IV - La santé et lenfermement carcéral
"
Nous allons tenter daborder la santé dans le présent chapitre à travers des représentations et des pratiques des personnes incarcérées que nous avons interviewées. Nos entretiens individuels et collectifs permettent cet abord selon plusieurs axes.
Nous traiterons du registre affectif en essayant dexpliciter notre approche de la souffrance et de la pathologie. Nous aborderons ensuite le registre du réel tel quil renvoie à la contention psycho-physique dans lespace et pendant la durée dincarcération. Nous traiterons enfin des aménagements mis en oeuvre par les détenus, témoignant des modalités de compromis observables dans ces deux registres.
1 - De la souffrance à la pathologie
La dynamique suggérée par le titre de notre sous-chapitre implique les notions de continuité et de rupture. Le sentiment de continuité rompu par la souffrance éprouvée et subie introduit à un autre passage où la souffrance ressentie comme un excès et/ou un manque atteint un seuil de tolérance qui la révèle comme pathologie.
La souffrance comprise par nous comme un rapport à soi-même et aux autres exige du chercheur la décentration qui ouvre sur lapproche des représentations et des pratiques dégagée de la tentation évaluative visant les signes objectivables ou le diagnostic dune maladie.
Son objet est la personne aux prises avec son environnement humain et non humain indépendamment de la pathologie diagnostiquée par tel ou tel spécialiste dont elle serait porteuse avant ou pendant lincarcération. Notre lecture des représentations et des pratiques sera davantage sensible aux diverses colorations subjectives telles que nous pouvons les saisir à travers les dires dans la situation dentretien individuel et collectif. Labsence de symptômes ou leur présence ne confirmera ni ninfirmera ainsi pour nous la santé ou la maladie, qui seront pensées comme des modes dêtre de lindividu et appréhendées dans leur aspect relationnel.
Lincarcération apparaît pour toutes les personnes interviewées comme une rupture davec la vie hors murs. La banalité de ce constat obture la qualité émotionnelle liée à cette rupture définie parfois comme " choc carcéral
"Ressentie demblée comme une altération du rapport à soi-même et au monde, elle se caractérise par une intensité qui déborde lindividu. Vécue dans un premier temps dans leuphorie ou plus souvent dans labattement dépressif, elle témoigne de lexcès dangoisse quelle réactive. Cette rupture et la confrontation avec lunivers carcéral se dégagent dans le discours des détenus sous forme de vécu de perte, dabandon et de carence sinon de mort. Le sentiment de perte dautonomie dans différents registres (se déplacer librement, manger à son goût, choisir ou éviter certaines fréquentations, disposer dune intimité et dune distance relationnelle protectrice suffisantes, sexprimer ou entreprendre, organiser son temps etc ) accompagne fréquemment celui dindignité et dinutilité.
Certains détenus, pour qui carence et abandon, marginalité affective et sociale font partie de la culture de la vie quotidienne à lextérieur des murs, vivent lincarcération, au contraire, comme une rupture apparemment restauratrice. Démunis et désocialisés, sans domicile et sans attaches, ils trouvent en prison un toit et un couvert qui leur manquent cruellement à lextérieur. Lieu-refuge, la prison leur offre une forme de sécurité quils néprouvent pas hors murs.
La cohabitation imposée avec dautres détenus, avec le personnel travaillant à lintérieur des murs, les éventuelles rencontres avec des intervenants extérieurs dont le chercheur, constituent pour eux lopportunité de contacts et déchanges qui leur semblent hors datteinte dehors. Tout se passe comme si ce lieu clos et ce quil offre pouvait tenir place dun lien où la survie serait garantie de facto par dautres, par leur existence même. La lecture du rapport de lindividu à la prison simpose ici par son aspect fusionnel. La rupture réelle davec la vie au-dehors des murs maintiendrait à lécart le danger dune rupture affective confondue avec la non satisfaction des besoins vitaux.
