V - Représentations de loffre de soins et usages
1
- Lorganisation sanitaireDès lAncien Régime, et afin que la santé des détenus ne soit pas affectée par lincarcération, une ordonnance du 30 août 1780 prévoyait la création dinfirmeries. Plus tard, un arrêté du 25 décembre 1819 préconisait la mise en place dune infirmerie par prison départementale. Enfin, le Code de procédure pénale de 1959 prévoyait dans chaque établissement un service médical et une infirmerie.
Linfirmerie a ainsi représenté pendant longtemps le lieu effectif et symbolique de la dispensation des soins, et ceci malgré la précarité de son installation puisquil sagissait souvent de cellules réaménagées à cet effet.
Jusquà une période récente, la majorité des médecins qui exerçaient dans les prisons nétaient que vacataires, sous contrat individuel, et navaient pas, de ce fait, la qualité dagents permanents. Leur recrutement était effectué par le directeur de la prison après accord du médecin inspecteur général de ladministration pénitentiaire.
La fréquence des vacations était très variable dune prison à lautre, non seulement à cause des demandes mais aussi en fonction de ce qui était attribué par ladministration. Ce médecin pouvait être appelé " en urgence " comme tout médecin praticien avant que nexiste le service du " 15
".Les examens se faisaient avec des moyens limités, ceux quutilise en général le médecin qui se rend à domicile et, sil était besoin d examens complémentaires, le médecin faisait appel à des spécialistes qui se rendaient en détention.
Si létat des patients nécessitait une consultation hospitalière, une demande était transmise à ladministration et, par elle, aux services concernés de lhôpital, lesquels manifestaient souvent des réticences à cause des menottes et de la présence des policiers.
Les médicaments prescrits étaient obtenus par lintermédiaire du surveillant dinfirmerie qui centralisait les commandes. La distribution des médicaments donnait lieu à toutes sortes darrangements ainsi que leur dosage qui pouvait être modifié. Leur absorption se faisait sous une forme liquide, dans des " fioles " sans que le détenu ne puisse en vérifier le contenu.
En plus des soins aux détenus, ce même médecin devait faire un rapport sur létat sanitaire et lhygiène de la prison. Dans les petits établissements, il était également le médecin du personnel en tant que médecin traitant. Cest lui qui établissait un bon pour quune consultation, éventuellement effectuée en dehors, puisse être remboursée par la caisse complémentaire. Ce médecin était aussi médecin-conseil pour valider des arrêts de travail (Gonin, 1991).
Les infirmières étaient recrutées par ladministration pénitentiaire, certaines dentre elles par lintermédiaire de la Croix-Rouge. La faible présence des médecins justifiait le fait que, assurant la continuité des soins, elles soient conduites à déborder leur rôle, et donc dune certaine manière à prescrire, en les distribuant, des médicaments, dans certains cas à partir dun protocole validé par le médecin.
La littérature consultée concernant le système de soins en prison traite des carences et des difficultés de lorganisation des soins, lépidémie du sida étant évaluée comme " le révélateur des dysfonctionnements du système de santé en prison " (Espinoza, Rotily, Fabre).
Les principaux freins inventoriés sont les suivants :
- La surpopulation carcérale et laccroissement de la charge sanitaire liée à la fois à la " dérive sanitaire " des populations incarcérées et aux politiques pénales (envers le toxicomane en particulier) (Espinoza, 1991b).
- Linsuffisance des moyens et de la présence médicale, doù la délégation dactes médicaux aux infirmières, voire à lauxiliaire sanitaire (un surveillant ayant reçu une formation) et ce, en particulier, dans les petits établissements (Denis, 1988).
- La prévalence dune logique sécuritaire qui fait obstacle à la prévention et aux soins (Fabre, 1995).
- Labsence dorganisation de la continuité des interventions de santé, les différents intervenants et experts en soins travaillant de manière peu coordonnée (Karsenty, 1992, cité par Fabre, 1995).
- Labsence de modalité concrète de préparation de la sortie et donc de continuité des soins (Fabre, 1995 ; Touzé et Bouhnik, 1995).
La description dune " médecine à la chaîne bâclée " (Denis, 1988), dune approche qui vise plus à faire taire le symptôme quà engager une thérapie au long cours (Monceau et Jaeger, 1994) ou le constat suivant lequel la prison na pas pour mission de guérir mais seulement de ne pas remettre en liberté des personnes dans un état de santé moindre quà leur arrivée nempêchent pas, par ailleurs, laffirmation selon laquelle " la prison soigne ".
Les examens de santé réalisés à lentrée comme les diverses spécialités médicales représentées à travers les consultations organisées, la présence dinfirmeries dans chaque détention permettent létablissement de bilans de santé et une prise en charge des individus incarcérés qui " nauraient sans doute pas eu lidée, les moyens ou la possibilité de consulter les institutions médicales sils navaient pas été emprisonnés " (Emmanuelli et Espinoza, 1991). Ceci est en particulier souligné pour les toxicomanes pour lesquels " la prison va être intégrée comme un moyen contraint daccès aux soins et à la remise en forme. Cest là que se fait lapprentissage dun sevrage contrôlé (usage de la fiole puis de divers substituts) ; que se trouvent réintroduits des rythmes de sommeil et dalimentation ; que seffectuent des bilans, des analyses et souvent la découverte de la séropositivité " (Touzé et Bouhnik, 1995).
Lépidémie de sida aurait, pour de nombreux auteurs, joué un rôle essentiel dans la volonté de réforme du système sanitaire carcéral, en particulier dans le transfert des compétences du Ministère de la Justice à celui des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville. Or, comme le soulignent P. Bouhnik et S. Touzé " la conception de ce transfert nest pas sans conséquences sur la prise en charge de la santé et donc sur lorganisation du milieu carcéral ". Lintérêt de leur approche est ici de situer la question de la réforme dans une perspective globale et systémique, ce changement concernant de nombreux acteurs au sein de linstitution carcérale et à sa périphérie.
Si le dispositif est formellement en place, cette réforme continue de poser des questions récurrentes sur le niveau des soins requis. Sagit-il de maintenir un état de santé en limitant lintervention des soignants aux maladies intercurrentes ou aux pathologies réactionnelles à lincarcération dont les troubles du sommeil, lagitation ou lanxiété ? Sagit-il plutôt, dans lesprit de la réforme dune offre de soins plus large, visant à intégrer des préoccupations de prévention au-delà de ce qui est obligatoire, consistant en un meilleur dépistage des maladies transmissibles (sida, M.S.T., hépatites) ou dans lattention portée aux soins dentaires dont dépendent dautres affections.
Précisant les implications conventionnelles et pratiques des décrets dapplication consécutifs à la loi du 18 janvier 1994, une circulaire datée du 8 décembre 1994, relative à la prise en charge sanitaire des détenus et à leur protection sociale, accompagnée dun guide méthodologique, précise les conditions du transfert de la prise en charge sanitaire des détenus au service public hospitalier. Ce transfert, souligne le texte, a été dicté par des impératifs de santé publique, et par une expérience antérieure de collaboration positive entre lhôpital et la prison, reposant sur une conception globale de la santé.
Létablissement de santé, chargé désormais des soins somatiques, a pour missions :
De dispenser, en milieu pénitentiaire (doù la création des U.C.S.A.) des soins aux détenus dont létat de santé ne nécessite ni hospitalisation, ni consultation ou investigations en milieu hospitalier. Il lui revient donc dassurer sur place lensemble des prestations relevant de la médecine générale, les soins dentaires, des consultations spécialisées et de mettre en place une permanence de soins.
Dassurer laccueil et la prise en charge hospitalière pour des consultations, des examens ou des hospitalisations des détenus dont létat de santé nécessite le recours à un plateau technique ou à des moyens de surveillance médicale qui ne peuvent être assurés en milieu pénitentiaire.
De veiller à la continuité des soins en interne et au suivi médical au-delà de la détention, suivi facilité par des actions déducation pour la santé développées pendant lincarcération.
Enfin, et compte tenu des caractéristiques de la population pénale, souvent jeune et fragilisée, il sagit pour létablissement de santé de faire bénéficier dactions de prévention et déducation pour la santé susceptibles damener les personnes détenues à une meilleure prise en charge de leur propre santé.
Les décrets dapplication prévoyaient la signature de protocoles entre létablissement de santé chargé des soins somatiques et létablissement pénitentiaire. Ceux-ci stipulent que :
Létablissement de santé crée au sein de la prison une Unité de consultations et de soins ambulatoires (U.C.S.A.) assurée par une équipe composée de personnel hospitalier. Il fournit léquipement et les prestations nécessaires au fonctionnement de cette unité médicale.
Létablissement met à disposition et aménage des locaux adaptés pour limplantation de lunité médicale.
Ce nouveau système de prise en charge sanitaire sest traduit dans de nombreux cas par la création de locaux, par laugmentation des moyens existants en personnel ou en matériel, et par une répartition plus rigoureuse des différents rôles professionnels. Les anciennes infirmeries ont été agrandies ou rénovées, de nouveaux locaux construits ou aménagés à proximité des détenus, matérialisant ainsi la rupture avec la situation antérieure où les soins pouvaient être prodigués dans des cellules sommairement aménagées.
Le nombre de médecins et dinfirmiers, calculé selon de nouveaux quotas, a généralement doublé, mais les disparités existent, qui tiennent à la façon dont ont pu être négociés les protocoles. De nouveaux spécialistes : dermatologues, cardiologues, spécialistes des maladies contagieuses, etc. assurent désormais une activité régulière de consultation. La situation des infirmières sest modifiée : celles qui relevaient de ladministration pénitentiaire ou de la Croix-Rouge sont mises à disposition des établissements publics de santé et ont la possibilité de demander leur intégration à la condition dabandonner leur ancien statut au profit de celui de la fonction publique hospitalière.
Les premières évaluations évoquent une nette amélioration de la qualité des soins et indiquent que la réforme a surtout profité aux petits établissements car les plus importants, déjà équipés, en ont moins ressenti les bénéfices, voire même déplorent des pertes en effectifs.
En ce qui concerne la prise en charge des troubles psychiques, la loi de 1994 na modifié ni les principes, ni la structure des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire qui ont institué, depuis plusieurs décennies déjà, lentrée des hospitaliers en prison.
Après divers essais de création dannexes médico-psychologiques dans certaines maisons darrêt (Fresnes, Lyon, Rennes, Toulouse, Loos-lès-Lille) au lendemain de la deuxième guerre mondiale, cest finalement le Code de procédure pénale de 1958 qui officialisera les services psychiatriques pénitentiaires chargés du dépistage, de lobservation ou du traitement des détenus malades mentaux (article D. 397). Il faudra néanmoins attendre près de 10 ans pour quune circulaire ministérielle du 30 septembre 1967 précise lorganisation et le fonctionnement de ces services dénommés Centres médico-psychologiques régionaux (C.M.P.R.).
La pauvreté des moyens en personnel et en matériel mis à leur disposition ainsi que le statut pénitentiaire de ces services psychiatriques rendaient leur fonctionnement difficile et ambigu. Une circulaire interministérielle du 28 mars 1977, relative au règlement intérieur des C.M.P.R. assimila ces structures aux secteurs de psychiatrie, ce qui sera officialisé par le décret du 14 décembre 1986 sur la lutte contre les maladies mentales et lorganisation de la sectorisation psychiatrique.
Larrêté du 14 décembre 1986, qui fixe le nouveau règlement intérieur des Services Médico-Psychologiques Régionaux (S.M.P.R.) réaffirme leur mission sanitaire et renforce leur autonomie vis-à-vis de ladministration pénitentiaire. La loi du 18 janvier 1994 étend les acquis de la sectorisation, complétant les secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire pour les prisons qui en sont dotées par des secteurs de psychiatrie générale pour les autres.
Le service médico-psychologique est constitué en, ou rattaché à un secteur de psychiatrie en milieu pénitentiaire administré par un établissement hospitalier public. Il assume différentes missions :
- Prévention des affections mentales, ce qui suppose le dépistage systématique des troubles psychiques des entrants dans létablissement dimplantation.
- Traitement des pathologies psychiatriques des détenus, quils soient prévenus ou condamnés.
- Suivi psychiatrique post-pénal éventuel des sortants en coordination avec les secteurs de psychiatrie générale.
- Lutte contre lalcoolisme et les toxicomanies en milieu pénitentiaire.
Léquipe hospitalière assure des prestations variées : prises en charge à temps complet (lits dhospitalisation), de jour ou de nuit, consultations, ateliers thérapeutiques, etc. Les admissions et les sorties des détenus du S.M.P.R. sont prononcées par le directeur de létablissement hospitalier de rattachement, sur proposition du psychiatre responsable. Trois types de sorties du S.M.P.R. peuvent être envisagées : retour en détention ordinaire, hospitalisation doffice dans lhôpital psychiatrique départemental ou en unité régionale pour malades difficiles (U.M.D.), libération avec possibilité de poursuite de la prise en charge en milieu extérieur.
Remarquons que lactivité des S.M.P.R. porte exclusivement sur la population carcérale masculine, sauf en ce qui concerne le dépistage des entrants et les consultations.
La circulaire interministérielle du 8 décembre 1994 justifie une intervention accrue du secteur de psychiatrie, la création de S.M.P.R. supplémentaires et le renforcement de leurs moyens : " importance dans la population pénale de pathologies mentales chroniques préexistantes à la détention, aggravation de ces pathologies du fait des contraintes liées aux conditions de la vie carcérale, forte incidence des troubles mentaux réactionnels à lincarcération, fréquence des conduites addictives, besoin de soutien psychologique dune population désocialisée, augmentation du nombre des personnes présentant des troubles psychiatriques placées en détention du fait du moindre recours aux articles 122-1 et 122-2 du nouveau Code pénal ".
Léquipe du S.M.P.R. peut intervenir dans un autre établissement que celui de son implantation, créant alors une " antenne " qui noffre que des prestations ambulatoires (consultations, activités thérapeutiques ).
La loi du 1er février 1995 prévoit des dispositions particulières pour les auteurs de délits sexuels et de crimes dune gravité particulière. Ces personnes sont signalées au psychiatre intervenant dans la prison. Elles devront être reçues par lui et feront, à nouveau, lobjet dun examen psychiatrique avant leur libération, afin de préparer, éventuellement une prise en charge post-pénale adaptée.
Dans les établissements non dotés dun S.M.P.R., ce sont les secteurs de psychiatrie générale qui assurent la prise en charge psychiatrique des détenus. Le préfet de région désigne létablissement de santé qui est chargé de dispenser les soins en psychiatrie. Mais un des obstacles majeurs de lintervention du secteur reste la faiblesse des moyens mis à sa disposition (Senon ,1998).
