi-même.

La dépendance est pour Jim une épreuve difficile : elle bouleverse l’image qu’il a de lui-même, et on retrouve ce sentiment d’étrangeté déjà évoqué : Vous devenez une autre personne ici. Dehors, je suis quelqu’un de fort, je soutiens beaucoup de gens. Ici, c’est l’inverse. Je dépends complètement des autres. "

L’expérience de l’impuissance, de la vulnérabilité, ravive des mouvements régressifs et l’émergence d’un vécu menaçant, destructeur, envahissant. Peuplée de mauvais objets, la prison est un lieu où les fantasmes de persécution sont massivement convoqués et toujours validés et renforcés par la réalité de certains modes de traitement des détenus. La confrontation à ce qui est perçu comme de la violence et de l’arbitraire, l’entretien des rumeurs sur des pratiques cachées parce qu’inavouables, la vétusté et le délabrement de certains lieux de détention contribuent à alimenter ce vécu menaçant. Les défenses archaïques, telles le clivage ou la projection, sont massivement mobilisées et amplifient encore le caractère persécuteur du monde carcéral.

Jim évoque l’arbitraire auquel expose toute demande : " Souvent les douches sont vides, ce serait pas difficile d’avoir une douche tous les jours. A 7 heures, je dis au surveillant : " Est-ce que je peux aller à la douche ? " Pour le plaisir, il dit : " non " Alors je sors mon papier " douche médicale "… C’est des choses comme ça, la prison ".

Ou encore, il évoque les coulisses des coulisses, ce lieu auquel il n’a jamais eu accès mais dont il connaît l’existence par d’autres détenus : Il y a ici une chose qui s’appelle le mitard, c’est pour les gens qui font des problèmes mais j’ai entendu des histoires, pas de preuves, seulement des histoires… des gens qui dorment par terre, sans lumière ou avec de la lumière tout le temps ".

La nourriture est infecte, menaçante elle aussi : ce qui est offert, servi en prison ne peut qu’être suspect. Aussi Jim ne mange-t-il jamais le repas tel qu’il lui est donné en cellule. Les mandats qu’il reçoit lui permettent de cantiner de la nourriture, il lave la viande " pénitentiaire " et la recuit. Ces opérations sont aussi l’occasion d’une activité collective dans la cellule : la confection du repas partagé contribue à restaurer dans ces 7 m2 ce rite d’entretien du lien.

Ce premier entretien où se manifeste massivement ce qu’il est convenu d’appeler " le choc carcéral ", se conclut autour d’une question : " Combien de temps je vais rester ici ? " L’incertitude est liée à la procédure d’appel qu’a faite Jim. La date du jugement est approximativement fixée : il reste un mois d’attente avant de savoir si la peine est confirmée ou modifiée.

Nous rencontrons Jim lors de trois autres entretiens qui chacun témoigne d’évolutions sensibles dans ses préoccupations et dans le regard porté sur lui-même à travers l’analyse qu’il fait de son expérience dans le temps.

Lors du deuxième entretien, Jim s’installe à nouveau sur sa chaise et évoque d’emblée son nouveau statut : il est " classé " (entendre affecté et rémunéré) à la gestion des commandes de périodiques pour l’ensemble de la détention.

Jim est transformé : il porte le bleu de travail des détenus classés qu’il retire le temps de l’entretien comme un salarié au moment de " sa pause ", il se présente comme quelqu’un de pressé, soucieux de ses horaires de travail et heureux de pouvoir témoigner de ce qui fait penser à une sorte de promotion.

L’entretien portera essentiellement sur les nouvelles ressources que Jim utilise, sur la poursuite de son apprentissage dans l’organisation de sa vie quotidienne en prison. Ce nouveau travail est en lui-même une ressource importante : il permet de " faire enfin travailler ma tête ", de centrer son attention et de s’engager dans une activité qui le mobilise, qui n’est pas sans rappeler son " vrai métier ", qui lui offre la possibilité d’une grande liberté de déplacement dans les différents bâtiments de la détention. La stimulation intellectuelle s’accompagne aussi d’une dépense d’énergie physique qui s’est d’ailleurs traduite par une perte de poids : " Je fais 5 ou 6 kilomètres par jour, monter, descendre les escaliers. Ça me fait du bien. "

En tant que " travailleur ", il a droit à une douche quotidienne et n’a plus besoin de recourir à la prescription médicale.

Jim dispose aussi d’un bureau et d’un ordinateur. Il retrouve ici un ersatz de distinction entre lieu d’habitation et de travail, de même que son temps est organisé entre celui du travail et du non-travail. Ici, les week-end sont redoutés : Jim retrouve l’enfermement dans une cellule et les journées qui n’en finissent pas.

En semaine, ses multiples déplacements multiplient les occasions de rencontre, et son nouveau statut conjugué à des contacts plus fréquents lui permet d’autres relations aux surveillants. Ceux-ci lui accordent plus volontiers de nouvelles dérogations comme une durée de parloir prolongée (un " double-parloir ") ou l’autorisation d’aller prendre un café avec un détenu dans sa cellule…

La rémunération que lui permet ce travail n’est pas essentielle pour Jim : il reçoit depuis le début de son incarcération des mandats qui lui permettent d’améliorer le quotidien carcéral.

Lors du troisième entretien, Jim dispose de plus de temps : il a fini sa journée de travail. Dans ses propos, on perçoit un changement du regard qu’il porte sur la prison. Son activité lui permet une position d’observateur et d’approfondir sa connaissance des us et coutumes de la détention, des caractéristiques de la carcéralité, comme s’il était lui-même presque extérieur au milieu observé.

Cette place ambiguë, à la fois au dedans et au dehors du groupe des détenus, Jim tente de la faire reconnaître à travers une proposition que les autorités de l’établissement refuseront. Il soumet par courrier son projet à la direction : rédiger un bulletin interne traduit en différentes langues qui serait distribué aux détenus. Ce bulletin donnerait des informations sur les ressources de l’établissement (accès aux parloirs, aux différentes activités, aux différentes consultations médicales) ; il comprendrait aussi des jeux, des mots croisés.

Durant cette première partie de l’entretien, Jim nous propose une sorte de témoignage et poursuit en rappelant son projet : faire à sa sortie un reportage sur la prison, faire connaître la réalité de la vie quotidienne derrière les murs.

Il évoque aussi l’importance des informations (des " balances "), lui-même ayant été " approché " pour lui proposer cette activité supplémentaire. L’acceptation de cette forme de collaboration en échange d’avantages supposés tels qu’une libération conditionnelle ou du travail contribue à empêcher et à alimenter la méfiance entre détenus.

Il parle aussi des concessionnaires, " ces esclavagistes " qui font travailler les détenus les plus démunis dans leur cellule " pour une misère ". Il évoque encore les indigents qui ramassent dans la cour de promenade les mégots jetés pour pouvoir récupérer un peu de tabac à fumer.

