Le
jeu pathologique
Dr
Marc Valleur
Psychiatre-addictologue
Chef
de Service
Centre
médical Marmottan
17/19
rue d'Armaillé
75017
Paris
(d’après
« Le jeu pathologique », (PUF, 1997), paru in revue “ Toxibase ”)
Introduction
Tant
aux niveaux des définitions ou modèles explicatifs, que des propositions
d’action thérapeutique ou préventive, il n’existe actuellement pas
de consensus en matière de jeu pathologique.
Il ne s’agit pas ici d’une simple opposition entre des écoles différentes
de techniciens du psychisme, qui débattraient du meilleur moyen de
comprendre et de soigner une maladie ou un symptôme. (Les psychanalystes
qui s’opposeraient aux comportementalistes, aux systémistes, aux
biologistes…)
La frontière est plutôt entre une conception spécifique, tendant à
faire du jeu pathologique une entité, une forme pathologique en soi, et
d’autre part un abord de ce problème comme simple artefact, labile, et
sans grand intérêt, du jeu en soi.
-
D’un
côté, se trouvent des spécialistes qui voient dans le jeu
pathologique une maladie, et qui vont en chercher les déterminants
psychologiques, biologiques, neurophysiologiques, voire génétiques.
Ces recherches visent à mettre au point des stratégies thérapeutiques,
domaine dans lequel il n’y a guère d’accord, comme en témoigne
la gamme très large des propositions. Nombre
d’auteurs admettent qu’il y aurait un lien entre ce “modèle de
maladie”, et la promotion de l’abstinence totale et définitive
comme seul but de traitement. Ajoutons
qu’à l’évidence, il se trouvera plus, parmi les tenants de ce
modèle, de personnes prêtes à considérer le jeu pathologique comme
un fléau social, et à donner des jeux d’argent et de hasard en général
une image négative. Luttant
contre une maladie, les médecins relaient en quelque sorte les prêtres,
qui avaient lutté contre le péché, et longtemps soutenu les
interdictions légales en matière de jeu.
-
A
l’opposé, les problèmes des joueurs vont être abordés de façon
sociologique, anthropologique, et seront perçus comme l’extrémité
d’une courbe de Gauss : il est admis de nos jours que la majorité
de la population joue régulièrement aux jeux de hasard. Il est
normal que d’un côté, à une extrémité de la courbe, se trouve
une minorité d’abstinents, primaires (ceux qui n’ont jamais joué),
ou secondaires (ceux qui ont arrêté). De l’autre côté se
retrouvera une autre minorité, celle des personnes qui jouent plus
que les autres, qui jouent trop.
Dans
cette optique, il y a donc un continuum sans faille, dans les problèmes
de jeu, tant dans les comparaisons que l’on peut faire entre telle ou
telle personne, que pour un individu donné, dont la conduite de jeu
pourra varier avec le temps, se déplacer le long de ce continuum, du non
problématique au plus problématique.
Il
n’y aurait alors pas forcément à chercher un “traitement”, pour
une maladie inexistante, mais simplement à promouvoir des stratégies
d’apprentissage et de contrôle, de promotion du jeu modéré.
Ces
oppositions de regard ne font que reproduire et transposer dans les mêmes
termes les différents discours qui s’opposent, depuis des décennies,
en matière de toxicomanies, d’alcoolisme ou de tabagisme :
La
place singulière du jeu, longtemps considéré comme sacrilège, puis légalisé,
et aujourd’hui largement répandu, encouragé, dans tous les pays, en
fait un champ particulièrement éclairant pour l’ensemble des
“nouvelles addictions”.
Il
existe des arguments très forts en faveur de l’inclusion du jeu
pathologique dans cette notion d’addictions au sens large, qui dépasse
la dépendance aux substances psychoactives pour s'étendre aux
"addictions comportementales" (les
toxicomanies sans drogue).
-
Tout
d’abord la parenté entre les divers troubles qui s’y trouvent
regroupés, et qui sont définis par la répétition d’une conduite,
supposée par le sujet prévisible, maîtrisable, s’opposant à
l’incertitude des rapports de désir, ou simplement existentiels,
interhumains.
-
Ensuite,
l’importance des “recoupements” (“overlaps”) entre les
diverses addictions : il existe une impotante prévalence de
l’alcoolisme, du tabagisme, des toxicomanies, voire des troubles des
conduites alimentaires, chez les joueurs pathologiques.
-
Aussi,
la fréquence régulièrement notée de passages d’une addiction à
une autre, un toxicomane pouvant par exemple devenir alcoolique, puis
joueur, puis acheteur compulsif…
Enfin, la parenté dans les problématiques et les propositions thérapeutiques.
Particulièrement importante est ici l’existence des groupes
d’entraide, basés sur les “traitements en douze étapes”, de
type Alcooliques Anonymes. Ce sont en effet exactement les mêmes
principes de traitements de conversion et de rédemption morale qui
sont proposés aux alcooliques, aux toxicomanes, aux joueurs, et
acceptés par nombre d’entre eux.
Ces
mouvement d’entraide, qui recourent à un concept très métaphorique de
maladie, soulignent la dimension de souffrance personnelle, de sentiment
subjectif d’aliénation des sujets, des joueurs pathologiques, qui,
comme les alcooliques ou les toxicomanes, ont l’impression d’être la
proie d’un processus qui leur échappe. Subjectivement en tout cas, il
n’y a pas continuité, mais rupture, saut qualitatif, entre joueur et
joueur “pathologique”, comme entre usager de drogues et toxicomane.
Le libéralisme, le droit à disposer de soi-même, la promotion
d’approches visant à l’auto-contrôle, et non à l’abstinence, ne
doivent pas devenir le moyen de nier la souffrance de ceux qui en viennent
à “toucher le fond”, et à leur refuser les moyens de “s’en
sortir”.
Afin
d’aider la minorité qui souffre de sa dépendance au jeu, et de mieux
étudier un phénomène encore trop opaque, il serait sans doute préférable
qu’une part des revenus du jeu soit utilisée aux recherches, à la prévention
et au traitement du jeu pathologique.
Ceci permettrait de soutenir des traitements ou des actions préventives
visant la pratique du jeu contrôlé. Et permettrait d’ancrer certaines
recherches sur l’étude des fonctions sociales et individuelles du jeu
“normal”. Le versant social et culturel, les déterminants
anthropologiques, historiques, du jeu pathologique , seraient mieux étudiés
: les recherches en la matière ne porteraient pas simplement sur les
neuromédiateurs et la physiologie cérébrale…
Le jeu pourrait alors pleinement devenir un modèle dans le traitement par
la société de ces nouvelles entités morbides, les addictions, qui sont
encore trop souvent traitées à la fois comme vice, crime, infériorité
ou maladie. La déprohibition, même pour certaines drogues, pourrait
apparaître comme un objectif plus réaliste, s’il existait la certitude
qu’elle ne serait pas une simple loi libérale destinée aux plus forts,
abandonnant à leur sort ceux qui tombent dans le piège de la dépendance.
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Le
jeu dans la société
En
dehors du jeu chez l'enfant, les pratiques ludiques occupent une place
importante dans la vie des adultes, comme dans la marche de la société.
Le
jeu est, selon Huizinga, une action "dénuée de tout intérêt matériel
et de toute utilité" : il
s'intéresse avant tout aux formes de jeu qui impliquent une forme de compétition
entre les joueurs, excluant de son étude les jeux d'argent.
Ce dernier point amènera R. Caillois à proposer certaines modifications
dans la définition même du jeu. Selon lui, le jeu est une activité :
-
Libre
et volontaire, source de joie et d'amusement : notons, pour notre
propos, l'importance de la formule ; "un jeu auquel on se
trouverait obligé de participer cesserait aussitôt d'être un
jeu"…
-
Séparée,
soigneusement isolée du reste de l'existence, et accomplie en général
dans des limites précises de temps et de lieu.
-
Incertaine.
-
Comportant
des règles précises,
arbitraires, irrécusables.. (dans les jeux fictifs, non réglés,
le "comme si" tient lieu de règle)
-
Fictive
: accompagnée d'une conscience spécifique de réalité seconde…(Jeu
fictif et jeu réglé sont en quelque sorte deux catégories qui
s'excluent mutuellement.)
-
Improductive
: ce caractère tient compte de l'existence des enjeux, des
paris, des pronostics, bref des jeux de hasard et d'argent.
Si
certaine des positions de Caillois peuvent aujourd'hui être discutées,
c’est avant tout du fait de l’évolution de la société. Sur le fond,
ses distinctions restent indéniablement valides.
R.