Cest dans ces cadres organisationnels et réglementaires, définis nationalement, que se situent les dispositifs sanitaires des deux maisons darrêt où nous avons conduit notre recherche.
On peut, ici, à partir des informations recueillies auprès des responsables de ces structures, présenter brièvement les deux situations locales.
La maison darrêt pour hommes est dotée dun S.M.P.R. et dune U.C.S.A.. Cette dernière est une unité fonctionnelle du service de médecine interne de lhôpital général de rattachement.
Léquipe médicale de lU.C.S.A. comprend : un médecin praticien hospitalier plein-temps, deux praticiens hospitaliers mi-temps, un pharmacien, 31 vacations de médecins généralistes, 10 vacations de médecins spécialistes, deux dentistes à mi-temps, 10 vacations de dentistes, 3 vacations C.I.S.I.H. (-sida). Léquipe de lU.C.S.A. est composée en outre dun cadre supérieur infirmier, de 18 infirmières, de deux préparateurs en pharmacie, dun manipulateur en radiologie et de secrétaires médicales.
La mise en place officielle de la réforme sanitaire a été réalisée le 1er juin 1996. Après un an de fonctionnement, lU.C.S.A. a établi linventaire des pathologies rencontrées. En dehors des pathologies de médecine générale courante, la spécificité de la population carcérale offre des pathologies très diverses et lourdes : hépatites B et C (20%), tuberculose (0,5%), séropositivité VIH (5%), épidémie de gale, diabète compliqué, délabrement physique et psychique des toxicomanes, parasitoses tropicales diverses. 80% des détenus nécessitent des soins dentaires, 25% des soins ophtalmologiques, 30% des soins dermatologiques.
Dautre part, ce premier bilan (Philippe et Vasseur, 1997) signale que " le choc de lincarcération, la rupture avec la famille, la restriction de lespace, la surpopulation (4 détenus par cellule de 11 m2), le manque dhygiène et linactivité ont des conséquences diverses : décompensation de pathologies bien équilibrées à lextérieur, troubles psychiques divers, maladies psychosomatiques, auto-agressions, grèves de la faim et/ou de la soif. "
Ce même bilan souligne une amélioration de la gestion des consultations (moins dattente), une amélioration de lordonnance, la prise en charge de la distribution des médicaments par le personnel de lU.C.S.A., une meilleure qualité de laccueil à linfirmerie, une amélioration de la prise en charge des entrants et de la tenue du dossier médical.
Les responsables de lU.C.S.A. ne manquent pas dobserver que le patient-détenu se sert de son corps pour exprimer sa souffrance. Ils constatent aussi des " recours au service médical comme subterfuge pour améliorer les conditions de détention, des majorations ou inventions de pathologie pour obtenir un régime de faveur (cellule individuelle, certificats ) ".
La population de la maison darrêt est une population marginalisée, sans accès aux soins à lextérieur le plus souvent. Et elle profite de son séjour en prison pour se faire soigner. Cest souvent, comme nous lavons déjà évoqué, le premier contact avec un service médical et la découverte de pathologies graves. La gratuité des soins favorise des demandes de prothèses dentaires, de lunettes.
La relation psychologique tient une place considérable dans la relation médecin-malade. Et une des difficultés auxquelles les soignants sont confrontés tient à la nécessité de " ne pas négliger une plainte somatique tout en restant vigilant afin de ne pas se laisser abuser . Il sagira donc de démêler le vrai du faux, la souffrance de la manipulation ".
En ce qui concerne la maison darrêt pour femmes, attachée à un centre pénitentiaire, celle-ci dispose déquipes médicales beaucoup plus réduites. Le S.M.P.R. du centre pénitentiaire, comme son antenne toxicomanie (mise en place en 1992), dépêche deux de ses psychiatres pour intervenir à la M.A.F. et le chef du S.M.P.R. lui-même y assure quelques consultations.
Ce S.M.P.R. a, depuis 1992, mis en place un Quartier intermédiaire sortants (Q.I.S.) à la maison darrêt pour hommes et a étendu, en 1997, ce même dispositif aux femmes incarcérées. Les sortantes (libérables au plus tard trois semaines après le module suivi au Q.I.S.) suivent pendant quatre semaines un stage où sont abordées diverses questions telles que limage de soi, lentretien du corps, la citoyenneté. Ce module vise aussi à faciliter lintervention des partenaires locaux, en amont de la libération, pour aider les sortants de prison à construire un projet de réinsertion par des rencontres directes avec les intervenants extérieurs (ANPE, missions locales, CAF-CPAM, ASSEDIC, RMI, organismes de santé, structures dhébergement, etc.).
Léquipe médicale de linfirmerie de la M.A.F., qui dépend de lU.C.S.A. du centre pénitentiaire, est composée dun médecin généraliste (3 jours de vacations par semaine), dun dentiste (1 jour par semaine), un gynécologue (1/2 journée par semaine). Dautres spécialistes peuvent intervenir à la M.A.F. en fonction des besoins.
Cette équipe est complétée par deux infirmières, dont une religieuse travaillant là depuis de nombreuses années. Sa collègue est arrivée au moment de la réforme.
Les détenues peuvent être hospitalisées, si leur état de santé le nécessite, soit à lhôpital public de rattachement, soit à lhôpital pénitentiaire qui se trouve à proximité, soit dans un hôpital disposant du service spécialisé adapté à la pathologie à traiter.
Les responsables de la M.A.F. et de lU.C.S.A. saccordent pour considérer que la mise en place de la réforme sanitaire a suscité peu de changements au niveau de la détention des femmes. Un poste supplémentaire dinfirmière a été accordé, et des consultations-hospitalisations à lhôpital public sont possibles. Par contre, le changement relevé concerne laugmentation du nombre des intoxications médicamenteuses depuis la transformation des modes de distribution des médicaments (forme sèche et non plus diluée dans une fiole). Durant la première année qui a suivi ce changement, 8 tentatives de suicide par absorption médicamenteuse ont été comptabilisées, tentatives nécessitant le recours des services hospitaliers de réanimation.
La direction de la M.A.F. a organisé une réunion avec le médecin chef du S.M.P.R. et de lU.C.S.A. pour envisager les mesures à prendre.
Depuis, les traitements de substitution (Subutex, méthadone) sont délivrés seulement avant la sortie des détenues. Et les médicaments sont de plus en plus distribués dans la journée et non à la semaine comme initialement prévu. La direction de la M.A.F. a aussi décidé des fouilles de cellules
" spéciales médicaments ", afin de prévenir leurs stockage et trafic.Lors de notre enquête à la M.A.F., nous avons rencontré plusieurs détenues qui avaient été hospitalisées à lhôpital pénitentiaire. De plus, les responsables de la prison et de lU.C.S.A. nous ont signalé lexistence à lintérieur de cet hôpital dune " polyclinique " réservée aux femmes incarcérées. Nous avons donc complété notre investigation en nous rendant dans cette polyclinique, bien que cette structure de soins nait pas été prévue dans le programme de nos travaux. Nous avons rencontré là le directeur de lhôpital, un médecin attaché à cette polyclinique et une détenue en moyen séjour.
Lhôpital pénitentiaire a une capacité daccueil de 206 lits. La pérennité de cet établissement a été longtemps menacée avant que sa transformation en hôpital public sécurisé ait été décidée en 1995. On peut considérer quil est encore aujourdhui en mutation dans la mesure où si, sur le plan administratif, la transformation est opérée, il reste à poursuivre un certain nombre de changements au plan des structures et de la culture. Sous double tutelle, pénitentiaire et hospitalière, lhôpital est financé par la Sécurité sociale. LAssistance publique attend un mode de fonctionnement plus conforme au modèle hospitalier.
La réforme du système sanitaire a imposé une redéfinition de la place de cette structure hospitalière dans lensemble des ressources dégagées par la loi du 18 janvier 1994.
Lhôpital pénitentiaire reçoit des détenus qui ne peuvent être accueillis par lhôpital public de rattachement (manque de place, plateau technique inadapté, difficulté dorganisation des escortes lors des transferts de détenus) ou qui nécessitent une hospitalisation de longue durée. La durée moyenne du séjour est de 17 jours.
Pour ce qui concerne le personnel, on compte 130 infirmières et aides-soignantes, 200 personnels pénitentiaires dont 150 surveillants. Les soignants sont essentiellement des femmes, les pénitentiaires essentiellement des hommes. Le caractère hybride de cette structure se traduit par une difficulté pour ces personnels à trouver des repères :
" pour les personnels de santé, cest pas un hôpital ", " pour les personnes de surveillance, cest pas une prison " ". La double référence au règlement hospitalier et au code de procédure pénale se prolonge dans le double langage employé : les chambres sont aussi des cellules, les patients sont aussi des détenus.Quelques religieuses travaillent encore à lhôpital sous le double statut de soignante et de pénitentiaire. Elles disposent de certaines clefs (comme les surveillants) auxquelles les soignants nont pas accès. Ceux-ci ont néanmoins les clefs des chambres-cellules.
La marginalité de cette structure (ni hôpital, ni prison, mais les deux à la fois) contribue à une reconnaissance difficile, voire même à une mauvaise image. Les détenus, et nous avons pu le vérifier auprès de ceux rencontrés y compris dans la maison darrêt pour hommes, y voient une structure de soins de " deuxième zone
", à éviter absolument. De même, dans la communauté des pénitentiaires, on considère volontiers que travailler dans cet hôpital, cest séloigner des principes et de la pratique du métier.Cette tendance à la disqualification de cette structure à linterface entre deux mondes peut être accentuée par la proximité au centre pénitentiaire qui, lui , serait considéré comme un modèle pour linstitution. Limage de cette prison est celle dun établissement où la discipline constitue une valeur essentielle, où lordre doit être ostensible, y compris dans la réglementation des modes de déplacement des détenus dans les couloirs de la détention (les uns derrière les autres, en longeant les murs). Cet établissement a aussi dautres spécificités, telles que le grand nombre de détenus en attente de transfert dans dautres établissements (un responsable synthétise ainsi la présentation de sa prison : " cest une gare de triage
") et l " hébergement " de détenus longues peines renvoyés de centrales pour des raisons de sécurité. Un autre responsable synthétise, lui aussi, cette fonction dévolue à cet établissement : " cest le grand mitard de la France ".La polyclinique, au sein de lhôpital pénitentiaire, dispose de 26 lits. Léquipe médicale est composée dun médecin chef (à mi-temps), dun médecin assistant (à plein-temps), dun cadre infirmier, de quatre infirmières (dont une religieuse), de trois aides soignantes et un agent féminin des services hospitaliers.
Les pathologies traitées sont très diverses.
- Les intoxications médicamenteuses, en augmentation depuis la mise en place de la réforme sanitaire et particulièrement depuis la transformation du mode de distribution des médicaments (2 à 3 cas par semaine chez les femmes, 2 à 4 chez les hommes, ce qui proportionnellement signale une fréquence supérieure des polyintoxications des détenues). Les cas dintoxication médicamenteuse arrivent à la polyclinique le vendredi soir le plus souvent, après la distribution en cellule des médicaments pour le week-end.
- Les syndromes de manque chez les toxicomanes sont, par contre, en régression depuis que dans les U.C.S.A. ont été initiés les traitements de substitution.
- Des pathologies gynécologiques, des I.V.G. constituent une des spécificités de ce service dhospitalisation de femmes incarcérées.
- Des pathologies cardiovasculaires (hypertension, infarctus), des pneumopathies (cas de tuberculose en régression), des problèmes infectieux (syndrome fébrile à explorer), des fractures y sont traités.
- En ce qui concerne le VIH, ces patientes sont plus rarement hospitalisées, depuis que les trithérapies sont assurées en détention. Celles qui sont adressées à lhôpital ont une fièvre associée ou des symptômes dintolérance au traitement. Par contre, le nombre des patientes atteintes dhépatite est en augmentation.
Le jour de notre venue à la polyclinique, 16 patientes étaient hospitalisées : 6 en orthopédie, 3 pour problèmes cardiovasculaires, 2 pour intoxication médicamenteuse, 1 pour diabète, 1 pour hépatite C, 3 en chirurgie viscérale. Une patiente est " hébergée ". Etant amputée dune jambe, elle est sur un fauteuil roulant et les prisons résistent à laccueillir.
La polyclinique assure donc de laigu, du moyen et du long séjour.
Les activités proposées aux patientes sont peu nombreuses : une heure de promenade par jour, un atelier de travaux manuels assuré par une bénévole une demi-journée par semaine, et un atelier de musicothérapie (même fréquence). Une institutrice vient aussi régulièrement à la polyclinique.
A propos des femmes incarcérées, le personnel médical et paramédical rencontré, comme les responsables de la M.A.F., souligne les caractéristiques de cette population prise en charge en la comparant à celles des hommes détenus. Ces femmes arrivent en prison dans un état physique et psychique souvent très dégradé. Leurs histoires de vie sont fréquemment marquées par diverses formes de violence : inceste, viol, abandon, sévices, maltraitance, prostitution. " Elles sont beaucoup plus abîmées " que les hommes incarcérés et manifestent en détention une demande massive tant à légard du personnel de surveillance que des soignants et du personnel socio-éducatif.
2
- Evaluation de la qualité des soinsLappréciation portée sur les soins dispensés intra-muros sinscrit dans la problématique plus globale du rapport à la santé. Par rapport à la santé, nous entendons ici, à la fois les états de santé perçus (troubles somatiques et psychiques), les pratiques préventives et curatives, les représentations de la médecine et des systèmes sanitaires.
Au carrefour de représentations et dexpériences, le rapport à la santé peut être exploré à la fois dans une perspective diachronique (histoire de vie - santé et soins) et dans une perspective synchronique (carcéralité - santé et soins).
Lévaluation des soins en prison nest pas univoque : en fonction des états sanitaires, des expériences des pratiques curatives, des représentations des institutions de soins sont déclinées des appréciations différenciées. Néanmoins, on peut dégager les trois principaux critères qui président à la construction de cette évaluation :
- La comparaison entre soins intra-muros et soins extra-muros.
- Lappréciation des relations entre le sanitaire et le pénitentiaire.
- La comparaison avant/après la réforme du système sanitaire en prison
La comparaison dedans/dehors ou avant/après lincarcération soutient lappréciation portée sur loffre et la prise en charge sanitaire en détention, et ce en articulant toujours état de santé et soins.
Etre mieux ou moins bien soigné dehors ou dedans, être en meilleur ou moins bon état de santé dehors ou dedans sont les deux faces dune même interrogation. On distinguera ici des réponses singulières en fonction du rapport à la santé de chacun et des réponses plus globales concernant les représentations du rapport à la santé des personnes incarcérées. Ainsi, chacun peut témoigner de sa propre expérience et la resituer dans une perspective biographique : " avoir toujours eu des problèmes de santé
", " être globalement en bonne santé ", " avoir été suivi régulièrement pour telle affection ", " navoir quasiment jamais eu recours aux professionnels de santé "La diversité des histoires de santé des uns et des autres, telle quévoquée lors des entretiens, saccompagne néanmoins dune appréciation plus globale sur les " profils sanitaires " des détenus. Ici, la catégorisation sociale fonde la distinction entre deux types de situations contrastées.
