III - De la transmission du VIH à la contagiosité carcérale
1 - Les représentations du VIH-sida
Nous indiquions dans un rapport de recherche antérieur (Lhuilier, Ridel, Simonpietri, Veil, 1998), à propos de lanalyse des entretiens réalisés auprès des personnels de surveillance et des soignants, que la question du sida y était le plus souvent resituée dans une perspective historique.
La représentation du sida a une histoire, racontée en des termes quasiment identiques par les uns et les autres. Lors de lapparition de la maladie, celle-ci sest présentée comme une menace majeure. La peur est expliquée par limpuissance radicale devant un virus qui tue rapidement et sans recours, une propagation perçue comme incontrôlable du fait des multiples voies de contagion envisagées, de limpossibilité de détecter les porteurs du virus, la maladie pouvant être non apparente. Progressivement, sous leffet des informations diffusées par les médias et des formations suivies, le sentiment de menace sest atténué. Laccroissement des connaissances sur les modes de contamination et les techniques de prévention ont restreint la perception du risque et de la vulnérabilité.
Se manifeste ainsi, une nouvelle fois, le fait que, si les représentations sociales sont globalement peu évolutives, des réaménagements peuvent intervenir sous certaines conditions (Flament, 1989). Cependant, on peut observer aussi que, au-delà de la construction de nouvelles représentations, des représentations antérieures restent actives et marquent de leur empreinte les discours et les pratiques. Empreinte notamment perceptible à travers les contradictions et paradoxes relevés.
Dans le prolongement de ce constat, nous pouvons repérer à travers lanalyse des entretiens conduits auprès des personnes incarcérées cette même dynamique dans la construction et lévolution des représentations. Dynamique qui met en tension des processus de changement et de rémanence.
Lévolution des représentations porte électivement sur les modes de transmission, la distinction entre la séropositivité et le sida, le pronostic relatif à la durée de vie.
Les vecteurs dinformation évoqués sont dabord les médias puis les actions de formation-information réalisées en prison. Lapport des connaissances et la définition des risques sont en premier lieu le fait dexperts, de ceux qui sont considérés comme détenteurs du savoir scientifique. Le crédit accordé aux informations dépend de la fiabilité perçue de la source ou du canal dinformation. Ici, le fait que les réunions organisées intra-muros ou que la documentation proposée soient associés à des personnes et des organismes qui ne dépendent pas de ladministration pénitentiaire accroît la réceptivité aux messages diffusés. Ces " messages " sont essentiellement le fait des hospitaliers et dintervenants extérieurs (la Croix-Rouge par exemple).
De ces informations, les personnes rencontrées retiennent d abord la façon dont le sida " ça sattrape
" : " lenfermement " du virus dans le sexe et le sang rassure en circonscrivant la menace à des vecteurs et/ou des situations de transmission. On peut souligner ici, au passage, lambiguïté de cette formulation souvent répétée : le sang est un vecteur de transmission objectivable, mais comment comprendre la transmission sexuelle, le passage du virus dun partenaire à lautre, et notamment de la femme vers lhomme, quand le principal fluide corporel présent dans les représentations est ici le sperme ?" Avec toutes les informations quon a eues dedans et dehors, les intervenants ici , celui qui dit quil nest pas au courant, cest pas possible ( ) On peut attraper le sida soit en se blessant, soit en se bagarrant, soit en ayant des rapports sexuels ( ) A lépoque, cétait les gens qui prenaient de la drogue. Ils sont arrivés nombreux dans les années 80. Ils étaient mis au coin du mur. On ne risquait rien, mais y avait une peur
". (Entretien collectif)Les informations relatives aux modes de transmission ne concernent dailleurs pas seulement le sida mais aussi dautres maladies, notamment les hépatites. Leffet de réassurance évoqué est le même.
" Avec toutes les informations quon a eues, les réactions ont changé quand même. Jai eu un gars dans ma cellule qui avait une hépatite C, jai fait un peu attention et voilà
". (Entretien collectif)On observe encore une distinction entre le séropositif et le malade du sida. Distinction qui ne se construit pas nécessairement sur les critères médicaux : le séropositif est celui qui ne paraît pas malade et qui est maintenu en détention. Celui qui est malade du sida, inversement, se signale par de nombreux symptômes observables (électivement lamaigrissement, la fatigue, les affections opportunistes) et par son transfert en milieu hospitalier.
Ainsi, la séropositivité est considérée comme une maladie mais qui reste invisible et seulement détectable par l expertise médicale.
Quant au pronostic vital, lapparition des multithérapies et la diffusion de linformation les concernant transforment les représentations du sida qui tend à devenir une maladie chronique compatible avec une longue survie sans invalidation (Lot, Pillonel et al, 1997).
Mais ces changements ne peuvent occulter les signes de persistance des représentations antérieures, et ce principalement à propos des modes de transmission. Le VIH résiste à sa localisation, et la menace reste diffuse, malgré les tentatives de réassurance que constitue le fait de répéter ce que les messages préventifs ont diffusé.
Ici, on relève lassociation fréquente entre VIH et VHC : la distinction entre leurs modes de contamination respectifs napparaît pas toujours très claire, favorisant un glissement dun agent viral à lautre.
Laffirmation dun niveau de connaissances accru et dune position plus rationnelle face aux maladies transmissibles est surtout manifeste lors des entretiens collectifs : en présence des autres, on se présente comme informé et rassuré. En entretien individuel, cette assurance se fissure et dévoile la persistance dincertitudes. Ou encore ses propres interrogations sont projetées sur les autres sur le mode de " moi, je suis informé, mais les autres pas vraiment, pas suffisamment
". Lopposition entre les croyances profanes empreintes d imaginaire et le savoir scientifique assimilé est utilisée dans une perspective de distinction. Distinction qui sert aussi à favoriser un rapprochement avec le chercheur quand celui-ci est perçu comme appartenant au monde de lexpertise. La mise en évidence dun savoir censé être partagé inscrirait les deux interlocuteurs dans un rapport entre " pairs ".Après sêtre présenté comme " quelquun qui vient de la banque
", marié et père de famille, François poursuit en commentant sa découverte de cet autre monde quest la prison. A propos du sida :" Dans la précédente cellule où jétais, mes co-détenus avaient une trouille monstre dentendre parler du sida, peut-être parce quils avaient entendu parler et quils savaient quil y avait un détenu en face qui avait une hépatite. Je veux dire quils avaient une trouille monstre des gens qui étaient malades. Ils étaient tout le temps en train de nettoyer, et de façon assez bruyante. Ils se dépêchaient de mettre de leau de Javel par exemple. Un surtout. Pour lui, le sida, cétait une chose quon pouvait rencontrer au coin de nimporte quelle porte. Je ne suis pas sûr que tout le monde ait encore à lheure actuelle intériorisé les messages de prévention ".
Ainsi, la peur est-elle celle des autres.
Michel, lui ne fait pas état dune telle distinction, mais ses propos paraissent pour le moins confus, tant la contradiction entre messages préventifs et croyances persistantes est forte. Lintégration des connaissances ne relève pas dun processus denregistrement passif et cumulatif. Les informations nouvelles sont filtrées par les cadres de pensée préexistants qui peuvent favoriser ou empêcher lassimilation. Ces " structures daccueil " sélectionnent, orientent, interprètent linformation reçue.
" Le sida, cest contagieux mais cest pas pareil. Un mec qui est séropositif, tu peux manger avec sa cuillère, y a pas de problème. Tu manges dans son assiette, tu la laves et y a pas de problème ".
La permanence de certaines représentations associées au sida et, ce malgré lintensité des campagnes dinformation, ne peut étonner si on se réfère au temps relativement récent de lapparition de cette maladie et quon resitue la problématique de la contagiosité dans une perspective historique plus large. Ainsi, G. Vigarello (1993) retrace à travers les siècles lhistoire du sain et du malsain, histoire qui est aussi celle des représentations du corps, mêlant repères savants et imaginaires. Il souligne la survivance dans le temps de grands repères comme celui de la portée morbide des humeurs du corps (salive, pus, sécrétion). Lassociation du sida aux dimensions négatives des fluides corporels, tels que le sang et le sperme résiste à se dissocier de la salive.
Dans certains discours, il nest plus question de doute, de dénégation la salive est menace.
" Si un individu est atteint du sida, faut pas le mettre avec les autres. Faut le protéger lui, mais aussi les autres. Jai eu un type ici qui avait le sida. Il a été libéré depuis, mais à mon avis ce nétait pas normal de le laisser avec les autres. Moi, je parlais avec lui normalement, comme je vous parle, mais je gardais une certaine distance bien sûr.