Caillois propose une classification des jeux, qui est aujourd'hui bien
connue et utilisée dans tous les secteurs de la connaissance concernés
par la notion de jeu :
-
L'agon
est le champ des jeux de compétition, qui faisait l'essentiel
des analyses de Huizinga.
La mimicry celui des jeux de
rôles, d'imitation…
-
L'ilinx
regroupe les jeux de vertige, de sensation pure.
-
L'alea
est le champ qui nous intéresse particulièrement : c'est
celui des jeux de hasard, parmi lesquels se trouveront les jeux
d'argent.
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Les
lieux et les instruments du jeu
Par
définition, dans les jeux de hasard et d'argent, ceux qui sont à la base
du jeu pathologique, l'argent est la mise, l'enjeu, les instruments sont
des mécanismes à produire du hasard, c'est-à-dire à donner un résultat
indépendant de l'habileté du joueur. Ces instruments sont très divers,
mais en fait, relèvent de quelques catégories fort simples.
-
Les dés : sont dérivés
des osselets, os du carpe de moutons, qui présentent deux faces
larges et des bords étroits. La forme la plus simple de "machine
à hasard" est toujours une pièce à deux faces, le "pile
ou face" étant un jeu où les probalités sont de 50% pour
chaque éventualité.
-
Les cartes furent
introduites en occident au XIVeme
siècle, par les Arabes, mais sont d'origine chinoise, et purent se répandre
en Europe à partir de l'invention de l'imprimerie.
-
Les grilles ou tableaux peuvent être rapprochés des marelles, avec
leur lien à une représentation sacrée de l'univers.
-
Les machines à sous, inventées aux États-Unis à la fin du siècle
dernier, constituent la version la plus actuelle et la plus répandue
des machines à produire du hasard.
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Les
lieux du jeu
Sont
aussi très divers, mais correspondent à deux grands groupes : les lieux
organisés, et résevés à cet usage, et les lieux privés...
Représente
la forme emblématique de la première catégorie. Ils tendent de plus en
plus à s'adjoindre des lieux plus accessibles, moins "élitistes",
et surtout plus rentables, ouverts au plus grand nombre, sous la forme de
grandes salles réservées aux machines à sous...
Sont
aussi des lieux réservés au culte du jeu et à celui du cheval. Les
paris sur les courses de chevaux, organisés par le P.M.U, peuvent aussi
se faire en suivant le tiercé du dimanche devant son écran de télévision,
et parmi les des bars, tabacs, PMU (qui permettent d’augmenter le nombre
de parieurs ) se trouvent les "courses par course", où l'on
peut parier en temps réel au fur et à mesure du déroulement des épreuves...
Ce
sont en principe des lieux privés, organisés en associations...
Les
points de vente du P.M.U et de la Française des Jeux sont en fait très répandus,
et, comme il est possible d'y jouer aux courses, certains "jeux
d'impulsion", sous la forme de cartes à gratter au résultat
instantané, ne font que reproduire les symboles et le principe des
machines à sous…
Le
premier “casino virtuel” a été ouvert sur Internet en août 1995,
accueillant chaque mois plus de 7 millions de visiteurs sur le site
“Internet Casinos” : c'est devant son écran que tout un chacun pourra
bientôt s'adonner au jeu...
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Aspects
économiques
Le
jeu occupe désormais une place importante à la fois dans l’activité
d’une partie majoritaire de la population, et dans l’économie.
En France, les chiffres d’affaires des établissements de jeu montrent
qu’ils sont source de revenus importants, d’emplois, mais aussi bien sûr
de prélèvements de l’Etat.
-
Les
casinos, s’ils ne sont plus les lieux des conduites extrêmes du
joueur de Dostoïevski, tirent maintenent la majorité de leurs
ressources de l’exploitation des machines à sous : plus de 80% de
leurs revenus proviendrait de ces “bandits manchots”. Même ici
donc, le grand nombre de petits joueurs tend à remplacer la présence
de quelques grands “flambeurs”.
En 1995, il existe en France 154 casinos, qui totalisent un chiffre
d’affaires de 6,1 milliards de francs. (Revue “Challenge”, août
1996).
Les prélèvements de l’Etat se montent à 3,1 milliards de francs.
-
Le
P.M.U ( Pari mutuel urbain), contrôlé par l’Etat, gère les paris
sur les courses de chevaux, en dehors des hippodromes. Si le “tiercé”
(créé en 1954, avec le quarté, de 1976 et le quinté, de 1989…)
reste une institution, il souffre de la concurrence des autres formes
de jeu,qui prolifèrent. Mais reste encore (en 1995), la principale
institution de jeux, avec un chiffre d’affaires de 33,8 milliards de
francs, rapportant à l’Etat 5,6 milliards.
-
La
Française des jeux, dont les produits sont accessibles auprès de
plus de 40 000 points de vente, gère le loto (créé en 1976,
successeur de la loterie nationale, qui disparaît en 1980), le loto
sportif (1985), et l’ensemble des jeux instantanés, fondés sur le
support des cartes à gratter… Elle
tend progressivement à dépasser le P.M.U quant au chiffre
d’affaires : 33,5 milliards de francs, rapportant à l’Etat 9
milliards de francs.
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Les
joueurs
Les
joueurs, si l’on appelle ainsi toute personne qui participe,
occasionnellement ou régulièrement à un jeu de hasard et d’argent, ne
sont donc en rien des individus à problèmes, ou des marginaux. Au
contraire, ils sont devenus majoritaires dans la société actuelle.
Les
difficultés économiques, la crise, sont souvent mises en avant pour
expliquer cet engouement pour les jeux d’argent : le caractère “bloqué”
d’une société où l’ascension deviendrait de plus en plus difficile,
s’ajoute à l’omniprésence de la hantise du chômage. Le travail, même
s’il devient précieux, n’apparaît pas à beaucoup comme suffisant
pour atteindre des objectifs idéaux. cela expliquerait pourquoi les
joueurs se recrutent essentiellement parmi les couches populaires ou
moyennes de la société : les ouvriers représentent en France 27% et les
employés 19% des joueurs du P.M.U.
Cs derniers constituent de fait une catégorie de joueurs traditionnels :
62% sont des hommes, et la moyenne d’âge est assez élevée, dépassant
55 ans. Les “nouveaux jeux”, notamment les cartes à gratter attirent
une clientèle plus diversifiée, plus jeune et plus féminine.
En fait, la richesse ou la gloire (voir le succès du “millionnaire”,
dû certainement au fait que l’un des avantages du gagnant est le droit
de participer à une émission de télévision), objets de rêve, ou
d’idéal, sont devenus, à travers le jeu, les éléments courants
d’une distraction, où elles n’existent que comme potentialité,
virtualité. La plupart des joueurs “sociaux”, réguliers ou
occasionnels, qui jouent au loto, savent que leur chance de décrocher un
gros lot est infime : la probabilité d’avoir une grille gagnante est de
une chance sur 13 983 816…Mais les images médiatisées des quelques
gagnants devenus milliardaires, ainsi que le caractère démesuré des
gains, par rapport aux revenus des joueurs, sont une source infinie de rêverie.
Les stratégies publicitaires en la matière sont en soi un champ de
recherches. Elles peuvent faire une place à une fausse logique,
entretenir une illusion sur les possibilités de gain. Le slogan “cent
pour cent des gagnants ont tenté leur chance”, peut suggérer un faux
syllogisme inconscient “cent pour cent des joueurs sont des gagnants”.
Mais le plus souvent, les publicités s’adressent ouvertement à
l’irrationnel chez l’individu, encourageant une vision magique, “régressive”,
bref ludique, de la chance. En 1996 par exemple, une affiche de la Française
des jeux montre un trèfle dont la quatrième feuille est constituée par
une coccinelle. L’appel ironique à la superstition, l’invocation de
la déesse Fortune, est doublée d’une attribution magique aux capacités
du joueur potentiel : “avec une chance pareille, rien ne devrait vous résister
- N’oubliez pas de jouer d’ici le vendredi 13…”Les visions
magiques et irrationnelles ne sont donc pas l’apanage des joueurs
pathologiques : elles sont l’un des éléments du plaisir lié au jeu.
La plupart des joueurs ne croient donc pas très sérieusement aux
possibilités de gain, mais conçoivent le jeu comme un amusement. Le
budget du jeu s’intègre alors dans le budget familial parmi d’autres
formes de loisir, vacances, cinéma, restaurant, etc…
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Le jeu pathologique - Définitions
Pour
qualifier quelqu’un de joueur, il faut qu’il s’adonne à cette
activité avec une certaine fréquence, voire qu’il en ait fait une
habitude. Selon le sociologue J.P.G. Martignoni-Hutin, le joueur serait,
non celui qui joue, mais celui qui rejoue : cette définition peut être
considérée comme le minimum requis…Avec Igor Kusyszyn, (professeur de
psychologie à Toronto), il est possible de distinguer plusieurs grandes
catégories de joueurs :
-
Les
“joueurs sociaux” : ce sont des personnes qui jouent soit
occasionnellement, soit régulièrement, mais dans la vie desquelles
le jeu garde une place limitée, celle d’un loisir.