Lincarcération et la prison génèrent-elles des pathologies ? Si certaines manifestations décrites et considérées comme telles par nos interlocuteurs sy révèlent, peut-on pour autant affirmer un simple lien de cause à effet entre elles et le milieu où elles apparaissent ? Nous laisserons pour le moment en suspens cette question discutable au profit des représentations que nous communiquent les personnes détenues. Le mutisme, limpossibilité de salimenter ou, au contraire, des accès boulimiques, la perte ou la prise de poids, linsomnie, la baisse de lacuité visuelle, les manifestations cutanées, les diverses douleurs, laménorrhée chez certaines femmes sont évoqués comme contemporains ou consécutifs à lemprisonnement. La représentation de la prison pathogène y apparaît avec force. Il en va de même quant aux craintes dattraper des maladies véhiculées par dautres détenus dont linévitable proximité et concentration éveille les fantasmes denvahissement et de contamination, mais aussi quant au contact de ce lieu perçu comme insalubre, malsain, habité dinsectes et de rongeurs (rats, souris).
Enoncés en réponse à linvitation de sexprimer sur les problèmes de santé en prison, ces divers dysfonctionnements mériteraient le qualificatif daffection, au sens plein du terme. Livrés au chercheur en situation dentretien (nous soulignons ici leur aspect relationnel) ils témoigneraient dun état affectif traduit par les personnes interviewées en un ensemble de signes reconnaissables et partageables dans leur statut de signe. La demande du chercheur induit ainsi un discours qui lui offre des symptômes dicibles et indentifiables. Il objective ce qui est vécu par linterviewé comme perturbation, comme rupture davec une continuité qui échapperait à sa prise et serait associée au contexte environnemental. Communiqué de la sorte, le signe se donne à voir, se socialise, centre sur lui lattention. Tout en signifiant une souffrance, il semble à son tour traduire une demande à reconnaître et à déchiffrer.
Si la relation au chercheur et à lobjet de sa recherche métaphorise le rapport de la personne détenue à la prison et son service de soins, elle permet de réfléchir sur loffre et la demande en jeu pour les protagonistes en place.
Au personnel hospitalier, préparé aux traitements des maladies et identifié comme tel par les détenus, seraient adressés des signes susceptibles dêtre reconnus comme relevant dune pathologie à soigner sinon à guérir. Laffection ou le trouble exprimé sous forme dune pathologie acceptable pour le personnel hospitalier garantirait la complémentarité de rôles malade-soignant existant hors murs. Il ferait cependant silence sur une souffrance non formulable autrement par les détenus et difficilement recevable par les soignants travaillant avec leurs repères hospitaliers. Souffrance de lenfermement certes, mais aussi celle, plus ancienne, que lenfermement dévoile.
L " usage " que font les détenus du service hospitalier en prison, quelles que soient ses modalités et indépendamment des pathologies pour lesquelles ils consultent, nous semble traduire une autre demande. Offrir aux soignants ce quils attendent serait un compromis pour sassurer écoute et regard.
2 - La contention psycho-physique
La prison, dispositif organisationnel et institutionnel complexe denfermement, est un environnement aussi bien humain que non humain inscrit dans le temps. Nous nous attacherons dans le présent chapitre à laborder comme lieu de contention psycho-physique de personnes, en essayant de saisir la nature et la qualité des différentes temporalités repérées dans les discours des détenus que nous avons interviewés. La place du corps y sera centrale. Lincarcération et lenfermement opèrent en effet une saisie de lindividu dans sa corporéité en lui imposant un lieu et un temps institutionnels spécifiques que reflète son discours. Celui-ci révèle les particularités du rapport de la personne détenue à elle-même ainsi quà lenvironnement carcéral éprouvé comme étranger à la réalité extra-muros. Exprimée fréquemment sous forme dopposition dehors-dedans, cette étrangeté qui implique demblée le corps (ses contenants, sa surface, ses barrières protectrices) indique nous semble-t-il, laspect critique (catastrophique au sens de R. Thom) du vécu du passage du milieu libre au milieu fermé. La topographie et la chronologie carcérales, en modifiant brusquement les horizons et les perspectives spatio-temporelles, comme allant de soi au-dehors de la prison, confrontent le détenu à une réalité où son corps comme sa pensée auront à se confronter à lemprise carcérale.