Moi, je nai pas confiance dans ce que racontent les médias, la médecine. Quand ils disent que la salive nest pas contagieuse, moi je dis : on ne sait jamais. Alors, quand je parlais avec lui, je gardais toujours mes distances. Sait-on jamais
" (Fabio)La prévalence des attitudes de distance et de rejet vis-à-vis de ceux suspectés de porter un virus est proportionnelle au sentiment de menace qui est lui-même majoré lorsque les voies de contagion apparaissent comme multiples et peu contrôlables. Il faut aussi souligner, mais nous y reviendrons, que les caractéristiques de la vie carcérale, lenfermement dans des espaces réduits et le partage dune intimité au quotidien alimentent les inquiétudes.
Cet extrait dentretien témoigne à la fois dune volonté de dédramatisation des risques, des mesures de précaution prises, des situations auxquelles les détenus peuvent être confrontés, et de la résurgence de la peur.
Claude a fait des études de pharmacie, il " aide beaucoup les gens qui sont atteints par le virus du sida. Moi, jen ai accueilli un dans ma cellule personnellement. Il y a quelques mois de ça, après 6 mois quasiment de négociation avec la direction. Parce que cette personne était en isolement. Cest quelquun que jai connu ici au cours dun débat sur le sida. Cette personne avait révélé quelle était séropositive et, quand elle avait dit ça, on lavait mise à lisolement immédiatement. La mise en isolement, ça arrive. Généralement, ce sont des gens qui ont des problèmes autres, pas seulement le sida, mais des problèmes psychologiques des gens quon peut difficilement mettre avec dautres personnes.
Il y a quand même quelques règles à respecter. Par exemple, ne pas prendre les mêmes rasoirs, les brosses à dents, ça ne se prête pas Il y a quand même des choses à prendre en compte. La personne qui était avec moi, un jour est tombée de son lit. Elle sest ouvert larcade sourcilière. Donc ça a saigné énormément. Y avait du sang partout dans la cellule, cétait en plein milieu de la nuit. Je lai aidée à se relever et je lai installée sur le lit du bas, et ensuite jai pris une paire de gants chirurgicaux que je demande ici - je men sers pour le ménage - jai pris une éponge et jai nettoyé. Le lendemain, à louverture des portes, jai demandé quil aille se faire mettre des points de suture. Jai fait un test VIH trois mois après cet incident. Jétais pas rassuré. Y avait tellement de sang partout que ça avait éclaboussé la vaisselle et tout ça. Javais tout bien nettoyé, mais je nétais pas rassuré ".
Dans la maison darrêt pour femmes, les hésitations, les incertitudes sont les mêmes : à la fois " on sait " et " on ne sait pas ", on est rassurée et inquiète. Le VIH est banalisé mais il menace toujours. Lincertitude est multiple : qui sont les détenues porteuses du VIH, comment localiser le risque en identifiant les femmes séropositives, peut-on croire les rumeurs qui circulent en détention, le silence sur le virus est-il synonyme dune sérologie négative, le risque est-il le même en prison et dehors, se trouve-t-il majoré derrière les murs, les vecteurs de contamination sont-ils précisément définis, sont-ils différents pour les hommes et pour les femmes ?
Le maintien de la distance est souvent la première mesure de précaution. Mais elle ne suffit pas, dautant que la distance en question, en prison, ne peut être que réduite.
" Jai peur, mais cest peut-être parce que je nai pas beaucoup dinformations. Parce quon entend beaucoup de choses, mais on ne sait pas si cest vrai.
Moi, je ne me sens pas plus exposée ici quailleurs. Avec la vie que je mène, cest la même chose, mais par exemple, sil y a une relation sexuelle entre femmes, bien sûr, il y a un peu plus de risques quà lextérieur. Parce quici, avec la population pénale, il y a beaucoup de sida, des séropositives etc. et il ny a pas de préservatifs ". (Maria)
Un type dinterrogation paraît néanmoins spécifique aux femmes : quen est-il de la transmission entre femmes à loccasion de rapports sexuels ? Si la transmission via le sang lors daccidents, daltercations, dautomutilations est évoquée, comme elle lest par les hommes rencontrés, quest-ce que cette transmission par voie sexuelle entre femmes ? On peut penser ici que les messages préventifs, ayant essentiellement mis laccent sur les rapports hétérosexuels et homosexuels masculins, ont laissé dans lombre les rapports homosexuels féminins et les risques associés. Un extrait dun entretien collectif en témoigne :
"
- Ici, les préservatifs, cest pour les filles qui sortent en permission- Non, je parle de préservatifs féminins. Est-ce quil y en a ici pour se préserver entre femmes ?
-
- Mais le sida ne sattrape pas dans les rapports de femmes à femmes. Cest seulement le sang et les rapports sexuels homme-femme.
-
"On remarque une première tendance à lévocation spontanée du préservatif comme outil de prévention, puis un temps darrêt et de perplexité. Peu de détenues rencontrées ont entendu parler de préservatifs féminins, et limage dominante reste celle de la " capote
". Il ny a ni lun ni lautre dans les détentions pour femmes, alors même quelles ont, comme les hommes, des visites aux parloirs. Mais nous avons déjà souligné la plus grande surveillance de ces occasions de rencontre dans les prisons de femmes.Pour revenir à la question des vecteurs de transmission entre femmes, on ne retrouve pas la distinction " sexe et sang " : il sagit plutôt ici dune intrication par la part prise par le sang menstruel.
" Il faut avoir une certaine confiance pour être avec une séropositive dans la même cellule. Parce quon est des femmes, donc ça veut dire quil faut faire très attention une fois par mois encore. Il y a beaucoup de choses qui jouent. Donc, cest pour ça. Le sida, cest plus difficile à vivre pour une femme que pour un homme. Lhomme comme la femme, cest au niveau des rapports sexuels quil peut y avoir ça, mais la femme, cest encore pire parce quand elle a ses règles, il faut quelle fasse très attention. Cest vrai quon nen parle pas beaucoup
". (Babette)Au-delà de ces différences de représentations chez les hommes et les femmes incarcérés, les interrogations relatives à la transmission du VIH paraissent bien constituer la partie immergée dune problématique plus globale renvoyant à la contagiosité carcérale.
Il est, certes, question des maladies transmissibles (dont le VIH avec aujourdhui de plus en plus le VHC), mais aussi dautres types de contamination. Et on peut penser que la réceptivité aux messages des campagnes dinformation et de prévention est fortement perturbée par la prégnance de limage dune contagiosité carcérale. Cette dernière entretient lincertitude, la peur et les réactions de mise à distance, et ce malgré les connaissances acquises sur la réalité du risque.
2 - Prégnance de la problématique de la contagiosité
La problématique de la contagiosité a été récemment révélée par lentrée du VIH-sida en prison, mais a toujours ponctué lhistoire carcérale.
Les épidémies sy sont succédées. Jusquau XIXème siècle, les maladies traditionnelles des prisons sont le typhus et le scorbut. Mais on peut aussi évoquer la typhoïde, la dysenterie et les maladies respiratoires telles que les pneumonies et les pleurésies. Les tuberculoses prennent ensuite le relais, et on a vu leur résurgence avec lapparition du sida. Aujourdhui, cest essentiellement cette dernière maladie et les hépatites qui sont évoquées par les personnes incarcérées.
Nous avons précédemment évoqué les données relatives à la prévalence du VIH en milieu carcéral. Les données relatives aux VHB et VHC sont, à notre connaissance, plus limitées puisquelles concernent une séropositivité déclarée par les entrants en prison ou les résultats dune étude réalisée dans un seul établissement.
Lenquête sur la santé des entrants, conduite au printemps 1997 (Mouquet, Dumont, Bonnevie) précise quun interviewé sur quatre déclare avoir fait un test de dépistage de lhépatite B avant lincarcération et un sur cinq de lhépatite C. Les taux de séropositivité déclarée sélèvent respectivement à 2,3% pour le VHB et 4,4% pour le VHC.
Une recherche systématique des marqueurs du VHC (Lemaire, 1998) a été réalisée à la maison darrêt de Loos-lès-Lille entre le 1er décembre 1995 et le 30 mai 1996. Sur les 1300 détenus entrés durant cette période, 806 ont accepté le dépistage sérologique. Ces détenus étaient âgés en moyenne de 42 ans, et 54,5% étaient toxicomanes. La sérologie VHC était positive chez 30 % des détenus et 52 % des toxicomanes. Parmi les non-toxicomanes 4,2% seulement étaient séropositifs pour le VHC. La disparité des taux de séropositivité déclarée et diagnostiquée (mais sur un échantillon beaucoup plus restreint) est ici manifeste.
Hiérarchie des maux
Si on sintéresse maintenant à la hiérarchie des maladies qui paraissent pouvoir être contractées en détention, du point de vue des détenus rencontrés on retiendra la première place tenue par les hépatites. Elles sont plus souvent spontanément évoquées que le sida, et le risque de transmission est considéré comme plus élevé. Chez les femmes, en particulier, il est beaucoup plus souvent fait référence à lhépatite peut-être parce que les représentations du sida sont encore marquées par le modèle initialement dominant de la maladie, un modèle " homosexualisant masculin ". Labsence dhommes, comme labsence (en tout cas laccessibilité pour le moins réduite) de seringues, relativiseraient, dans les représentations, les risques de contamination intra-muros.