Jim se propose " d’expliquer dehors ce qu’est la prison " en même temps qu’il annonce aussitôt son projet de rupture d’avec la prison, d’avec cette expérience comme pour tourner la page, tente d’oublier. " En sortant d’ici, je ne garderai contact avec personne. Je jetterai mes vêtements, ça pue ici, pas littéralement mais il faut que je change mes idées ". Il projette aussi de voir un psychologue qui l’aiderait à se retrouver.

Jim appréhende sa sortie : il se sait différent et ne peut se représenter ce que sera cette nouvelle vie. A partir de cette première rupture qu’a constituée pour lui son incarcération, il envisage un nouveau mode de vie : " cesser de travailler comme un fou et s’installer à la campagne ". Mais ce sont surtout les interrogations qui dominent : comment vont réagir les gens, quelles seront les incidences de ce statut d’ex-prisonnier, quelle marque portera-t-il de ce séjour en prison, comment celui-ci transformera-t-il sa relation de couple ?

Jim évoque alors cette relation privilégiée, quasi-fusionnelle, construite avec son épouse depuis son incarcération. Ce lien au dehors lui est essentiel : la part de lui-même investie dans cette relation, dans cette personne, lui permet de vivre dehors comme par procuration. L’entretien de ce lien passe par de multiples petits détails qui rendent toujours l’autre présent : échange de bagues à chaque parloir, échange de lunettes, parfumer le linge remis lors des visites, marquer un mouchoir d’un baiser, mouchoir précieusement conservé sous son oreiller. Les photos aussi sont essentielles, et Jim " me présente " sa femme.

Dehors, je trouvais beaucoup de choses normales dans cette relation. Aujourd’hui, je sais que ces choses-là ont une valeur inestimable. Notre relation a changé. Elle m’a vu au pire, moi aussi. C’est pas une expérience normale de couple, la séparation dans une prison. "

L’incarcération est une mise à l’épreuve de cette relation. La douleur de la séparation et la quête de l’autre conduisent ici à des stratégies d’union au delà des murs, au delà de la réalité de l’absence.

Et ce lien au dehors est d’autant plus essentiel que Jim ne se sent appartenir à aucune des micro-sociétés qu’il observe en détention. " Ceux qui font un braquage ici, qui entrent, qui sortent, eux ne sont pas seuls. En cour de promenade y a les habitués ensemble, ceux qui n’ont rien, qui sont perdus, qui n’ont pas de parloir, et des gens comme moi. "

L’entretien se conclut sur ces quelques phrases qui condensent l’analyse faire par Jim de son expérience de la prison ; comme une sorte de synthèse-bilan au moment où la date de son procès approche.

La prison ne m’a pas blessé. J’ai mes deux bras, mes deux jambes, on ne me frappe pas, je mange trois fois par jour, je peux écrire à qui je veux. La prison en elle-même n’est pas dure mais il y a deux choses qui sont dures dans la prison : la séparation avec ceux qu’on aime, la coupure, l’arrêt du mouvement, l’absence de contrôle de ma vie. Et les autres, les surveillants et les prisonniers. La prison, c’est les autres.

Ici un gramme pèse une tonne. Alors il y a beaucoup de façons de faire sa prison, y a ceux qui la font en solitaire, ceux qui la font avec leurs amis de prison et ceux qui sont faibles comme moi qui ont besoin du soutien de l’extérieur. J’ai besoin du dehors. "

Cette " faiblesse "-là, Jim l’a découverte en prison. Ses certitudes et son assurance se sont lézardées, et c’est un autre lui-même qui attend sa comparution à la Cour d’appel.

Notre dernière entrevue est plus brève : Jim est à nouveau abattu, déstabilisé. La Cour d’appel a décidé une mise en délibération pendant un mois, et il lui faut donc attendre à nouveau dans l’incertitude du jugement.

Ce retour en détention et le prolongement de l’attente réveillent des angoisses et inhibent toute projection dans l’avenir. Chaque projet élaboré évoque aussitôt le risque d’une confirmation de la peine et du maintien en détention. Se laisser aller à penser à la sortie, c’est s’exposer à un effondrement, à une souffrance telle qu’il serait préférable d’envisager la confirmation. Jim est comme pris au piège, dans l’incapacité de penser son futur immédiat : imaginer passer encore de longs mois en détention est insoutenable ; imaginer sa libération, c’est accroître sa vulnérabilité en cas de refus.

Reste alors à se recroqueviller sur le temps présent. Mais ce recours est aussi impossible : ce mois est nécessairement un mois d’attente anxieuse du jour fatidique où la cour prononcera enfin son jugement.

 

3 - Paul

Paul a 24 ans et attend son jugement depuis deux ans à la Maison d’arrêt où nous le rencontrons. Il est incarcéré pour la première fois.

Une certaine tension dans son attitude corporelle est également observable dans son débit verbal rapide, entrecoupé de bégaiement. Une forme d’insécurité qui pourrait en être déduite apparaît à plusieurs reprises au cours de l’entretien, explicitement lorsque Paul évoque ses peurs ", mais imprègne aussi son discours d’une manière plus diffuse. L’incarcération et " le dedans " le renvoient immanquablement " au dehors ", à son histoire de vie et à l’" après " de la prison. L’emprisonnement est pour lui " un mauvais moment à passer ". Il pense qu’il sera condamné à 5, peut-être 6 ans. A la fin de sa peine, il voudrait " tout recommencer à zéro ".

Paul est né dans la région parisienne, d’un père béninois et d’une mère polonaise. Ses parents se séparent peu après sa naissance. Il ne revoit sa mère qu’à l’âge de 16 ans. Il vit avec son père et successivement deux belles-mères et plusieurs demi-frères et soeurs dont il est l’aîné jusqu’à l’appel sous les drapeaux, après avoir passé un bac électronique. " Je n’ai pas d’attaches maternelles ". " Papa n’a pas toujours été tendre avec moi ". Ou encore : " Je n’ai pas eu d’affection, que des coups ".

Paul décrit les deux années passées en prison comme un " combat de tous les jours pour tenir ". Il différencie " le début " du " maintenant ". Pour lui, en ce qui concerne la santé, ce sont " les problèmes psychologiques plus que les problèmes de santé du corps " qui ont de l’importance.

A son arrivée, Paul était " au bloc ". Il partageait la cellule avec d’autres détenus. " C’était la folie " dit-il en évoquant un codétenu toxicomane et suicidaire puis un autre qui était sidéen. Confronté à leur souffrance, à celle de la cohabitation imposée, à l’impossibilité de s’y soustraire, Paul pensait qu’il allait devenir fou. Il se sentait psychiquement envahi, il avait peur d’être contaminé par le sida parce qu’il ne pouvait jamais être sûr qu’en son absence, le détenu malade ne se servirait pas de son rasoir par exemple. Même si le médecin de l’U.C.S.A. aurait répondu à Paul que " ça n’est pas grave ".