Lespace
Les hommes détenus et les femmes détenues occupent des lieux séparés.
Le haut mur qui clôture lespace de la prison matérialise la coupure entre le dehors et le dedans. Il arrête le regard sur lautre côté. Surplombé de miradors, percé dune porte massive, il simpose dans sa fonction de séparation et dempêchement.
A lintérieur de lenceinte quil forme, dans les deux maisons darrêt concernées par cette étude, un ensemble de bâtiments à étages cloisonnent lespace en senfermant sur des cours de promenade, entourées de grillages chez les hommes, accessibles aux détenus par le rez de chaussée. De forme rectangulaire au sol, pour le commun des détenus, elles sont triangulaires (en camembert) au Q.D./Q.I. (Quartier disciplinaire/ Quartier disolement), ici séparées de murs pleins, limités au-dessus par un grillage. Exiguë, compte tenu du nombre dutilisateurs habituels, leur forme même exerce une restriction sur les mouvements des personnes. Courir en cercle, par exemple, savère dans ces conditions très malaisé. La circonférence du cercle est en effet insuffisante pour prendre de lélan et donner un rythme approprié à sa course. Certains détenus pratiquent la course quand même, en inversant souvent le sens de leur trajet. " Sinon la tête, elle tourne
" dit lun dentre eux.Etre à lextérieur signifie presque toujours pour les détenus : être hors des murs de la prison. La cour de promenade en fait, pour eux, partie et sy confond. Au service de la surveillance et du contrôle, la limitation de la liberté des mouvements et des déplacements à lintérieur des bâtiments concerne tous les détenus.
Le cloisonnement en blocs organisé à la M.A. pour hommes en fonction de lorigine culturelle (bloc des Africains, bloc des Européens, bloc des Maghrébins) morcelle lespace interne comme externe de la prison et isole les détenus les uns des autres en leur assignant un lieu restreint, déterminé par cette catégorisation. Un pareil aménagement est absent chez les femmes. La séparation en étages et en cellules y est cependant semblable à celle observée chez les hommes.
Certains détenus subissent ou bien aspirent à lencellulement individuel et lobtiennent. Ceux qui se trouvent au Q.I. ou Q.D. par exemple ne peuvent en faire léconomie. La " division " chez les hommes où les détenus se trouvent seuls en cellule différencie cet espace de celui des blocs. Un lieu de soins et de lhospitalisation psychiatrique pour lune dentre elles, lautre héberge des détenus qui travaillent pour le service général de létablissement et ceux qui étudient.
Affectés dans un bloc, à un étage, dans une cellule collective où cohabitent deux ou trois personnes, les détenus non classés au service général y passent en principe 22 heures sur 24.
Astreints à la cohabitation dans cet espace réduit à 9 m2, partager et échanger devient pour eux obligation. La distance intime aux autres comme aux objets sy trouve continuellement questionnée. Les limites physiques imposées touchent en effet à lespace personnel, corporel et sensoriel de lindividu privé de la possibilité de sy soustraire. Exacerbée par une limitation drastique de lespace physique, linterdépendance imposée aux cocellulaires potentialise les conflits de la personne avec elle-même et avec les autres. Sajoute à elle lobligation de se soumettre aux contrôles des lieux, des objets et du corps (fouille, contrôle de la correspondance) pratiqués par le personnel de surveillance au nom de la sécurité. La restriction de lespace physique se conjugue ainsi avec le rétrécissement de lespace intime.
La clôture de lespace carcéral par le mur qui lentoure trouve un écho redondant dans son enceinte. Les multiples portes, grilles et grillages le divisent verticalement et horizontalement en une myriade de volumes fermés. Destinés à contenir les détenus, certains servent seulement à la circulation ou au passage, dautres de lieux de séjour obligatoirement plus statiques facilitant le contrôle et la surveillance.