Par contre, la menace de lhépatite est le plus souvent mentionnée, dautant que les détenues rencontrées soit sont séropositives, soit ont partagé leur cellule à un moment ou à un autre avec une femme séropositive.
"
Dans la prison où jétais avant, jétais avec une détenue qui avait lhépatite. Quand elle était en cellule avec moi, elle ne mavait rien dit. Elle me la dit après. Cest sûr quon peut attraper lhépatite en prison. Rien quen buvant derrière la personne ou même en partageant une cigarette. Vous vous rendez compte ! " (Fatima)Cependant, lhépatite sera aussi souvent évoquée par les détenus. Elle appartient au lot des maladies virales que chacun sait présentes en détention. Et du viral on passe fréquemment au sale.
" La maladie la plus répandue ici, celle quon a peur de contracter, cest lhépatite. Surtout que la propreté en prison, cest un point qui laisse à désirer. Les choses les plus importantes, cest les maladies virales parce que les douches sont presque jamais nettoyées
". (Zéfir)La hiérarchisation des maux décline donc lhépatite, le VIH, la tuberculose, mais aussi des maladies plus bénignes dont létiologie est le plus souvent associée à linsalubrité et à la saleté des espaces de la détention.
du sale à la souillure
La prévalence du thème du défaut dhygiène, déjà relevée lors de notre enquête auprès des personnels, est ici encore manifeste, notamment dans la maison darrêt des hommes. Lhygiène est évoquée chez les femmes comme une exigence, un principe de cohabitation dans la cellule, un souci mis en acte dans lattention portée à lentretien du corps et des locaux, un critère de discrimination entre " celles qui se laissent aller
" et celles qui résistent.Chez les hommes, il sagit plutôt dune carence subie, dune invasion du sale qui menace parce quelle réduit à limpuissance.
Plusieurs raisons peuvent être évoquées pour expliquer cette différence. Tout dabord, létat de vétusté contrasté des locaux : la maison darrêt pour hommes comprend différents bâtiments dont certains dans un état de délabrement évident. Lancienneté des bâtiments conjuguée à leur taille complique les travaux dentretien. Intervient aussi, sans doute, le nombre de détenus incarcérés. De plus, si les hommes comme les femmes connaissent les mêmes restrictions en matière daccès aux douches, ces dernières disposent de leau chaude en cellule, ce qui facilite à la fois les toilettes et les lessives. Mais ces différences objectives ne nous paraissent pas suffisantes pour éclairer une telle disparité. L'entretien des corps et des espaces est effectivement marqué par la division sociale des rôles sexués. Ce qui nempêche pas les hommes de subir, de vivre différemment cette invasion du sale perçu comme contaminant.
" On est dans un environnement rétréci ici. Et y a beaucoup de gens concentrés aussi. Même si on nettoie, la saleté on dirait quelle revient. Cest une malédiction pour ça. Cest très difficile davoir un environnement propre
". (Xavier)Il sera question non seulement de poussière, de crasse mais aussi de rats, de cafards, de punaises, propos confirmés par le personnel de surveillance qui tente de lutter contre leur prolifération sans parvenir à leur destruction.
" Il y a une concentration de rats ici. Cest terrible. Dans la cour de promenade, ils sortent par les canalisations. La nuit, on les entend, font un bruit incroyable. Hier matin, toutes les canalisations étaient bouchées, les eaux usées se répandaient sur le sol. Ils ont sorti un rat vivant des canalisations. Cest sale parce que y a pas assez de discipline
". (Zéfir)Les affections contractées ne visent pas électivement celles qui peuvent être transmises mais lensemble des maux présents de manière diffuse dans lespace confiné de la détention.
Limpossible discrimination des origines des maux contractés fait de lespace carcéral un concentré de toxicité.
Zéfir, dont le dos est couvert de plaies, sinterroge : " mes allergies, cest peut-être lié à lhygiène globale de la prison. Elle est vieille, on va en faire un monument historique. Ce qui se dégage de sa structure peut générer des allergies. Et puis je perds mes cheveux. Ça peut être héréditaire ou le stress ou le mauvais entretien de la prison
".Fabio fait linventaire des problèmes de santé cumulés depuis son arrivée en détention : " ce que je peux vous dire, cest que, quand je suis entré jétais en bonne santé, maintenant je maperçois que tous les deux mois environ jai des problèmes gastriques, des problèmes cutanés, des douleurs, des diarrhées, des furoncles et des allergies, des boutons, des plaques. Cest le manque dhygiène et la promiscuité
".Lapproche institutionnelle (pénitentiaire et hospitalière) de la santé en prison met en évidence la précarité sanitaire de la population carcérale. Elle est associée à la précarité sociale et " au cumul des facteurs de risque " (Lalande, 1997).
Les représentations quont les détenus de leur état de santé mettent toujours en cause lenvironnement et les conditions de vie carcérales. Dans une version positive, rencontrée auprès des personnes sans domicile fixe et de certains toxicomanes, la prison est le cadre de restauration dun état de santé dégradé. Dans une version négative, largement majoritaire, la prison est maltraitante et mortifère. Elle dégrade un état de santé considéré comme bon à larrivée (" jamais soigné
- jamais malade ").La " pathogénicité " de la prison se décline électivement autour des catégories du sale et de la souillure.
Ici, la référence à loeuvre de M. Douglas (1992) peut éclairer lanalyse.
Lorsque les détenus rencontrés évoquent les dangers qui menacent leur santé, il est question, au-delà des risques de maladies somatiques (dans leur diversité, des plus bénignes aux plus graves), de lappréhension dune indifférenciation entre soi et lenvironnement. Le sale se fait intrusif, la dépression contagieuse, la déviance et la transgression contaminantes.
Lenfermement dans un espace réduit, surpeuplé, confiné expose à lomniprésence de lautre, son regard, son odeur, ses interpellations, et fragilise les stratégies usuelles de régulation de la distance. La menace nest pas seulement celle de lagent viral ou toxique contenu dans un environnement repoussant parce que polluant. Elle est également contenue dans dautres figures du mortifère.
" Tout au début, ça me touchait beaucoup parce que je navais jamais vu par exemple une personne qui sest coupé les veines. A cette époque - là, jétais un peu choquée, mais après ça a été un peu de la pitié. Puis après ça a été une sorte de fatigue. Jessaie de ne pas me faire contagier des choses négatives. Jessaie de capter les choses positives et si la personne na rien de positif, tout simplement, je napproche pas. Jessaie toujours de transmettre des choses positives
". (Florence)Clémentine, elle, est là depuis deux mois seulement. Nous la rencontrons lors dun entretien collectif. Habituellement, elle ne sort pas de sa cellule. Elle évoque sa désorientation profonde à son arrivée : " Je ne savais rien, jétais paumée, quand elles mont dit de me déshabiller Les fouilles aussi quand on va en promenade, lever les bras, je ne savais pas. Je nosais pas demander à quelquun, javais peur. Peut-être elles ne savent pas que jai jamais vécu ça. Je ne veux pas me mêler avec les autres filles. Y a toujours des histoires. Cest pour ça que je sors pas de cellule. Je ne veux pas me mêler aux vraies criminelles. Est-ce que ça nest pas pour quon le devienne ? Y a des filles qui sont venues me proposer des choses. Cest pour ça que je ne sors pas
".La mise en isolement nest pas seulement celle qui peut être décidée par les autorités judiciaires ou pénitentiaires. Elle est aussi un mode de défense contre un environnement qui, sous leffet du clivage et de la projection, ne concentre que des mauvais objets persécutants.
La souillure, limpureté, la saleté ont toujours un double sens, un sens propre et un sens figuré, qui connote un aspect moral et social.
" Est propre ce qui est convenable, adapté, approprié, cest-à-dire ce qui prend place dans un certain ordre ( ) Le lien entre souillure, interdit, maladie dans les systèmes symboliques est univoque : si la maladie ne peut être identifiée à la souillure, en revanche, la souillure comme la transgression de linterdit sont sources proches ou lointaines de maladies " (Douglas, 1992).
Lexpérience de lincarcération est celle de la confrontation au désordre, aussi paradoxale que puisse être cette affirmation si on considère que linstitution pénitentiaire est définie par sa vocation de maintien dun certain ordre social, et que ses principes de fonctionnement sont structurés autour de limposition de la conformité à lordre institué.
Le désordre que nous évoquons ici est celui dune expérience de fragilisation, de perte des systèmes de repères habituels, des étayages qui arriment le sujet à un ensemble social, de supports à la construction-affirmation de la différenciation et de lindividuation.