L’image de ces inconnus, de fait familiers, leur âge proche du sien, leur état physique et psychique réveillent chez Paul une angoisse qu’il fuit en faisant tout pour quitter le bloc et la cellule à plusieurs où il se sent emprisonné par le " regard systématique ". " Si ce n’est pas le surveillant, c’est les autres détenus ". " Vous êtes prisonnier dans la cellule même ". L’enfermement serait double : physique et relationnel. " Quand vous êtes seul, personne vous regarde. " Paul a demandé " d’être avec des vieux ", il a également commencé des cours par correspondance avec Paris 7, ce qui lui a permis au bout de quelques mois d’être " en division ", dans une cellule individuelle. Isolé d’une proximité trop insupportable avec ses pairs, Paul évite aussi les contacts personnels avec l’extérieur. " Tout ce qui me permet de m’accrocher à l’extérieur, c’est encore plus dur, faut que je l’élimine pour vivre plus facilement ma prison ". " Faut se séparer de tout ce qu’il y a à l’extérieur, sinon vous craquez ". Paul dit ne pas souhaiter de visites des proches ou d’une copine qui pourrait venir le voir au parloir. Il ne répondra pas non plus au courrier que lui avait envoyé sa mère. La tentative agie de maîtriser les liens à l’intérieur comme à l’extérieur de la prison coexiste chez Paul avec le sentiment d’abandon et de mort : " Le monde tourne sans vous dehors, comme si vous étiez mort ".

L’une des peurs qu’on a en général c’est qu’en prison on sait pas si les soins sont les mêmes qu’à l’extérieur ". " On est bien soigné si on a un petit bobo ". " Ici c’est un service minimum ". " En prison, quelque part, vous avez peur du diagnostic. Vous ne savez pas s’il est bon ". L’angoisse diffuse dont témoigne ce discours semble concerner les soins médicaux qui seraient confondus avec la prison elle-même et les " soins " qu’elle fournit. L’inquiétude de Paul apparaît avec une vivacité particulière, lorsqu’il évoque l’éventualité d’un malaise ou d’une tentative de suicide la nuit. " Ici, il y a deux ou trois rondes (des surveillants) la nuit, c’est tout " et il utilise la même expression " service minimum " pour l’exprimer. Ce " service minimum ", Paul se l’explique : " Vous êtes un poids à la société ". " Vous ne produisez rien ".

Pendant plus d’un an Paul a rencontré régulièrement en entretien un psychiatre et des psychologues au S.M.P.R. Il pense en avoir eu besoin " au début " mais c’était aussi " pour le procès ". " Pour une personne malade, ça ne la guérit pas ". " Vous n’avez pas la même confiance qu’un patient peut avoir avec un médecin de l’extérieur ".

A son arrivée à la Maison d’arrêt, Paul a bénéficié d’un examen de santé, d’un dépistage sérologique pour le VIH et du vaccin contre l’hépatite B. Il avait à l’époque mal au genou pour lequel " une radio " a été faite. " Dehors, ils auraient approfondi " pense-t-il.

Paul a toujours été en bonne santé. Il " mangeait sain ", il pratiquait intensivement différents sports : volley, foot. En arrivant en prison, il avait perdu 20 kg sur 90. Il en pèse maintenant 74. Sa vue a aussi beaucoup baissé. " Quelque part, je me dis que c’est des grillages. Si j’ai perdu la vue c’est pas naturellement quoi, c’est les circonstances ". A ces pertes mesurables, objectivables, Paul ajoute le sentiment d’avoir perdu beaucoup de temps, mais il semble croire que les pertes seront toutes réversibles dès qu’il pourra manger comme avant, quand il ira consulter à l’hôpital pour sa vue, lorsqu’il prendra des vacances. " Pendant au moins la moitié du temps passé ici ".

4 - .. Fatima

Fatima est hospitalisée : elle nous reçoit dans sa chambre-cellule, immobilisée sur son lit par un plâtre qui enserre toute sa jambe droite. Très menue, presque maigre, Fatima paraît très jeune. Elle a aussi une petite voix d’enfant. C’est avec un plaisir manifeste, une certaine fébrilité même, qu’elle accepte notre proposition d’entretien après que nous lui ayons présenté l’objet de notre étude : la santé et les soins en prison.

L’entretien durera trois heures et demie : l’heure du déjeuner est passée mais les aides-soignantes ont, semble-t-il, préféré ne pas interrompre notre échange.

Fatima investit massivement cet espace et parle avec une sorte d’avidité, évoquant pêle-mêle sa condamnation, son expérience de la maison d’arrêt des femmes, son opération chirurgicale, son passé, sa galère de S.D.F., ses projets, ses expériences des institutions de soins.

Son discours est décousu en même temps que très précis, jalonné de dates ponctuant les événements marquants. Cette labilité semble moins le fait d’une confusion de la pensée que d’une sorte de trop-plein accumulé, comme si l’offre de cette rencontre permettait enfin de se libérer du poids d’un silence et d’un isolement qui a trop duré. Les morceaux de soi et de son histoire trouvent dans la parole les voies d’une reconstruction progressive.

L’entretien est saisi comme un cadre d’accueil d’une décharge verbale et émotionnelle puis, petit à petit, comme un cadre d’élaboration et de subjectivation. Comme si progressivement Fatima se réunifiait, se rassemblait dans cette histoire sur elle-même et autour de son histoire de vie. Elle est surprise de cet espèce d’apaisement trouvé par ce qui se présente comme des retrouvailles avec elle-même. La parole la fait exister, éprouver ce Je assoupi dans la solitude et le repli.

Et le retour sur son passé permet un dégagement de l’emprise du présent où Fatima est doublement enfermée : dans la prison-hôpital, dans cet énorme plâtre qui la cloue sur son lit et complique ses moindres mouvements. Ces allers et retours, passé-présent-futur, restaurent une mobilité psychique et un recentrement sur sa personne. Celle-ci ne se réduit pas à son double statut de malade détenue, son horizon ne se réduit pas aux 4 m2 de cette chambre cellule.

Fatima cherche refuge dans ce confinement et cet isolement : elle y est d’abord contrainte par la double contention qui est la sienne, mais elle tente aussi par là de se protéger d’elle-même, de sa vulnérabilité face à des expériences multiples et répétées d’abandon, de défaillance, de trahison.

Se couper de toute relation pour éviter de revivre des expériences douloureuses, toujours de l’ordre de la désillusion, c’est aussi vivre une sorte de mort à soi-même : cette quête d’économie de soi, quand les ressources narcissiques font défaut, expose à la dilution de l’être quand celui-ci ne trouve plus dans le regard de l’autre ce qui lui permet sa confirmation.

Fatima est seule dans sa cellule d’où elle ne sort jamais. Elle a une visite par semaine, de trente minutes, le samedi : un ami, S.D.F. lui aussi, qu’elle a " sorti de la rue " avant d’être incarcérée, vient la voir à l’hôpital.

Elle présente cette solitude comme un choix : " pour être tranquille ". Mais cette restriction relationnelle conjuguée à l’isolement psychosensoriel et aux privations identitaires et affectives font de cette " tranquillité " une épreuve douloureuse. Elle ravive à nouveau, parce qu’en résonance avec elles, les expériences de perte et de carence qui jalonnent l’histoire de vie de Fatima.