-
Les
joueurs professionnels
-
Les
joueurs pathologiques, “addicts”, seraient donc une catégorie à
part. A la dépendance, s’ajoute dans leur cas la démesure, le fait
que le jeu est devenu centre de l’existence, au détriment
d’autres investissements affectifs et sociaux.
Il
existe de fait, dans ce genre de classification, un déséquilibre, une
mise en exergue du jeu pathologique, du simple fait qu’il se retrouve
sur le même plan que le jeu “social”, toléré ou encouragé, et qui
ne pose pas de problèmes aux usagers. Des sociologues ou des
anthropologues regrettent que l’étude d’un phénomène
quantitativement marginal puisse servir de grille principale d’analyse,
ou de base pour des décisions politiques, en s’appliquant de fait alors
à un ensemble beaucoup plus vaste : les joueurs dans leur ensemble
pourraient être pénalisés, ou stigmatisés, par des analyses basées
sur le jeu pathologique.
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Descriptions
du jeu pathologique
Caractéristiques
Le
psychanalyste Edmund Bergler propose, en 1957, dans son ouvrage “the
Psychology of Gambling” une description systématique du “gambler”,
du joueur pathologique, qu’il oppose au “joueur du dimanche” (“not
everyone who gambles is a gambler”, écrit-il).
Selon
lui, il existe six caractéristiques du joueur pathologique :
-
Il
doit jouer régulièrement : il s’agit là d’un facteur
quantitatif, mais dont l’importance ne peut être négligée : comme
pour l’alcoolisme, la question est ici de savoir à partir de quand
le sujet joue “trop”.
-
Le
jeu prévaut sur tous les autres intérêts
-
Il
existe chez le joueur un optimisme qui n’est pas entamé par les expériences
répétées d’échec.
-
Le
joueur ne s’arrête jamais tant qu’il gagne.
-
Malgré
les précautions qu’il s’est initialement promis de prendre, il
finit par prendre trop de risques.
-
Il
existe chez lui un vécu subjectif de “thrill” (une sensation de
frisson, d’excitation, de tension à la fois douloureuse et
plaisante), durant les phases de jeu.
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Le
jeu pathologique selon le D.S.M.
Comme
nous l’avons déjà signalé, l’apparition “officielle” du jeu
pathologique comme entité individualisée dans la littérature à visée
médicale et scientifique, remonte seulement à 1980, avec son
introduction dans le D.S.M.III.
selon le D.S.M.IV (1994), le jeu pathologique est défini comme :
“Pratique
inadaptée, persistante et répétée du jeu, comme en témoignent au
moins cinq des manifestations suivantes :
1/
Préoccupation par le jeu (p. ex. préoccupation par la remémoration
d’expériences de jeu passées ou par la prévision de tentatives
prochaines, ou par les moyens de se procurer de l’argent pour jouer).
2/ Besoin de jouer avec des sommes d’argent croissantes pour atteindre
l’état d’excitation désiré..
3/ Efforts répétés mais infructueux pour contrôler, réduire ou arrêter
la pratique du jeu.
4/ Agitation ou irritabilité lors des tentatives de réduction ou d’arrêt
de la pratique du jeu.
5/ Joue pour échapper aux difficultés ou pour soulager une humeur
dysphorique (p. ex. des sentiments d’impuissance, de culpabilité,
d’anxiété, de dépression)
6/ Après avoir perdu de l’argent au jeu, retourne souvent jouer un
autre jour pour recouvrer ses pertes (pour se “refaire”)
7/ Ment à sa famille, à son thérapeute ou à d’autres pour dissimuler
l’ampleur réelle de ses habitudes de jeu
8/ Commet des actes illégaux, tels que falsifications, fraudes, vols ou détournement
d’argent pour financer la pratique du jeu
9/ Met en danger ou perd une relation affective importante, un emploi ou
des possibilités d’étude ou de carrière à cause du jeu
10/ Compte sur les autres pour obtenir de l’argent et se sortir de
situations financières désespérées dues au jeu
Ces
critères reprennent en grande part ceux qui ont été proposés pour la définition
de la “dépendance aux substances psychoactives”.
Ils font du jeu pathologique un ensemble équivalent aux toxicomanies dans
une vision aujourd’hui traditionnelle où elles sont abordées comme entité morbide.
D’autres grilles ou questionnaires ont été élaborées dans un esprit
proche, celui de servir de base diagnostique, ainsi que d’outil d’évaluation
statistique, ou d’appréhension de l’évolution d’un cas.
Ainsi du South Oaks Gambling Screen, de Lesieur et Blume (1987). Cette
grille comporte des questions essentiellement centrées sur le jeu et
l’argent, et est considérée comme un outil statistique fiable par la
plupart des auteurs.
Nous
verrons que l’association Gamblers Anonymous, Joueurs Anonymes, propose
aussi un questionnaire, à visée essentielle d’auto-évaluation, destinée
à aider le futur membre à prendre conscience de ses difficultés.
Il
existe une adéquation et une parenté entre les critères diagnostiques
du D.S.M, et les questions du South Oaks Gambling Screen (S.O.G.S) : ce
dernier apparaît donc un outil adapté, dans la mesure où l’on accepte
les définitions du premier.
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Relations
de comorbidité
La
trajectoire du joueur
Est
aussi souvent mise en avant comme élément descriptif : avec Custer, et
après Dupouy et Chatagnon, (1929) il est généralement admis que le
joueur pathologique passe par une série de phases stéréotypées :
- Phase de gain (winning phase) : c’est l’engagement dans le
monde du jeu, avec peut-être la croyance que les gains vont pouvoir résoudre
toutes les difficultés existentielles préexistantes. Mais il est aussi
possible de faire l’hypothèse que le gain, la rencontre avec la chance,
a sinon le rôle traumatique d’une “rencontre avec le réel”, du
moins celui d’une déstabilisation, d’une perte des repères antérieurs…
- Phase de perte (loosing phase) : le joueur va rejouer pour tenter
de “se refaire”. Avec Dupouy et Chatagnon, on pourrait souligner ici
l’apparition d’une dimension de besoin : besoin d’abord d’argent,
reporté sur l’idée de gagner à nouveau, besoin ensuite simplement de
rejouer…
- Phase de désespoir (desperation phase). Longtemps, c’est dans
le jeu que le sujet cherche la solution de difficultés qui
s’accumulent.
L’ensemble de ces phases s’étend sur plusieurs années, de 10 à 15
ans, favorisant l’assimilation métaphorique du jeu pathologique à une
maladie physique progressive…
Pour Custer, il n’y aurait alors que quatre types d’issues à cette
situation : le suicide, la délinquance et l’incarcération, la fuite,
ou l’appel à l’aide.
Ici encore, le parallèle s’impose avec les toxicomanies. Dans
celles-ci, il est en effet classique d’admettre que la prise de drogues
est d’abord vécue subjectivement de façon très positive : c’est la
découverte du plaisir, du “flash”, de la “planète”, puis la
classique lune de miel. La dépendance même peut, à certaines périodes
et chez certains sujets, jouer le rôle d’une forme d’adaptation,
voire d’automédication. C’est plus tard, après que la prise de
drogues ne semble plus correspondre qu’à la satisfaction d’un besoin,
et que tous les autres investissements se sont évanouis, que le sujet
tentera de changer, de façons diverses. Selon la formule des Alcooliques
Anonymes, il faut toucher le fond pour réellement vouloir changer, et
s’en sortir.
Cette
description par phases serait l’une des bases d’une description de
type médical du jeu, qui peut apparaître comme une maladie progressive,
aux étapes prévisibles.
Rosecrance (1986) résume, pour la critiquer, cette vue du “joueur
compulsif” :
Elle serait caractérisée par les éléments suivants :
1/ Il y a un phénomène unique qui peut être nommé “jeu compulsif”.
2/ Les compulsifs sont qualitativement différents des autres
joueurs.(…)
3/ Les compulsifs manifestent progressivement une “perte de contrôle”
qui les rend incapables d’arrêter de jouer.
4/ Le jeu compulsif est un état progressif qui suit un développement
inexorable à travers une série de phases distinctes :
-a/ Le succès initial, accentué par un “gros score”, conduit
à l’attente irréaliste que des gains encore plus grands seront obtenus
par une augmentation du jeu.