Pour ceux qui arrivent en prison avec des problèmes de santé divers sans avoir fait préalablement usage des structures de soins, lincarcération est synonyme de prise en charge sanitaire et dabord de diagnostic. Cest essentiellement le cas pour nombre de toxicomanes rencontrés pour qui la prise de toxiques vient masquer les différents troubles et anesthésier la souffrance et la douleur. En ce sens, cette consommation peut être, aussi paradoxal que cela puisse paraître, une forme de soins, loin des conceptions médicales certes, mais qui néanmoins restaure temporairement un état de bien-être. Lincarcération est rupture dans la prise de produit, dévoilement dun manque qui nest pas seulement celui du toxique, et réveil dun corps malmené, abîmé. Nous reviendrons plus loin sur la question des traitements de substitution en milieu carcéral car elle est lobjet de controverses.
Dune manière générale, la prison apparaît ici comme un lieu de soins, non seulement du fait des examens réalisés et des traitements dispensés, mais aussi par le mode de vie imposé. La restauration des rythmes du sommeil et dune alimentation régulière participe aussi à la représentation dun cadre où on peut " se refaire une santé
", " se remplumer ", même si percent toujours des plaintes sur le thème dune insuffisance de la prescription médicamenteuse.Les personnes en grande précarité, très isolées socialement, comme celles quon désigne comme " S.D.F. ", trouvent aussi en prison un cadre de prise en charge assurant hébergement, nourriture et soins. Pour ce qui les concerne aussi, la gratuité des soins est un élément essentiel du rapport à loffre sanitaire intra-muros.
Mais ces deux " profils " ne recouvrent pas la diversité des situations des personnes incarcérées qui sont nombreuses à navoir pas consulté ou fait lobjet dun suivi médical avant leur entrée. Le temps darrêt que constitue lenfermement peut être un temps découte, dattention portée à son corps. Processus stimulé par les diagnostics réalisés à loccasion de la visite médicale obligatoire pour les " entrants
". Des problèmes de santé méconnus ou non traités font alors lobjet dun suivi et dun traitement." On peut commencer par dire que, sur un plan général, jai rien, hormis un problème de tension. Bon, je dois avouer que si ça a été pris en charge, cest parce que je me suis retrouvé en prison. Cest-à-dire que je ne men occupais pas, je me contentais de prendre quelques médocs quand javais vraiment une crise de tension, mais je vivais avec une tension très élevée de façon permanente et cest vrai, quici, cette tension a été évidemment dépistée dès le départ, quelle a été soignée et donc, du coup, effectivement, je peux considérer que sur ce plan-là, cest quand même un bénéfice
". (Yves)Lincarcération peut être aussi pour nombre de personnes rencontrées loccasion, contrainte certes, dun travail sur soi, dun regard réflexif sur son histoire, sur lacte qui a motivé lemprisonnement, sur ses relations aux autres et à soi-même. Ce travail peut être accompagné dans le cadre dune prise en charge psychothérapeutique. Et dans ce cas, " laccroche
" au cadre thérapeutique saccompagne dune évaluation positive des soins offerts en détention.Mais nombreux sont ceux qui considèrent que leur état de santé était satisfaisant, quil se dégrade du fait de lincarcération, et que la qualité des soins en prison est nettement moins bonne que celle quils ont connue dehors. Ce sont, en général, des personnes beaucoup plus insérées socialement, disposant dun travail, dun réseau relationnel, de ressources (économiques, culturelles, sociales, psychiques) leur permettant daccéder à divers services et de développer des pratiques préventives et curatives. Ici, lentrée en prison est rupture, perte au moins partielle de nombre de ces ressources et émergence de troubles divers que les systèmes de soins intra-muros ne peuvent compenser ou réparer. Les conditions de vie en détention et la séparation imposée avec le milieu de vie antérieur apparaissent comme facteurs de dégradation. Les représentations de la prison comme pathogène contribuent à une évaluation plutôt négative des offres sanitaires perçues comme impuissantes dans la prévention ou le traitement de la souffrance et des maux générés par la carcéralité.
On perçoit ici limpossible distinction entre cette offre et son cadre dexercice. Elle est toujours évaluée comme défaillante, insuffisante quand le milieu carcéral est perçu comme maltraitant. Inversement, lorsque la prison est synonyme de " clôtures enveloppantes " (Molina, 1989), quand lenfermement apparaît comme protecteur, la prise en charge sanitaire participe dun processus de restauration. Nous retrouvons ici les réflexions de C. Balier (1988) lorsque, auprès de certaines personnes incarcérées, nous percevons le cadre carcéral et son volet sanitaire comme recours et ressource. " Ainsi, est-il nécessaire de sévader des idées schématiques qui vont à lencontre de la réalité : telle celle qui fait systématiquement de la prison une " mauvaise mère ", alors quelle peut bien être vécue comme protectrice par rapport à une vie mal assumée à lextérieur, ou remplissant un rôle de pare-excitations par rapport à la violence angoissante des pulsions, ou encore comme dernier recours dans un processus mortifère et incontrôlable ".
Quand la détention est vécue comme contenance, les structures sanitaires bénéficient dune évaluation plutôt positive en ce quelles sont, elles aussi, synonymes de prise en charge.
Ainsi, lopposition dedans/dehors nest pas univoque et, quand la vie libre apparaît comme menaçante, exposant une vulnérabilité somato-psychique à des conditions de vie extrêmement précaires, le cadre carcéral peut signifier laccès au " prendre soin de soi ".
On peut aussi entendre des discours critiques sur linstitution sanitaire qui dépassent le clivage dedans/dehors : il sagit, là, dune mise en cause des systèmes de santé en général, soit à partir dune position de contestation de lordre institué et de ses représentants (ordre médical ici), soit à partir dexpériences personnelles de dysfonctionnements, derreurs, de carences hospitalières le plus souvent.
Maria centre sa critique de la pratique médicale sur les enjeux financiers qui la pervertissent et sur labsence découte qui cantonne le patient dans un rôle de consommateur de soins, de médicaments.
" Je me suis rendu compte quand javais 20 ou 22 ans que jétais totalement intoxiquée avec tous les médicaments quon me donnait pour lasthme. A ce moment-là, jai fait connaissance avec des médecins " naturistes " et jai changé complètement ma vie. Depuis, je peux avoir une vie normale. Jai changé complètement mon alimentation et tout le reste. Maintenant je sais ce que sont les médicaments et pourquoi on me les donne. Cest un marché ; si je vais à linfirmerie ici, je peux avoir tous les médicaments que je veux. Ça arrange ladministration, on prend plein de cachets, on reste couchés et cest bon. Cest pas quici, à lextérieur, cest pareil
".Ainsi, dedans comme dehors, la prescription médicamenteuse viserait à faire taire le symptôme, à assurer lordre et le silence, contribuant en même temps aux intérêts financiers des industries pharmaceutiques.
Dautres personnes rencontrées font moins état dune position politique que de certaines formes de " maltraitances " médicales et/ou hospitalières.
Babette est enceinte lors de son incarcération. Elle le signale et demande à voir un gynécologue. Elle est reçue en consultation trois jours plus tard alors quelle avait signalé à linfirmerie des pertes de sang.
" On ma rétorqué que cétait mes règles qui arrivaient, alors jai dit à la soeur qui était là que je savais ce quétait une femme enceinte et la différence entre des règles et puis une fausse couche. Après, quand jai vu le gynécologue, il sest rendu compte quil y avait un problème et il ma envoyée à lhôpital de X qui détecte en effet une grossesse. Comme je perdais, ils mont fait un curetage. Ensuite je suis rentrée à la prison et ma grossesse évoluait toujours. On me fait rentrer à nouveau en urgence à lhôpital pour une grossesse extra-utérine.
Donc, il sest passé que la grossesse extra-utérine cétait le jour où les infirmières étaient en grève à lhôpital qui me suivait. Je me suis trouvée avec un nouveau gynécologue qui ma retiré une trompe sans motif réel. Ensuite, je suis sortie de lhôpital au bout de trois jours mais la grossesse extra-utérine était toujours là, sauf quelle se trouvait dans la trompe droite au lieu de la trompe gauche quon ma sectionnée. Ce qui fait quil a fallu repartir à nouveau à lhôpital. On a voulu à nouveau mopérer, mais là, jai dit " non, on arrête les dégâts ". Donc, jai signé une décharge, je ne voulais plus dopération. Alors, ils mont dit " on va vous faire de la chimiothérapie ", cest ce qui retire les cellules cancéreuses mais aussi toute cellule vivante. Ensuite, en rentrant dans cette nouvelle prison, jai été transférée ici en mars, le gynécologue dici qui est très bien ma dit que normalement je pouvais faire un procès à lhôpital parce que cest inadmissible ce qui sest produit. Mais je nai rien fait parce que tant que je suis incarcérée, je ne veux pas tenter quoique ce soit de façon à ce quon ne me bloque pas au niveau de ma conditionnelle et de ma semi-liberté ".
Yves a eu un cancer avant son incarcération, et sa critique vise les structures sanitaires intra et extra-muros.
" Jai un gros reproche à faire au service médical à lextérieur, qui est quà lépoque, il ny avait absolument aucune prise en charge de gens qui guérissaient. Javais 20 piges, je chope un cancer du système lymphatique, on me retire une couille, je rentre à lhosto pour un curage ganglionnaire et, avant lopération, le médecin, rassurant, me dit " vous savez, vous risquez quand même une impuissance totale et définitive après lopération. " Il me dit ça à 20 piges ! Vous imaginez langoisse ! Bref, je sors de ça avec des problèmes ! avec le fait davoir été malade longtemps, davoir suivi une chimiothérapie, davoir des problèmes sans nom au niveau boulot
"Fatima, elle, connaît une hospitalisation aux services des urgences pour un accident de moto. Elle y sera opérée deux fois, la première ne donnant pas les résultats escomptés. Quand elle sort de lhôpital, sa jambe dans le plâtre la gêne beaucoup dans ses déplacements et elle na pas de lieu d hébergement. Elle cassera son plâtre et vivra ensuite plusieurs années sa vie de " S.D.F. " avec des béquilles.
Dans les exemples ainsi évoqués, les critiques du système de santé visent essentiellement une prise en compte du somatique traité dans une totale méconnaissance des aspects psychologiques et sociaux.
Au-delà de la comparaison entre structures sanitaires en milieu carcéral et structures sanitaires du monde libre, les personnes rencontrées font usage dun deuxième mode dévaluation des soins intra-muros en graduant leur appréciation suivant le type de relations perçues entre les services médicaux et linstitution pénitentiaire. Lévaluation de la qualité de loffre sanitaire, de laccueil, des soins, de la relation médecin-malade, de lefficacité des thérapeutiques, de la compétence professionnelle des soignants, du respect des principes déontologiques, est inversement proportionnelle au degré perçu de proximité-collusion avec les services pénitentiaires. On peut schématiquement repérer une graduation des représentations attachées aux liens entre système de santé et système pénitentiaire, de la collaboration à lindépendance en passant par la " contamination "
Quand le sanitaire est perçu comme au service du pénitentiaire, lindistinction des visées (essentiellement celles du maintien de lordre) contribue à fondre dans une même critique ceux qui sinscrivent du côté de lexercice de la contrainte. Cette vision peut même aller jusquau sentiment dune persécution subie. Lalliance soignants-pénitentiaires justifie la méfiance, la suspicion, les projections hostiles. Des relations de type persécuteur-persécuté sont évoquées par Fabio par exemple, qui voit dans la prescription médicamenteuse un mode de test, dessais thérapeutiques qui ne disent pas leur nom.
" Jai limpression vous voyez, quici, nous, les détenus, on sert de cobayes. Nous testons de nouveaux médicaments. Parce que les médicaments, ça y va facilement hein Des groupes pharmaceutiques travaillent avec ladministration pénitentiaire pour tester ces nouveaux médicaments.
"Quand, dans les représentations, les personnels de santé sont plus nettement distingués de lautorité pénitentiaire, ils peuvent néanmoins, être perçus comme subissant des pressions diverses, disposant dune marge dautonomie réduite, contraints eux aussi de se soumettre aux principes de fonctionnement de lappareil institutionnel ordonné autour du principe du maintien de lordre. Linstrumentalisation perçue du sanitaire par le pénitentiaire est, certes, subie, mais elle dessine limage de soignants condamnés à une relative impuissance. La tendance à lobjectivation des personnes contenue dans le traitement de la population carcérale contaminerait les personnels de santé eux-mêmes qui se contenteraient dune médecine à la chaîne en traitant eux aussi des " stocks
" et non des patients.Enfin, on peut entendre que les soignants, du fait de leur appartenance à linstitution hospitalière et de leur visée professionnelle, sinscrivent dans une position dautonomie face au cadre institutionnel de leur exercice. Ils travaillent dans la prison mais ne sont ni à son service, ni instrumentalisés par elle. Cependant, même dans ces cas, subsiste toujours une part de doute quant à la valeur de leur activité, comme si loffre sanitaire intra-muros ne pouvait trouver à se distinguer franchement des offres carcérales. Lambivalence est perceptible à travers les contradictions du discours ou lémergence dinterrogations quant à la compétence professionnelle ou quant au respect de léthique médicale.
Ici, des personnes rencontrées évoquent tout dabord les examens réalisés à lentrée, les consultations de suivi, le cadre matériel de lU.C.S.A. qui rappelle le cadre dexercice des praticiens hospitaliers, les actes soignants et une technique identifiée comme identique à celle observée au-dehors, puis, après avoir souligné la valeur des prestations réalisées, ces mêmes personnes disent avoir pour projet de faire refaire lors de leur libération lensemble des examens réalisés intra-muros afin de sassurer de la validité des résultats. Ou dautres suspendent leur description de la pratique soignante en prison pour se demander si les prélèvements de sang effectués sont bien analysés ou si les radios sont vraiment étudiées.