" Lindividu doit assumer une activité dont les implications symboliques sont incompatibles avec la conception quil a de lui-même. Une forme de mortification plus diffuse consiste à imposer à lindividu un système de vie quil estime lui être totalement étranger et un rôle qui lui fait abandonner tout ce qui pouvait le distinguer des autres. "(Goffman, 1968)
Luniformisation, lanonymat, la dilution des signes de distinction, comme la dépendance à lorganisation, labsence dinformation sur sa situation (jugement, transfert, etc.) contribuent à brouiller les représentations de soi comme sujet, au développement du sentiment dun effacement de soi et de ce qui structurait à la fois linterpersonnel et lintrapsychique.
La perte des relations objectables, du mode de relation du sujet avec son monde, du système relationnel antérieur, favorise le repli sur un espace intérieur où la question fondamentale de lidentité comme unité-cohérence à soi-même est massivement convoquée.
Dans ce milieu où lanonymat est accentué, où les angoisses de morcellement sont ravivées, où la menace de la perte didentité moïque est forte, lindividu se sent perdu et tend à se préserver en se repliant sur lui-même et dans le silence. On retrouve ici des mécanismes de défense de la position schizoïde : le clivage de lobjet et la projection de lagressivité. Les autres sont alors perçus comme mauvais, menaçants, la persécution, lintrusion omniprésentes. Dans un milieu qui paraît hostile et dangereux, morcelé et morcelant, le détenu est cerné, incapable de fuir. La crainte pour son intégrité, ici essentiellement abordée sous langle des effets pathogènes de la prison et des risques de contagion, renvoie à lexpérience dune mise en cause de son individualité.
Le désordre est cette perte ou la menace de la perte de ce qui sépare, différencie, singularise. Lincarcération est lexpérience du mélange : mélange des âges, des origines socioculturelles, des délits ; mais plus fondamentalement, mélange dans la confusion entre lintérieur et lextérieur, le soi et les autres, la chose et la personne, lêtre et le non-être, la vie et la mort.
Les systèmes de classification, hiérarchisation et distinction qui balisent notre vision du monde et de soi dans ce monde se trouvent brouillés. " Les dangers de la pollution apparaissent là où la forme est attaquée ". (Douglas, 1992). Forme renvoyant ici essentiellement à celle assurée par lenveloppe corporelle et lenveloppe groupale ou sociale (communauté dappartenance et réseau social), enveloppes constituées et entretenues par le jeu de processus dexclusion et dinclusion, de projection et dintériorisation.
La force de linterrogation en prison autour du " qui est lautre ? " a pour pendant son autre face " qui suis-je ? ", et le recours à la catégorisation sociale comme la focalisation sur le corps peuvent être interprétés comme quête de réponse à ces questions.
Vulnérabilité au mal
La fragilisation des systèmes défensifs sexprime sous la forme de lexpérience dune vulnérabilité toujours soulignée.
Vulnérabilité aux maladies (" depuis que je suis en prison, jattrape tout
" Fabio), vulnérabilité dun corps dont on observe les transformations, vulnérabilité existentielle qui se saisit dans lextrême dépendance aux micro-événements qui ponctuent la vie carcérale." Jai changé depuis que je suis ici. Dabord, jai perdu du poids, après jen ai pris. Je suis descendu à moins de 60 kg et jai eu une pointe à 80. Je suis plus sensible à certaines choses aussi. Plus dépressif encore. Ça devient existentiel, un moral en dents de scie. Une simple mauvaise nouvelle peut tout démolir
". (Roger)La vulnérabilité est associée au sentiment dêtre toujours exposé, lespace carcéral étant celui dune mise en scène. Tenir son rôle sur cette scène-là suppose un autocontrôle, une vigilance dans les modes de présentation de soi. Ne pas laisser percevoir les failles où les autres, le mal, ne manqueraient pas de sengouffrer. Le regard de lautre omniprésent, la perte de tout espace personnel, la mise à nu de lintimité attaquent les différentes enveloppes construites pour se protéger.
Les opérations de fouilles, fouilles à corps, fouilles des effets personnels dans la cellule, les douches collectives, les toilettes au milieu de la cellule sont autant de dévoilements, deffractions. Les différentes barrières de protection qui filtrent et régulent les relations à autrui se fissurent jusquau dernier rempart que constitue lenveloppe corporelle. Elle se présente comme massivement attaquée, du dehors, mais aussi du dedans.
La fréquence des affections dermatologiques est souvent évoquée par les détenus, comme si la peau, interface entre le dedans et le dehors, témoignait par les marques, les plaies portées de son érosion sous leffet de la carcéralité.
Les professionnels de la santé intervenant en prison relèvent aussi limportance des affections cutanées, létat de la peau présentée en consultation servant de vecteur à lexpression de ce que le détenu subit. La peau, écran de protection se fait écran de projection, condensant les images révélatrices dun état de santé dégradé.
" La pathologie dermatologique, peu importante sur l échantillon dentrants, croît rapidement jusquà représenter 23% de la pathologie diagnostiquée dans la première période de détention (de 7 jours à 4 mois). Durant la deuxième période, particulièrement critique (de 4 à 8 mois), plus dun quart des incarcérés malades souffrent dune maladie de peau diagnostiquée. Ce pourcentage se réduit lentement à 20 % pendant la troisième période, avant de stagner à 10% après un an de détention, loin derrière la pathologie digestive (29%) et la pathologie oto-rhino et pulmonaire (29 % également). Les soins locaux nécessités par les affections de la peau concernent 0,7 % de la population à lentrée, puis 2,3% lors de la première période, 4,4% dans la deuxième, pour décroître à 1,7% par la suite ( ) Les thérapeutiques dermatologiques viennent évidemment loin derrière les psychotropes, mais disputent la 2ème ou 3ème place aux antibiotiques et aux antalgiques. Les traitements de la peau supplantent presque toujours les traitements, pourtant très demandés, de la douleur. (Gonin, 1991)
Lenveloppe corporelle apparaît comme plus fragile, plus poreuse, les limites du corps représentent des frontières menacées ou précaires.
La mise à nu de cette enveloppe est particulièrement redoutée car tout contact est une prise de risque. La permanente référence à la douche comme lieu déminents dangers peut certes être expliquée, en particulier à la maison des hommes, par létat de délabrement des installations sanitaires. Les restes de peinture craquelée, bosselée, encore accrochés au mur peuvent figurer, par un processus associatif, cette peau dégradée par laction toxique de cet espace confiné. Mais il nous semble que la localisation privilégiée du malsain dans les douches peut sentendre aussi comme la traduction dune vulnérabilité accrue dans cet espace de mélange des intimités et de dévoilement des corps.
Il convient, cela nous a souvent été rappelé, de porter des sandales en plastique pour éviter le contact direct avec le sol et prévenir les risques de parasitoses et verrues plantaires. Il faut aussi se tenir à distance des murs, ne pas sy appuyer, et concentrer son attention en cernant le jet deau sur son corps avant de sessuyer et sortir rapidement. La douche commune, cest aussi, derrière le flou de la vapeur deau concentrée, la confrontation aux restes, aux traces des corps précédents, aux déchets corporels : crasse déposée, cheveux et rognures dongles abandonnés
Nous ne signifions pas ici que les personnes incarcérées sont des modèles de propreté ou que leurs principes dhygiène toujours mis en acte se trouvent ici bafoués. Nous indiquons seulement que lattention électivement portée à lévitement du contact, et la désignation des douches comme une aire de menace signalent à la fois un sentiment dexposition et de vulnérabilité qui mérite dêtre interrogé. Dans la même perspective, on remarquera lattention portée aux orifices du corps et aux vecteurs de contamination qui sont privilégiés dans le discours.
La nourriture tout dabord : elle est nécessairement polluante.
" Lhygiène des cuisines Jai des compatriotes anglais qui travaillent aux cuisines. Daprès ce quils mont dit, cest mieux de ne pas toucher. Cest dégueulasse ce quon mange ici. Moi, jessaie de ne pas toucher ce quils servent ici, de prendre la viande quils nous donnent, de la laver, la recuire Moi, je mange jamais directement.
" (Jim)" Je pense quici mon état de santé se détériore. Lhygiène est inexistante, la nourriture est pas tellement saine. Le parcours quil y a entre la cuisine et les cellules, ça se passe en sous-sol. Et le sous-sol, cest extrêmement dégueulasse. Il y a des insectes qui se baladent partout, des insectes et des rats.
" (Fabio)" Question nourriture, il ny a pas du tout dhygiène. On est encore avec la grosse louche ! Les microbes qui sont dans les couloirs peuvent sinsérer dans la nourriture, mais bon cest pas grave, cest comme ça !
" (Babette)" - On attrape des diarrhées avec les repas.
- Dans la purée aujourdhui y avait des cheveux. Je lai jetée directement.
- Dans la salade, on trouve de tout, des vers, du sable, des araignées.
- Y a des gastro-entérites ici à cause de la nourriture.
- Cest les hommes affectés aux cuisines dans la prison dà côté qui font les repas. En hiver, on mange froid.