Le temps
Inscrite dans un temps historique qui dépasse lindividu, la pérennité de linstitution carcérale simpose au détenu par une temporalité au-delà dune temporalité individuelle. Il en va de même pour son actuel, organisateur dune vie collective quelle est censée maîtriser, contrôler. La gestion du temps de la collectivité soumet lindividu à une rationalité justifiée par les impératifs institutionnels lobjectivant dans son rôle du détenu semblable à tous les autres détenus, lui appliquant par conséquent le même traitement.
Le vécu du temps historique individuel rencontrera en prison une chronologie de linstitution dont le travail visera la création dun lien de dépendance à une réalité temporelle qui lui est propre.
Linstrument de la discipline et du maintien de lordre, la chronologie carcérale sinscrira ainsi dans une dimension centrée sur la répétition conservatrice dun rythme immuable qui semble opérer le gommage de la dynamique vitale incluant le passé, le présent et le futur au profit de lactuel. Cette logique institutionnelle orientée sur le présent perpétue une temporalité paradoxale où la chronologie découpée en séquences répétitives et repérables voudrait se substituer à lécoulement irréversible et incontrôlable du temps.
Le détenu, assujetti dans une grande mesure à la gestion de son temps par la prison, éprouve son écoulement essentiellement comme une attente non satisfaite de ses désirs, ses besoins, celle du jugement, celle de la sortie. Le choc initial ressenti au contact de la prison le confronte à une réalité qui exige un remaniement psychique la lui permettant.
Investie comme une lutte passive ou active de satisfaction de besoins dans le présent de lincarcération, elle mobilise également lénergie psychique sur lavenir et lextérieur de la prison où il serait possible de retrouver les objets, le temps davant lemprisonnement.
Tantôt craint, tantôt porteur de tous les espoirs, lavenir comportera ainsi la référence à lavant comme à laprès de la prison. Dans le présent, une attente grossie par lemprise de linstitution sur le temps individuel serait une préoccupation elle-même intensifiée et contraignante pour le sujet. Le compter, le décompter simpose et saccompagne dun vécu de ralentissement, de temps qui ne passe pas.
Le corps
Dans son rôle de messager et de médiateur du lien quentretient lindividu avec lui-même et les autres, le corps saisi par linstitution se manifestera par ses dysfonctionnements surtout mais aussi par ses besoins. Astreint à subir les conditions humaines, spatiales et temporelles de lenfermement carcéral, il sera vécu comme fondamentalement dépendant du lieu et de ses occupants.
Menacé et fragilisé ainsi, lieu source de souffrance, il deviendra pour le détenu lobjet dun investissement ou dun désinvestissement défensif, protecteur, qui, véhiculé par le discours, prendra la forme de plainte. Le corps et ses besoins fondamentaux (nourriture, hygiène, sommeil) y trouveront massivement place ainsi que diverses affections susceptibles de relever du domaine médical.
Les angoisses archaïques éveillées par l emprise sur le corps, induite et maintenue par linstitution, se traduiront par un mouvement régressif où le corps désirant cédera la place au corps de besoins mal ou non satisfaits. La nourriture sera vécue comme polluante, mauvaise, les conditions dhygiène solliciteront limaginaire de souillure et de contamination. Ce mouvement régressif se manifestera encore par un désinvestissement massif de la réalité : la fuite dans le sommeil, évoquant la foetalisation.
Il est possible de lire par le truchement de cette plainte muette ou bruyante, prise par ailleurs dans le déterminisme socio-culturel de la norme et de la pathologie, le bouleversement identitaire qui la sous-tend. Le lien entre laction et la pensée subit en effet un relâchement clivant le corps et lesprit, appauvrissant la modalité dexpression de lindividu comme asservie tendanciellement à loffre de linstitution. Du corps vécu comme éminemment exposé émanera la demande de protection et de soins jamais satisfaite à la hauteur de ses besoins.
Au fil du temps, un remaniement identitaire remobilisant les ressources personnelles et collectives permettra cependant à certains détenus de trouver un aménagement psychique diminuant les effets dépersonnalisants du vécu de lemprise carcérale.