Apparaît ici une incertitude quant à la réalisation des actes diagnostiques et/ou curatifs : leur possible facticité réduit lU.C.S.A. au lieu dune mise en scène dun rituel soignant, dun " faire comme si
" qui nest pas sans évoquer lusage des placebos par les personnels de surveillance quand ceux-ci assuraient la distribution des médicaments. Lartificialité des pratiques sanitaires renvoie à lartificialité du monde carcéral souvent évoquée lors des entretiens. Comme si la suspension de lactivité et la clôture altéraient le rapport au réel, en laissant place à une inflation imaginaire. Le travail carcéral nest pas un vrai travail mais une occupation, lenseignement nest pas un vrai enseignement mais sa version appauvrie au service de lillusion de laccès au savoir, les relations sociales derrière les murs ont aussi lartificialité de relations imposées. Lorganisation de la vie carcérale et la reconstruction de formes de sociabilité empreintes de codes et rituels fixant les rôles et les scénarios contribuent à la représentation dun univers irréel. La suspicion de simulation, quévoquent souvent les surveillants et parfois les soignants à propos des détenus, trouve ici un écho, suspicion en miroir des personnes incarcérées à lencontre des personnels. Lidée dune mise en scène, dun simulacre népargne pas les services de santé.Limage des soignants paraît tendanciellement " contaminée
" par leur lieu dexercice.Lors dun entretien collectif, les détenus sinterrogent sur ce qui conduit cette catégorie professionnelle à venir travailler en prison. Emerge, alors, lidée quils pourraient être là parce quils nont pas trouvé de place à lhôpital, suggérant ainsi quils nont pas été reconnus par leurs pairs comme appartenant pleinement à une même communauté de métiers. Ceux qui, en entretien individuel, évoquent leur appréhension des problèmes de santé en prison, lassocient certes à laccroissement dune vulnérabilité et dune dépendance difficile à assumer dans les relations entre détenus ou vis-à-vis des surveillants, mais il est également question de la crainte de soins de mauvaise qualité et qui viendraient amplifier les marques négatives, destructrices de lenfermement.
" Il y a une angoisse, cest celle dêtre obligé de se faire soigner. Oui, par exemple hier en promenade, je me suis tordu le pied. Chose que je ne ferais jamais à lextérieur, jai guetté le pied pour voir si ça enflait vraiment, en priant le ciel que ça ne soit pas une foulure. Parce que un : dans quel délai, je vais pouvoir consulter ? Et deux : si jai un bandage, je vais me retrouver diminué à lintérieur de la détention au niveau de ma mobilité. Ce qui pose des problèmes parce que personne nen a rien à foutre. Il y a aussi le fait quil y a toujours cette crainte, quand même, dêtre mal soigné. Ce qui nest pas une remise en cause de la professionnalité des intervenants, mais qui est plutôt lié au milieu. Il y a beaucoup de gens ici qui souffrent de la " parano " du détenu. Ce qui fait que le dialogue avec le personnel soignant nest pas toujours évident. " (Yves)
Cette " parano du détenu
" imprègne les représentations des différents partenaires et prestataires de service. Elle alimente le doute et la méfiance, en même temps quelle est alimentée par des expériences, des observations qui tendent à valider, confirmer les représentations.Ici, le manque ou le peu dinformations données aux détenus sur les résultats des examens réalisés, leurs significations, sur le traitement prescrit, ses effets, la composition des médicaments distribués, le refus daccéder à certaines demandes sans que celui-ci soit expliqué inscrivent le " patient " dans une position qui ne manque pas de lui rappeler celle de détenu. A chaque fois que la personne incarcérée se sent traitée comme un corps à soigner ou à investiguer, comme un objet à traiter, elle se trouve renvoyée à une relation asymétrique où le supposé savoir-pouvoir de lautre la réduit à une place dobjet et non de partenaire dans une démarche de soin. Il est alors question dinfantilisation et de discrimination : le patient incarcéré reste un détenu et serait traité comme un détenu.
" Ils ne trouvent pas normal quun détenu puisse avoir des connaissances sur sa propre physiologie. Ça ne paraît pas coller avec lidée quils se font du détenu quoi. Cet hiver, javais fait un courrier pour demander un vaccin contre la grippe, en expliquant que je présentais une sensibilité aux infections, avec des problèmes pour les combattre avec des antibiotiques, parce que, ayant été en chimiothérapie pendant longtemps, javais développé une espèce de résistance aux antibiotiques, ce qui fait quil me faudrait des doses massives là où bon. Ensuite, avec les conditions dhygiène approximatives, des gens entassés dans des locaux vétustes et avec une alimentation pas si riche que ça du point de vue vitaminique Eh bien, je me suis fait jeter par le chef de service mais gravement. Je ne pense pas que je me suis fait jeter parce que javais fait une demande, mais plutôt parce que javais fait une demande circonstanciée. Cest une double réaction parce que, à lextérieur, les médecins naiment pas les malades qui posent des questions, ou les malades qui ont un niveau de connaissance de leur propre pathologie. Ici, cest amplifié parce que, quoi quon en dise, nous sommes des détenus, et même si tous les gens qui y travaillent vous disent " oui, on ne fait pas la différence ", cest à l évidence faux. On na pas les mêmes rapports avec un type libre quavec un détenu
". (Yves)" On vous donne pas la composition du médicament, donc on ne sait pas ce que cest. Dehors, vous allez voir un docteur, il vous dit ce que cest, ce médicament. Ici non. On file le médicament, avale ça et tais-toi ! Mais moi, je suis quoi, je suis une machine, je ne suis plus un être humain ou quoi ?
" (Fabio)Clément a demandé un traitement de désensibilisation pour un asthme résistant. Il lui a été refusé parce qu " on ne donne pas ce genre de chose ici
" ; ce quil entend comme : " cest un traitement qui nest pas accordé aux détenus. "Chez les femmes, la disqualification perçue peut être double : à la fois parce que détenues et parce que femmes, elles ne paraissent pas pouvoir être entendues. La plainte somatique adressée à lU.C.S.A. ou aux surveillantes rencontre un " cest psychologique, vous faites du chichi
".En entretien collectif, les détenues présentes échangent sur la recevabilité de leurs demandes et sur limage qui leur est renvoyée. Les femmes seraient en milieu carcéral comme dans le monde libre, des grandes consommatrices de soins et de médicaments. Alors que les hommes seraient, du fait de la construction sociale des genres, dans lobligation de se conformer aux traits virils qui interdisent la plainte et lexpression de la souffrance, les femmes, au contraire, pourraient investir des relations de dépendance, et manifester à la fois demande massive et fragilité, détresse, vulnérabilité Le " cest psychologique
" est à entendre comme " ce nest pas sérieux " associé à " cest du chichi ", comme simulation une fois de plus.Pourtant, toutes les détenues rencontrées, si elles évoquent, certes, le travail de formulation de la demande pour la rendre acceptable, soulignent aussi limportance accordée à la parole, à lécoute, à la subjectivation. La demande de soin est demande dattention, découte, détablissement dune relation interpersonnelle. La dimension psychologique, toujours articulée au somatique, est perçue comme essentielle, y compris dans une perspective préventive et curative. Les infirmières de lU.C.S.A. le savent bien, et offrent à certaines des espaces-temps dits " thérapeutiques
", comme nous le verrons plus loin.Hélène a 76 ans. Elle a été incarcérée à létranger où elle a passé 10 mois en détention avant darriver à la M.A.F. dans le cadre dune procédure de rapatriement sanitaire. Très amaigrie, Hélène sort peu de sa cellule et évite les contacts avec les autres détenues. Sa seule sortie quotidienne est celle de sa visite à linfirmerie où elle est régulièrement accueillie avec une tasse de café. Elle passe là une partie de laprès-midi, échangeant avec les infirmières et observant les allées et venues. Ce traitement de faveur a suscité des réactions de certains membres du personnel pénitentiaire. Et le directeur sest tourné vers les infirmières pour demander des explications. La réponse a fait taire les velléités de contestation : " Pourquoi la grand-mère est toujours à linfirmerie ? Mais parce que cest thérapeutique. Sinon, elle perd la tête
". Hélène et les infirmières sourient encore de leffet provoqué par le qualitatif de thérapeutique, en même temps que chacune delles sait combien ces moments de suspension du temps carcéral sont essentiels au rétablissement dHélène et quils sont seuls capables déviter lisolement total de cette femme sans visite, sans activités, sans relations dans la détention.Il reste que la " nature féminine " paraît pouvoir être évoquée pour disqualifier une plainte ou une demande comme on retrouve aussi le stéréotype usuel de la " femme simulatrice " qui vient redoubler la représentation du détenu simulateur.
Et toujours, en écho à la suspicion des uns, émerge la suspicion des autres, telle cette détenue qui, évoquant les prises de sang faites, les 7 tubes remplis, se demande " sils analysent vraiment tout ça
". Linterrogation est sans doute alimentée par labsence de communication des résultats dexamens. La position qui semble commune aux deux services de soins (à la M.A.H. et à la M.A.F.), exprimée dans la réponse " si on vous dit rien, cest que cest bon ", laisse ouvertes toutes les incertitudes. Elle contribue, aussi, à entretenir la représentation dune sous-médecine pour une population stigmatisée.Globalement, une critique commune porte sur la faible prise en compte des dimensions psychologiques qui accompagnent les troubles et la plainte somatique, dimensions amplifiées par la carcéralité. Si certains soulignent quil sagit là dun trait commun aux pratiques médicales, dehors comme dedans, dautres y voient le signe dune contamination du pénitentiaire sur le sanitaire, dune relative indifférenciation de certains modes de traitement.
Des indices sont relevés pour conforter lidée dune impossible autonomie des soignants qui, malgré leur bonne volonté et leur compétence professionnelle, subissent diverses pressions. Il est par exemple, ici, question du secret médical et de ses possibles contournements. Ou encore de personnes suivies en psychothérapie qui se demandent si les informations relatives à lacte qui a motivé lincarcération, et évoquées dans le cadre de la consultation, peuvent être transmises au juge ou à ladministration pénitentiaire.
Limage de soignants " empêchés ", dépourvus dinfluence ou de pouvoir sur les autorités pénitentiaires, voire disqualifiés par elles, contribue à souligner leur dépendance-impuissance.
Sabine, incarcérée depuis 20 mois est claustrophobe. Elle a de nombreuses crises au cours desquelles elle perd connaissance.
" Samedi dernier, en sachant que je suis claustrophobe, ils mont enfermée dans un petit endroit qui est fait pour les fouilles, tout petit. Je leur ai dit de ne pas menfermer là. Il ny a eu rien à faire, ils mont enfermée, il y a eu une crise et quand je me suis réveillée plus tard, il y avait trois surveillants au-dessus de moi qui disaient : " de toutes façons, les maladies comme ça, cest que de la comédie ". Quun surveillant se permette de dire ça, alors que je suis suivie par le service médical, par un psychiatre et que cest lui qui a estimé que je suis claustrophobe par rapport à mes symptômes Je pense que dune part, il y a léquipe médicale qui a peut-être envie de faire des choses, mais de lautre côté, il y a lappareil de linstitution pénitentiaire qui les empêche de le faire
".Les médicaments et les discours recueillis à propos de la prescription médicamenteuse en prison constituent des révélateurs de lambivalence des personnes incarcérées à légard des services sanitaires.
Il en est dabord toujours massivement question, comme si la pénétration du soin dans la détention se signalait, avant tout, par la présence du médicament, comme si lexercice médical était tendanciellement réduit à cette prescription. Prescription toujours évaluée sur le mode du trop ou du trop peu. Dans lensemble, les personnes rencontrées soulignent limportance de la dispensation et de la consommation des médicaments. Parfois, ce constat est mis en relation avec des pratiques similaires au-dehors, en soulignant au passage les informations recueillies à travers les médias à propos de la " consommation des Français ". Une surconsommation qui, intra-muros, est mise en perspective avec la demande générée par la toxicomanie mais, au-delà, par la carcéralité. Il est, là, essentiellement question des psychotropes et des anxiolytiques, mais aussi des divers " cocktails " réalisés.
Si le poids de cette demande est reconnu, linterrogation porte sur les mobiles de la réponse à cette demande.
Du côté des représentants de linstitution pénitentiaire, lambiguïté de leur position est soulignée. A la fois " soulagés
" par une consommation qui apparaît au service de la neutralisation, ils seraient néanmoins préoccupés par le développement du trafic et du racket du médicament. Ici, ces derniers apparaissent à la fois comme facteurs dordre et causes de désordre. Lagitation des détenus peut être combattue ou prévenue par le recours aux psychotropes : cest la version camisole chimique qui prévaut dans cette perspective. En même temps le médicament, objet convoité pour différentes raisons, sème le trouble dans la détention. Lidéal pénitentiaire serait une consommation contrôlée sur fond de médicalisation des tensions-conflits-violences. La visée reste celle de la neutralisation et non du soin, ce dernier objectif ne relevant pas de leurs visées professionnelles. Ainsi, limage du médicament comme allié de lexercice de la contrainte alimente les critiques sur les facilités avec lesquelles " les détenus ", " les autres " accèdent à ces produits.Du côté des personnels de santé, le médicament apparaît comme la métaphore de la double face de lactivité soignante. Dans les représentations se dégagent le plus souvent les deux effets, négatif et positif du traitement médicamenteux. Il soulage la douleur, allège la souffrance, réduit les maux voire les guérit, en même temps quil " attaque
" le corps, diminue ses résistances, favorise laccoutumance, la dépendance, déplace le mal en générant des troubles désignés comme " effets secondaires "Le médicament, comme lacte médical, serait essentiellement biface, réparateur et " agresseur ". Le contexte carcéral viendrait amplifier la part négative associée, dans les représentations, aux médicaments, renouant là encore, par associations, le lien entre le sanitaire et le pénitentiaire.
Les détenus eux-mêmes, enfin, pourraient paradoxalement sinscrire dans une forme dalliance avec cette visée de neutralisation, même si, à lévidence, il ne sagit pas de sa déclinaison en termes de maintien de lordre, mais dapaisement de la violence angoissante des pulsions, de la souffrance. Le refuge dans lanesthésie médicamenteuse, dans un sommeil artificiel ou dans le vide de la pensée ne vise pas le " traitement ", mais lévitement.
La vision manichéenne qui oppose ceux qui, en prison, se voient attribuer des tâches nobles (le soin) et une visée de normalisation (soigner dedans comme dehors) avec ceux qui sont en charge du " sale boulot
" (Chauvenet et al, 1994), des tâches répressives et contraignantes apparaît comme un stéréotype qui masque une dynamique beaucoup plus complexe. Chaque intervenant en prison, pénitentiaire comme hospitalier, semble plutôt pris dans les contradictions structurelles de linstitution carcérale. La double visée de neutralisation et de traitement (décliné sous diverses formes : réadaptation, réinsertion, prise en charge sanitaire) ne clive pas différentes catégories de professionnels, mais traverse lensemble de celles-ci. Et lon peut même se demander si elle ne traverse pas aussi la population carcérale, à travers cette double quête dapaisement, dévitement des tensions internes et externes, et de préparation à une sortie sans retour. Cependant lapaisement, quand il tend au retour à la tension zéro, renvoie à limage de la mort et terrifie." La thérapie, je peux la faire moi-même. Je nai pas besoin dun psychiatre ou dun psychologue pour quils me gavent en plus de cachets. Je nai pas lintention dêtre comme la plupart ici, des cachetonées. Une fois, on ma mise dans une cellule. En rentrant, jai dit mais " cest quoi, cette chose ? " Ce nétait même plus une personne, cest carrément une chose, une lavette. Ça ne répond pas, ça ne réagit pas , donc si cest pour voir un psy qui nous rend dans cet état, cest pas la peine
". (Babette)Lemprise de la pulsion de mort dans lunivers carcéral se saisit à travers cette inclination à la réduction de tension, à la préservation détats stables, à laugmentation de lentropie et au silence du désir empêché ou anesthésié.