-b/ Avec l’augmentation du jeu, le succès diminue…
-c/ Le besoin de continuer à jouer (…) devient une compulsion dévorante.
-d/ La conception de l’argent se change en moyen plutôt qu’en
fin.
-e/ Le joueur souffre de troubles psychologiques- des sentiments de
culpabilité inconscients le mènent à une situation
où il est incapable de s’arrêter quand il gagne.
-f/ Le stade suivant est celui de la quête (chase) (…)
-g/ Des tentatives fréquentes d’abstinence…
-h/ Le joueur touche le fond…
5/
Le jeu compulsif est une condition permanente et irréversible. Le seul
“traitement” est l’abstinence totale et irréversible.
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Épidémiologie,
profils sociologiques
Les
études en population générale tendent à démontrer que le jeu
pathologique est relativement répandu : le D.S.M IIIR en estime la prévalence
entre 2% et 3% de la population adulte., et note que le trouble est plus
fréquent chez l’homme que chez la femme.
Aux États-Unis (Lesieur), comme au Canada (Ladouceur), des études
tendent à démontrer que cette prévalence est de l’ordre de 1 à 2%,
plus si l’on inclut dans la recherche les “joueurs à problème”.
Ces chiffres sont l’objet de débats, et d’autres auteurs tendent à
montrer qu’ils seraient plus près de 0,5%… Mais l’important est de
noter que pour tous, cette prévalence du jeu pathologique est nettement
plus importante dans les pays ou les États dans lesquels le jeu est légalisé,
et le jeu “normal” répandu. Le Nevada reste une région où le jeu
pathologique est très répandu, alors que l’Iowa, dans lequel le jeu
est réprimé, compte moins de joueurs pathologiques que les autres états
nord-américains. En Europe, l’Espagne serait le pays où le problème
est le plus important, du fait de la très grande diffusion des jeux,
notamment des machines à sous…
Environ
500 000 machines à sous sont réparties sur le territoire ibérique,
elles sont insérées dans presque tous les lieux publics et on estime que
8% des Espagnols s’y adonnent, d’autant que les tragaperras, avec
leurs multiples boutons et combinaisons, leur voix de synthèse, donnent
au joueur l’illusion du contrôle. Le juego
est devenu quasiment la première industrie du pays et l’Espagne
occuperait le troisième rang mondial en matière de dépenses liées aux
jeux de hasard (l’équivalent de 120 milliards de Francs)
Les
études indiquent aussi qu’il s’agit d’une problématique surtout
masculine, jeune (surreprésentation des étudiants), et qui touche
particulièrement les couches socialement défavorisées ou minoritaires
de la population.
Il semble d’ailleurs que jeunes, pauvres, et femmes, soient sous-représentés
dans la population admise en traitement, donc dans certaines études.
Le
fait que le jeu pathologique soit avant tout masculin, comme d’ailleurs
les toxicomanies aux drogues illicites, et, de façon moins nette
aujourd’hui, l’alcoolisme, n’est pas sans poser un certain nombre de
questions.
Les différences entre hommes et femmes concernent tant de niveaux, que
les causes de cette différenciation ne peuvent être évidentes a priori.
Mais ce serait une démarche précipitée que de chercher les raisons de
cette prédominance masculine dans le champ de la physiologie, ou de la
psychologie.
(Selon Bergler, il n’y a guère de différences entre les raisons, les déterminismes
psychiques, qui conduisent une femme ou un homme à jouer. Plus récemment,
R. Tostain dit la même chose, en des termes plus sophistiqués :
“Que des femmes, elles aussi, mettent leur phallus sur le tapis ne me
paraît pas être un obstacle à cette interprétation. Si une femme est
vraiment joueuse, on retrouvera sans doute que pour n’avoir jamais tout
à fait renoncé à l’avoir du pénis, la question de l’être du
phallus puisse pour elle en ces termes se poser”).
Avant d’entrer dans de telles considérations, ou de les critiquer, il
nous apparaît nécessaire de tenir compte du fait que la culture,
l’histoire, les modes sociétaux de régulation du jeu, sont encore ici
au premier plan, et vont influencer à la fois le contexte des études, et
les conceptions des chercheurs.
Les femmes ne jouent pas dans des cercles interdits aux femmes, comme
elles ne buvaient pas dans des tavernes réservées aux hommes.
Même si les ségrégations tendent, dans les cultures actuellement
dominantes, à devenir obsolètes, un surcroît de stigmatisation peut
continuer à s’attacher au jeu, lorsqu’il s’agit de jeu au féminin.
L’imagerie traditionnelle, depuis le Moyen-Age et l’âge classique,
traite des femmes et du jeu de façon en quelque sorte latérale :
- D’une part, comme objet de consommation, la prostituée ou la
courtisane participe de l’imagerie des cercles et maisons de jeu comme
lieux de débauche et de perdition, zone de plaisirs troubles, autres,
interdits, le sexe, l’alcool, les drogues…
- D’autre part, comme victime, c’est l’image (et souvent encore la réalité),
de l’épouse et de la mère, mise à mal, menacée de destruction, par
la passion pour le jeu du mari et du père. Les premières répercussions
qui viennent attester le caractère démesuré, anormal,
“pathologique”, du jeu, sont d’ordre domestique.
C’est encore la femme du joueur, plus que la joueuse, qui est souvent étudiée,
et le parallèle avec l’alcoolisme s’impose ici encore.
Les descriptions montrent alors que longtemps il existe une “cécité”,
une absence de prise de conscience des difficultés du conjoint,
d’autant que celui-ci les masque. Puis de longues tentatives de soutien,
de remise en question, mais dans un contexte de tolérance, voire
l’acceptation d’un rôle de victime rédemptrice qui est souvent
l’objet des réflexions des observateurs.
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Le
jeu pathologique en France
Une
étude menée en France auprès des personnes consultant le service téléphonique
S.O.S. Joueurs (A. Achour-Gaillard, 1993) donne un aperçu de la
population française des joueurs dépendants.
Ce travail met en évidence une très forte surreprésentation des hommes
(plus de 90% des sujets), un âge de 25 à 44 ans, la tranche la plus représentée
étant les 40 - 44 ans.
Une majorité de ces joueurs sont mariés, et ont des enfants.
La plupart ne jouent qu’à un seul jeu, les femmes surtout aux machines
à sous.
Une majorité de ces joueurs sont surendettés, et l’altération des
relations conjugales est une conséquence fréquente.
Près de 20% des joueurs ont commis des délits.
L’auteur remarque à la fois que cette étude n’est qu’exploratoire,
mais qu’elle semble en accord avec les résultats des recherches nord-américaines
: les différences de culture, quant au jeu, comme les différences de
conception, quant à l’abord de ce problème, n’empêchent donc pas
une convergence, dans l’appréciation globale du phénomène ou le
profil des joueurs pathologiques.
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Comorbidité
psychiatrique
Dépression
et états maniaques ou hypomaniaques
Les
dépenses inconsidérées, parmi lesquelles pourrait se trouver une frénésie
de jeu, sont l’un des premiers symptômes classiquement décrits en
psychiatrie dans les débuts d’un épisode maniaque ou hypomaniaque,
qu’il entre ou non dans le cadre d’un trouble bipolaire (psychose
maniaco-dépressive).
Les
études épidémiologiques ou cliniques tendent à montrer une importante
relation, entre la dépression et le jeu pathologique
Personnalités
antisociales
La
délinquance est un élément fréquemment retrouvé dans les cas de jeu
pathologique. Le D.S.M. insiste sur cette dimension, après avoir (dans sa
troisième version), exclu les “troubles de la personnalité
antisociale”, du cadre du jeu pathologique. Selon le D.S.M. IIIR, “Les
problèmes liés au jeu sont souvent associés à la personnalité
antisociale, et, dans le jeu pathologique, le comportement antisocial est
fréquent. Lorsque les deux troubles sont présents, les deux diagnostics
doivent être faits.”
Usage
de drogues et d’alcool
Selon
une étude de Lesieur et Blume (1993), qui ont passé en revue
l’essentiel de la littérature technique en la matière, les
recoupements (“overlaps”) entre jeu pathologique et abus de substances
psychoactives sont très larges. Parmi les personnes en traitement pour dépendance
à l’alcool ou aux drogues, de 9 à 14% sont aussi des joueurs
pathologiques. Ces pourcentages sont à multiplier par deux si l’on
inclut la catégorie des “joueurs à problèmes”.
Dans l’autre sens, si l’on étudie des cohortes de joueurs
pathologiques en traitement, de 47 à 52% d’entre eux se révèlent
aussi présenter une dépendance ou un abus d’usage d’alcool ou de
drogues.