-On mange très mal, ils ne tiennent pas compte de la diététique, les vitamines, y en a pas, cest pas équilibré. Ça a des conséquences sur la peau, on a des problèmes de peau, destomac, les yeux aussi.
" (Entretien collectif. M.A.F.)La nourriture pénètre les corps et les pollue. " Lorsque la nourriture apparaît comme objet polluant, elle ne lest comme objet oral que dans la mesure où loralité signifie une frontière du corps propre. La nourriture est lobjet oral qui fonde la relation archaïque de lêtre humain à lautre, sa mère, détentrice dun pouvoir aussi vital que redoutable " (Kristeva, 1980). La grande dépendance de la personne incarcérée à légard de linstitution, y compris dans la satisfaction de ses besoins les plus essentiels, peut réveiller limaginaire de la relation à cette mère archaïque toute-puissante et maléfique. Alors, le refus, la méfiance, la répulsion face à la nourriture dispensée sont des formes dexpression dune défense face à cette possible pollution.
La qualité des repas peut, certes, être interrogée, tout comme précédemment les conditions dhygiène dans les espaces de détention. Il y a sur ces questions, beaucoup à dire et à faire. Mais, sans négliger la réalité des situations décrites et observées, il nous faut aussi entendre comment ici le registre de limaginaire est réveillé, activé par cette réalité saisie à travers le prisme du fantasme.
Les représentations de la maladie en prison permettent de lier entre eux différents registres de menace. Par glissement métonymique, la désignation dune partie prend en charge le tout et, par glissement métaphorique, ce signifiant maladie (ou dégradation de la santé) se comporte comme un carrefour qui rend possible les transferts de sens par substitution analogique.
Chaque élément (saleté, nourriture polluante, air vicié, contact souillant) ne prend son véritable sens quen fonction de sa liaison associative avec dautres.
" Le système de la souillure repose sur la métaphorisation de la saleté définie comme propriété sensible de lêtre, à partir de lexpérience trouble dune perte " (Douglas 1992). Et de pertes, il est bien sûr massivement question en prison. Nous ne nous engagerons pas ici dans linventaire de ce qui est évoqué comme perdu. Nous ne retiendrons que ce qui nous paraît ici au centre de lexpérience carcérale, la perte (ou la dilution) de soi comme sujet. A défaut dêtre des sujets, les personnes incarcérées peuvent tenter dêtre des acteurs en investissant les interstices laissés par linstitution.
Ici, par exemple, le fait de cantiner, sil peut exprimer un désir dune alimentation plus équilibrée, plus variée, est dabord une restauration dun pouvoir traduit par un choix (choix de la nourriture commandée et consommée), et une tentative de préservation de soi (refuser la nourriture polluante carcérale).
Cantiner, cest certes un moyen de reconquête dune certaine autonomie de soi dans un univers qui entretient la dépendance. " Espace de liberté et de négociation pour les détenus, la cantine leur offre la possibilité dexercer une part dautonomie. Autonomie bornée certes à la seule sphère de la consommation mais dont limportance est à la mesure de la dépossession de soi qui caractérise le statut de détenu " (Seyler, 1985). Mais cantiner, cest aussi un moyen de se protéger du contaminé-contaminant servi par cette figure de mère archaïque mortifère. Lincorporation passive est équivalente à une destruction agressive.
Lair est un autre vecteur privilégié de linfection. Lair respiré, cest un corps pénétré et sans défense : si on peut refuser la nourriture carcérale ou la transformer, on ne peut suspendre la respiration. Or lair confiné apparaît comme atmosphère imprégnée démanations putrides et malsaines.
" La promiscuité, lair est le même, dans un petit espace fermé, il ny a pas dair. Même si on ouvre la fenêtre, lair ne se renouvelle pas forcément et je pense que ça aussi cest un facteur de maladie. On est enfermé 24 h sur 24. On nest pas assez aéré
". (Fabio)" Tout le monde fume dans la cellule. On sintoxique vite, on peut pas faire de courant dair. " (Julien)
" Pour chauffer les aliments, on bricole. Ça sort une fumée noire. On est obligé de respirer ça. Ça colle sur les murs, le plafond. Cest dangereux. On peut aussi cantiner des réchauds avec des pastilles, des comprimés qui se consument. Mais, cest toxique. Cest marqué sur lemballage. A utiliser dans un local aéré. Nous, on peut pas aérer
". (Paul)Lair carcéral est dabord un air raréfié : lenfermement " étouffe ". Il est aussi toxique par les germes contenus ou/et par les produits utilisés. Lentassement des corps dans un espace fermé où se mêlent odeurs et représentations de dangers imperceptibles favorise la confusion entre la puanteur et le miasme, le nauséabond et le malsain, le méphitique et lasphyxiant.
A. Corbin (1982), qui retrace dans son ouvrage lhistoire de lodorat, nous rappelle que lair carcéral, figure exemplaire de lair confiné, a depuis les années 1700 été un objet de préoccupations.
" Le pire des scandales olfactifs, cest la prison. La puanteur signifie la putréfaction vivante et collective des détenus. Le pourrissoir humain cumule linfection généalogique et la putridité au présent ( ) Laccès des prisonniers à lair pur hante le début du 19ème siècle ( ) Michelet accorde une place dans sa rédaction, à lhistoire des odeurs carcérales. " Les vieux couvents humides et sombres, qui presque partout aujourdhui servent à cet usage, quoi quon fasse, gardent un fond indestructible de malpropreté historique, une odeur indéfinissable qui, dès lentrée, affadit le cur. Les malheureux qui ont connu les prisons de Louis XIV disaient que lair vicié en était le plus grand des supplices ". En 1784, Howard constate " Lair des prisons infecte les habits de ceux qui les visitent " ( ) Les odeurs de la prison et la fièvre quelles engendrent sont dautant plus redoutables quelles résultent en partie de limprégnation passée. Il nest dans ces conditions, dautre solution que dabandonner les lieux et dabattre les bâtiments.
Un demi-siècle plus tard, le discours sur la putridité et la puanteur de la cellule du prisonnier inspirera la description du logement de louvrier citadin et de la maison paysanne mal tenue. Le cachot constitue le modèle à propos duquel sélabore, dès le 18ème siècle, linterminable et juste diatribe contre lhabitat insalubre. "
G. Vigarello (1993) nous indique que lattention portée à lair croît durant le 14ème siècle. Nous observons ici, une nouvelle fois, la survivance danciens repères dans la définition du malsain et des conceptions des modes de préservation du corps.
Cette survivance ne concerne bien évidemment pas seulement le monde carcéral. Mais on peut faire lhypothèse dune sensibilité accrue au pouvoir de pénétration de lodeur et dune mise à lépreuve de la tolérance olfactive à la proximité dautrui. " La prison, cest dabord une odeur " annonçait A. Boudard (1963) revenant sur son expérience carcérale. Et certains détenus rencontrés, voyant le moment de la libération approcher, mentionnaient souvent dans leurs projets immédiats, de se débarrasser de " cette odeur qui colle à la peau et vous imprègne
".
3 - Enveloppe corporelle - enveloppe groupale
Dans ce contexte de majoration du thème de la contagiosité, les stratégies défensives mobilisées tentent de rétablir, consolider, défendre ce qui est fragilisé. Les formes de vulnérabilité orientent les formes de protection. Le discours sur la transmission, la contamination, évoquant différents vecteurs, est fondamentalement un discours sur lenveloppe corporelle, la porosité et la vulnérabilité du corps propre. Et dans ce bain duniformisation et danonymat quest le monde de la détention, la reconstruction " denveloppes sociales " tentera de tisser un cordon protecteur entre les personnes et un environnement hostile (Calvez, 1992). Ce dernier processus sapparente essentiellement à celui de la catégorisation sociale et de la discrimination.
Pour ce qui concerne le corps et ses frontières, on ne manquera pas de repérer lattention portée à celui-ci en prison, alors même quil peut être oublié voire maltraité au-dehors. Ce corps prend une telle importance chez certains quil occupe tout leur esprit, attentif à ses transformations, ses maux. Le soin de soi, le souci de soi participe dune recherche de réappropriation de ce corps enfermé et dépendant. Se représenter son corps comme à soi pour renforcer létayage de lidentité sur la corporéité entendue comme expérience subjective de son corps.
Lespace corporel du détenu est finalement le seul qui lui appartienne encore dans lespace social intra-muros. Et ce corps devient un moyen dexister par rapport à autrui, à linstitution et à soi-même.
Cest à travers ses plaintes, ses maux quil cherche à communiquer, à attirer lattention sur lui. Il sagira de réclamer des soins pour ce corps qui le fait exister.
Lorsque limage dun corps poreux, perméable, émerge, quand la situation carcérale réactive lexpérience antérieure primitive dune indistinction, indifférenciation entre le dedans et le dehors, le moi et le non-moi, on peut penser que le fait de se rétracter sur ce corps, de polariser son attention sur lui, est un mode de défense contre la détérioration.