Dans ce contexte général, lappréciation relative à la réforme du système sanitaire et à ses effets apparaît comme difficilement saisissable.
Dabord parce quen maison darrêt, la durée dincarcération, globalement plus réduite quen établissement pour peines, ne permet pas la comparaison entre un avant et un après. Néanmoins, nous avons rencontré des condamnés emprisonnés depuis plusieurs années déjà et en transfert (notamment à la M.A.F., où des détenues passent dans cet établissement en attendant den rejoindre un autre) ou encore des détenus qui, parce que " multirécidivistes ", ont connu le temps de la médecine pénitentiaire. Dans ces cas, lévaluation de la réforme nest jamais univoque, exclusivement positive ou négative. Il sagit plutôt de repérer les différents axes des comparaisons effectuées et de noter au passage que les différences entre établissements sont plus souvent soulignées que celles relatives à lancien et au nouveau système sanitaire. Comme si, au-delà des dispositions institutionnelles redéfinissant la place du pénitentiaire et du sanitaire, les dynamiques organisationnelles et les fonctionnements déquipes façonnaient plus significativement loffre du soin et les pratiques associées.
Lévaluation de la réforme, quand elle peut être abordée, se présente le plus souvent comme contrastée, mêlant reconnaissance dun changement, persistance ou reproduction danciennes caractéristiques, et dégradation de la situation.
Lentretien réalisé avec Xavier peut illustrer ce processus à travers la dynamique du discours :
" Personnellement, je vois une évolution au niveau des soins. Jai bien connu lancien système. Jai eu lopportunité de travailler à lhôpital de Fresnes. Jai eu aussi beaucoup de soins à faire et jai bien connu le corps médical. Là, cest le ministère de la santé. Et laccueil à linfirmerie est meilleur. Laccueil, cest déjà la salle dattente à lU.C.S.A.. Avant, il ny avait pas de siège, on attendait debout. Là, on attend encore. En prison, on attend tout le temps. Le corps médical est obligé de faire des concessions, ici. Il est un peu sur la défensive. Y a de plus en plus de drogue aussi, de médicaments, ça fait des ravages. Des cadavres. Des gens qui deviennent dépendants en prison. Avant la réforme, le Subutex, y en avait pas. Les gens défoncés ici, cest le Subutex, cest pire que la drogue. Y a la misère, mais les soigner comme ça je naccepte pas
".Les soignants et médecins paraissent, globalement, reconnus dans leurs compétences professionnelles, même si, nous lavons souligné, émerge parfois une interrogation sur ce qui les conduit à exercer dans la prison plutôt quà lhôpital. Ce qui nempêche pas que ladaptation de leur pratique aux caractéristiques du contexte carcéral soit contestée. On retrouve, ici, la critique portée sur le traitement du somatique dans la méconnaissance du psychologique, et, au-delà, de la carcéralité.
Le savoir-faire médical et soignant ne peut être simplement exporté de lhôpital à la prison, et plusieurs personnes incarcérées rencontrées ont évoqué le peu dinformations des hospitaliers sur les conditions de vie en détention, sur linadéquation des recommandations ou prescriptions avec celles-ci.
Les exemples, électivement cités, concernent les conditions dhygiène et/ou lalimentation, mais aussi les transformations du rapport au corps et lusage de celui-ci comme vecteur de communication, dinterpellation. Le décryptage de ces messages suppose une certaine expérience de la pratique soignante en milieu carcéral que certains hospitaliers nauraient pas encore acquise.
" Dans une prison comme celle-là, où nous sommes excessivement nombreux, on doit présenter un éventail de pathologies très grand et donc je pense quon demande quand même beaucoup aux gens du service médical et qui ne sont pas forcément formés à la médecine pénitentiaire. Cest-à-dire quelque chose qui prendrait en charge non seulement la pathologie elle-même mais également la pathologie qui va avec. Moi, je me suis aperçu, en parlant avec eux, que linfirmière n avait aucune notion des réalités du monde carcéral
". (Yves)En même temps, ce détenu reconnaît des changements significatifs et positifs dans le colloque patient-médecin et dans les moyens alloués.
" Il y a quand même une énorme différence, certes tout con, mais le maton, il nest plus dans la pièce, il est dehors et on peut lui dire " vous sortez ", il na rien à me dire. Et puis, dans le temps, cétait pas compliqué. Il y avait une infirmière qui était là de temps en temps et elle délivrait de laspirine et des neuroleptiques, et basta
".Laccessibilité des soins et traitements dépend des moyens disponibles tant en termes humains quen termes de ressources matérielles. Ici, lamélioration est souvent soulignée à la maison darrêt des hommes. Chez les femmes, la présence médicale et paramédicale semble avoir peu changé. Mais, dautres changements peuvent contribuer, à linverse, à réduire laccès aux soins.
Chez les hommes, lU.C.S.A. a rassemblé en un lieu unique, centralisé, les infirmeries des différents bâtiments. Sa moindre proximité ne permet plus aux détenus de " passer voir linfirmière
" lors dun mouvement en détention, et laccès aux services médicaux est aujourdhui lobjet dune procédure beaucoup plus formalisée qui suppose un recours systématique à lécrit.Nombre de détenus connaissent de grandes difficultés décriture, pour des raisons diverses (illettrisme, étrangers non-francophones, etc.) et, de plus, la voie écrite fait naître plusieurs craintes : celle dun accroissement de la durée dattente dune convocation à lU.C.S.A., celle dun dévoilement de ses problèmes de santé à lensemble des lecteurs potentiels de la demande, celle dune censure-sélection des demandes en fonction de leur formulation. Faut-il dire ou taire ce qui la motive, jusquoù aller dans la présentation des troubles, comment dépasser le filtre de linfirmière qui trie les demandes pour accéder au médecin ?
Dans la mesure où linfirmière exerçant en prison est perçue par les " usagers " comme ayant perdu son pouvoir de prescription, elle apparaît essentiellement comme celle qui classe, aiguille, relaie et filtre les demandes. Linterlocuteur recherché est dabord le médecin, celui qui dispose à la fois du savoir et du pouvoir. Comment latteindre ? En amont du service sanitaire, la demande ne risque-t-elle pas de se perdre dans les mains des pénitentiaires-relais ?
Diverses stratégies daccès peuvent être essayées afin daccroître les chances de " se faire entendre
" :" Y a une difficulté à se faire entendre ici quand on a des problèmes de santé. On est jugé par linfirmière qui dit : " cest pas grand chose, la consultation avec le médecin nest pas nécessaire. " Y a une réticence à prendre en considération la volonté des détenus. Je comprends ce filtre parce quil y a beaucoup de personnes ici, mais quand on est recalé sans cesse Jai des problèmes dermatologiques. Ça a duré deux mois avant davoir un traitement normal. Avant, elles me disaient : " cest des piqûres dinsectes ou la cellule sale ". Quand jécrivais, je tombais toujours sur linfirmière. Alors, jai changé de tactique. Jai écrit au médecin en lui disant : " je fais de linsomnie ". Là, jai vu le médecin. Il ne savait pas non plus ce que cétait mes problèmes de peau mais il ma aiguillé sur le dermato
". (Zéfir)Dautres, comme à la M.A.F., profitent de la consultation dune co-cellulaire pour " faire passer
" une demande préalablement bloquée au niveau des infirmières. Dautres encore travaillent à la formulation de la demande en indiquant des troubles supposés devoir être traités au niveau des médecins et non des infirmières. La recevabilité de la demande suppose en tout cas, sa traduction en termes somatiques même si " on veut voir les soignants pour parler et quon nest pas malade parce que la solitude, cest une maladie grave ". (entretien collectif M.A.F.)Si la réforme est généralement synonyme daccroissement de laccès à des consultations spécialisées, ce nest pas toujours le cas. Dune part, parce que les offres restent parfois insuffisantes par rapport aux besoins. Cest notamment le cas des dentistes qui, bien que plus nombreux et disposant dun matériel que leurs confrères au-dehors pourraient leur envier, ne peuvent faire face à la demande tant létat bucco-dentaire des personnes incarcérées est souvent dégradé. Les délais dattente sont importants, et le poids de la charge de travail pourrait favoriser des soins rapides, voire des extractions, plutôt que des soins longs et complexes.
On relève des remarques comparables à propos des dermatologues, de labsence de kinésithérapeutes vaguement remplacés par des étudiants bénévoles, de linsuffisante disponibilité des psychiatres à la M.A.F. car en nombre restreint, etc.
Mais il est aussi des situations où lengagement dun traitement est différé pour dautres raisons : cest le cas pour les détenus qui sont considérés comme " transitaires
" ou susceptibles dun prochain transfert. Ils peuvent voir leur demande rester sans réponse, le médecin anticipant leur départ et misant sur le relais par dautres structures sanitaires." Jai écrit plusieurs fois à la psychiatre. Jai fini par la voir ce matin alors que ça fait plus dun mois que je suis là. Elle ma dit : " je ne vous ai pas reçue avant parce que je pensais votre départ proche
". (Pascale)" Avant, il ny avait pas de bons soins dentaires ici, javais peur dy aller. Jai écrit quand même et jai été reçu un an après. On ma retiré trois dents. Jai demandé une prothèse. Aux soins ici, ils demandent quand on sort. Ils essaient de jouer avec le temps, voir si on peut faire ça ailleurs
". (Paul)Fatima, hospitalisée à lhôpital pénitentiaire, na plus aucune dent. Elle mange des aliments mixés depuis plusieurs mois et réclame un appareil dentaire. Lhôpital lui répond que les services de santé de la prison où elle ira, dès quelle sera rétablie, soccuperont de cette demande. En même temps, Fatima nenvisage pas de repasser par la M.A.F. avant sa libération : elle ne pourra sassumer en détention avec un plâtre et des béquilles. Et elle sait aussi quà sa libération elle naura pas les ressources nécessaires à ce type de soins spécialisés et coûteux.
Lattente dune réponse à la demande, lattente dans la salle commune de lU.C.S.A. avant la consultation, lattente des soins viennent en révéler une autre, plus fondamentale et plus insoutenable, lattente du procès et celle de la libération. Lintolérance à lattente peut aussi séclairer par ce quelle révèle des limites des stratégies défensives dissociant moment et durée, contraction sur le temps présent, telles quévoquées précédemment.
La confidentialité est encore une question abordée sous langle des effets perçus de la réforme : ici, lappartenance des soignants à linstitution hospitalière paraît une meilleure garantie, en même temps que dautres voies de transgression du secret médical apparaissent toujours possibles.
A la M.A.H., des surveillants affectés à lU.C.S.A. semblent avoir une proximité avec le médical qui conduit certains détenus à sinterroger sur une possible circulation de linformation.
A la M.A.F., là encore, la proximité des infirmières avec les surveillantes alimente la suspicion. Suspicion, qui nous lavons vu, imprègne lensemble des relations même si, par ailleurs, le jugement porté sur les personnels soignants peut être globalement positif. Il est plutôt question dune impossible confidentialité tant lintimité est réduite à sa portion congrue, tant les rumeurs se développent dans cet univers clos, surpeuplé, où chacun est exposé aux regards des autres.
La réforme, cest encore un possible accès à lhôpital général pour des examens ou une hospitalisation. Plusieurs détenus rencontrés ont bénéficié des services hospitaliers. Mais ils sont peu nombreux. Certains soulignent que ce nest quen dernier recours quun transfert est envisagé, comme si leur statut de détenu constituait un frein majeur. Les " D.P.S. " (détenus particulièrement surveillés) rencontrés disent que lhôpital est, pour eux, inenvisageable, et que la seule alternative reste lhôpital pénitentiaire.
A propos de la demande, certains soulignent encore que lactivité des services de santé est surdéterminée par celle-ci. Ce qui signifie que son absence équivaut à une absence de soins. Et la distance des soignants avec la détention ne leur permet pas (ou peu) de repérer des besoins qui ne sexpriment pas.
Le détenu qui, dans sa cellule, se replie sur lui-même, dans le silence, ne sera pas aisément repéré par les soignants, notamment à la M.A.H., du fait de la taille de létablissement et du nombre des détenus.
" Il y en a qui ont des maladies et ils ne se soignent même pas. Il faut leur dire dy aller à linfirmerie. Cest dans leur tête. Ils nont pas le moral et ils ne veulent pas se soigner
". (Thomas)" En ce qui concerne la prise en charge médicale ici, il serait peut-être judicieux quils nattendent pas forcément quon aille au devant deux. Si je prends le cas dune personne comme moi qui na pas forcément lhabitude de parler, il serait peut-être judicieux quune fois par mois ou tous les deux mois, le service médical prenne le dossier pour faire le point avec la personne
". (François)" Je nai pas de relation avec le service médical. Seulement à larrivée. Ils mont donné des traitements somnifères et des tranquillisants. Jai dormi pendant un mois et demi. Les médicaments font quon est ailleurs, ça permet de plus penser. Mais linfirmière, elle, elle ne sait pas si on dort toute la journée ou pas
". (Julien)
3 - Les usages
Lusage des services de santé en prison ne se réduit pas à celui attendu par les personnels hospitaliers et pénitentiaires. Nous avons, lors dune précédente recherche, souligné la représentation commune dun " mésusage ", décliné sous diverses formes. Elle conduit ces personnels à sinterroger sur les mobiles des demandes adressées, sur lauthenticité des plaintes ou symptômes, et à tenter de différencier usages légitimes et illégitimes, à partir de critères définissant celui qui peut être considéré comme malade, comme patient.
Lusage légitime des soins suppose la conformité à des attentes de rôles, lécart à celles-ci pouvant être interprété comme un détournement des prestations offertes.
Les demandes de médicaments et leurs modes de consommation constituent un exemple souvent donné pour illustrer ce décalage. De même que peut être évoquée une " surconsommation
" des prestations sanitaires, signalant ainsi linadéquation des demandes à lusage normé tel que défini par les professionnels. Cette norme peut être différente pour les personnels de santé et pour les personnels de surveillance, mais dans les deux cas elle oriente les modes de réponses contenues dans les pratiques.Du point de vue des personnes incarcérées, lusage des prestations sanitaires porte la marque de la carcéralité, comme nous lavons déjà évoqué à propos des attitudes face à loffre de dépistage par exemple. Alors que beaucoup ne sont que rarement, dehors, des usagers des institutions de soins, elles sollicitent, dedans, une prise en charge sanitaire importante.