Nous
verrons qu’il existe des éléments communs entre d’une part
l’alcoolisme ou la toxicomanie, d’autre part le jeu pathologique.
Aussi que certaines personnes peuvent passer de l’une à l’autre de
ces “pathologies”.
Troubles
des conduites alimentaires
Des
parallèles théoriques peuvent aussi exister entre jeu pathologique et
troubles des conduites alimentaires, anorexie, boulimie, dans la mesure où
ces troubles sont avant tout décrits en termes de comportements
auto-infligés, et comportent les caractéristiques d’impulsivité, ou
de compulsivité, qui sont évoqués dans le cas du jeu pathologique.
Les études sur le sujet sont rares, mais il semble (Lesieur et coll.) que
chez les femmes qui s’adonnent au jeu de façon excessive, les
boulimiques soient nettement sur représentées.
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Modèles
explicatifs
Théories
psychanalytiques
Freud
et Dostoïevski
Le
texte psychanalytique le plus célèbre sur le jeu n’est pas le premier
en date : il date de 1928, alors que par exemple Von Hattinberg avait
traité du jeu dès 1914. Il présente un paradoxe de plus : ce n’est
pas un texte sur le jeu, ni une monographie sur un patient joueur, mais
sur une personnalité célèbre, que Freud connaissait par ses oeuvres, et
par des études biographiques.
C’est la personne de Dostoïevski, non seulement sa passion du jeu, que
Freud tente de cerner.
Ce bref essai a été depuis sa parution abondamment commenté et critiqué,
sous des angles divers.
Ce petit texte - et le fait qu’il continue à être abondamment cité le
prouve - contient sans doute, et jusque dans ses réticences, une part
essentielle des réflexions psychanalytiques sur le jeu, dans lequel «on
ne peut voir (…) autre chose qu’un accès indiscutable de passion
pathologique»
Freud
élimine d’entrée l’idée que l’appât du gain soit la cause du
jeu. Dostoïevski est d’ailleurs très explicite sur ce point : il n’y
a d’autre but que “le jeu pour le jeu”.
Et cette passion, selon Freud, a la fonction psychique d’une conduite
d’autopunition. Ainsi s’éclaire la séquence cyclique et répétitive,
chez Dostoïevski, d’accès frénétique et ruineux de jeu, puis de
phase de remords et auto flagellation, enfin de renouveau de la créativité
littéraire : « Quand le sentiment de culpabilité de Dostoïevski était
satisfait par les punitions qu’il s’était infligées à lui-même,
alors son inhibition au travail était levée et il s’autorisait à
faire quelques pas sur la voie du succès».
Le but de l’analyse est donc de chercher en quoi ce besoin inconscient
de se punir est fondé, quelles sont les sources profondes du sentiment de
culpabilité. La “digression” freudienne sur la nouvelle de S. Zweig
vise à établir le lien entre ce sentiment de culpabilité, ou plutôt le
besoin de punition, et une origine pubertaire, dans le rapprochement des
fantasmes oedipiens et la masturbation : « Le fantasme tient en
ceci : la mère pourrait elle même initier le jeune homme à la vie
sexuelle pour le préserver des dangers redoutés de l’onanisme. Notons
que le parallèle soulevé par Freud entre le jeu et la masturbation peut
s’appliquer à tout l’ensemble des “pathologies des conduites”,
regroupées dans le cadre des “troubles des impulsions” :
trichotillomanie, pyromanie, kleptomanie… Comme le jeu, ces accès
passionnels, à la fois irrésistibles et “égosyntones” peuvent être
vus comme une dérivation, une substitution, de la première “grande
habitude” problématique (du moins en 1928…), la masturbation.
Mais
la conduite d’autopunition et le sentiment conscient ou inconscient de
culpabilité de Dostoïevski proviennent aussi de l’autre versant de la
structure oedipienne : l’ambivalence envers le père, qui inclut
l’agressivité meurtrière.
Le parricide, qui hante l’oeuvre de l’écrivain, serait la clé de voûte
de sa conduite masochiste.
Schématiquement, la menace de castration s’articule autour de deux
positions différentes du moi : d’une part, la menace directe de
punition liée à la haine envers le père, le désir de le supprimer, de
le remplacer. D’autre part, effet de la bisexualité universelle, une
position passive de soumission, fantasme de tenir le rôle d’objet
sexuel du père, qui raviverait l’angoisse de castration.
La perte au jeu devient cette punition par l’entité paternelle : «Toute
punition est bien dans son fond la castration et, comme telle,
satisfaction de la vieille attitude passive envers le père. Le destin
lui-même n’est en définitive qu’une projection ultérieure du père.»
J.B.
Pontalis remarque que si Freud, d’une certaine manière, résiste à la
“pathologie” de Dostoïevski, c’est que chez ce dernier elle met en
acte ce meurtre du père qui, fantasmé, symbolisé, est l’un des pivots
de la pensée freudienne. La biographie d’Henri Troyat montre en effet
que le voeu de mort du père était chez Dostoïevski tout à fait
conscient, et non refoulé, et que la mort violente de ce père fut saluée
par le fils comme une libération…
Reste
que ce texte propose, comme mécanisme profond de la conduite du joueur
pathologique, une problématique qui est celle de l’intégration de la
Loi, dans la mesure où le meurtre du père, et les mécanismes de son
refoulement ou de son dépassement, sont
à la fois à la base, pour l’individu, de la constitution des instances
morales, et pour l’humanité (selon la vision du père originel de la
horde primitive de “Totem et Tabou ), une condition de l’intégration
de l’individu comme membre de la communauté humaine, de la
civilisation.
Le joueur selon E. Bergler
«The
psychology of gambling», ouvrage du médecin psychanalyste américain
Edmund Bergler fit longtemps autorité en matière de ce qui aujourd’hui
est jeu compulsif, pathologique, ou addictif.
Expression d’une “névrose de base” correspondant, comme
l’alcoolisme, à une régression orale, le jeu serait la mise en acte
d’une séquence toujours identique, représentant une tentative
illusoire d’éliminer purement et simplement les désagréments liés au
principe de réalité, au profit du seul principe de plaisir.
Cette opération nécessite un retour à la fiction de la toute-puissance
infantile, et la rébellion contre la loi parentale se traduit
directement, chez le joueur, par une rébellion latente contre la logique.
L’agression inconsciente (contre les parents, représentant la loi, et
la réalité), est suivie d’un besoin d’autopunition, impliquant chez
le joueur la nécessité psychique de la perte.
Une séquence de jeu correspondrait donc au scénario fantasmatique
suivant :
- Premièrement, je suis tout-puissant, je commande le destin, et je me
moque des règles, qui ne sont qu’hypocrisie.
- Deuxièmement, je suis puni, mais je ne m’en soucie pas intérieurement,
bien que consciemment je sois une victime innocente.
- Enfin, je suis supérieur aux géants qui me punissent : c’est en
effet moi qui les fait me punir…
Ce schéma permettrait d’éclaircir à la fois les conduites du joueur
type, le “joueur classique” de Bergler, et certains traits
particuliers de certains joueurs :
Le
“mystérieux frisson”, excitation et tension à la fois agréable et désagréable,
l’ineffable du jeu, serait simplement lié au plaisir de la reviviscence
de la toute-puissance infantile, mêlé à l’angoisse de l’attente de
la punition.
Autres travaux
-
Il convient de signaler l’importance d’un auteur, longtemps considéré
comme majeur, qui s’inscrit dans une optique d’utilisation clinique,
thérapeutique, de la psychanalyse, et dont la proximité de démarche
avec Bergler tient sans doute à une trajectoire relativement comparable.
Otto Fenichel est aussi un psychanalyste européen, qui contribua au développement
de cette discipline aux États-Unis.
Dans son travail impressionnant, “la psychanalyse des névroses”,
publié en 1945, il tente de faire le tour de l’ensemble des formes de
pathologie mentale, et de montrer en quoi la psychanalyse peut en éclairer
la compréhension. Il fait une place au jeu, et cite Bergler à ce propos
(parmi les 1646 références bibliographiques de l’ouvrage…).
Du jeu, “combat contre le destin”, il conclut que « Sous la pression
des tensions internes, le caractère badin peut se perdre ; le Moi ne peut
plus contrôler ce qu’il a mis en train, et est submergé par un cercle
vicieux d’anxiété et de besoin violent de réassurance, angoissant par
son intensité. Le passe-temps primitif est maintenant une question de vie
ou de mort.»