Cette femme-enfant au corps gracile et meutri a 32 ans. Elle est née dans la banlieue d’une grande ville de province où elle a vécu jusqu’à l’âge de 17 ans. Troisième d’une famille de 8 enfants, elle appartient à cette deuxième génération de migrants du Maghreb : son père est venu en France chercher du travail, et sa femme l’a rejoint. La mère de Fatima meurt alors que celle-ci a 7 ans : " une hémorragie suite à son dernier accouchement ".

De sa mère, Fatima ne dira pas grand chose sinon qu’elle était belle et gentille ". On peut imaginer que les grossesses successives et la naissance de 5 enfants en 7 ans laissent peu de temps, de disponibilité à cette mère pour s’occuper des plus grands. Mais on peut aussi penser que l’évitement de la référence à cette figure maternelle masque une certaine agressivité à son égard : sa disparition équivaut à un abandon, à un défaut de protection et de sécurité que l’arrivée d’une belle-mère va confirmer. La culpabilité peut aussi expliquer ce silence. A la mort de sa mère, Fatima est l’aînée des filles vivant au domicile familial. Les autres sœurs le quitteront rapidement, et Fatima vit alors avec son père, la petite sœur dont elle s ‘occupe beaucoup et ses frères. La relation privilégiée qu’elle entretient avec son père apparaît tout au long de l’entretien. Et Fatima déploie une grande énergie pour préserver une image idéalisée de ce père malgré et pour ne pas voir le spectacle douloureux de son invalidation.

Ce père " pensait qu’on avait besoin d’une belle-mère ". C’est en quelque sorte par amour pour ses enfants qu’il fait venir au foyer une nouvelle femme. Cet amour se traduit pour Fatima par une sorte de répudiation. Elle est conviée à retourner à sa place d’enfant parmi les autres enfants, d’autant que trois autres naissances viennent agrandir la fratrie. " Quand elle a eu ses propres enfants avec mon père, elle a beaucoup changé avec nous. Elle était assez dure, elle ne pouvait pas me voir. Mon père m’aimait beaucoup. "

La présentation de ce nouveau couple est structurée autour d’un clivage qui oppose une belle-mère rejetante, disqualifiante, autoritaire, violente et un père affectueux, aimant, à qui elle " dit tout, ne cache rien ".

Et, pour protéger l’image de ce père idéalisé, Fatima intériorise un sentiment d’indignité qui seul peut justifier les défaillances parentales. Ce père, toujours bon, paraît pourtant bien impuissant face au pouvoir et à la violence de cette belle-mère. L ‘occultation de ce spectacle douloureux suppose qu’elle reprenne à son compte le discours de cette belle-mère à son propos. Pour ne pas reconnaître l’humiliation de ce père qui n’assure plus son rôle de protecteur, Fatima assume un vécu d’indignité. Elle ne trouve plus auprès de ce père les ressources pour se défendre, et le projet de sa belle-mère, projet de mariage avec quelqu’un du bled que je ne connaissais même pas ", est encore une autre forme de rejet et de répudiation. Pas assez bien pour être gardée, ce mariage imposé serait une manière de se débarrasser d’elle. Qu’elle se conforme à ce projet, à cette place assignée, c’est renoncer au sentiment d’exister, se perdre comme sujet, pour n’être que l’objet du projet familial. Qu’elle refuse, c ‘est consacrer un vécu d’illégitimité déjà expérimenté dans sa relation à ce nouveau couple parental.

A cette violence symbolique s’ajoutent des violences réelles exercées par la belle-mère et les frères de Fatima quand celle-ci, après avoir rendu visite à une sœur aînée, rentre tardivement au domicile. C’est alors la rupture avec l’environnement familial et territorial, avec ses attaches, celles qui contraignent mais qui protègent à la fois. La désaffiliation s’amorce lors de ce qui se présente comme une fugue.

A 17 ans, Fatima " monte à Paris ". Elle sera tout d’abord jeune fille au pair… et femme de ménage pendant six mois. Les parents étaient super mais la petite infernale. Ils n’étaient pas là la semaine et rentraient le week end. Je faisais tout. J’étais nourrie et logée. Le week end, j’allais en boîte. J’adore danser. Ma drogue c’est la musique et la danse. Là j’ai rencontré une copine qui travaillait dans la restauration. Son patron m’a prise. Il me payait 7500 francs au lieu de 1500 francs dans la famille. " Fatima restera quatre ans chez cet employeur, puis en changera plusieurs fois, trouvant facilement du travail, car j’étais dynamique et les gens m’aimaient bien. "

Une nouvelle période dans sa vie s’amorce avec la rencontre d’un garçon, la première fois que je suis tombée amoureuse ". Pendant quatre ans, elle vivra avec lui : " Il m’a fait goûter des trucs qu’il faut pas, des bêtises, de l’héroïne. Il ne voulait pas que je travaille ". Fatima découvre ce milieu qui devient son seul univers jusqu’à ce que son ami soit arrêté et incarcéré.

Cette nouvelle rupture la laisse à nouveau seule. Elle se tourne alors vers celui à qui elle s’adresse toujours lorsqu’elle est en détresse : son père. Il a essayé de m’aider, j’ai essayé un traitement. Je vomissais les médicaments, ça n’a pas marché. J’avais trop honte de moi, je suis partie à Paris ".

L’intolérance au sevrage, son extrême difficulté à rompre avec ses pratiques toxicomaniaques ravive une blessure narcissique déjà ancienne. Elle ne peut soutenir le regard de son père et fuit, à nouveau, devant ce qu’elle perçoit comme une trahison des valeurs familiales.

Une série d’errances se succèdent alors jusqu’à son arrestation et son incarcération. Fatima connaît des conditions de vie précaires, difficiles, les souffrances physiques liées à la toxicomanie, le poids du dénuement et de la privation et la honte encore. Elle tente d’assurer sa survie quotidienne en mobilisant un réseau individualisé (les rares amis avec qui elle a gardé contact) et grâce aux réseaux assistantiels (restau du cœur, foyer d’hébergement temporaire, etc.). Un accident viendra encore aggraver sa situation, accentuer la dévalorisation narcissique et l’image invalidée d’elle même par les stigmates qu’il occasionne : elle garde une jambe très abîmée et ne peut marcher sans béquilles.

A propos de sa santé, Fatima dit " ne pas avoir de problèmes particuliers. J’avais même une bonne santé. Mon père m’a bien élevée ". Ce don du père, ce capital santé est altéré quand elle ne bénéficie plus de sa protection. Car le mal vient des autres. La maladie est exogène, elle s’incarne dans des facteurs extérieurs et s’identifie à une contamination ou une agression. Sa toxicomanie lui vient de son ami ; son handicap est le résultat d’un accident et de la maltraitance de l’hôpital qui l’a reçue aux urgences ; son absence de denture est le résultat du travail du dentiste de la prison.

Pourtant, malgré ses galères, les nuits passées dans les abris-bus, la faim et la fatigue, Fatima a toujours d’une certaine manière pris soin d’elle-même. Je ne me piquais pas, je sniffais " ; " pour avoir des rapports avec moi faut que je connaisse la personne. Je mets la capote, on est plus en sécurité ". " J’ai fait le vaccin pour l’hépatite et le test VIH avant de tomber. J’avais vu une émission à la télé. C’était gratuit. J’ai préféré le faire, c’est comme la polio, une sécurité en plus dans ma vie. "

Une vie plus marquée par la précarité, la fragilité que par la sécurité.