Les transformations du rapport au corps et à la santé qui sont induites par lexpérience de lenfermement peuvent contribuer à expliquer ce changement dans les relations aux structures de soins. La perte ou la fragilisation des relations objectales saccompagne dun repli sur soi, dun investissement du corps, des sensations, de la pensée, de limagination. La place prise par le corps, dans ce processus, tient aussi au fait que cest à travers ses plaintes et ses maladies que le détenu peut encore communiquer, attirer lattention sur lui en tant quindividu, réclamer des soins pour ce corps qui le fait exister.
Limportance accordée au bien-être, ou du moins à la préservation de ce corps, est manifeste à travers les différents modes dentretien évoqués (activités sportives, alimentation, etc.) mais aussi à travers les usages des services de santé en prison. Le corps devient un moyen dexister par rapport à autrui, dans une sorte de retour au langage le plus archaïque. Les sensations corporelles traduisent des états de mal-être ou dinconfort, et le corps devient vecteur dexpression. Cest à travers lui, à son propos, que la sollicitation, linterpellation de lautre, électivement des professionnels de santé, sont réalisées.
Ce retour au langage primitif peut encore séclairer par la suspension contrainte de lagir et par le rapport à la parole dans lenfermement. " Lemprisonnement attaque la parole " (Molina, 1989). Elle se dissout dans un excès de circulation et devient bavardage dénué de sens par perte de la valeur de léchange. Le rituel morne du quotidien constitue la trame dune sociabilité décrite souvent comme factice. Quand ce qui soutient la parole se dérobe et que celle-ci se réduit à un discours ritualisé, la pensée aussi se dilue, comme empêchée par le vide ou la carence dobjets à investir.
Lattention portée au corps et le recours à la prise en charge sanitaire peuvent tenter de combler ce vide dans une rétraction sur le narcissisme qui peut prendre la forme de préoccupations hypocondriaques.
Mais le rapport aux soins ne peut être seulement éclairé par cette perspective. Il est aussi orienté par les représentations des différentes ressources disponibles intra-muros.
Loffre sanitaire sinscrit en prison dans lensemble des différentes prestations proposées, quil sagisse du travail pénal, de lenseignement, des activités sportives, culturelles, etc. La variété de ces prestations peut être très différente dun établissement à lautre. Bien que, dans le cadre de cette recherche, nous ne soyons pas en mesure de procéder à une analyse comparative, nous ferons lhypothèse, en nous appuyant sur nos travaux antérieurs, dune disparité des ressources suivant les catégories détablissement. Les maisons darrêt nous paraissent disposer dun éventail de prestations plus limité que les centres de détention ou même les centrales.
Lon peut penser que, lorsque la diversité des ressources fait défaut, lusage électif des seules accessibles ou perçues comme telles, vient tenter de compenser ce manque. La forte demande de soins en maison darrêt peut séclairer par le peu de ressources alternatives. Et, à lintérieur de cette même catégorie de prisons, nous pensons que la consommation de soins sera dautant plus importante que la pauvreté des autres offres sera grande. On distinguera, ici, la M.A.H., où laccessibilité des ressources est entravée par le grand nombre de détenus. Et la M.A.F. où, comme souvent dans les prisons pour femmes, les ressources sont limitées.
On peut encore évoquer, pour comprendre cette consommation de soins, leur gratuité intra-muros. Il sagira, ici, de profiter de cette gratuité pour engager des traitements ou des examens préalablement différés par défaut des moyens nécessaires.
Au-delà de ces différents éclairages de limportance du recours aux services de santé en maison darrêt, on peut distinguer essentiellement deux types dusage de ces mêmes services : des usages utilitaires et des usages identitaires.
Par usage utilitaire, nous entendons celui qui a pour visée lamélioration du quotidien carcéral, lallégement du poids des privations et des contraintes, laccroissement des marges de liberté dans cet univers clos et morcelé. Ici, le sanitaire peut être un moyen dobtenir ce qui fait défaut, ce qui pourrait compenser les restrictions et les manques.
De multiples exemples peuvent être donnés de cette première forme dusage. Le recours au médical pour permettre d obtenir une " douche médicale
", cest-à-dire lautorisation dune douche quotidienne, alors quelle est le plus souvent limitée à deux douches hebdomadaires. La consultation peut permettre, encore, dobtenir des médicaments qui seront ensuite échangés contre dautres produits ou services en détention. Les régimes alimentaires prescrits peuvent aussi donner accès à une nourriture considérée comme améliorée. Certains médicaments délivrés par les U.C.S.A. peuvent aussi être utilisés comme des substituts de produits illicites ou simplement absents en détention. On pense bien sûr aux stupéfiants mais aussi à dautres pratiques de soin du corps qui utilisent le médicament, comme produit cosmétique par exemple (blanchiment, hydratation de la peau ).Le recours aux services de soins permet aussi, nous lavons évoqué, de sortir de la cellule, de se déplacer dans la détention, de voir dautres détenus dans la salle dattente. Il donne accès à de nouveaux espaces, à de nouvelles rencontres. Il représente une occasion de se procurer informations et objets, de sinscrire dans dautres réseaux relationnels.
Par usages identitaires, nous entendons ceux qui sinscrivent dans une quête de préservation de soi comme sujet. Et nous voudrions souligner ici limportance de lenjeu identitaire comme motif et effet de lusage des offres sanitaires.
La prise en charge sanitaire représente un temps et un lieu qui peut constituer un hors-jeu par rapport à lenfermement, une possibilité dabstraction du monde carcéral ou au moins un cadre de dégagement de son emprise. Les relations personnalisées qui peuvent sy établir offrent une sorte dîlot relationnel où la distribution des rôles usuels gardants-gardés se trouve suspendue ou atténuée.
La fonction de protection symbolique attribuée aux soignants tient dabord aux divers signes et moyens dune restauration dune personnalisation. Les services de soins peuvent être des lieux où la personne incarcérée nest pas vue, surveillée, mais regardée, et cet autre regard porté conforte une identité singulière toujours menacée par le sentiment datemporalité et dindifférenciation.
Les soins sont loccasion dune remise en perspective de lhistoire personnelle sous langle de la continuité. Le retour sur lhistoire sanitaire de chacun soutient une représentation de soi qui ne se réduit pas à la situation définie par lici et le maintenant de lincarcération. Comme les protocoles de soin peuvent restaurer une dynamique temporelle orientée par des étapes, des pronostics, des projections dans un futur immédiat ou plus lointain.
Laccès aux soins peut aussi signifier laccès à dautres " statuts " (de malade, de patient) qui ont une fonction décisive en termes de différenciation de soi et de reconnaissance par autrui. Le dégagement de luniformisation contenue dans la prise en charge et le traitement carcéral passe par la recherche de tout ce qui peut asseoir la différence et conforter la singularité. Lidentité, entendue comme processus et non comme structure, repose sur laffirmation dune différenciation entre soi et autrui, et sur la reconnaissance par autrui de celle-ci. Le soignant apparaît comme le support de cette reconnaissance qui réinscrit la personne dans dautres temporalités que celle sur laquelle tend à se figer linstitution pénitentiaire, et peut-être plus particulièrement la maison darrêt comme espace-temps rétracté sur le dedans et le présent.
Mais les bénéfices identitaires trouvés à loccasion du recours aux soignants supposent que certaines conditions soient réunies.
Les représentations du système sanitaire et des pratiques médicales et soignantes sont empreintes, nous lavons souligné, dambivalence : les personnes rencontrées sont, le plus souvent, prises entre la connaissance du statut des hospitaliers, le désir de trouver auprès deux ce tiers qui viendrait rompre le face à face avec linstitution pénitentiaire, restaurer une relation où lattention est portée à la personne, celle-ci nétant plus réduite à son statut de détenu, et la crainte dune compromission-collaboration de ces personnels de santé avec le contexte institutionnel dexercice.
Nous retrouvons ici une de nos hypothèses relative à la prison comme cadre signifiant orientant les perceptions et les représentations : la valeur attribuée aux actes de soins est " contaminée " par limage de leur lieu dexercice.
Ces représentations sont manifestes dans les discours recueillis en entretiens collectifs et en entretiens individuels avec des détenus qui ont un usage commun des services de santé ; par usage commun, nous entendons : la visite médicale dentrée et les demandes de consultation quand émergent des troubles, des symptômes divers et ponctuels.
A linverse, on peut aussi percevoir comment un véritable suivi sanitaire, inscrit dans la durée, permet le dégagement de ces représentations à partir de létablissement de relations interpersonnelles et dun rapport de confiance. Ici, le détenu sort de la " masse " des personnes traitées, accède au statut de patient et investit positivement le soignant, voire même lensemble du service médical. Lattention portée à son égard, signalée par des convocations régulières et répétées, par léchange à loccasion de celles-ci, par les actes soignants réalisés, assoit la différenciation et la distance davec le mode de traitement carcéral qui, comme nous lavons vu plus haut, gère des " stocks
" plus que des personnes.On peut situer, ici, les détenus séropositifs qui sont suivis par un dispositif sanitaire spécifique. Le VIH-sida a, de fait, une place à part dans le système sanitaire : il fait lobjet dune offre de test systématique ; les patients sont reçus régulièrement pour des examens et la surveillance de leur tolérance au traitement ; une assistante sociale à lU.C.S.A. est spécialement chargée de leur prise en charge au plan des démarches administratives et sociales ; lintervention du C.I.S.I.H. en prison est complétée par le réseau associatif, AIDES notamment, qui est en contact avec certains patients, assure des visites au parloir et un lien avec le dehors.
Le statut dexception du VIH offre des bénéfices et des ressources qui ne sont pas associées à dautres pathologies. La trithérapie, si elle est un traitement contraignant, éprouvant, suppose aussi de se rendre à linfirmerie plusieurs fois par jour, ce qui, en termes de bénéfices secondaires, permet de sortir de cellule (rappelons quen maison darrêt, la durée denfermement dans lespace réduit de la cellule est importante), de côtoyer, rencontrer des " tiers ", ni détenusni personnels de surveillance, des femmes dans cet univers quasi-exclusivement masculin, de se trouver un temps dans un environnement qui prend plus laspect dun cadre hospitalier que de la détention, de dialoguer avec des personnes qui représentent le dehors, la vie libre.
La prise en charge sanitaire est individualisée : le plus souvent, un même médecin suit dans le temps les mêmes patients. Cest souvent lui qui a annoncé la séropositivité lors du dépistage, à lentrée. Et le statut de séropositif est suffisamment prégnant pour quil recouvre celui de détenu. Celui-ci est un patient, un patient particulier parce que porteur du VIH et, dans le temps, avec létablissement de rapports plus personnalisés, une personne avec son histoire.
" Ils mont annoncé le résultat bien, avec beaucoup de gentillesse. Cest un médecin de lhôpital B, un bon médecin, un spécialiste de la maladie. Elle mécoute, elle vient me voir, elle se soucie de moi. Elle me suit, elle sintéresse à moi. Etre écouté, cest beaucoup, cest très cher pour nous.
Avec les infirmières, jai de très bons rapports. Elles discutent, on parle de tout et de rien. Elles me connaissent bien et moi aussi. Ça fait un moment que je suis là
". (Damien)Laccent mis sur lécoute, sur la relation à une personne au-delà du soin porté à un corps malade, sur la prise en compte des aspects non seulement somatiques, mais aussi psychologiques, éclaire, par contraste, les critiques faites à légard dautres types de pratiques, même si celles-ci sont souvent expliquées par la charge sanitaire et le trop grand nombre de consultations quotidiennes (environ 200 par jour à la M.A.H.).
Les personnes séropositives et récidivistes ou condamnées à une longue peine sont en mesure didentifier les changements apportés, dans le temps, au suivi du VIH-sida en prison. Lappréciation est positive : lefficacité du traitement est dabord évoquée, la trithérapie ou la bithérapie apparaissant comme un progrès important en comparaison avec la simple prescription dAZT. Lexpertise des médecins spécialisés dans le suivi des patients séropositifs au VIH est reconnue. Elle rassure et favorise une relation de confiance. La confidentialité, enfin, paraît mieux assurée depuis la réforme de 1994, même si dautres voies que laccès au dossier médical peuvent permettre de la malmener ou de la transgresser.
Le suivi sanitaire des patients séropositifs HIV paraît constituer une ressource affective et identitaire importante, dont on ne trouve pas léquivalent pour dautres pathologies comme le VHC par exemple.
Cependant, dautres services de santé peuvent jouer un rôle équivalent en terme de ressource : ce peut être le cas du S.M.P.R. quand il existe en détention, ce qui, nous le soulignons, nest pas le cas dans les prisons pour femmes. Les détenus hospitalisés au S.M.P.R. y trouvent un cadre de vie particulier, mi-espace de soin, mi-prison, et un mode de prise en charge qui diffère sensiblement de celui en usage en détention.
Roger est incarcéré depuis 8 mois et hospitalisé au S.M.P.R. depuis 3 mois. Il a connu des heurts fréquents avec ses co-cellulaires, ce qui la conduit à changer de nombreuses fois de cellule et de bâtiment dans la détention. Jusquà une décompensation, " moment critique dans la vie dun détenu
", qui a motivé son hospitalisation." Ici, ce nest pas la détention
", dit-il, " on est pris en charge. Un suivi 24 heures sur 24 par des infirmières, des psychologues, des psychiatres. La différence se voit tout de suite, le silence, les soins apportés à la propreté des locaux, des cellules, lassistance psychologique On est reçu rapidement quand on a besoin de parler. Y a les activités proposées aussi. Ici, je fais 4 activités différentes ".Roger est seul dans sa cellule ; il se vit comme protégé des sollicitations-tensions de la détention, encadré, contenu dans cette bulle sécurisante et maternante. Il défend aussi lidée dune préservation de ce statut dexception quaccorde ladmission au S.M.P.R..
" Le recours au S.M.P.R., faut que le besoin sen fasse vraiment sentir. Y a une petite sélection quand même au niveau comportement. Ils ne veulent plus des gens au comportement agressif, violent. Ça a des incidences sur les autres et ça trouble les psychothérapies suivies
".A propos de lantenne toxicomanie attachée au S.M.P.R., on retrouve le même bénéfice identitaire lié au fait davoir accès à ce qui nest pas accessible à tous.
La différenciation, même si elle passe par loctroi du statut de malade (séropositif, toxicomanie, troubles psychiatriques, etc.) qui comporte des risques de stigmatisation, apparaît comme restauratrice dune identité qui ne se perd plus, ne se résume plus à celle qui est associée à un numéro décrou.