3 - Adaptation, ressources, stratégies
Ladaptation
Le degré dadaptation exigé par lincarcération qui constitue un rétrécissement, une limitation quant à lespace-temps individuel et collectif, suppose un surcroît de travail psychique mobilisé par la compliance quimpose linstitution.
Si nous considérons avec D.W. Winnicott (1975) la créativité comme la coloration de lattitude envers la réalité extérieure, nous pouvons approcher la notion dadaptation à la vie en prison comme une co-construction de la personne et de son environnement, comme la modalité selon laquelle le détenu, à partir de son histoire propre, sajuste et ajuste la détention. Citons Winnicott :
" Il sagit avant tout dun mode créatif de perception qui donne à lindividu le sentiment que la vie vaut la peine dêtre vécue ; ce qui soppose à un tel mode de perception, cest une relation de complaisance soumise envers la réalité extérieure : le monde et tous ses éléments sont alors reconnus mais seulement comme étant ce à quoi il faut sajuster et sadapter. La soumission entraîne chez lindividu un sentiment de futilité, associé à lidée que rien na dimportance. (...) "
Nous serons sensibles à travers lhistoire et la modalité discursive de linterviewé à la lecture faite par le détenu de la réalité extérieure en tant que variable individuelle plus ou moins marquée par la subjectivité. Citons à nouveau Winnicott :
" ( ) Ce qui obscurcit le problème, cest que le degré dobjectivité sur lequel nous comptons quand nous parlons de réalité extérieure varie selon lindividu. Lobjectivité est un terme relatif : ce qui est objectivement perçu est, jusquà un certain point, conçu subjectivement. "
A travers le matériel clinique recueilli, nous proposons un regroupement de positionnements individuels et de modes dadaptation différents en fonction de la place quoccupe la prison dans lhistoire de vie des personnes. Nous verrons que la notion de lien affectif et social à lintérieur comme au-dehors de la prison y sera centrale. Ce lien compris comme ressource principale du détenu permettra un éclairage sur la conflictualité en jeu et les stratégies défensives déployées pour répondre à la question " comment faire sa prison
?".Nous avons pu différencier :
- Les personnes en situation de marginalité sociale sans étayage social et affectif sur le dehors. En détresse sociale, en errance, en perte de liens, lincarcération sera pour elles un pas de plus vers lexclusion.
- Les personnes qui, (multi)-récidivistes, conservent un certain lien au-dehors, pour qui la prison constitue un lieu de passage quasi obligatoire et la vie au-dehors une parenthèse. Les incarcérations à répétition sintègrent, dans ce cas, dans leur histoire comme une forme de mode de vie inévitable. Ils possèdent de ce fait un certain savoir et le " mode demploi " de lunivers carcéral fréquenté régulièrement. La fragilité du lien social semble reposer ici sur un vécu de carence affective émaillé de multiples ruptures que semble reproduire le va-et-vient entre la prison et la vie hors murs.
- Les personnes pour qui le séjour en prison est vécu comme une parenthèse. Un moment de rupture, certes, mais les liens affectifs et lancrage social antérieurs à lincarcération leur permettent de vivre lemprisonnement avec la référence à linscription familiale et sociale comme garantissant un retour à la vie " normale ". Leur milieu socio-culturel est souvent supérieur à celui des personnes mentionnées ci-dessus, mais ce milieu nest pas en lui-même déterminant quant à leurs capacités créatrices définies précédemment.
Objet dun travail psychique, ladaptation prescrite par linstitution fera ainsi appel aux ressources disponibles pour permettre à lindividu de construire une forme dadaptation marquée par son histoire affective et sociale singulière.
Les ressources
Nous utiliserons le terme de " ressources " pour définir les moyens réels et symboliques accessibles aux individus qui y puisent pour construire une forme dadaptation à la contrainte de lincarcération. La forme dadaptation prescrite par la prison, la compliance quelle demande, génèrent la souffrance. Celle-ci révèlera des mécanismes défensifs visant à son soulagement. Les modes dadaptation en seront les manifestations repérables dans le discours de nos interviewés ainsi que dans les pratiques décrites. Nous les qualifierons de stratégies (voir sous-chapitre
" stratégies ").Nous distinguerons des ressources internes et externes de la personne de celles accessibles en prison et hors ses murs, afin de dégager leurs composantes personnelle, collective et institutionnelle. Ceci nous permettra de saisir la singularité de lexpérience de lincarcération de personnes à travers ce quelles témoignent de leur histoire de vie mais également de leur histoire carcérale.