Fatima amorce un an avant son incarcération un processus de reconstruction. C’est encore de son père qu’il est question, un père qu’elle n’a pas vu depuis cinq ans.

J’étais malheureuse de ne pas voir mon père. J’avais honte de la drogue. Je voulais m’en sortir seule. J’en avais marre de cette vie ". Elle s’inscrit sur une liste d’attente d’un centre de la Croix-Rouge pour un traitement de substitution. Six mois après, elle est convoquée pour commencer son traitement. Et là " toutes les démarches que j’ai pas fait en quatre ans, je les ai faites en trois mois. Avec le traitement ça change tout. Plus sûre de moi, plus forte ".

Fatima, grâce à l’incarcération d’un ami, dispose de son appartement et donc d’une adresse stable. Elle fait refaire ses papiers d’identité perdus depuis son accident, elle va voir une assistante sociale et constitue un dossier de demande de RMI.

Dans ce contexte, son incarcération apparaît d’abord comme un effondrement, une invalidation des efforts engagés pour " décrocher ", pour faire la preuve d’une dignité restaurée dans l’autonomie (rompre avec la dépendance aux stupéfiants, s’en sortir seule).

On peut d’ailleurs noter que cette incarcération est directement liée à sa situation de S.D.F. : Fatima, il y a un an, a été condamnée à 4 mois de prison avec sursis pour un vol de voiture. Cette peine est assortie d’une mesure de contrôle judiciaire ; une lettre de convocation lui est adressée, lettre qu’elle ne recevra jamais. L’adresse qu’elle avait donnée à l’époque n’est plus la sienne. Fatima passe d’hébergements temporaires en solutions de dépannage diverses.

Lors d’un contrôle de papiers, elle est arrêtée, présentée au juge : Fatima a cette fois une peine de 4 mois. Sans avocat, elle se défend elle-même, et le juge termine l’audience sur le commentaire suivant : " on va vous apprendre la loi ".

Fatima retrouvera surtout en prison, le monde de la toxicomanie, du racket et du vol. Elle vit cette peine comme une injustice (" je ne me suis pas présentée, je ne savais pas, depuis un an, j’étais stable et là crack… à la M.A.F., une fille est tombée avec 250 grammes d’héro, elle a pris deux mois seulement parce qu’elle avait un bon avocat. Moi, la drogue, je l’ai jamais vendue, jamais donnée. "), une nouvelle épreuve, signe renouvelé d’une sorte de fatalité, de son incapacité à conserver le bon, à construire du durable, du stable. Renvoyée à la précarité, à la honte encore, bien plus qu’à la culpabilité, elle trouve pourtant en prison un cadre contenant et restaurant.

Tout d’abord à travers la place qu’elle occupe et le rôle qu’elle tient en détention, puis à travers la prise en charge sanitaire et l’attention portée à son corps meurtri par les galères, la défonce et son accident.

Sa vulnérabilité manifeste suscite la compassion, et son statut de handicapée de la détention la protège. Sa mobilité réduite la cantonne le plus souvent dans l’espace de sa cellule, mais elle établit de bonnes relations avec les sœurs et quelques surveillantes de la prison.

Protégée par mes béquilles, personne ne m’aurait touchée : elle s’autorise donc à œuvrer pour ce qu’elle appelle " une mission ".

On dirait que je suis arrivée là-bas pour effectuer une mission ", pour aider les plus faibles, celles qui portent le stigmate de l’infanticide, celles qui cachetonnent " jusqu’à l’overdose médicamenteuse, celles qui terrorisées par d’autres se soumettent à tous les abus.

Fatima trouve en détention le plaisir de se sentir utile, la possibilité de montrer ce dont elle est capable, l’occasion de prouver, de se prouver qu’elle n’est pas mauvaise, incapable, inférieure. Cette restauration narcissique offerte par la découverte heureuse d’être quelqu’un qui compte, qui recueille en prison des signes de considération, l’amène à accepter ce que jusque-là elle avait toujours différé : une nouvelle opération chirurgicale.

Fatima garde les traces de son expérience traumatique dans des institutions de soins. Le coût des traitements conjugué à l’absence de couverture sociale s’ajoute à la terreur d’un retour à l’hôpital : elle n’a jamais, avant son incarcération, pu se résoudre à faire soigner " cette jambe tordue ".

En 1995, Fatima avait été renversée par une moto. Inconsciente, elle est conduite au service d’urgences le plus proche. Elle subit deux opérations successives (" y avait un os qui sortait de ma peau ") et reste hospitalisée pendant trois mois. Sans visite et sans ressources, Fatima circule dans l’hôpital sur sa chaise roulante, elle regarde la télévision dans les chambres voisines, se fait offrir cigarettes et café à l’accueil puis se retrouve au moment de sa sortie sans argent, sans logement, mais avec un plâtre qui lui enserre toute la jambe et deux béquilles.

Elle commence par casser son plâtre pour pouvoir marcher avec moins de difficultés, et passe trois jours dans un abri-bus où elle finira par être recueillie par un vieux monsieur très gentil " qui l’hébergera plusieurs mois.

Fatima revient souvent lors de l’entretien sur cette comparaison entre ces deux prises en charge hospitalières : cette première et celle actuelle en prison. " J’étais traumatisée par la première opération. Ici ils s’occupent bien de moi, mieux qu’à X. D’abord ils ont fait une réunion pendant une heure pour savoir comment ils allaient m’opérer. Ils m’ont descendue au bloc à 9h30 et m’ont ramenée à 15h. Ici, ils m’ont remis ma jambe droite. J’en ai pleuré de joie. J’ai retrouvé l’espoir. "

Cette double réparation, esthétique et narcissique, lui permet de renouer avec son père : à sa libération, elle envisage une convalescence chez lui avant de chercher du travail.

Ces quatre mois de prison, je ne les aurai pas faits pour rien ", poursuit-elle. Mais derrière cette satisfaction trouvée dans cette autre image d’elle-même se profilent des inquiétudes, des doutes, et, à nouveau, la peur de l’avenir.

L’assistante sociale de la prison lui a fait remplir un dossier COTOREP, le médecin lui a dit qu’elle devrait porter une semelle dans ma chaussure pour compenser les deux centimètres en moins de ma jambe "… et le dentiste de la M.A.F. lui a enlevé toutes ses dents.

Elle redoute aussi son renvoi en détention : l’hôpital pourrait la transférer à la M.A.F. jusqu’à sa libération, les soins ne nécessitant pas le maintien dans ce service. Cette " menace " n’est pas sans évoquer ses autres expériences d’expulsion, de rejet : celle initiée par sa belle-mère, celle de son frère auprès de qui elle cherche secours quand elle quitte le foyer familial, celle de l’hôpital à la suite de sa première opération.