" Y a une structure, toute une division réservée cest pas un hôpital, mais tous les gens qui ont des problèmes psychiatriques sont soignés là. Et il y a également une antenne toxicomanie. Ils dépendent de lhôpital D, ceux qui travaillent là. Ils sont bien. Ils proposent des activités qui ne sont pas accessibles aux autres détenus, donc cest un plus. Y a toujours la possibilité de faire quelque chose ici. Y a vraiment un suivi du toxicomane si le toxicomane le veut
". (Fred)A la spécialisation des lieux et des intervenants qui ont, de fait, un statut dexpert, sattache laccès à un statut dexception pour ces détenus extraits de la détention parce que disposant de caractéristiques qui les différencient du lot et du traitement commun. La consultation à lU.C.S.A. pour une grippe ou une entorse ou des problèmes gastriques noffre pas les mêmes ressources. Elle ne suffit pas à loctroi dun statut de malade, statut qui permet une rupture dans luniformisation des prises en charge, laccès à dautres regards que ceux du personnel de surveillance, une continuité du traitement qui fonde et renforce à la fois le statut de patient et des relations interpersonnelles qui reconnaissent une place au sujet.
Dune manière plus générale, il nous faut différencier les évaluations portées sur les pratiques sanitaires et les usages des services de santé. Ainsi, on peut à la fois utiliser avec assiduité les possibilités de consultation et critiquer les prestations offertes. Cest notamment le cas à propos de psychiatres ou médecins généralistes qui sont décrits comme " des distributeurs de médicaments
". Ils sont utilisés mais non pas investis comme soignants. Ils sont perçus comme des pourvoyeurs mais noffrent, au plan de la restauration narcissique, aucune ressource." Ici, les infirmières, ça fait des années quelles sont là. Le contact est bon, ça passe bien. Tant quon les fait pas chier. Elles sont infirmières, elles ne peuvent pas donner ce qui nest pas prescrit. Par contre, la généraliste bâcle son travail. Y a pas de discussion avec elle, seulement des médicaments
". (Sophie)Les représentations des personnels de santé peuvent se trouver partiellement modifiées par lexpérience dune relation à lun dentre eux qui, investi comme bon objet, permet une relation privilégiée. Roger, Julien, Jim, Damien, Sophia, Eva, Fatima, Pascale, Hélène évoquent cette personne auprès de laquelle ils trouvent écoute et soutien. Le soin est dabord et essentiellement le prendre soin. Et les spécialisations médicales ne recouvrent pas la distinction entre ceux qui distribuent des soins et ceux qui prennent soin : des psy (psychiatres, psychologues) peuvent être perçus comme " distributeurs
", alors que des médecins généralistes ou appartenant au C.I.S.I.H. peuvent offrir une qualité relationnelle attendue. Linverse est bien sûr aussi observable.A propos de lhôpital pénitentiaire, on peut repérer le même processus qui conduit des représentations collectives à lexpérience singulière et à une transformation des représentations initiales.
Dans lensemble, et notamment à la M.A.H., où les détenus ont moins souvent lexpérience de cet hôpital, lévaluation est essentiellement négative. Il sagirait déviter dans la mesure du possible de se faire hospitaliser là, car la rumeur fait massivement état dune incompétence professionnelle grave. De multiples exemples sont donnés pour illustrer des pratiques sanitaires désastreuses : des " objets
" oubliés à lintérieur du corps du patient à loccasion dune opération chirurgicale, des erreurs de diagnostic fatales, des actes invasifs sans accompagnement anesthésique, labsence de la moindre humanité et sollicitude dans les modes de prise en charge.Cette image de lhôpital paraît essentiellement construite à partir de lassociation étroite qui lierait cette structure sanitaire à linstitution pénitentiaire. Ici ce serait lhôpital de la pénitentiaire, et la rumeur ne dit rien sur la double tutelle actuelle. De plus, la proximité de cet hôpital avec une prison dont la réputation disciplinaire est solidement établie peut contribuer à façonner cette image négative.
" Moi, je préfère à lextérieur, ici on est moins bien soigné, cest pas pareil, cest à la chaîne. A lhôpital de Z, cest encore pire ; moi, je nai jamais été mais les mecs qui mont raconté, ils disent que cest encore pire quici. A chaque fois quon nous dit : " vous allez vous faire soigner à Z ", tout le monde refuse. Peut-être là-bas, ils sont plus sévères quici. Parce que cest une école de discipline, alors dès fois, ils cherchent les détenus, comme ça, juste pour avoir leurs réactions. Là-bas, si un surveillant vous parle mal, et que vous répondez, vous allez au mitard. Ici, cest pas pareil. Moi, je préfère ici
". (Thomas)On voit, à travers cet extrait dentretien, une sorte dindifférenciation entre limage dune prison " dure " où le détenu est soumis à larbitraire du surveillant et celle dun hôpital, sur le même domaine pénitentiaire que celle-ci, qui serait comme " contaminée
" par la première. Par contre, les détenues rencontrées qui ont fait, elles-mêmes, lexpérience dune hospitalisation dans cette structure en offrent une présentation très contrastée.Ainsi pour Sophia, si ses cinq semaines dhospitalisation ont été difficiles à supporter, cest essentiellement du fait de lisolement et du peu dactivités.
" Jai voulu partir, y a aucune activité, une heure de promenade par jour seulement. On est enfermé 23 heures sur 24 et on a un parloir seulement. A la maison darrêt, on en a trois
".Mais les relations avec le personnel soignant sont décrites comme très positives.
" Les rapports avec les infirmières à lhôpital sont super. Avec les surveillantes, aussi. Ils nous prennent pour des malades, pas comme des détenues. Je parlais beaucoup avec une infirmière. Par contre lassistante sociale de lhôpital, cest la galère. Je lai jamais vue. Elles sont deux pour tout lhôpital
".Fatima, hospitalisée lors de notre rencontre, compare la qualité des soins offerts en ce lieu et celle expérimentée dans un hôpital général à loccasion dun accident de moto. Ici, les médecins réparent les défaillances de leurs confrères de lextérieur.
La compétence professionnelle est reconnue, lattention portée à la patiente aussi, même si disolement il est encore question.
" Ici, ils soccupent bien de moi, mieux quà M. Ils ont fait une réunion dune heure pour savoir comment ils allaient mopérer. Ils mont descendue au bloc à 9h30 et mont remontée à 15h. Ma jambe est droite maintenant. Jen ai pleuré de joie. Jai retrouvé lespoir.
Ces quatre mois, je ne les ai pas faits pour rien. Ici, ils mont arrangé ma jambe. On soccupe bien de moi ici, mieux quà la maison darrêt. Mais dans un autre hôpital, vous voyez du monde. Ici, on est seule. Ça fait très longtemps que jai pas parlé. Jai un parloir de 30 minutes le samedi. Cest tout ".
4 - La continuité des soins
Le suivi sanitaire implique, nous lavons évoqué, un dégagement de la temporalité carcérale, qui tend à se fixer sur la période de lincarcération, et de la temporalité judiciaire, qui distingue lavant et laprès jugement et prononcé de la peine.
Lobjectif annoncé par la loi du 18 janvier 1994 dune qualité et dune continuité des soins équivalentes à celles dont dispose lensemble de la population suppose dassurer la continuité des traitements aux différentes étapes du parcours carcéral : celles de lentrée en prison, des transferts dun établissement pénitentiaire à lautre et celle de la libération.
Le rapport du Conseil national du sida du 18 novembre 1998 signale des ruptures de traitement à ces différentes étapes, ruptures évoquées par les personnes incarcérées que nous avons rencontrées lors de cette recherche.
Dans la mesure où les détenus appartiennent bien souvent aux catégories de population qui bénéficient le moins des services de santé extra-muros, lors de lentrée en prison il ny a pas de traitements engagés à poursuivre. Il est plutôt question de diagnostics et de soins à initier. Mais dautres cas de figure doivent être soulignés pour ne pas méconnaître la diversité des situations.
Lenquête sur la santé des entrants réalisée en 1997 (Mouquet et al., 1999) précise que 6 entrants sur 10 déclarent avoir eu recours au système de soins au moins une fois dans les douze mois précédant lincarcération. La part de ceux qui sont sans protection sociale à lentrée (17,5 %) témoigne dun moindre recours au système de soins (4 entrants sur 10 déclarent au moins un contact dans lannée précédente). 1 entrant sur 10 déclare avoir été régulièrement suivi par un psychiatre, un psychologue ou un infirmier psychiatrique, ou avoir été hospitalisé en psychiatrie. Parmi eux, près de 6 sur 10 ont un traitement en cours de psychotropes. Globalement, 4 % des entrants déclarent à larrivée un traitement par antidépresseurs et 3,5 % un traitement par neuroleptiques.
Cette enquête nindique pas la part des entrants suivant un traitement de substitution, mais elle précise que plus de 30 % déclarent une utilisation prolongée et régulière de drogues (cannabis, héroïne, morphine, cocaïne, crack, médicaments ) au cours des 12 mois précédant lincarcération.
Pour les toxicomanes rencontrés, larrivée en prison et, en amont, la période de la garde à vue et du séjour au dépôt sont des moments où lexpérience du manque puis lépreuve du sevrage paraissent peu accompagnées et peu aidées par un traitement médical. De plus, la comparaison des données recueillies lors des entretiens met essentiellement en évidence labsence de politique sanitaire cohérente dun établissement à lautre, voire même dun service de santé à lautre dans le même établissement. Les options en matière de traitement de substitution sont lobjet des mêmes controverses que celles qui existent dans la communauté médicale et sanitaire extra-muros.
" Cétait langoisse, le diable était dans mon corps. Javais chaud, javais froid, javais envie de vomir. Au commissariat, ils mont interrogé en état de manque. Mais normalement un camé cest un malade, il ne devrait pas être entendu avant dêtre soigné. Le médecin ici, il vous donne un Témesta ou un Tranxène 50 et ça y est, va dormir ! Ça sarrête là, et ces comprimés, ça ne fait aucun effet. Ça a duré une semaine dangoisse, froid, chaud, des crampes, des diarrhées
Après, jai demandé à voir un psychiatre. Je suis descendu presque à quatre pattes pour aller le voir parce que franchement je ne tenais plus sur mes jambes. Il ma prescrit un décontractant et un somnifère. Alors quil y en a qui ont des dossiers, qui ont du Subutex, des trucs comme ça. Il y a quand même un docteur qui regarde votre pouls, votre cur et qui vous dit, " vous avez le pouls qui est très bien, vous êtes en bonne santé ", et ça sarrête là. " (Maurice)
" A mon arrivée, jai dis que jétais toxicomane. Je suis affecté dans une cellule, et là, les effets du manque commencent à se faire sentir. Je mets un certain temps à voir un médecin, je dis que je voudrais avoir un peu de produit de substitution. Il ma donné des cochonneries et ma dit : " ici pas de substitution ", point. Il a fallu que je fasse plus ou moins un scandale à létage, que je me roule par terre pour dire : " je veux voir quelquun ". Là, le gradé du bloc ma fait aller au S.M.P.R.. Là, en discutant avec le psychiatre et le psychologue, on a accès aux produits de substitution. Si je navais pas fait du scandale, je ny mettais pas les pieds. Pourtant, ils savent à lU.C.S.A. quil y a ici des produits de substitution puisquils sont pris à linfirmerie. Mais cest pas leur première intention. Ils se disent : " sil peut faire autrement ". Je lui ai dit que je narrivais plus à manger, que tout ce que je mangeais ressortait. Il ma donné des médicaments pour que je garde et des trucs pour la douleur. Rien defficace. " (François)
François a suivi pendant trois mois un traitement dégressif au Subutex, traitement aujourdhui arrêté. Dans son cas, cest un membre du personnel de surveillance qui lui a permis laccès à lantenne toxicomanie du S.M.P.R., en quelque sorte malgré et contre lavis de lU.C.S.A.. Ces deux services nont manifestement pas les mêmes orientations en matière de traitement et de sevrage.
Dautres détenus, des femmes notamment, évoquent le sevrage du traitement de substitution quelles suivaient dehors : à la M.A.F., la méthadone ou le Subutex ne sont présents quà lapproche de la libération. Doù les ruptures dans la prescription de ces produits à lentrée, ou plus exactement leur suspension progressive. Par contre, les détenues évoquent dautres pratiques dans dautres établissements où non seulement la substitution est poursuivie à lentrée et pendant toute la période dincarcération, mais peut être initiée en détention.
Dautres types de traitement sont évoqués : les traitements antirétroviraux qui peuvent être suspendus à linitiative du patient qui sinterroge sur les possibilités de préservation de la confidentialité de son statut sérologique sil prend ces médicaments (voir lexemple de Pierre présenté précédemment). Ou les traitements appropriés à dautres pathologies, comme en témoignent plusieurs entretiens. Il sagit ici le plus souvent dune modification de la prescription, le traitement antérieur à lincarcération ne relevant pas des listes de médicaments disponibles à lU.C.S.A.. Cette modification est interprétée comme synonyme de moindre efficacité du traitement, comme signe de la moindre qualité des soins exercés en prison.
La rupture ici nest pas celle du traitement mais de la possibilité de choisir le prescripteur et la prescription la plus adaptée au patient. A ce propos est évoquée à la M.A.F. limpossible recours à lhoméopathie en prison.
Des aménagements sont possibles, comme en témoigne cet extrait dentretien, mais ils supposent que le patient ait les ressources financières qui lui permettent de se procurer les médicaments.
" Je fais de lasthme et jétais très inquiet parce que je narrivais pas à me procurer le médicament que je prenais dehors parce que ici, ils ne lavaient pas. Ils mont donné dautres substances mais rien ne me faisait effet. Alors, en insistant, un jour je suis tombé sur un médecin qui ma dit : " écoutez, moi je vais vous faire un bon de pharmacie extérieure et je vais vous en prendre autant de boîtes quil sera nécessaire pour continuer le traitement ". Mais une personne qui na pas dargent et qui va écrire pour avoir tel ou tel produit, on va lui refuser, elle ne pourra pas se le procurer.
" (Clément)La continuité des soins est le plus souvent associée, dans la littérature relative à la santé des personnes incarcérées, à lexigence dun suivi sanitaire après la libération. Si on peut, en effet, considérer que " lefficacité du système se mesurera à la possibilité de travailler à un après-détention " (Obrecht, 1997) et quun travail en réseau est alors nécessaire, on ne peut méconnaître les freins au suivi sanitaire pendant le temps de lincarcération.
Là encore, le clivage dedans-dehors peut favoriser la représentation dun univers carcéral où la réforme de 1994 aurait permis des avancées significatives, et celle dun dehors où la préoccupation sanitaire aurait encore des difficultés à sinscrire dans une perspective plus globale de réinsertion des sortants de prison.