La souffrance psychique trouve sa traduction dans la douleur du corps, et la fréquence des troubles somatiques, même bénins, est aussi un appel au souci de soi.
Lentretien du corps en prison se décline de diverses façons, et il vise aussi à repousser les attaques du temps.
Linvestissement des activités sportives est souvent important, chez les hommes notamment, mais chez les femmes aussi, même si les types dactivité sont différents.
Chez les hommes, limportance prise par la musculation est manifeste. Celle-ci pourrait bien compenser par la construction dune enveloppe corporelle externe une défaillance ou lappréhension dune défaillance interne. Lenveloppe musculaire développée et valorisée pourrait être interprétée comme une carapace extérieure censée protéger dune fragilité intérieure.
Nous avons en mémoire une image recueillie lors de notre visite du quartier disolement à la maison darrêt des hommes. Attenante à ce quartier, la cour de promenade des " isolés
" est divisée en " camemberts ", portions despace réduit où chaque détenu est séparé des autres par de hauts murs. Dans lun des " camemberts ", un détenu faisait son footing sur quelques mètres carrés. Pour éviter les étourdissements qui ne manquent pas dapparaître quand on tourne trop longtemps en rond, il inversait à intervalles réguliers le sens de sa course.Un autre détenu de ce même quartier fait quotidiennement 2000 " pompes
" dans sa cellule. Nombreux sont ceux qui sastreignent à ce genre dexercice rendu dautant plus difficile quand la cellule est surpeuplée. Comment faire de lexercice dans un espace où il faut se relayer pour tenir debout ? La restriction de lespace cellulaire favorise plutôt les stations couchée ou assise. Sobliger à sortir pour marcher, pour se rendre dans la cour de promenade, relève de ce même souci dentretien de ce corps empêché. Même si les commentaires sur le peu dattractivité de cet espace sont nombreux (horizon bouché par les murs, sol bétonné, surpeuplement encore, " discussions de prison " sans intérêt etc.), il sagit de " sortir " prendre lair et garder conscience des saisons, du chaud, du froid, de la pluie, de la neige.Sentir son corps vivre, cest le mettre en mouvement et simposer lorganisation dune vie quotidienne où les horaires sont auto-programmés et non exclusivement déterminés par lordre pénitentiaire.
Temps du coucher, du réveil, des repas, du courrier, de la lecture, de la toilette, de la lessive, de la vaisselle, des jeux de cartes, des moments de télévision. Composition des repas, définition dun régime alimentaire, variation du menu suivant les jours de la semaine en composant, transformant, améliorant la nourriture carcérale.
Quelques extraits dun entretien collectif réalisé à la maison darrêt des hommes illustrent ces façons de " faire sa prison
" en portant attention à son corps :" - Les gens demandent lhygiène, cest le plus important ici. Etre propre, cest notre droit. Se laver tous les jours à leau froide dans la cellule, cest dur. Les vêtements, on demande au surveillant si on peut les laver au robinet deau chaude de la douche.
- Moi, jorganise mon mode de vie ici. Matin et soir, un jus dorange. Le soir, du lait. Beaucoup de légumes, de pommes de terre, manger équilibré.
- Ici, on peut acheter du riz et des pâtes. Là, on peut manger tous les soirs.
- Ça se passe dans la tête ici. Un gars qui est fort moralement, il va se dire : " bon, jai écopé dune peine de 15 mois, je vais morganiser, je vais faire du sport tel, tel jour. Ça va me permettre doublier, davoir un bon équilibre. "
- Faut faire attention, on se préserve une hygiène de vie, sentretenir, le sport
- Moi, ça fait 24 ans que je suis enfermé, je suis toujours vivant. Je fais du footing, du yoga. Cest important dentretenir son corps, faire du sport, faire travailler ses yeux parce quon perd la vue ici. Le problème, cest quil ny a pas de perspective, pas dhorizon. On est dans un entonnoir, on voit toujours la même chose.
- Ici on est enfermé 22 heures sur 24, soit on est assis soit on est allongé. Alors les deux heures de promenade faut en profiter pour marcher, pour bouger.
- Les parloirs maintenant cest quand même mieux : dedans y a plus le toucher, y a plus rien, plus de contact. Là, y a le contact, on se touche, on sembrasse. Avec les enfants surtout, pouvoir les prendre dans les bras. Le toucher, cest important.
"Mais entretenir ce corps suppose de composer avec une série de contraintes.
Comment avoir accès, par exemple, à la douche, au-delà des deux hebdomadaires prévues ? Les détenus classés à lentretien des locaux, aux cuisines etc. ont droit à une douche quotidienne. Quand on sinscrit à une activité sportive, on a aussi la possibilité de se doucher à lissue de la séance. On peut encore solliciter les soignants et tenter dobtenir une " douche médicale ". Enfin, on peut aussi tenter de négocier avec le surveillant détage lautorisation dune douche supplémentaire.
Dans la cellule aussi, il faudra composer avec les co-cellulaires pour une cohabitation sans trop de heurts. Régler ses horaires sur ceux des autres, définir un mode de participation collective aux activités dentretien de lespace partagé, se relayer à lunique lavabo qui sert aussi dévier, trouver un mode de rangement des effets personnels de chacun qui garantisse un moindre envahissement de la cellule.
" On sent la réduction de lespace, la perte dun espace de liberté de mouvement. Les premiers mois ici, je ne suis pas du tout sorti de la cellule. Jai perdu la notion de distance. Je ne voyais quà 1,50 mètre. Quand je suis sorti de la cellule pour la première fois, jai eu des vertiges. Après, cest passé.
On est 3 en cellule. On na plus dintimité, hygiénique et tout. Le seul moment dintimité, cest quand tout le monde est rangé dans son lit, parce que cest des lits superposés. Où que vous soyez, vous êtes toujours avec des gens autour de vous. Les toilettes, y a pas de mur. Cest dur au début, on ne se regarde pas. Cest être rabaissé à rien. Faudrait un mur, pouvoir se mettre à lécart. Se retrouver à poil devant tout le monde ça va, mais aller au WC devant les autres, non !
" (Julien)En écho à cet extrait dentretien, on peut relever une formulation plus laconique mais qui traite des mêmes conditions de vie carcérale et de leurs effets.
" La station couchée fréquente (compte tenu de lexiguité des cellules et de labsence dautres activités), les problèmes liés à lusage des toilettes (difficulté de disposer de papier hygiénique pour les détenus les plus démunis, usage à la " va-vite " dans une cellule surpeuplée, etc.) sont rendus responsables, par certains praticiens, de la fréquence des problèmes pathologiques. " (Lalande, 1997)
On trouve aussi, chez certains, lidée dune résistance stimulée par la mise à lépreuve de soi-même par soi-même : sendurcir pour se préserver. Verrouiller lenveloppe pour que rien ne puisse les atteindre. Simposer des régimes frugaux, une vie de spartiate pour barder son corps. Eviter le relâchement, le laisser-aller et préférer laffrontement et le perfectionnement de soi.
Tout cela est contenu dans lexpression carcérale " se faire la vraie prison
". Il sagit là dune forme déconomie de soi qui anticipe et prévient la dépendance et la perte. Lidéal dautosuffisance est surtout perceptible chez ceux qui nont rien dehors, qui ont déjà trop perdu :" Le travail en prison, cest pas bon. On shabitue à des choses quon na pas dehors. Quand on na pas de quoi manger, pas de lit je fais pas la manche, je suis pas un clochard, je veux pas me rabaisser, que ça se sache. Faut pas shabituer à lassistanat. Moi, jaime bien vivre un peu à la dure. Faut en baver un peu. Je fais des pompes dans la cellule pour dépenser mon énergie, mais je vais pas aux activités
". (Philippe)"
On devient très sensible ici, on prend tout au premier degré. Alors, faut résister, sendurcir. Ça forge un caractère, la prison. On nen sort pas indemne. Ma famille ne sait pas où je suis. Je nai pas de visite. Je me fais la vraie prison. Moi, je préfère un régime strict. On devient plus dur parce que cest rigide ici. Y a pas ce qui permet la souplesse ". (Xavier)On retrouve aussi fréquemment la référence à la " carapace
" quil faudrait construire pour tenir-contenir. Carapacer son corps mais aussi ses émotions pour ne pas sexposer, pour atténuer cette vulnérabilité.Le code viril qui prévaut dans les détentions dhommes entretient cette valorisation dune " enveloppe " rigide et fière. Etre un dur, cest ne pas être affecté.
On voit à travers ces différents exemples que limportance accordée au corps physique est une forme de résistance à lemprise carcérale. Les besoins dauto-conservation sont exprimés par ces corps enfermés qui continuent à les réclamer, à exiger leur apaisement.