Le fonctionnement psychique et la trajectoire sociale trouveront leur articulation autour de la notion du lien tant affectif que social entendu comme capacité détablir une relation à soi et aux autres permettant de supporter la souffrance liée au vécu de lincarcération.
Un certain degré de dégagement par rapport à la contrainte se manifestera par laptitude à penser son histoire passée et actuelle. A linverse, limpossibilité de ce retour entraînera la nécessité dadopter une attitude réactive " dure " visant une protection par linhibition de la pensée et de laffect qui donnera lieu à un éprouvé de soi dévitalisé. Les formulations " porter un masque ", " avoir une carapace ", " faire le canard " exprimeront la difficulté ou limpossibilité datteindre aux ressources psychiques dynamiques.
Certains détenus trouveront une forme de liberté dans le travail offert par la prison. Au sentiment de servir à quelque chose, de maintenir une continuité (pour ceux qui travaillaient à lextérieur) sera associée limpression de se dégager dune dépendance affective et matérielle organisée par linstitution. Travailler (ou non) pourra ainsi être investi comme choix.
Pouvoir maintenir ou établir des liens avec le dehors grâce à la correspondance, les visites au parloir (ou encore les études) est une autre ressource susceptible dalléger les contraintes de lemprisonnement. Souvent surinvestie, elle semble apaiser lattente, participer à la lutte contre les sentiments dabandon et de perte liés à la séparation davec les proches, davec son environnement que produit lincarcération. Ce surinvestissement contribue à la construction imaginaire du dehors comme bon objet idéalisé et comblant, comme opposé au mauvais objet que serait la prison.
Le savoir sur linstitution et son fonctionnement constitue, pour les détenus qui en ont une certaine expérience, une ressource qui alimente leur savoir-faire quant au contournement des interdits. Celui-ci témoigne dune vie clandestine qui échappe pour une part à la surveillance et participe à un fonctionnement parallèle au fonctionnement officiel de la prison. Nous en donnerons pour exemple les trafics.
Les affinités préexistantes ou celles qui se créent pendant lincarcération contribueront à lacquisition de ce savoir-faire mais pourront également avoir des buts plus explicitement libidinaux et participer à la création despaces dintimité quasi inexistants et non admis en prison.
Lappartenance à un groupe culturel spécifique ou à une communauté dont les membres se repèrent en fonction du délit qui les amène en prison renvoie au partage de certaines expériences ou valeurs de référence qui lient et parfois solidarisent les détenus en favorisant une forme de coopération permettant de " tenir en prison ". Elle est, de ce fait, une ressource-étayage collective importante.
Laccessibilité à ces diverses ressources pour les individus déterminera dans une grande mesure les stratégies quils pourront développer face à lépreuve demprisonnement. Les ressources différentes orienteront le choix de telle ou telle dentre elles ou plutôt dune combinaison particulière de stratégies puisant préférentiellement dans des ressources personnelles, ou bien faisant appel aux ressources collectives.
Les stratégies
La contrainte quexerce lincarcération sur les individus mobilise leur système défensif qui produit certaines réactions adaptatives conscientes et inconscientes plus ou moins efficaces ou réussies, élaborées ou archaïques. Ces réactions-créations que nous qualifierons de stratégies présentent une double caractéristique : visibles et/ou explicites, elles supposent un fonctionnement implicite au niveau intrapsychique. A la fois conduites, pratiques et symptômes, ces stratégies impliquent lindividu, ses ressources et ses aptitudes interpersonnelles comme collectives, activées par la nécessité de préservation de son identité et de son espace-temps personnel. Linégalité face à laccès aux ressources détermine des stratégies variées non exclusives les unes des autres.