La prison nest pas une. Le parcours pénitentiaire des détenus peut comporter des transferts dun établissement à lautre et des temps dhospitalisation. La continuité des soins pendant lincarcération apparaît, à travers les entretiens, comme un principe dont la mise en uvre nest pas acquise. Plusieurs facteurs semblent contribuer à ces ruptures temporaires de traitement.
Le suivi médical est compliqué, comme lors de la libération, par une absence de coordination entre les différentes structures concernées par les transferts. Ces derniers peuvent être décidés par les autorités judiciaires ou pénitentiaires sans que soient pris en compte les soins en cours, sans que les structures sanitaires en soient informées. Doù les difficultés dans la mise en uvre dune préparation médicale de ces transferts, celle-ci supposant au moins la communication du dossier médical à létablissement daccueil et la délivrance des médicaments nécessaires à la poursuite du traitement. De plus, le dossier médical, quand il est transmis, peut ne pas comporter les informations nécessaires à la continuité des soins. Le nombre de transferts constitue sans doute un facteur susceptible dalourdir la charge de travail des U.C.S.A. et de compliquer cette nécessaire circulation de linformation. Quand, dans une maison darrêt, comme celle à laquelle est rattachée la M.A.F. où nous avons travaillé, 600 détenus en moyenne sont transférés chaque année, la duplication des dossiers est à lévidence une activité lourde à assurer. Mais, dautres résistances peuvent accroître la rétention de linformation : résistance à consigner dans le dossier médical des informations perçues comme susceptibles dêtre ainsi dévoilées, résistance à collaborer entre différents services de santé.
Des relations difficiles entre lU.C.S.A. et le S.M.P.R. peuvent se traduire par la confection de dossiers parallèles et un manque de centralisation des données figurant dans le document transmis lors du transfert. La méfiance et la suspicion qui imprègnent lensemble des relations sociales intra-muros ne semblent pas épargner les soignants à lintérieur dun même établissement ou dun établissement à lautre. La question des informations médicales est encore compliquée par la crainte dune transgression du secret à loccasion de la circulation et de la consultation de ces documents.
Les relations entre les services de santé en prison peuvent être encore parasitées par les mêmes différends observables plus globalement dans la " communauté " médicale : ceux qui opposent les somaticiens et les " psychistes " ou certaines spécialités avec dautres, ou certains chefs de service avec dautres. La diversité des orientations thérapeutiques est sensible dun service à lautre, notamment en matière de toxicomanie. Les controverses relatives à la prescription dun traitement de substitution en prison peuvent se traduire par une absence de cohérence dans la prise en charge sanitaire des détenus lors de leur transfert dune prison à lautre.
De la même manière, la prescription de psychotropes paraît variable suivant les établissements, cette diversité paraissant plus relever de politiques de services de santé que des besoins sanitaires des personnes incarcérées. Certains semblent opter pour une résistance aux demandes (demandes des détenus, " demandes " des pénitentiaires), alors que dautres semblent faire usage dune médication plus importante.
La diversité des pratiques thérapeutiques, que celles-ci relèvent dorientations formalisées, explicitées, ou de normes informelles, nest pas une spécificité de lexercice sanitaire carcéral. Mais, ici, la personne incarcérée ne peut opter pour la structure de soins de son choix. Et, à propos des soins en prison, on entend dans les entretiens, combien les modes de prise en charge, les possibles et les interdits, ce qui est négociable et ce qui ne lest pas, varient sensiblement dune prison à lautre. Les conditions de vie en détention, comme les prestations sanitaires, paraissent non seulement différentes mais peu cohérentes. Ce que ne manquent pas de relever les détenus.
" Quand on arrive de X avec un traitement, ici, ils font le sevrage forcé. Y a pas de Rohypnol, là-bas y en avait. Y avait rien dans mon dossier médical venant de X. Seulement les résultats des tests VIH, hépatite C et la radio des poumons. Rien dans mon dossier psychiatrique. Je leur ai dit le traitement que javais mais comme cétait pas écrit. " (Pascale)
" A lhôpital pénitentiaire, javais de lEfferalgan codéiné, du Séresta, du Prozac et pour dormir deux Mépromésine. Là-bas, on a beaucoup de médicaments. Ici, non. Je demande seulement du Myolastan, un décontractant musculaire, mais ils refusent, ils disent que cest pas compatible avec le Séresta. " (Sophie)
" A X, le dentiste ma arraché toutes mes dents et il a dit que jaurais un appareil. Mais ça fait trois mois et je nai rien vu venir. Je lui ai dit que jallais à lhôpital et de me transmettre lappareil. Ici, ils me disent que cest à X de sen occuper. Depuis, je suis aux aliments mixés. Est-ce quils vont me laisser sortir sans dents ? Dehors, je venais juste dobtenir le RMI. Je ne pourrai pas me payer des dents. Cest trop cher. " (Fatima)
On peut encore souligner que les transferts peuvent interrompre un travail psychothérapeutique en cours sans que là encore cette interruption puisse être préparée et élaborée dans la perspective dune poursuite dans le nouvel établissement daffectation. Poursuite qui supposera toujours la difficile reconstruction dune relation thérapeutique.
La continuité des soins après la libération dépend à la fois des dispositions institutionnelles prises et des liens tissés entre les structures intra et extra-muros mais aussi du rapport à la santé des sortants de prison.
Sur le plan institutionnel, la préparation du suivi sanitaire passe par la construction dun réseau dacteurs dans le champ sanitaire et social, construction complexe et que notre objet de recherche ne permet pas dexplorer même si on peut souligner, au passage, lintérêt et limportance dune étude sur les sortants de prison et leurs relations avec ces différents acteurs et services.
On peut néanmoins relever ici quelques freins à " laccroche " des personnes incarcérées aux structures susceptibles dassurer ce suivi.
Il sagit tout dabord de ce qui limite laccès aux hôpitaux et à un suivi individualisé. Nous avons souligné combien le rapport des personnes incarcérées aux institutions est ambivalent. Le dégagement des représentations plutôt négatives du système institutionnel passe par létablissement dune relation interpersonnelle qui puisse être investie. Hors ces relations, les détenus évoquent leur projet de rupture davec le monde carcéral : tenter de tourner la page en tenant à distance ou en se débarrassant de ce qui viendrait rappeler la période de lincarcération.
La réforme de 1994, en couplant chaque établissement pénitentiaire avec un établissement hospitalier, visait une articulation entre le dedans et le dehors susceptible de favoriser le suivi. Encore faut-il que les sortants de prison puissent être engagés dans une relation qui favorise lobservance et des formes de collaboration dans la poursuite du traitement. Encore faut-il quils disposent dun lieu de résidence sur le " territoire " couvert par ces services hospitaliers.
Lhospitalisation des détenus peut être un temps de préparation de ce suivi par les mises en contact quil permet comme par lexpérience dune mise à lépreuve des représentations réciproques. Or, les hospitalisations sont freinées par les limites de la réforme de 1994 qui a " oublié " deux partenaires essentiels ici : la police et la gendarmerie. Les transferts comme les gardes à lhôpital sont limités par les effectifs dégagés pour ces activités volontiers considérées dans ces corps professionnels comme des " tâches indues
". Quand un établissement, comme celui auquel appartient la M.A.F. où nous avons travaillé, " héberge " plus de 2000 détenus et que les services de police refusent dassurer plus de trois gardes statiques à lhôpital, les services de santé en prison se voient contraints de limiter au maximum les hospitalisations, voire dorganiser brusquement le retour en détention dun patient pour faire face à des urgences graves. Le recours à lhôpital pénitentiaire peut certes permettre daccroître les capacités daccueil en milieu hospitalier, mais cet hôpital du fait de sa particularité (les patients sont tous détenus) ne peut offrir des prestations aux sortants de prison et sinscrire ainsi dans une perspective de suivi sanitaire.La réticence de certains services des hôpitaux publics à laccueil des détenus ou à lexercice soignant sous présence policière peut encore restreindre la coopération entre le système sanitaire en prison et ces services. Elle contribue à entretenir lambivalence des personnes incarcérées vis-à-vis des institutions de soins perçues comme rejetantes, stigmatisantes.
La liaison prison-hôpital ne peut être décrétée par une réforme : elle reste à construire en évitant plusieurs écueils.
Parce que la " prison a besoin de professionnels hospitaliers et non de mutants devenus pénitentiaires au fil du temps " (Senon, 1998), le nécessaire ajustement des pratiques soignantes à leur contexte dexercice ne peut conduire à sous-estimer la nécessité du maintien de liens étroits avec le système sanitaire extra-muros. Celui-ci, confronté de plus en plus à laccueil et au traitement de populations qui ne réclament pas seulement des soins somatiques, se voit contraint de penser la pratique médicale et hospitalière auprès des " désaffiliés " ou exclus, ce qui suppose nombre de réaménagements organisationnels et professionnels.
Ici, les U.C.S.A. peuvent constituer les observatoires privilégiés pour lanalyse de pratiques sanitaires renouvelées parce que confrontées à la nécessité dune prise en compte du contexte social du patient, sauf à ce quelles senferment dans la reproduction intra-muros de pratiques hospitalières, dans une méconnaissance de la carcéralité qui témoigne essentiellement de lappréhension dune " contamination " par le milieu dexercice.
Il ny a donc pas dans le discours des personnes incarcérées lexpression dun clivage qui ferait du sanitaire le bon objet, et de la pénitentiaire le persécuteur maltraitant. Les représentations en la matière sont beaucoup plus complexes, fonction des degrés de désaffiliation et des expériences du rapport aux institutions. Le statut de détenu comme celui de patient peuvent, dans leurs cadres institutionnels respectifs, conduire à occulter tout autant lacteur que le sujet.
Dans cette perspective, les actions déducation sanitaire attribuées par la réforme de 1994 aux personnels de santé peuvent constituer loccasion dune réflexion sur la coopération à développer entre différents partenaires : les personnes incarcérées, les personnels de santé, de surveillance, socio-éducatifs, et les relais associatifs.
Lapproche prescriptive de léducation sanitaire, diffusant des messages sur ce quil convient de faire ou ne pas faire, apparaît comme inadaptée aux besoins et aux attentes des détenus. La charge de travail supplémentaire que ces activités constituent pour les U.C.S.A., déjà très sollicitées par les soins, limite ou retarde les projets. Mais les réunions organisées peuvent aussi être progressivement désertées si elles ne sont pas conçues comme un temps dexpression, déchange sur le rapport à la santé et lexpérience de lenfermement, si les intervenants méconnaissent les conditions de vie en milieu carcéral, si les recommandations préconisées apparaissent comme paradoxales au regard des ressources et contraintes en détention.
La rationalité médicale se trouve ici nécessairement confrontée à la fois aux logiques propres de lunivers carcéral et à celles induites par les situations de précarité et de rupture.
Le rapport à la santé des populations dites " les plus exposées ", qui se trouve aujourdhui de plus en plus étudié et débattu (voir lanalyse de la littérature sur le thème précarité et santé), est éclairé par la mise en perspective de la dégradation des situations sociales, de létat sanitaire et de la distance au système de soins. La question du suivi sanitaire après la libération ne peut être déconnectée dune problématique plus globale, celle de la réinsertion des personnes incarcérées.
On peut sintéresser ici à lenquête réalisée en 1996 sur les ressources des sortants de prison. Lanalyse des réponses au questionnaire auquel ont répondu 1208 libérés sintéresse à la fois aux conditions matérielles de la sortie, et aux liens familiaux et sociaux.
Sur ce premier point, on retiendra que 60 % des sortants déclarent ne pas avoir demploi. 40 % nen avaient pas plus au moment de leur incarcération et 20 % lont perdu à loccasion de celle-ci. Seuls 10 % de léchantillon se trouvent avec un emploi à leur libération alors quils nen avaient pas à lentrée.
Létude souligne encore le faible recours aux organismes daide à lemploi et le faible usage des droits en matière dASSEDIC, RMI, etc. Lhypothèse du manque dinformation des libérés évoquée pour expliquer ce constat nous semble à la fois réductrice et révélatrice des carences en matière de préparation au retour à la vie libre, notamment en maisons darrêt.
En moyenne, les libérés sortent avec 907 F en poche. Mais, précise-t-on, on observe de grandes disparités puisque la médiane est de 333 F. Plus dun quart des libérés sort avec 100 F. Et, en maison darrêt, moins de 60 % des libérés sortent avec plus que cette somme.
Ainsi, dans leur grande majorité, les sortants de prison font face à des difficultés matérielles très importantes et leur manque de ressources les conduit au recours dun hébergement provisoire chez un membre de leur famille ou un proche. En ce qui concerne les liens sociaux et familiaux, on constate quils sont étroitement associés aux ressources économiques. Nombre de libérés connaissent à la fois un isolement social et des difficultés matérielles.
Cette étude établit une échelle de cumul des handicaps comprenant cinq critères : ne pas avoir demploi à la sortie, ne pas avoir de logement, avoir moins de 100 F, ne pas avoir eu de visites pendant le temps dincarcération, ne pas être attendu à la sortie.
Seulement 13 % des libérés ne connaissent aucune de ces difficultés. Plus de la moitié sont confrontés à une ou deux de ces difficultés. Et 30 % sortent en cumulant au moins trois handicaps (Guilloneau, Kensey, Mazuet, 1998).
Dans ce contexte, on peut penser que la question sanitaire ne peut être dissociée de celle de la précarité économique et sociale et que les freins identifiés à un suivi sanitaire antérieurement à lincarcération risquent bien de se répéter voire même samplifier lors du retour en liberté. Ceci, malgré les intentions de la réforme de 1994, malgré laffirmation dun droit aux soins dedans comme dehors.
Le renforcement du dispositif sanitaire pourrait apparaître comme le pendant de lincapacité de ce même dispositif à prendre en charge les pauvres et les précaires en milieu libre.
Il peut aussi révéler les limites des politiques et des dispositions prises en matière de préparation à la vie libre. La culture de lenfermement, qui nest pas spécifique à linstitution carcérale, pourrait favoriser une focalisation sur le ici et maintenant de lincarcération et faire de la prison un lieu de soins palliant les limites des dispositifs en milieu libre. Quand un détenu évoque le moment de sa libération dans les termes suivants, quelle place peut-il y avoir pour une attention portée à la santé et à un suivi sanitaire ?
"
Normalement, en juillet, je suis dehors. Mais après, cest ça le problème. Tout ce quon a dedans et quon na pas dehors. Quand on sort, on na plus rien, on ne peut pas se laver tous les jours, on ne sait pas où dormir, on ne mange pas terrible Le jour où je sortirai à la porte, je me demande si jirai à droite ou à gauche. " (Philippe)Dernière mise à jour : lundi 20 septembre 1999 17:23:50 Dr Jean-Michel Thurin