Retrouver la détention, c’est aussi se confronter à la dépendance à l’égard des co-cellulaires puisqu’elle ne peut se déplacer. C’est encore retrouver une jeune détenue avec qui elle a partagé sa cellule et qui l’a profondément déçue. Fatima la considérait comme " sa petite sœur : asthmatique, elle veillait à sa santé, l’empêchait de prendre les cachets qu’on lui " troquait " en cour de promenade, la protégeait des autres. Cette relation confortait Fatima dans sa quête de légitimation, de validation d’elle-même. Mais, pendant son hospitalisation, cette détenue l’a rejointe à la suite d’une overdose médicamenteuse. Elles ont partagé la même chambre jusqu’au moment du retour en détention de cette amie, qui profitant de l’absence de Fatima, lui a volé des affaires personnelles. Ça m’a fait mal. Je m’en fous des vêtements mais je l’ai considérée comme ma petite sœur ".

L’image idéalisée de cette relation s’effondre, et c’est une nouvelle rupture, dans la répétition des multiples histoires relationnelles qu’elle a connues dans le milieu de la toxicomanie ". Fatima " s’accroche " à l’hôpital même si elle étouffe dans cette solitude et attend les retrouvailles avec son père à sa libération.

 

5 - Suzanne

Simplement habillée, corpulente, sthénique, le maintien digne, Suzanne ne paraît pas ses 68 ans. Sitôt assise bien droite sur sa chaise, elle entre dans le vif d’une revendication. " Je voulais dire que, en prison, on n’est pas bien soigné, que il n’y a pas de suivi ".

Puis elle raconte, sur un ton posé mais ferme, en détachant les syllabes. Pendant l’année qui a suivi son incarcération, personne ne se serait occupé d’elle. Lorsqu’elle commence à souffrir de son intestin, on lui fait une prise de sang. On lui trouve des ennuis urinaires, un microbe ". Elle estime avoir été alors bien traitée. Mais, par la suite, on n’a pas cherché à savoir si le microbe existait encore ou pas ". Elle a protesté, et obtenu d’être transférée à l’hôpital pour de nouvelles analyses. Ceci en dépit de l’opposition du médecin de la maison d’arrêt, qui lui a dit qu’il n’y avait pas de corrélation " ; mais elle est revenue à la charge auprès d’un autre médecin venu en remplacement. " On vous laisse dans la nature. Il faut insister ". On a donc refait l’examen, mais elle n’en connaît pas le résultat. Toutefois, l’infirmière lui a dit qu’il y avait " un problème ", et, voici un mois, le docteur a donné une précision peu éclairante : " ’’à mille c’est rien’’ ", ce qu’elle commente ainsi : et je ne sais pas ce que ça veut dire mille ". Et puis, elle a reçu notre lettre lui proposant un entretien avec l’équipe de recherche. Elle en a été heureuse ; juste après, pour la première fois, elle a été convoquée à l’infirmerie pour une consultation médicale.

Elle est entrée en prison il y aura bientôt deux ans. D’abord à G. (un mois, et on lui a demandé tout de suite si elle avait des problèmes de santé), puis ici. Elle possède donc des éléments de comparaison des services médicaux ; pour elle, la cause est entendue: à G. on est mieux suivie. " Il faut vraiment faire quelque chose pour que les détenus soient pris en charge dès le départ ".

Elle a toujours les problèmes de reins et de microbes qu’on attrape ici ". Alors qu’avant d’entrer en prison elle avait toujours été en bonne santé. Elle sait ce qu’elle a, c’est une insuffisance rénale. Dans son cas, insiste-t-elle, on doit boire beaucoup. Or on lui a refusé l’autorisation de boire pendant les cours d’informatique qu’elle suit (" ça passe le temps, ça fait du bien ").

A son avis, l’hygiène de l’établissement n’est pas bonne. La viande sent mauvais. Ici on attrape des diarrhées par l’alimentation... Si on n’a pas d’argent pour cantiner. Les filles attrapent des microbes, des diarrhées incompréhensibles... On nous dit vous avez une gastro ". Pour elle-même, elle cantine : elle achète de l’eau de Vittel, des produits frais, des fruits, de la salade, des légumes. Elle cuisine sur un réchaud (120 francs) à pâte combustible (7 francs par jour). Elle discute les coûts : " On " profite des achats pour faire des bénéfices, " je ne sais pas du tout qui gère la cantine ".

L’hygiène dans la cellule ? Il y a deux douches par semaine, ce n’est pas suffisant. Il n’y a pas assez de produits de nettoyage. On peut avoir maintenant de l’eau de Javel en la cantinant. Elle vit seule dans sa cellule, comme elle l’a demandé. Elle écoute la radio, elle regarde un peu la télévision, elle lit beaucoup. Elle emprunte des livres à la bibliothèque (mais à G. la bibliothèque était beaucoup plus belle). Elle relit Balzac, Zola. A une question, elle répond qu’elle n’écrit pas mais se propose de le faire.

Son parcours ? Elle est en prison en tant que prévenue, car, après avoir été condamnée en correctionnelle, elle a fait appel. Son affaire doit venir dans trois mois. Elle entreprend d’expliquer de quoi il s’agit. Selon elle, cela tourne autour de la commercialisation d’un appareil paramédical donnant, par apposition des mains, la mesure du rythme cardiaque, du pouls, afin de permettre aux gens de savoir s’ils sont malades du coeur. Elle-même est intervenue dans un premier temps comme conseillère en gestion et en questions fiscales. L’inventeur n’avait pas d’argent pour la réalisation, alors elle a pris un brevet et emprunté en son propre nom. Ils ont reçu " des milliers de commandes ". Le prototype a été fabriqué à l’étranger, mais l’appareil n’était pas au point et elle a refusé de le vendre. Elle n’a pas pu faire face aux échéances de son emprunt. Néanmoins l’idée " apportait quelque chose ", elle en a eu la preuve quand son mari a mis sa main dans l’appareil. " La pulsation était à 130, j’ai pensé que quelque chose n’allait pas dans l’appareil, mais, 48 heures après, mon mari, décédé depuis, était en réanimation à l’hôpital C. ". L’inventeur s’est retourné contre elle et lui a intenté un procès, qu’il a perdu. La caution bancaire n’a pas fonctionné. La guerre du Golfe est venue alourdir les difficultés. Suzanne voulait, dit-elle, rembourser ses créanciers, et à cette fin travailler. Mais le juge d’instruction l’a envoyée en prison, où elle ne pouvait pas gagner cet argent. Elle éclate en sanglots et reprend son récit en termes plus dramatiques : elle avait fait valoir que son mari était mourant, mais on ne l’a d’abord pas crue, et elle n’a été libérée qu’au bout de six semaines. Elle a été réincarcérée quelques mois plus tard, au motif de n’avoir pu réunir le montant de la caution (plusieurs centaines de milliers de francs). Elle se considère comme responsable des sommes dues (" c’est une affaire civile ") mais perçoit son inculpation et sa condamnation en première instance comme une blessure injustifiée et un obstacle au règlement définitif.

Les deux ans passés en prison ? " Je ne m’en suis pas aperçue ". Il y a pourtant " des choses aberrantes " en prison. Par exemple il y avait le dimanche et les jours fériés des promenades de la journée (c’est-à-dire un total de huit heures), cela a été supprimé il y a un mois, sans explications. Toutefois, " le directeur a l’air gentil ".