Fenichel fait par ailleurs la distinction entre des névroses
“compulsives”, où le sujet est obsédé par l’idée, comme imposée
de l’extérieur, de commettre un acte, et contre laquelle il lutte, et
des “névroses impulsives”, où l’acte est commis de façon syntone
au moi : la base de la classification des “troubles des impulsions” du
D.S.M. trouve ici son origine, et Fenichel classe d’ailleurs dans les névroses
impulsives, outre le jeu, la pyromanie et les fugues impulsives. Proche
des impulsions, se trouve pour lui la catégorie des “caractères dominés
par leurs instincts”, au premier rang desquels, les toxicomanes (et
alcooliques). Il décrit aussi dans la même catégorie des “addictions
sans toxique”, toxicomanes sans drogue, boulimie et autres troubles des
conduites alimentaires.
La
psychanalyse, particulièrement nord-américaine, est donc pour beaucoup
dans une perception du jeu comme pathologie, et bien des descriptions
actuelles sont influencées par ces conceptions.
Bergler, comme Fenichel, se situent dans le cadre d’approches cliniques
à visée pragmatique, non éloignées d’une vision médicale.
Jacques Lacan, dans son séminaire sur la lettre volée, pose de façon
plus “philosophique” et lapidaire la question du joueur :
« Qu'es-tu,
figure du dé que je retourne dans ta rencontre (tuch) avec ma fortune?
Rien, sinon cette présence de la mort qui fait de la vie humaine ce
sursis obtenu de matin en matin ... »
Les signifiants, la réponse du dé, est bien de l’ordre de l’ultime,
de ce qui dépasse le simple désir humain : « Marquer les six côtés
d’un dé, faire rouler le dé ; de ce dé qui roule surgit le désir. Je
ne dis pas désir humain, car, en fin de compte, l’homme qui joue avec
le dé est captif du désir ainsi mis en jeu. Il ne sait pas l’origine
de son désir, roulant avec le symbole écrit sur les six faces.» (Séminaire,
livre 2).
Dans
un article de 1967, (revue L’Inconscient), “Le joueur, essai
psychanalytique”, R. Tostain reprend la question du sens de la conduite
du joueur.
Le hasard, pour le joueur, serait «cet Autre supposé savoir auquel il
peut se fier, se confier, tout comme le faisaient les Anciens quand ils
lisaient dans le ciel l’heure de la bataille à livrer.»
Reformulant les analyses freudiennes, la problématique de la castration
devient clairement, dans son exposé, celle du rapport du sujet à la Loi,
qui n’est pas simplement écrasement par la culpabilité, et simple
besoin de punition :
« En ce sens, il ne me paraît pas que le joueur désire inconsciemment
perdre pour satisfaire à un bien hypothétique sentiment de culpabilité
qui n’a nulle place dans la dynamique du désir.
Ce qu’il veut, c’est se soumettre à la Loi. Cette Loi qui exige
qu’il renonce à son avoir pour pouvoir donner. Il agit comme s’il
savait qu’il n’y a de don que de ce qu’on a pas parce qu’on a
renoncé à l’avoir.»
Il y a donc dans le cas du joueur une problématique très particulière,
qui serait à situer dans une forme de négation et de reconnaissance de
la nécessité de la castration, de l’accès la Loi.
L’origine de cette singulière attitude envers la Loi symbolique,
“l’ordre symbolique, légal, celui du signifiant phallique” (
vouloir, comme si l’on savait, y accéder…), est à chercher dans
quelque dysfonctionnement de la fonction paternelle, et Tostain revient à
Dostoïevski, pour tenter d’éclairer “ce qui, au niveau du nom du père,
manque que son fils tente de combler en jouant.». Et la clé en serait
non, comme pour Freud, dans le caractère inconscient du voeu de
parricide, mais au contraire dans le fait qu’il n’ait pas pu le
refouler…
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Modèles
comportementalistes et cognitifs
Le
comportementalisme opérant ou skinnérien
Le
conditionnement opérant est sans doute le mode d’explication le plus
simple et le plus évident d’une dépendance au jeu, si celle-ci est conçue
comme un comportement, ou un ensemble de comportements.
Rappelons que les travaux de Skinner sont dérivés des études sur
l’apprentissage animal, initialement dans la suite de la “loi de
l’effet” de Thorndike.
Il s’agit donc surtout au départ de l’étude de comportements simples
et individuels.
Le schéma de base en est très simple, en “feed back” : un
comportement produit une conséquence, et cette conséquence pourra
renforcer ou non ce comportement.
Le renforcement se traduit par une augmentation de l’émission du même
comportement, en fréquence ou en intensité.
L’opérant, le comportement étudié, peut donc être l’objet d’un
renforcement positif, ou d’un renforcement négatif, si la conséquence
entraîne une diminution de la fréquence du comportement. Il peut aussi
“s’éteindre”, en l’absence de renforçateur positif.
Les contingences de renforcement représentent le lien entre le
comportement et sa conséquence.
La contiguïté est le rapprochement temporel de ces deux données,
condition nécessaire aux renforcements tant positif que négatif. (Chez
le pigeon, le renforçateur doit suivre de six secondes l’émission du
comportement pour être efficace…).
A priori, de façon générale, un renforçateur immédiat a plus de
chances d’être efficace qu’un renforçateur différé.
Les renforçateurs primaires sont ceux qui sont liés aux fonctions
vitales, physiologiques, comme la nourriture.
L’expérimentation animale montre qu’il existe aussi des renforçateurs
secondaires, acquis : si par exemple un singe apprend à obtenir en
poussant un levier, un jeton qui lui-même permet d’obtenir de la
nourriture, le jeton est un renforçateur secondaire.
Un renforçateur secondaire, s’il permet l’accès à divers renforçateurs
primaires, présente l’avantage d’éviter la saturation,
l’inefficacité qui résulte de l’emploi du même renforçateur
primaire. (Le pigeon peut cesser d'avoir faim…).
La généralisation du comportement est le fait qu’il continue à être
émis, en l’absence du renforçateur initial.
Le “principe de Premack” énonce que tout comportement émis régulièrement
à une fréquence élevée peut être lui-même utilisé comme renforçateur.
Les programmes de renforcement définissent le mode de distribution des
renforçateurs par rapport à l’émission d’un comportement. Sont
distingués des programmes à proportion, où le renforçateur suit un
certain nombre d’émissions du comportement (si ce nombre est fixe, il
s’agit d’un programme à proportion fixe), et des programmes à
intervalle, où le renforçateur est donné à certains intervalles prédéterminés,
fixes ou variables.
De façon générale, la rapidité du renforcement d’un comportement
sera grande dans des programmes à renforcement quasi-systématiques. Mais
des programmes à proportion et intervalles aléatoires engendreront une
constance, une généralisation du comportement…
Ce rappel succinct permet de voir comment, si le jeu est assimilé à un
comportement, il est tentant de voir dans l’argent du gain un renforçateur
secondaire.
Les “machines à produire du hasard”, machines à sous, cartes à
gratter, etc., auront alors valeur de programmes de renforcement aléatoires.
C’est ainsi qu’elles sont traitées par les concepteurs, qui visent
par définition à renforcer le comportement-cible “mettre de l’argent
dans la machine”…
B.F. Skinner, pape du béhaviorisme, ne pouvait manquer d’insister sur
ce rapprochement d’une conduite humaine avec les mécanismes du dressage
animal.
En 1953, dans “science and human behavior” (Appleton Century Crofts,
N.Y), il affirme :
« L’efficacité de tels programmes à produire des taux de réponses élevés
est connue depuis longtemps des propriétaires des établissements de jeu.
Machines à sous, roulette, dés, courses de chevaux, etc. rapportent
selon un programme de renforcement à rapport variable (variable
ratio-reinforcement).(…) Le joueur pathologique est l’exemple même du
résultat. Comme le pigeon avec ses cinq réponses par seconde pendant
plusieurs heures, il est la victime d’une contingence de renforcement
imprévisible. Le gain ou la perte au long terme est presque sans
importance (irrelevant) au regard de l’efficacité de ce programme.»
Le
comportementalisme répondant ou pavlovien
Le
conditionnement répondant constitue le champ des classiques “réflexes
conditionnés”. Le principe en est bien connu, et se déroule en trois
phases :
- d’abord, un stimulus inconditionnel entraîne une réponse
inconditionnelle. (La présentation de nourriture fait saliver le chien).
- Ensuite, un stimulus conditionnel s’ajoute au stimulus inconditionnel,
et la même réponse inconditionnelle se produit (le son de la clochette
s’ajoute à la présentation de nourriture)
- Enfin, le stimulus conditionnel produit la réponse, conditionnelle.