Le désinvestissement du monde extérieur saccompagne dun report de la libido sur le corps. Et cet accroissement de la libido narcissique peut être la toile de fond de sensations hypocondriaques, dune écoute angoissée de son corps et de ses moindres signes de dysfonctionnements, dun surinvestissement dans des activités sportives, dune attention nouvelle portée aux soins de soi, à lhygiène. " Economiquement, le détenu régresse au corps, maquis de sa résistance " (Molina, 1989). Il sagit de se confiner dans les sens pour résister, dhabiter ce corps, de le cerner comme un objet, de lutter contre son effacement, son morcellement.
On peut encore poursuivre lanalyse des stratégies défensives et sintéresser ici à la façon dont les détenus structurent, recomposent un tissu social ordonné par la catégorisation. Ils restituent une forme à linconnu et se dégagent du mélange, deux traits qui, nous lavons souligné, appartiennent au système symbolique de la souillure. Toutefois, par le jeu de la projection, se trouvent reproduits, intra-muros, des processus de mise à distance et de marginalisation, comme si seul le paradigme de lexclusion dun corps étranger toxique permettait de retrouver une certaine sécurité.
La catégorisation sociale, dont nous avons déjà souligné la prégnance dans les rapports gardants-gardés, est aussi fort active dans les rapports entre détenus.
Activité de connaissance, la catégorisation permet lorientation dans lenvironnement et suppose une sélection de données à regrouper, à rassembler dans une perspective dordonnancement. Sa fonction défensive est essentielle, dans la mesure où elle réduit lincertitude, fournit des repères dans la relation aux autres et au monde, réalise par la projection, la localisation du malfaisant hors de soi et hors de son groupe dappartenance. Lidentité sociale saffirme par laccentuation des traits communs à lintérieur du groupe reconnu comme sien et par laccentuation des différences entre ce groupe et les autres.
Larrivée en détention pour les primaires est une plongée dans lindifférenciation : sous le même statut de détenu sont rassemblées des personnes qui ne se connaissent pas et ne se sont pas choisies. Des personnes aussi que lorganisation carcérale isole les unes des autres à travers le morcellement de la détention (bâtiment, étage, coursive) et la surveillance des mouvements (programmation des déplacements évitant les regroupements). Lisolation saccompagne dune promiscuité imposée dans certains lieux (électivement la cellule, mais aussi les " salles dattente ", celle de lU.C.S.A., des parloirs).
Chaque détenu est à la fois " fondu " dans la masse des incarcérés désignés par le terme générique de " population carcérale de létablissement " et entravé dans ses possibilités dexploration, de rencontre et de connaissance des " autres ". Ceci nest pas sans nous rappeler les travaux de D. Anzieu sur le groupe large et les angoisses associées.
On devra bien sûr nuancer le propos et rappeler une nouvelle fois lhétérogénéité, la diversité des expériences intra-muros. Larrivée en détention nest pas univoque, et de nombreux facteurs interagissent selon des schémas à chaque fois singuliers : lâge, la situation familiale et sociale, le motif de lincarcération et, bien sûr, le fait de disposer de repères préalablement construits pour affronter lunivers carcéral.
On peut, ici, établir un parallèle entre la situation du surveillant nouvellement recruté et celui du détenu-entrant, même si cette comparaison peut surprendre.
Nous avions déjà souligné que le choc carcéral que connaît le surveillant-stagiaire lors de sa découverte de la prison peut être largement atténué si, dans son histoire, il a eu loccasion dune certaine proximité avec le monde pénitentiaire. Les rejetons de généalogies de surveillants ou le fait davoir dans son entourage une ou des personnes travaillant en prison relativisent létrangeté du lieu. De la même manière, on peut trouver derrière les murs des rejetons de généalogies dincarcérés, des familles entières étant passées par linitiation de lincarcération. Ou encore, plus fréquemment, des détenus pour qui lévénement-emprisonnement appartient à lhistoire collective du groupe dappartenance. Ceux-ci connaissent, alors, déjà linstitution même si eux-mêmes la découvrent pour la première fois. Et, le plus souvent, ils retrouveront demblée intra-muros des " pairs ", des amis, des connaissances. Dans la maison darrêt pour hommes, notamment, nombre des détenus rencontrés ont fait référence à des frères, cousins, amis, voisins, quelque part en détention, dans leur cellule, dans un autre bâtiment, dans un autre établissement. Quand lhistoire personnelle sétaye sur une histoire collective, le détenu dispose déjà de quelques repères lui permettant de structurer et de donner sens à son environnement. Il sait déjà quels sont les principes dorganisation personnelle qui permettent de " faire sa prison
" au mieux, en aménageant autant que possible ses conditions de vie et loccupation de son temps. Il sait aussi que, pour cela, lappartenance à un des réseaux de sociabilité intra-muros peut laider, non seulement dans une perspective fonctionnelle (accroître laccessibilité à certaines ressources, partager ce qui améliore le quotidien, obtenir des informations, etc.), mais aussi identitaire. La reconstruction derrière les murs de groupes plus restreints permet de se dégager des angoisses de morcellement réveillées par le " groupe large ", par lanonymat dans la foule. Elle permet encore de mieux résister à lemprise carcérale, le sentiment dappartenance au groupe dégageant du face à face entre la personne et linstitution.Le découpage de la population carcérale en sous-catégories nest pas seulement le fait des autorités judiciaires et pénitentiaires. Les personnes incarcérées, elles-mêmes, ordonnent cet ensemble en différentes " alvéoles " structurantes et contenantes. Cet ordonnancement compose avec la classification instituée ou organisée dans létablissement, mais il a aussi sa logique propre. Logique essentiellement fondée sur la localisation et la délimitation de porteurs de menaces.
En prison, les étiquettes pullulent : primaires - " récis
" (entendre récidivistes), français - étrangers, prévenus - condamnés, " gros délits " - " voleurs de poules ", longues peines - petite peine, normal - " fêlé ", résistant -" zombie " etc. Il est aussi question des DPS (détenus particulièrement surveillés) ou des VIP (Very Importante Person), des " isolés " et des " punis " (respectivement au quartier disolement et au quartier disciplinaire).En général, la direction de létablissement réalise un premier classement mis en acte à travers les modes daffectation dans les différents espaces de la détention.
Dans la maison darrêt pour hommes, les différents bâtiments de la détention ont leur spécialité : les Africains dun côté, les Maghrébins de lautre, les Français encore. Les longues peines sont plutôt rassemblées dans une partie de la détention qui offre de meilleures conditions de vie (cellule individuelle notamment). Le " quartier des travestis
" a été supprimé : ils sont dorénavant adressés à un autre établissement. Les " travailleurs " sont regroupés aux mêmes étages, comme les " étudiants " qui accèdent par la même occasion à une cellule individuelle. Le quartier des VIP, enfin, constitue également un lieu différencié. On pourrait sans doute encore poursuivre cet inventaire des opérations de classement, de répartition dans lespace des différents types de profil constitués. Laffectation dans la géographie carcérale surdétermine les conditions de détention qui ne sont pas homogènes dune " contrée " à lautre.Mais ce qui nous intéresse ici concerne plutôt les modes et les fonctions des classements opérés par les détenus eux-mêmes. On peut repérer comment, dans ces classements, sont toujours localisés ceux qui représentent un danger et quil convient de tenir à distance. Quelques extraits dentretiens illustrent les différents " personnages " identifiés comme " fauteurs de troubles " :
" Je suis à part des autres. Je ne me mélange pas avec tout le monde. Déjà une infanticide, faut pas quelle soit à côté de moi. Les infanticides devraient pas être là. Quand elles viennent me parler, moi je peux pas. Ici on sait pourquoi chacune est là. Quand on arrive, on vient avec un mandat de dépôt, cest marqué dessus le délit. Dans la cellule, si la fille ne veut pas le dire, on peut le lire. Les surveillantes, elles aussi naiment pas les infanticides. Ce sont des mères
". (Sophia)"Les violeurs, je les fréquente pas. Y a pas de quoi être fier. Les mecs se taisent, ne sortent pas en promenade, ils ont peur que les mecs leur tombent dessus. Le mandat de dépôt, y a le délit marqué dessus. Si le gars ne le montre pas, on a des doutes, on pose des questions, on tourne autour du pot. Cest là quon voit ( ) Quand un détenu arrive dans ma cellule, tout de suite je lui demande son mandat, faut écarter les violeurs. On sera dans une cellule mal vu, si on accepte les violeurs
". (Damien)" Les sidaiques, on devrait les mettre à part. Si un individu est atteint du sida, faut pas le mettre avec les autres. Faut le protéger lui, mais aussi les autres. Une fois y avait un détenu dans ma cellule qui, lui, était toxicomane et là il mavait fait un peu peur. A mon avis, il avait le sida et il ne voulait pas le dire. Alors je lai carrément confiné dans son carré et je lui ai dit : écoute, tu restes à ta place
". (Fabio)" Avec les toxicomanes, on sévite pour ne pas attraper des microbes ou être atteint de quelque chose, des hépatites. Ça sattrape par la salive et le sang, celui qui se coupe, ça y est. Donc avec les toxico-dépendants, on se serre la main et puis salut au revoir. Je ne veux pas de toxico-dépendants dans ma cellule. On peut attraper des maladies. Il suffit de boire dans le même verre et cest vite fait quoi au niveau hygiène. Moi, je me protège autant que je peux ici, mais le problème ce sont les toxicos, parce cest eux qui véhiculent les maladies. Alors, moi jévite
". (Thomas)" Psychologiquement, je trouve que je vais bien parce que une femme qui prend soin de soi-même comme moi, cest une femme qui saime. Moi, je ne serais pas capable de me couper les veines. La plupart des filles droguées, par exemple, elles se coupent. Vous les voyez, la plupart sont sales, on peut voir les personnes une semaine avec les mêmes vêtements. Les filles qui prennent de la drogue, je parle pas avec elles
". (Florence)" Je ne pense pas quon puisse être contaminée par les autres, en particulier par les filles toxicomanes ; quand on les voit dans la cour, justement comme elles sont, ça fait mal. Cest tellement triste le résultat que je ne pense pas quon pourrait sapprocher un peu delles
". (Sabine)Quy a-t-il de commun entre linfanticide, le violeur, le séropositif, le toxicomane au-delà du fait quils sont lobjet dune mise à distance toujours soulignée ?