Lactivité et ses deux pôles extrêmes, la suractivité et la passivité, se présentent comme une stratégie globale où sinscrivent des conduites adaptatives diverses. La multiplication doccupations (démarches administratives, travail, études, pratique intensive du sport) peut se présenter sous une forme inversée de repli et de fuite dans le sommeil ou par le recours aux médicaments psychotropes, qui vise à la diminution, la suppression de la souffrance en transformant létat de conscience.
La stratégie de compliance affichée, de coopération clandestine (informateurs) ou affichée avec ladministration nexclut pas lopposition, le refus et la plainte. Celle-ci constitue même un leitmotiv transversal dans presque tous nos entretiens individuels er saccentue tout particulièrement dans les entretiens collectifs où elle semble jouer le rôle dun matériau qui cimente lattitude du groupe. La stratégie du refus peut encore se traduire par lacte : la nourriture jetée par la fenêtre en est lexemple le plus frappant.
Pour nombre de détenus hommes et femmes, laccès au travail rémunéré est une stratégie carrefour où se croisent intérêts et motivation tant individuels que collectifs qui impliquent les ressources internes des personnes comme celles de la prison. Ce travail permet souvent un compromis réussi de dégagement de la contrainte carcérale. Son aspect multiforme lie des composantes identitaires interpersonnelles et collectives à lintérieur de la prison comme au-delà de ses murs, contribuant au maintien du sentiment de continuité spatio-temporelle individualisante.
Inscrit par le travail dans la dynamique de léchange au-dedans comme au-dehors, lindividu peut contribuer matériellement à lamélioration de son quotidien comme de celui de ses proches tout en créant un réseau relationnel qui implique dautres détenus, les surveillants et ladministration. Son espace personnel se trouve, de ce fait, moins limité par la prescription institutionnelle formelle. Se mouvoir plus librement en détention, mieux la connaître, établir des contacts, créer des liens affectifs interpersonnels ou groupaux, permet à son tour le déploiement des stratégies peu accessibles autrement.
Le regard sur la spécificité des postes de travail en prison (en cellule, en atelier, au service général) permet une approche plus nuancée des stratégies auxquels ils donnent accès. Travailler au service général implique en effet souvent une plus grande mobilité en prison et la multiplication de contacts et déchanges brefs avec dautres détenus. Occuper un poste dans un atelier, se trouver entouré par dautres détenus, favorise des liens plus stables et inscrit davantage dans la durée avec un groupe également plus stable. Ici, le sentiment dappartenance prendra une place comparativement plus marquée.
Laccès à lencellulement individuel et le regroupement des " travailleurs " dans la même division, comme cest le cas chez les hommes, contribuera non seulement à leur individualisation face à la majorité de non travailleurs, mais participera aussi au déploiement des stratégies dappartenance à des groupes.
Le travail en cellule, quant à lui, limitera les effets de la contrainte temporelle propre à linstitution en permettant une certaine souplesse dans lorganisation des tâches, du moment choisi pour les effectuer comme à la modulation de la quantité des produits finaux. Il sera le facteur dune cohésion et dune solidarité fortes lorsque son investissement servira lintérêt collectif qui primera sur lintérêt individuel.
Paradigme de diverses stratégies mises en place par les détenus aussi en dehors du travail, il reste lexemple qui aide à comprendre son rôle de support de soi-même et des autres. Saider soi-même, aider les autres, se décentrer, sortir de lanonymat et de la solitude, se sentir utile sont autant de stratégies qui soutiennent chez les détenus le sentiment dune forme dautonomie et de solidarité engagées dans la construction de leur vie en prison, dun équilibre acceptable. Le degré de compliance inévitable quelles engagent entraîne cependant un vécu dartificialité, un sentiment plus ou moins accentué de " faire comme si
" jamais absent dans le discours de nos interviewés. Celui-ci peut dailleurs être agi lorsque, pour améliorer le quotidien, les détenus transgressent les interdits imposés par la prison et créent un réseau clandestin déchanges pour échapper au contrôle.Lappartenance à une culture, le partage dun idéal (politique) ou lorganisation du quotidien autour de la recherche et de la consommation dun produit produisent des actions spécifiques communes aux membres du groupe. Observer les traditions religieuses par exemple, faire la grève de la faim, se droguer sont des stratégies (non nécessairement exclusives les unes des autres) où sexpriment les particularités liées à lappartenance à des groupes dont les membres partagent les valeurs ou les modes de vie.