Des
mécanismes de ce type sont évoqués en matière de toxicomanies pour
expliquer certains aspects de la dépendance, et notamment l’importance
du contexte, du cadre, des “rituels” associés à la prise de drogue
ou à la conduite addictive. Des “retours de manque”, ou des
impulsions à reprendre de la drogue sont ainsi souvent notés chez des héroïnomanes
sevrés, lorsqu’ils se retrouvent dans leurs anciens lieux de “défonce”,
ou simplement qu’ils entendent une musique, qui est associée au
souvenir de la drogue.
Souvent
de façon implicite, les programmes de traitement d’inspiration
comportementaliste font une grande part à ce versant de conditionnement répondant
: notamment lorsqu’ils insistent sur la nécessité, pour un sujet, d’éviter
les lieux, les ambiances, les rituels, qui sont rattachés au jeu lui-même.
Ces
deux aspects du comportementalisme peuvent-ils expliquer la conduite
d’un joueur excessif ? Il convient de distinguer en effet le mécanisme
d’apprentissage ou d’acquisition d’un comportement, de la complexité
de l’engagement d’un être humain dans une conduite.
La question pourrait être reformulée : même si l’on admet que les mécanismes
de conditionnement sont à la base des comportements, faut-il en déduire
que le seul hasard des contingences de renforcement va transformer un
individu en toxicomane ou joueur pathologique ?
Selon par exemple G. Bateson, qui parle en termes de niveaux
d’apprentissage, il y aurait là une erreur manifeste :
l’apprentissage par conditionnement, celui des comportements, est d’un
autre niveau logique que l’apprentissage de conduites complexes, qui
impliquent un “apprentissage des apprentissages” du niveau précédent…
Au
service des recherches biologiques, neurophysiologiques ou
pharmacologiques, le comportementalisme et le dressage animal permettent
d'explorer les deux axes principaux des mécanismes de la dépendance :
- D'une part, la tolérance, le fait que la prise répétée d'une
substance entraîne au bout d'un certain temps la nécessité d'augmenter
les doses pour obtenir un effet similaire.
La notion de processus opposants ("opponent process" de Solomon)
met en valeur l'importance potentielle de ce mécanisme, même en ce qui
concerne des addictions sans drogues : schématiquement, tout se passe
comme si l'organisme sécrétait peu à peu un processus inverse à celui
qu'induit la substance, ou la conduite addictive. La diminution des
effets, la nécessité d'augmenter les doses de substance, ou la fréquence
de la conduite, serait la résultante de ces processus contradictoires (un
effet agréable, après un certain temps, entraîne la production par
l'organisme d'un processus désagréable. La somme des deux est perçue
par l'individu comme la simple diminution de l'effet agréable…).
Les syndromes de sevrage peuvent alors être expliqués par la persistance
pendant un certain temps, du processus opposant (généralement désagréable),
après l'arrêt du processus initial (généralement agréable).
- D'autre part, la sensibilisation : c'est le fait qu'un individu, qui a
été "accroché", dépendant à une substance, va garder dans
son organisme une trace de cette dépendance. Même après un long temps
de sevrage et d'abstinence, il sera plus sensible qu'un autre aux effets
du "produit". Il en redeviendra aussi plus vite à nouveau dépendant.
Le
rapprochement entre ces considérations et le vécu addictif apparaît très
éclairant. On peut mieux entrevoir comment ces mécanismes peuvent être
en cause dans des processus d'escalade, comme celui décrit dans les
"phases" du jeu pathologique.
Mais il faut se garder des généralisations hâtives, et ne pas oublier
que les “modèles animaux” ne sont transposables à l’homme que de
façon très métaphorique, et tendent à se complexifier.
Ceci notamment par la place de plus en plus grande qu'accordent les
chercheurs au contexte, à l'environnement, à l'éthologie…
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Des
approches cognitives
Tendent de prendre acte de cette différence des niveaux
d’apprentissage, et de la complexité des conduites humaines, en s’intéressant
aux croyances, aux attentes, et aux représentations des sujets concernés.
Cet angle de regard, en matière de toxicomanies ou d’addictions au sens
large a été particulièrement développé aux États-Unis par G. A.
Marlatt, et en matière de jeu pathologique, au Québec par R. Ladouceur.
La première motivation des joueurs, dont l’activité remonte généralement
à l’adolescence, est de gagner de l’argent. Cet aspect de la conduite
est renforcé dans les cas de gains initiaux, phase de gain ou “big win”.
Mais surtout, Ladouceur insiste sur le rapport particulier que le joueur
entretient avec le hasard, et spécialement sur la conviction ou la
croyance en sa propre capacité à influencer le cours du jeu.
Plusieurs analyses de situations réelles, ou des protocoles expérimentaux,
permettent de vérifier cette hypothèse :
- Entre des jeux où les possibilités, les probabilités objectives de
gain sont les mêmes, et totalement indépendantes de l’activité du
joueur, celui-ci aura d’autant plus tendance à s’attribuer le résultat,
qu’il aura exercé une part active dans le déroulement de la séquence
de jeu. Autrement dit, au niveau d’une conviction intérieure, ce
n’est jamais la même chose de regarder quelqu’un d’autre lancer le
dé, ou de le lancer soi-même.
«…plus le joueur participait au jeu, plus il misait d’argent et plus
il effectuait des paris risqués (…) Ce résultat se confirma autant
chez les joueurs réguliers que chez les joueurs occasionnels».
- Les joueurs pathologiques entretiennent plus que d’autres une
conception “inadéquate”, non conforme aux logiques mathématiques,
qui leur fait nier ou sous-estimer la part du hasard dans le déroulement
du jeu.
Mais même chez ceux qui acceptent le fait que le jeu auquel ils
s’adonnent est de pur hasard, les conceptions s’avèrent erronées en
terme de calcul des probabilités. Avec G.A. Marlatt, il est possible de
dire que ces personnes attendent du jeu plus que ce qui serait
raisonnable, comme les “addicts” de leur drogue.
Nous retrouvons donc ici, au niveau des représentations et des attentes
des individus, les différents aspects évoqués dans la pratique du jeu
en général, quant à la reconnaissance/négation du hasard. Le recours
aux systèmes et martingales est parfois aussi peu rationnel que le
recours aux fétiches, pattes de lapins ou trèfles à quatre feuilles…
- La facilité avec laquelle un sujet va tendre à s’attribuer
faussement un pouvoir sur des événements aléatoires pourrait être liée
à un profil psychologique souvent relevé chez les joueurs pathologiques
:
Ce joueur est le plus souvent un homme, qui aime la compagnie, les
groupes, qui se conduit en meneur, en décideur, se montre hyperactif et
extraverti, d’une intelligence et d’un sens pratique supérieurs à la
moyenne. L’expérience lui a donc appris qu’il savait gagner, prendre
des risques, et l’important pour lui est de gagner. Son milieu
d’origine aurait particulièrement valorisé l’argent et le pouvoir…
-
Les étapes d’une “carrière” de joueur ne font souvent, par
l’analyse que tente d’en faire lui-même le sujet, que renforcer les
croyances erronées initiales. ( Les raisons d’un échec ne seront que
rationalisations, puis motifs d’essayer de gagner à nouveau).
Marlatt montre que nombre de “rechutes” sont souvent préparées par
les sujets, à leur propre insu. Des décisions apparemment sans aucun
rapport, mais en fait des prétextes, vont les conduire à s’exposer à
nouveau au jeu. Par exemple (de ces “apparently irrelevant decisions”),
pour un Américain joueur, le fait de retourner à Las Vegas, juste pour
voir le paysage…
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La
question de la recherche de sensations
La
recherche active de sensations fortes est à l’évidence l’une des
motivations, le plus souvent tout à fait consciente, des joueurs.
Avec le Pr. J. Ades, il est permis de considérer que « La recherche de
sensations peut ainsi occuper une place centrale dans un modèle
bio-psycho-comportemental de l’addiction. Elle permet, notamment,
d’expliciter les relations entre dépendances aux substances
psycho-actives (alcool, drogues, tabac…) et dépendance à des
comportements sans usage de drogue, dont la parenté peut reposer sur la
présence d’un tel facteur psycho-biologique favorisant.»
La notion de recherche de sensation a été développée aux États-Unis
par Marvin Zuckerman, qui a développé sous forme de questionnaire une échelle
de recherche de sensations (Sensation Seeking Scale).
Progressivement, cet auteur en est venu à considérer la recherche de
sensations comme un trait de personnalité, qui pourrait avoir des bases
physiologiques, voire génétiques.
Certains sujets, plus que d’autres, auraient besoin d’éprouver des
sensations fortes, ou plutôt présenteraient une recherche de
stimulations élevées, ces sujets étant moins sensibles que d’autres,
moins aptes à ressentir des éprouvés liés à des stimulations
banales…
Cette vision presque “physiologique”, permet le rapprochement de la
recherche de sensation humaine avec les conduites d’exploration et de
nouveauté chez les animaux, qui font l’objet d’études
neurophysiologiques.