Suzanne a eu ses diplômes à l’âge de quinze ans. Elle a été pendant dix ans l’associée d’un expert comptable, puis elle a racheté le cabinet. Elle a travaillé pendant quarante ans. Elle sait qu’elle fait moins que son âge réel.

Suzanne a un fils. Elle ne veut pas qu’il l’aide. " Il a ses problèmes... J’ai voulu m’en tirer moi-même ". Elle ne veut même pas qu’il vienne la voir. Elle lui écrit, rarement.

Suzanne déclare qu’elle est croyante, qu’elle a la foi.

Entretien collectif, trois mois plus tard.

Dans le groupe, Suzanne apparaît d’emblée comme la personnalité dominante; elle y joue un rôle maternel autoritaire, sans familiarité (pendant toute la durée de l’entretien les participantes se vouvoient), qui semble être habituellement reconnu par bon nombre de ses co-détenues (par exemple dans cette déclaration de l’une d’elles : " Elle me remonte le moral "). Elle affirme qu’elle ne veut pas entrer dans les querelles entre détenues, et d’ailleurs elle se présente volontiers comme représentante de l’ensemble. A ce titre, elle reprend les principaux thèmes de son entretien individuel. Par exemple: " La santé c’est très important. On attrape des choses ici ". A l’unisson les participantes se plaignent des mauvais rapports qu’elles ont avec le médecin qui vient régulièrement à l’infirmerie, et qui leur fait regretter son prédécesseur.

A propos de comparaisons, Suzanne en a beaucoup en réserve. Chez les hommes les douches sont froides alors qu’ici elles sont chaudes. A la prison de G. on est plus libre qu’ici, la cantine est meilleure et moins chère, tandis qu’ici il y a beaucoup moins de bruit, moins de bagarres; la discipline n’est pas la même ; à G. on ne se croit pas en prison, " ici ça fait un choc ". " A G., il y a des bonnes soeurs et pas de fouilles, et au niveau santé on est très bien suivies ".

Elle ne comprend pas pourquoi on met les drogués en prison. " Il y a des clans, il faut choisir...des clans des médicaments, des clans de la drogue ". Elle a vu des droguées revenir trois fois depuis qu’elle est là. " On leur donne des médicaments de substitution, on dirait des zombies "; elles mettent le feu à leur cellule, elles font des crises, à quoi ça sert ?

Suzanne tient à nuancer ses jugements (c’est ainsi qu’elle approuve la ministre de la Justice d’avoir le projet de faire installer une douche dans chaque cellule). Elle aime rendre service à plus faible qu’elle. Elle a servi de garde-malade pendant deux-trois mois à une détenue cardiaque. Elle prodigue les conseils autour d’elle : il faut sortir tous les jours, il faut marcher tous les jours dans la cour de promenade, il faut faire des stages de formation. " Le directeur, quand on lui demande, ça lui plaît. Ecrivez-lui ". " Les surveillantes il faut les respecter pareil...quoique des fois il y a des surveillantes qui cherchent ". Le débat va alors s’orienter vers l’évocation d’un obscur conflit avec une surveillante, né à propos d’une serpillière et qui a pris des proportions insolites.

Pour ce qui la concerne personnellement, elle déclare qu’elle ne veut pas raconter sa vie. Néanmoins, elle valorise sa place dans la micro-société carcérale : Je suis connue. Je n’accepte pas le tutoiement. On me respecte ". Ce respect connaît quand même au moins une limite: Suzanne ne supporte pas qu’on l’appelle - cela arrive souvent - par son nom de jeune fille. Cette sensibilité s’explique vraisemblablement par le fait que ce patronyme est indéniablement balkanique, alors que son nom d’épouse n’attire pas l’attention. Or, venait-elle de dire, " il y a très peu de Françaises. Il y a des Arabes, des Noires, des Basques... ".

Après une question sur les rapports avec l’extérieur, Suzanne laisse paraître sa souffrance et son repli. " Je ne veux ni contact ni courrier. Je ne veux plus. " Ses compagnes parlent de l’humiliation des fouilles qu’elles subissent réglementairement lors des passages au parloir : " c’est épouvantable...ah ça non, je ne veux pas ! .... mais comme j’ai perdu mon mari... ". A plusieurs reprises au cours de l’entretien on l’entend protester: Elle dira: " On fait tout pour avilir l’homme. Il faut surtout pas se laisser embarquer ". Elle fait chorus avec les formulations du désespoir telles que " la vie ici serait la mort " mais ajoute que, pour vivre, il y a " la grâce providentielle ".

 

6 - Carmen

L’entretien avec Carmen a lieu dans un bureau au rez-de-chaussée de la détention, à quelques dizaines de mètres de sa cellule.

Plutôt menue, des cheveux bruns bouclés, en bataille, elle parle avec un fort accent espagnol.

Carmen, 30 ans, se trouve en prison pour la première fois et n’a pas encore été jugée. Elle sait, cependant, qu’elle sera condamnée à une longue peine.

Originaire d’une famille ouvrière, l’aînée de trois filles, elle a passé son bac à 19 ans et n’a quitté la maison parentale, située dans un village de 8000 habitants qu’à l’âge de 23 ans. Le médecin de famille était un ami de son père. Carmen dit avoir toujours été en bonne santé. Elle évoque avec émotion le souvenir de l’opération des amygdales lorsqu’elle avait 4 ans, réminiscence particulièrement vive : elle n’avait pas le droit de manger de l’omelette dont elle avait très envie.

En parlant de son incarcération et de ses effets sur elle, Carmen dit avoir vécu " des moments très forts " dans sa vie. Elle pense y avoir réagi plusieurs mois plus tard par des manifestations allergiques. C’est en se couvrant de plaques rouges sur le visage et sur les mains qu’elle a répondu au " stress " consécutif à son entrée en prison mais aussi à la grève de la faim qui l’avait beaucoup affaiblie physiquement. Il s’agissait d’une grève observée par les détenues de même origine de deux maisons d’arrêt de la région parisienne.

Le moment de l’incarcération était vécu par elle comme celui des retrouvailles avec ses compatriotes. Elle compare d’ailleurs à plusieurs reprises la maison d’arrêt où elle est emprisonnée depuis 8 mois et où nous la rencontrons avec celle qu’elle avait connue pendant trois semaines, au tout début de son incarcération. Lors de cette période, elle n’avait pas le temps de réfléchir dit-elle. Maintenant, plus isolée, elle se sent davantage confrontée à un règlement plus strict et à un personnel de surveillance plus autoritaire. " Là-bas, on ne pensait pas à la prison ". " C’est plus dur maintenant qu’au début ". Et elle affirme en mentionnant la période de la clandestinité qu’elle a connue pendant 7 ans : " Je n’avais pas peur de la prison ". " Je savais que j’irais un jour en prison ".

Le sentiment intense d’appartenance à une minorité culturelle mais aussi à un groupe solidaire de détenu(e)s animés par un cause commune, soutenu activement à l’extérieur, colore d’une manière spécifique le vécu de l’incarcération chez Carmen. L’ euphorie suivie de souffrance à peine voilée de la séparation d’avec ses amies l’amène à rapprocher les événements chargés fortement d’affects et ses somatisations.