La ressource de la croyance religieuse qui rattache les individus à une communauté permet le recours à la prière, stratégie évoquée surtout par les femmes. Lemprisonnement, fréquemment vécu comme temps darrêt, comme rupture davec une continuité vitale qui semblait aller de soi hors de la prison, favorise une modification du rapport à soi-même. En prison, il y a le temps. On peut le combler partiellement par la fuite dans limaginaire et la rêverie pour soublier momentanément, pour sévader de ce milieu contraignant. Cette stratégie apporte un certain soulagement mais rencontre rapidement des limites imposées par la réalité carcérale.
Entendue comme préservation dune ressource, dun rapport satisfaisant avec soi-même, la stratégie de lentretien du corps, lobjet physique de la contrainte se traduira par une attention accrue portée à son apparence et/ou à son fonctionnement. Sollicité particulièrement par cette contrainte même, linvestissement dont il fera lobjet visera sa maîtrise et son apaisement.
La satisfaction des exigences pulsionnelles dont il est le lieu occupera une place importante dans léconomie psychique où le mouvement régressif visera le besoin de préservation narcissique. La stratégie de lentretien du corps aura également une fonction rassurante face aux angoisses souvent exprimées par les détenus quant à leurs capacités de sujets désirants.
Parmi les nombreuses stratégies adaptatives repérables dans nos entretiens, certaines telles les manifestations symptomatiques dune souffrance combattue inefficacement démontrent la faillite des mécanismes défensifs intrapsychiques. La décompensation psychique et/ou somatique en est la conséquence manifeste. Lapparition de troubles de la sphère orale (boulimie, anorexie, mutisme), le repli sur soi-même, la suractivité inhibant la pensée, la plainte somatique répétée, réitèrent sans la dépasser une demande qui semble traduire léchec de la symbolisation.
Laccès à des stratégies de nature sublimatoire telles lécriture, la peinture ou encore les études suppose a contrario un fonctionnement psychique plus souple et moins soumis à la contrainte interne comme externe.
Lhumour et lironie comme stratégies identifiées dans nos entretiens témoignent de lexistence dune distance psychique de dégagement par rapport à lespace carcéral imposé mais efficacement contournable par une activité psychique ludique et partageable.
Ladaptation à la vie en prison implique laccessibilité des individus à des ressources diverses, psychiques comme environnementales leur permettant la mise en place de stratégies de préservation de soi. Révélées par lemprise quexerce sur eux linstitution, leur déploiement potentiel paraît surdéterminé par la nature du rapport quentretient lindividu avec lui même et son entourage humain et non-humain dune part, par le dispositif contraignant lui-même de lautre. Ce dernier, par ses restrictions solidement instituées comme empêchements, met à lépreuve la capacité individuelle de les endurer et/ou de les transformer, les aménager dune manière acceptable pour lindividu et la collectivité.
Létayage affectif et social suffisant sur lextérieur permet à certains détenus une activité psychique, relationnelle et sociale relativement moins assujettie à lenvironnement carcéral. Sa perte progressive ou son absence participe à la mise en place de certains types dadaptation étayés essentiellement sur linstitution et son cadre spatio-temporel aliénant qui garantit cependant une forme particulière de sécurité liée à la satisfaction de besoins vitaux élémentaires.
Lancrage psychosocial de lindividu révèle la nature de stratégies de préservation et la qualité du lien intrasubjectif et interrelationnel en jeu pour la personne incarcérée. Il renouvelle pour le chercheur le questionnement du processus identitaire que réactualise la rencontre avec lunivers carcéral.
Dernière mise à jour : lundi 20 septembre 1999 17:23:50 Dr Jean-Michel Thurin