Ces différentes figures du mal neutralisent la menace par le jeu de la condensation du malsain, et le rejet est tentative disolation et de purification car la menace de contagion est, nous lavons souligné, celle plus fondamentalement de lindifférencié. " Toute société se crée dans la lutte contre lindifférenciation qui fait surgir le fantasme du chaos primordial, du désordre primitif " (Enriquez, 1983), et la société carcérale néchappe pas à ce principe. Celui qui apparaît comme agent du désordre est dabord un double menaçant. Semblable, parce que dune humaine nature, mais aussi parce que sont projetées en lui des parties de nous-mêmes. Il fait figure de miroir repoussant et fascinant. Limpératif de mise à lécart est à la mesure de cette fascination exercée : celui qui a transgressé des interdits majeurs révèle des désirs condamnés, les exigences pulsionnelles auxquelles le contrat social impose de renoncer pour la sauvegarde de lintérêt commun.
Mais dautres fascinations-répulsions sont aussi activées : elles sinscrivent toujours du côté de la résurgence du négatif de chaque sujet singulier, mais concernent moins les aspects transgressifs que ceux de la perte et de la mort.
Lintolérance majeure vise les toxicomanes. Ils sont perçus comme concentrant tous les risques, toutes les dérives, et, sil est beaucoup question à leur propos du VIH ou du VHC, lappréhension de la contamination ne peut se limiter à celle-là. Considérés comme dangereux et pénibles, décrits en fonction de leur comportement souvent imprévisible, des signes et indices de la maladie, ils font lobjet dune méfiance dautant plus marquée que le miroir quils renvoient aux autres est insoutenable.
Les dépressifs sont encore des indésirables et, de la répulsion face à un tel miroir, il est ici explicitement question.
" Je conçois quon puisse craquer. Mais dun autre côté, cest un espèce de miroir de ce qui pourrait arriver. Cest pour ça quil y a une grande peur du mec qui craque, et si on ne craque pas soi-même, on se dit, putain ça pourrait marriver demain. Sur une cellule où les mecs sont à plusieurs et quil y en a un qui est franchement qui va mettre la pression sur les autres, donc ils vont avoir limpression de craquer. En fait, ils ne craquent pas ; ou plutôt, ils craquent nerveusement et finissent par taper sur le mec. Jai passé quelques mois avec un mec dépressif en cellule, cest vrai que cest dur parce quon devient agressif soi-même. Avec un dépressif, on devient agressif, parce que le mec fait chier
". (Yves)Ainsi les deux figures paradigmatiques associant abandon de soi, morbidité et nocivité sont celles du toxicomane et du dépressif. A lintersection des deux, se trouve la catégorie des " fiolés
" (persistance dune désignation liée au mode antérieur de distribution des médicaments dilués dans des fioles) ou des " zombies ", ceux qui sous lemprise des médicaments titubent dans les couloirs de la détention et dont le regard semble toujours porté ailleurs.Les tableaux offerts sont des gouffres ouverts. Ils renvoient massivement à ce que chacun sévertue à repousser en soi pour continuer à tenir debout, pour " ne pas se laisser aller
", pour ne pas abdiquer. Car chacun expérimente au plus profond de lui, et ce dailleurs avec une certaine acuité même avant lincarcération, ce jeu de la vie et de la mort. Lemprisonnement vient lamplifier." La régression vécue par les initiés permet de faire glisser vers un narcissisme, cet état dans lequel, par lamour que le moi saccorde à lui-même, ils peuvent réussir à constituer un système clos où on peut rejoindre la condition la plus proche de ce à quoi tend le moi dans le sommeil sans rêve, une inexcitabilité au sens freudien dune réduction des besoins pulsionnels où semble aboutir le principe de plaisir. Nous approchons ici de cet état narcissique du puits régressif où linitié plonge dans le jeu de la vie et de la mort. Cest de la mort dont il sagit dans ce jeu que Freud repère comme pulsion de destruction, celle qui par son but final ramène ce qui vit à létat inorganique " (Molina, 1989).
Lenfermement et son travail de déconstruction, de mort comme la mort portée en soi, ne peuvent plus être occultés devant celui qui révèle la fragilité des systèmes défensifs devant la tentation du retour à la tension zéro.
En amont même de lincarcération, la course à la satisfaction, lintolérance à la perte, la contraction de soi dans le temps immédiat, lillusion de toute puissance tiennent bien davantage de la pulsion de mort que de la recherche dun équilibre. Sy manifeste là, moins le principe de plaisir que laction de la pulsion de mort. La multiplication des prises de risques et des séjours en prison dans une sorte de fuite en avant qui peut céder le pas à des états dabattement et de repli sur soi, des épisodes dépressifs qui émergent en prison alors quils étaient, avant, masqués par " la bruyance des passages à lacte " (Balier, 1988).
Le vide social et la suspension de lagir conduisent sur le chemin de la dépression, de la bulle. Et langoisse dêtre dépossédé par la machine de lenfermement (" ici, on devient un grain de sable dans cette machine
" Xavier) conduit à régresser toujours plus pour chercher refuge.Labandon de soi renverrait à ce vide ressenti comme défaut dobjet libidinal mais aussi comme résistance à lépreuve de lenfermement. Se perdre soi-même pour ne plus subir lemprise de lenfermement, séchapper dans le sommeil, dans limaginaire, se dégager du rapport à lautre et à soi-même.
Lemprise carcérale est dabord une prise sur le corps, une perte de contrôle de son usage et de ses rapports à lenvironnement, une fragilisation des processus concourant à la construction de lenveloppe psychique (Anzieu, 1985, 1987) étayée sur lexpérience des limites du corps. Les intrusions de lextérieur sont multiples, nous lavons vu, par la réduction de lintimité, le bruit, les odeurs imposées, les regards omniprésents, lexposition aux demandes, aux pressions des autres. La distinction dedans-dehors devient problématique, incertaine, angoissante. Lenjeu, ici, nest pas seulement celui de la dignité des personnes maintes fois souligné (Morgan, 1996 ; Bolze, 1996 ; Rostaing, 1997), mais celui de la préservation de son intériorité.
Les fantasmes de morcellement, denvahissement, de dévoration, de contamination toujours activés, dans et par la détention, sollicitent le recours à dautres barrières, des enveloppes protectrices qui affectent à la fois les processus intersubjectifs et intrapsychiques. Leurs empreintes marquent tous les processus de liaison en faisant de lisolation et de la répression les principaux modes de défense contre laffect et la pulsion.
Quand le corps nest plus " le maquis de la résistance " (Molina, 1989) du détenu et que le retrait libidinal est plus radical, limage renvoyée aux autres est celle dune dérive mortifère.
Labandon de soi dilue lexpérience dun contenu-contenant. Il origine une souffrance relative à un manque de limites et de consistance intérieure : incertitudes sur les frontières entre le moi psychique et le moi corporel, entre ce qui dépend de soi et ce qui dépend dautrui, sensation diffuse de mal-être, sentiment de ne pas habiter sa vie, de voir fonctionner son corps et sa pensée du dehors, dêtre le spectateur de quelque chose qui est et qui nest pas sa propre existence. Il signale ce quil faut pouvoir écarter pour vivre et habiter cette vie.
Aussi, lentretien, la préservation dune double enveloppe, corporelle (par lattention portée à son corps) et sociale ou groupale (par la catégorisation sociale et lexclusion des miroirs-repoussoirs) assurent-elles ou tentent-elles dassurer ces nécessaires étayages à lenveloppe psychique.
Dernière mise à jour : lundi 20 septembre 1999 17:23:50 Dr Jean-Michel Thurin