Et les autres détenues ? La sensibilité à la détresse de certaines d’entre elles la mobilise activement et la vulnérabilise. Carmen a cosigné une lettre adressée à la Direction de la maison d’arrêt demandant l’autorisation de " se cotiser ", réunir un pécule pour une détenue enceinte sans ressources et sans aide extérieure. La réponse avait été " non ". Mais parler avec les autres détenues, écouter leurs histoires et surtout y repenser une fois seule dans sa cellule induit chez elle un désarroi dont elle cherche à se protéger en évitant ce type d’échanges.

Penser à la prison " signifie pour Carmen s’interroger " comment la passer? ", " comment se concentrer ? " dans cet univers où " tout est fait pour casser tout ça  : elle décrit les bruits et le rythme quotidien immuable de l’institution ponctué par les ouvertures/fermetures incessantes de portes et scandé par des mots " bonjour ", " poubelles ", " rentrer les poubelles ", " cantine ", " promenade " etc.

Son choix de faire des études de sociologie la rassure autant qu’il l’inquiète. Elle a le projet de suivre des cours par correspondance dans une université de son pays d’origine mais n’a pas encore décidé en quelle langue. On ne parlait que l’espagnol dans sa famille même si ses parents l’avaient inscrite toute petite à un cours pour apprendre la langue nationale qu’elle parle couramment. Eloignée de ses amies, séparée aussi de son compagnon incarcéré dans une autre maison d’arrêt, loin de sa famille, Carmen se pose des questions. Pourra-t-elle à nouveau étudier après une si longue interruption ? Comment s’accommodera-t-elle de ces " cassures " imposées par la vie en prison ? Pour le moment, après la fermeture des portes le soir (" le seul moment tranquille "), elle " essaie d’écrire " des lettres et des choses qui lui passent par la tête, elle lit.

Avant l’incarcération, Carmen avait souffert d’une douleur au genou, " un problème de rotule ". Elle avait consulté à l’époque un médecin qui lui avait prescrit des examens radiologiques et un scanner. Cette douleur s’était réveillée à nouveau en prison. Le médecin de l’U.C.S.A. l’avait adressée à un orthopédiste de l’hôpital de la prison qui, après avoir pratiqué un examen clinique, lui avait prescrit des séances de kinésithérapie en lui disant que des examens complémentaires seraient effectués à l’issue de celles-ci. La kinésithérapie l’avait soulagée mais le même type de douleur s’était manifesté à l’autre genou et elle a à nouveau été soignée par la kinésithérapie. " Il n’y a pas de kiné ici ". " La M.A.F. refusait. C’est le médecin d’ici qui s’était battu pour que le kiné vienne de l’hôpital. Mais je n’ai jamais eu de scanner ni de radio ". Sa revendication un peu résignée lui paraît d’autant plus fondée que sa douleur réapparaît occasionnellement.

A ma question sur le suivi gynécologique, Carmen répond qu’elle n’en avait pas eu depuis ses 23 ans et qu’elle en a un en prison. Cette réponse la fait sourire.

Nous, nous avons un suivi par une équipe médicale à l’extérieur. Ils sont là pour ça. Il y a différents spécialistes, psychiatres, psychologues. " Carmen explique que ses compatriotes incarcéré(e)s pour des raisons " politiques " contactent ou sont contactés par des médecins qui suivent " de l’extérieur " l’évolution de leur santé mais qui peuvent, une fois l’autorisation de visite obtenue, les rencontrer au parloir et prendre également contact avec l’U.C.S.A. Selon Carmen, il serait cependant difficile d’avoir accès aux dossiers médicaux de leurs patient(e)s détenu(e)s.

Pour ses douleurs aux genoux, Carmen a été suivie par une amie médecin qui venait la voir au parloir. Celle-ci lui avait conseillé certains exercices et lui avait apporté des livres " pour se muscler ".

Carmen reçoit régulièrement les visites de sa famille, ses parents, sa soeur. " Ils font 1000 kilomètres pour venir ".

Après une consultation ophtalmologique, des lunettes ont été fournies à Carmen par l’U.C.S.A. " C’est un problème médical, je ne veux pas de lunettes de la prison, elles me donnent de l’allergie ". " L’infirmière m’a dit de mettre du scotch ". " Je veux celles du dehors ". La famille de Carmen, ayant obtenu l’autorisation, lui a en effet fait faire une paire et les avait déposées pour elle avec des vêtements lors d’un récent parloir. " L’autre jour, j’ai fait une crise pas possible, j’ai fait le bordel ". Au retour du parloir avec sa soeur, elle trouvait dans sa cellule qu’elle occupe seule, les vêtements mais non les lunettes. " Mais j’ai signé le bon des vêtements et des lunettes " insiste-t-elle. La surveillante appelée pour lui donner des explications, après s’être renseignée, aurait dit à Carmen que ses lunettes ne pouvaient lui être restituées que par le service médical. " Tout est comme ça ". " On nous amène au bout des nerfs " et elle mentionne " celles qui se coupent pour avoir des serviettes hygiéniques ".

La santé en prison ? " Il n’y a pas de produits frais, pas de frigo ". " J’essaie de me soigner quand même ". Carmen cantine des fruits et des légumes et se plaint de la fumée que dégagent les pastilles utilisées pour chauffer le café ou les aliments qu’elle prépare elle-même. " Encore en été on peut ouvrir la fenêtre, mais en hiver… " Elle déplore aussi le manque d’un vrai gymnase mais pratique l’aérobic et " se force à faire des abdos en cellule ". " Si je me laisse aller maintenant, comment je vais devenir ? " Elle considère qu’étant en prison pour longtemps, elle ne peut se permettre de négliger son apparence ni son régime alimentaire. Beaucoup de détenues incarcérées pour de courtes peines " se laissent aller ". " Elles ne se lavent pas, ne se coiffent pas ". " Moi, je fais attention à ce que je mange " et elle précise qu’elle dort très bien. Ce qui les distingue c’est qu’" qu’elles parlent de ce qu’elles vont faire à la sortie ". La préoccupation de Carmen est de savoir " comment vivre en prison ? "

Quant à la santé des autres détenues, " c’est un problème de drogue " et " la prison c ‘est pas un hôpital ". " Les toxicos, c’est pas leur place ici ". " Elles mangent des pilules sinon ça serait le bordel ".

Faire des études de sociologie n’est pas le seul projet de Carmen. " Je vais me marier " annonce-t-elle d’un ton assuré et en riant, " pour passer un moment ensemble, pour se parler ". Il lui est possible, en effet, de correspondre avec son ami, parfois le rencontrer dans le camion les conduisant au Palais, mais le parloir leur est interdit.

Pour le moment, le souhait de Carmen est " d’être dans la même prison que ses amies et plus proche de chez soi ". Et il lui arrive parfois de " rêver aussi de quand on sort ".


Dernière mise à jour : lundi 20 septembre 1999 17:23:50

Dr Jean-Michel Thurin