Parmi les éléments explorés par l’échelle de recherche de
sensations, on retrouve :
- Un facteur de recherche de danger et d’aventure
- Un facteur de recherche d’expériences.
- Un facteur de désinhibition.
- Un facteur de susceptibilité à l’ennui.
globalement, cette échelle permet de distinguer des forts chercheurs de
sensations (H.S : High sensation seekers) de faibles chercheurs de
sensations (L.S : Low sensation seekers).
Si les toxicomanes ou alcooliques sont très régulièrement cotés comme
“H.S”, il devrait en être de même des joueurs pathologiques.
Or, la littérature en la matière est quelque peu contradictoire, et il
serait prématuré de la considérer comme suffisante. Selon les études la corrélation entre jeu pathologique et
recherche de sensations, explorée par l’échelle de Zuckerman, se révèle
soit positive, soit négative…
Si
une différence se confirmait quant aux résultats au S.S.S entre le jeu
pathologique et d’autres formes d’addictions, l’instrument lui-même
devrait être interrogé : faudrait-il par exemple imaginer une différence
importante de problématique entre prise de risque, et recherche de
sensations ?
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Études
psychobiologiques
Les
recherches actuelles se font dans le domaine où les scientifiques ont
fait le plus de progrès, le champ de la neuropharmacologie, des
neurotransmetteurs.
Mais l’exemple de la dépression, comme celui de la psychopathie (ou du
caractère antisocial), montrent la difficulté à isoler des facteurs spécifiques
du jeu pathologique : cliniquement, nous avons vu qu’il est souvent
difficile de savoir si la dépression a précédé le jeu, qui a alors
valeur de tentative d’automédication, ou si elle en est une simple conséquence.
Et les mêmes questions vont se poser en ce qui concerne les conduites de
délinquance, l’usage associé de drogues, de tabac, d’alcool, etc…
Les résultats de recherches biologiques visant à isoler des “causes”
physiologiques du jeu pathologique sont donc à aborder avec beaucoup de
prudence.
Hickey,
Haertzen et Henningfield ont étudié en 1986 chez 19 volontaires ayant
des antécédents de jeu compulsif les sensations procurées par la
simulation du gain au jeu, et ont montré qu’elle générait une
euphorie comparable à celle de drogues fortement toxicomanogènes; effets
euphorisants tout particulièrement comparables à ceux des drogues
psychostimulantes. Ce qui, soulignent les auteurs, est en accord avec les
observations se rapportant au jeu en tant qu’équivalent comportemental
de l’usage de psychoanaleptiques.
Selon
certains auteurs, un dysfonctionnement du système nor-adénergique
central serait à envisager comme préexistant.
Les chercheurs aimeraient, en effet, pour l’ensemble des addictions,
trouver des perturbations communes qui seraient origine, et non conséquence,
de ces conduites.
Les perturbations des mécanismes des endorphines sont aussi évoqués,
mais, là aussi, les résultats ne sont guère concordants. Il semble de
plus que l’hétérogénéité du groupe “joueurs pathologiques”,
soit une cause de discordance des résultats (Blasczynski)…
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Addictions
et hypothèse ordalique
La
notion de conduites ordaliques ( M. Valleur, A.J. Charles-Nicolas),
pourrait être un élément central d'éclairage des aspects actifs,
paradoxaux, des addictions.
Notre
interrogation sur le versant ordalique des toxicomanies s’inscrit dans
la suite de la démarche de C. Olievenstein, qui, depuis le début des années
70, tente d’élaborer une clinique des toxicomanies, en
s’interrogeant, de façon plus descriptive et phénoménologique, que
psychanalytique, sur la relation du toxicomane au plaisir, au temps, à la
mort…
La
notion de conduites ordaliques, introduite dès 1981 , s’inscrit
dans ce cadre de réflexion, et correspond à une idée simple : la prise
de risques peut, à certains moments et chez certains sujets, être
activement recherchée, à travers un vécu d’épreuve, voire de mort et
de résurrection.
A
l'origine, l'introduction de cette notion avait essentiellement pour but
de nuancer une vision des toxicomanies comme conduites autodestructrices.
Celles-ci sont encore souvent interprétées au plan individuel comme un équivalent
suicidaire , et nombre d'auteurs, implicitement, en
font un équivalent de suicide mélancolique, recourant à une métaphore
maniaco-dépressive de la toxicomanie, sans doute inaugurée par S. Rado,
et poursuivie dans une optique kleinienne par H. Rosenfeld.
Dans cette optique, la toxicomanie est donc l'équivalent d'un suicide, et
au plan collectif elle peut correspondre à une attitude
sacrificielle d'une partie de la jeunesse.
Pour nuancer cette vision suicidaire
sacrificielle des toxicomanies, nous avons donc été amenés à
mettre en avant la fonction positive de la prise de risque, phénoménologiquement
distincte d'un comportement autodestructeur...
Rappelons
que l’ordalie est le terme qui désigne le jugement de Dieu, mode de
preuve universel dans le droit antique. Dans les formes les plus anciennes
et les plus pures d’ordalies, le sujet soupçonné de sorcellerie ou de
crime est exposé à une épreuve par éléments naturels (poison, fer
rouge, eau, etc.), et la mort est à la fois verdict et application de la
peine.
La conduite ordalique désigne le fait pour un sujet, de s'engager de façon
plus ou moins répétitive dans des épreuves comportant un risque mortel
: épreuve dont l'issue ne doit pas être évidemment prévisible, et qui
se distingue tant du suicide pur et simple, que du simulacre.
Le
fantasme ordalique, sous-tendant ces conduites, serait le fait de s'en
remettre à l'Autre, au hasard, au destin, à la chance, pour le maîtriser
ou en être l'élu, et, par sa survie, prouver tout son droit à la vie,
sinon son caractère exceptionnel, peut-être son immortalité...
La
conduite ordalique est donc en quelque sorte toujours à deux faces :
d’un côté, abandon ou soumission au verdict du destin, de l’autre
croyance en la chance, et tentative de maîtrise, de reprise du contrôle
sur sa vie.
Tentative,
pour un sujet dépendant, ayant “ perdu
le contrôle de sa vie ”(selon la formulation A/A-N/A), de
reprendre en main son destin, elles constitueraient l'envers
de la dépendance. Le jeu avec la mort serait donc bien démarche
magique, irrationnelle, de passage et de renaissance, et non
autodestruction de sujets désespérés.
La dimension transgressive est ici centrale, si l’on admet que la
transgression est aussi recherche de sens, de légitimation de la Loi.
Nous nous situons donc bien à l’interface entre l’individuel et le
collectif, entre le sujet et le contexte socioculturel.
Nous
proposons donc l'hypothèse que les différentes formes de dépendances,
les diverses “ addictions ”, se distribueraient suivant un
continuum, des dépendances les plus acceptées ou les plus passives, aux
plus “ ordaliques ”: A une extrémité le tabagisme, voire
les troubles des conduites alimentaires, à l'autre les formes actuelles
de toxicomanies, avec leur versant de marginalité parfois recherchée, de
révolte souvent manifeste, de transgression toujours présente.
Dans
cette classification des addictions, le jeu "pathologique"
devrait occuper un position centrale:
Socialement
“ légalisé ”, toléré sous diverses formes, voire
encouragé par l’État, le jeu ne devrait pas entraîner la moindre
marginalisation, ou stigmatisation de ses adeptes. Or, voie courte,
quasi-mystique ou magique vers la fortune, il garde en soi, dans les représentations
du public comme des joueurs eux-mêmes, l'aura de réprobation morale qui
vise la facilité, le refus de l'effort, de la voie longue...
Subjectivement,
comme A. Ivanovitch, le héros de Dostoïevski, c'est bien sa vie que le
joueur mise, même s'il le fait par le moyen indirect de l'argent. Et la
question de savoir si l'on joue pour gagner, ou pour perdre de façon
masochiste, ne peut s'aborder que dans l'optique d'une épreuve ordalique,
sans cesse recommencée. La sensation extrême, le “ thrill ”,
tient en fait à cette situation de jugement, où le sujet attend le
verdict du destin, du hasard, de la chance...
C'est,
comme dans la prise de risque mortelle, la personnification du hasard,
l'affrontement direct au Dieu de l'ordalie, qui crée la possibilité de
la rencontre, de la fortune (tuch), sinon du traumatisme et de la répétition:
Dr
Marc Valleur
Psychiatre-addictologue
Chef
de Service
Centre
médical Marmottan
17/19
rue d'Armaillé
75017
Paris
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